Cour européenne de droits de l'homme 23 mai 2016
DROITS DE L'HOMME
Droits de l'homme - CEDH - Droits et libertés - Droit à un procès équitable - Principe de reconnaisance mutuelle
|
RECHTEN VAN DE MENS
Mensenrechten - EVRM - Rechten en vrijheden - Eerlijk proces - Beginsel van wederzijdse erkenning
|
Dans un arrêt du 23 mai 2016, la Grande Chambre de la Cour européenne de droits de l'homme s'est prononcée sur la question de la conformité de règles relatives à la reconnaissance et l'exécution des jugements établies par le Règlement Bruxelles I avec le droit à un procès équitable, tel qu'énoncé à l'article 6, 1., de la CEDH.
Le requérant devant la Cour de Strasbourg était un résident letton qui, en mai 2004, s'est vu condamner par défaut, par une juridiction chypriote, au paiement d'une dette qu'il a reconnue au bénéfice d'une société établie à Chypre. Aux termes du jugement, le requérant aurait été dûment informé de la tenue de l'audience mais n'avait pas comparu. Saisies par la société créancière, les juridictions lettonnes ont ordonné, en février 2006, la reconnaissance et l'exécution du jugement de 2004. Le requérant a contesté l'ordonnance d'exécution, en affirmant que la reconnaissance et l'exécution du jugement chypriote en Lettonie enfreignaient les dispositions du Règlement Bruxelles I, notamment son article 34, 2., qui s'oppose à la reconnaissance d'une décision étrangère rendue sans que l'acte introductif d'instance soit dûment notifié au défendeur. Ce recours a été, dans un premier temps, accueilli. Cependant, la Cour suprême de Lettonie, saisie par la société créancière, a cassé l'arrêt concerné et définitivement reconnu le jugement chypriote et ordonné son exécution.
Devant la Cour de Strasbourg, le requérant s'est plaint d'une violation de l'article 6, 1., de la CEDH, tant par les juridictions chypriotes, qui auraient méconnu ses droits de la défense, que par les juridictions lettones, qui auraient violé son droit à un procès équitable en accordant l'exéquatur au jugement chypriote. La Cour de Strasbourg a examiné le recours seulement en tant qu'il était dirigé contre la Lettonie, ayant constaté qu'en ce qu'il était adressé contre Chypre, il était irrecevable pour tardiveté.
Dans un premier temps, la Cour eur. D.H. rappelle la présomption établie dans l'arrêt Bosphorus Airlines / Irlande (req. n° 45036/98) et développé dans l'arrêt Michaud / France (req. n° 12323/11), dans lesquels elle avait constaté que, dès lors que la protection des droits fondamentaux assurée par l'ordre juridique de l'Union européenne est, en principe, équivalente à celle assurée par la CEDH, il y a lieu de présumer que les Etats contractants respectent les exigences de la CEDH lorsqu'ils ne font qu'exécuter des obligations juridiques résultant de leur adhésion à l'Union. L'applicabilité de cette présomption est soumise à deux conditions: l'absence de marge de manoeuvre pour les autorités nationales en ce qui concerne l'application de la norme de droit de l'Union et le déploiement de l'intégralité des potentialités du mécanisme de contrôle prévu par le droit de l'Union.
En ce qui concerne la première condition, la Cour eur. D.H. estime, d'une part, que l'article 34, 2., du Règlement Bruxelles I, en cause dans la procédure devant les juridictions lettones, n'accorde aucun pouvoir discrétionnaire aux Etats membres et que, partant, les juridictions lettones ne disposaient d'aucune marge de manoeuvre lors de sa mise en oeuvre. En ce qui concerne la seconde condition, la Cour eur. D.H. relève que la Cour suprême lettone n'a pas saisi la Cour de justice d'une question préjudicielle relative à l'interprétation de la disposition concernée du Règlement Bruxelles I. Elle estime, tout de même, que la mise en oeuvre de la présomption Bosphorus ne saurait être systématiquement conditionnée au recours, par les juridictions nationales, à un renvoi préjudiciel. Au demeurant, un tel renvoi ne semblait pas nécessaire, dès lors que le requérant n'a pas soutenu que l'interprétation de la disposition concernée posait des problèmes du point de vue de sa compatibilité avec les droits fondamentaux et n'a pas demandé aux juridictions lettones de procéder à un renvoi préjudiciel.
Dans un second temps, la Cour eur. D.H. a examiné la question de savoir si la protection des droits fondamentaux opérée par la Cour suprême lettone n'était pas entachée d'une insuffisance manifeste, susceptible de renverser la présomption de protection équivalente. A cet égard, la Cour eur. D.H. a reproché à cette Cour de n'avoir pas vérifié, lors d'un débat contradictoire, et n'avoir pas motivé sa décision quant à la question de savoir si le requérant avait disposé, selon le droit national du pays d'origine, d'un droit de recours contre le jugement rendu par défaut. Selon la Cour eur. D.H., la juridiction suprême lettone a tacitement présumé soit que la charge de la preuve de l'existence et de la disponibilité d'un tel recours pesait sur le requérant, soit que le requérant avait effectivement disposé d'un tel recours. Or, cette attitude, qui traduisait une application littérale et automatique de l'article 34, 2., du Règlement Bruxelles I pourrait, selon la Cour eur. D.H., en théorie constituer une insuffisance manifeste susceptible de renverser la présomption de protection équivalente des droits de la défense protégés par l'article 6, 1., CEDH.
Si la Cour eur. D.H. a décidé que la présomption Bosphorus n'était pas, en l'espèce, renversée, c'est parce qu'il ressortait du dossier de l'affaire que le droit chypriote offrait, en effet, au requérant un recours effectif contre le jugement rendu par défaut. La Cour eur. D.H. relève à cet égard, que le fait que les voies de recours n'aient pas été mentionnées dans le jugement chypriote était sans incidence en l'espèce, notamment au vu de la qualité professionnelle du requérant qui était un consultant en investissement qui aurait dû être conscient des conséquences juridiques de la reconnaissance d'une dette.
Compte tenu des circonstances de l'affaire, la Cour eur. D.H. n'a pas constaté une violation de l'article 6, 1., CEDH.