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La réforme de l'insolvabilité: les tribunaux de commerce positifs mais en éveil, R.D.C.-T.B.H., 2016/4, p. 327-328

La réforme de l'insolvabilité:
les tribunaux de commerce positifs mais en éveil

Jean-Philippe Lebeau

Président du tribunal de commerce du Hainaut

Parmi d'autres chantiers, le Gouvernement ambitionne de compléter le Code de droit économique en y intégrant, au sein d'un Livre XX, les deux lois qui encadrent l'insolvabilité: la loi sur les faillites et la loi relative à la continuité des entreprises.

Le soin en est confié à un groupe de travail restreint où ne figure aucun magistrat des tribunaux de commerce. Laissons là toute polémique: cette absence ne suscite pas d'acrimonie. Il n'est pas certain d'abord que les tribunaux de commerce puissent parler d'une seule voix sur le futur de l'insolvabilité, et de toutes façons, personne ne peut contester aux ministres concernés le choix de la méthode jugée la plus adaptée à la rédaction de textes complexes et techniques.

Les 8 présidents de tribunaux de commerce n'en restent pas moins attentifs aux directions que prend le groupe de travail et aux implications des textes sur le fonctionnement quotidien et la charge de travail des juridictions. Qui mieux qu'un magistrat de commerce spécialiste de l'insolvabilité peut anticiper ce qu'implique certains glissements de législation, dans ces matières multiformes de la faillite et de la réorganisation judiciaire?

Entre autres modifications, nous savons que le futur Livre XX du Code de droit économique relèguera définitivement la notion de commerçant aux ouvrages défraîchis des bibliothèques, puisque selon le projet en rédaction, toutes les entreprises devraient relever de la procédure de réorganisation judiciaire comme de la faillite. Les tribunaux de commerce soutiennent cette intention, qui est l'aboutissement « naturel » de la loi du 26 mars 2014 ayant élargi leur compétence à l'ensemble des entreprises.

Ainsi dans un avenir proche, les opérateurs économiques les plus divers pourront solliciter le bénéfice de la réorganisation judiciaire, ou voir prononcer leur faillite: les sociétés commerciales mais aussi les sociétés civiles et agricoles, les ASBL et fondations exerçant une activité économique et, s'agissant des personnes physiques, outre les actuels commerçants, les agriculteurs, les indépendants et les titulaires de professions libérales.

Cette extension de la compétence ratione personae ne manquera pas d'impacter le nombre des faillites. On en a dénombré 9.762 en 2015. Quel sera le pourcentage de progression lorsque la notion d'entreprise aura, dans l'insolvabilité aussi, remplacé celle de commerçant? 10%, 30%? Qui peut le dire, mais il est une certitude: les tribunaux de commerce devront disposer d'instruments adéquats pour contenir cette nouvelle charge de travail, à laquelle s'ajoutera l'augmentation du nombre de procédures de réorganisation judiciaire et de dossiers de chambre d'enquête.

Aujourd'hui, le phénomène du « tout à la faillite » se révèle inutilement énergivore pour les tribunaux de commerce et coûteux pour l'Etat. Les instruments légaux dont dispose le juge ne permettent que rarement de différentier les sociétés dont la discontinuité met fin à une activité effective, et dont il est utile pour l'ordre socioéconomique que la liquidation ait lieu selon des règles complexes, de celles qui depuis des années n'ont plus ni activités, ni actifs, ni salariés ou même n'en ont jamais eu.

En général, le sort réservé à toutes sera univoque: « faillite! », encore le tribunal a-t -il souvent conscience qu'il supprime une « coquille vide » et que le seul intérêt de sa décision sera de précipiter sa disparition. Certes, mais à quel prix!

Dans sa réponse à une question parlementaire (Chambre, 2014-2015, n° 54-024, 174 (Q. n° 262, 18 mars 2015)), le ministre de la Justice a chiffré à plus de 100.000 le nombre des sociétés dormantes. Ces structures encombrent tribunaux et parquets car fréquemment leur disparition implique un passage plus ou moins long en chambre d'enquête, le transmis au parquet pour citation en faillite, l'intervention du tribunal pour prononcer la faillite et enfin le traitement administratif du dossier de faillite au sein du greffe et du parquet.

Outre les énergies qu'elles immobilisent, les sociétés dormantes représentent aussi un danger: il existe de nos jours un véritable marché de la revente d'occasion des sociétés, où l'achat d'une personne morale « pre-pack » se paie autour de 4 à 5.000 EUR. Il suffit d'un discret rachat d'actions, pour un prix tout aussi discret.

En choisissant cette voie, les futurs dirigeants évitent le contrôle obligé du guichet d'entreprise sur l'existence dans la société d'une « gestion de base » (Loi-programme du 10 février 1998 pour la promotion de l'entreprise indépendante, art. 3 à 5), ou encore des habilitations nécessaires à l'exercice d'une activité spécifique. Ces rachats occultes permettent aussi de disposer, par simples cessions de parts et dans un anonymat propice, de sociétés « paravents » destinées aux fins les plus diverses et parfois peu avouables.

Nous savons qu'un groupe de travail s'est penché spécifiquement sur la problématique de ces sociétés dites « dormantes » ou « fantômes ». La réflexion a d'abord porté sur un renforcement des prérogatives de la Banque-Carrefour des Entreprises qui aurait été le bras armé de l'Etat dans la lutte contre ce phénomène. Mais il est vite apparu que cette administration n'en avait pas les moyens.

On se retourne donc vers les chambres d'enquête qui depuis longtemps développent un savoir-faire de régulateur économique. Les chambres sont les réceptacles légaux des clignotants les plus divers relatifs aux entreprises; elles peuvent aisément identifier si celles-ci sont actives ou non. Il relèverait d'une gestion efficiente des moyens dont l'Etat s'est doté que, ayant fait le constat de l'absence de toute activité, la chambre d'enquête puisse directement renvoyer la société concernée devant une chambre de fond, par une ordonnance où elle justifie des raisons qui la font considérer comme dormante. Le tribunal ainsi saisi pourra prononcer la dissolution sur toute base légale disponible après avoir entendu ou convoqué la société.

Si elle était reconnue à la chambre d'enquête, cette faculté ne serait en rien contraire aux principes du procès équitable; c'est en effet une autorité autonome qui renvoie l'affaire devant une chambre de fond au sein du tribunal. Ce type de procédure n'est pas unique. Dans le système légal actuel, la Banque-Carrefour des Entreprises se saisit elle-même du cas des sociétés en défaut d'avoir déposé un bilan pendant 3 années consécutives, et procède à leur radiation sans la moindre convocation ni débats. Cette manière de faire n'a jamais donné lieu à discussion alors que la radiation produit des effets juridiques non négligeables.

Par ailleurs, nous soulignons que le tribunal s'autosaisit déjà dans d'autres domaines de l'insolvabilité: l'article 8 de la loi sur les faillites permet au président du tribunal de désigner un administrateur provisoire sans que personne ne l'en ait requis, en général sur les seuls renseignements fournis par la chambre d'enquête.

Jusqu'ici la régulation économique devant les tribunaux de commerce passait nécessairement par l'intermédiation du parquet. Il en résulte des disparités évidentes entre ressorts de tribunaux selon que les parquets soient ou non disponibles pour ce type de contentieux. Aujourd'hui, il est des arrondissements où le parquet cite régulièrement en dissolution, d'autres où il ne le fait jamais.

A un moment où tout est mis en oeuvre pour réduire la charge de travail « civile » des parquets, les tribunaux de commerce soutiennent l'idée que la chambre d'enquête puisse déclencher le processus de convocation de la société présumée « dormante » devant une chambre de fond, pour que soit poursuivie son éventuelle dissolution.

Ce nouveau processus diminuera les coûts supportés du fait de la faillite par la collectivité, et allègera la charge de travail de nos tribunaux. Il permettra de combattre plus aisément le phénomène des sociétés paravents ou qui entendent se dispenser de tout cadre légal pour exercer leur activité économique. Dans la perspective du « less is more » que, non sans rudesse, le pouvoir exécutif trace aujourd'hui au pouvoir judiciaire, chacun y trouvera son compte.