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La litispendance européenne – Une arme à double tranchant, R.D.C.-T.B.H., 2016/1, p. 39-52

La litispendance européenne - Une arme à double tranchant

Arnaud Nuyts [1]

TABLE DES MATIERES

Introduction

I. Renforcement de la priorité donnée au juge premier saisi du litige 1. L'inclusion des plaintes pénales avec constitution de partie civile dans le champ de la litispendance européenne

2. L'inclusion des actions dénégatoires dans le champ de la litispendance européenne

3. L'extension de la compétence du premier juge à d'autres demandes en cas d' « unité procédurale »

4. L'introduction d'une règle de litispendance extra-européenne

II. Dérogations à la priorité donnée au juge premier saisi du litige 1. La compétence exclusive du tribunal second saisi du litige

2. La désignation du for second saisi dans une clause attributive de juridiction

3. La manipulation exorbitante du mécanisme de litispendance européenne

RESUME
La règle de litispendance européenne a fait l'objet de divers aménagements dans les textes et dans la jurisprudence récente de la Cour de justice. Certains tendent à renforcer la priorité donnée au juge premier saisi du litige, parmi lesquels son extension aux relations avec les Etats tiers et son application aux plaintes en matière pénale et aux actions dénégatoires. A l'inverse, des dérogations et atténuations sont apportées à cette priorité dans certains cas, y compris lorsque le juge second saisi possède une compétence exclusive ou est désigné dans une clause attributive de juridiction. Cette tension entre renforcement et atténuation de la priorité au juge premier saisi reflète les avantages et dangers du mécanisme de litispendance européenne, qui est devenu un outil stratégique utilisé par les plaideurs qui s'adonnent à la pratique du forum shopping dans l'espace judiciaire européen.
SAMENVATTING
De Europese litispendentieregel is het voorwerp geweest van diverse aanpassingen in recente arresten van het Hof van Justitie. Enkele daarvan beoogden de voorrang van de rechter die als eerste gevat wordt te versterken, zo werd die voorrang onder andere uitgebreid tot de relaties met derde staten, de toepassing bij strafrechtelijke klachten en vorderingen tot ontkenning van aansprakelijkheid. Omgekeerd werden ook enkele afzwakkingen en uitzonderingen aan de voorrangsregel toegevoegd, zoals in het geval waarin de tweede gevatte rechter beschikt over een exclusieve bevoegdheid of aangewezen wordt door een bevoegdheidsbeding. Dit spanningsveld tussen versterking en afzwakking van de voorrang van de eerst gevatte rechter weerspiegelt de voordelen maar ook de gevaren van het Europese litispendentiemechanisme, dat verworden is tot een strategisch hulpmiddel, waar advocaten die zich laten verleiden tot de praktijk van het “forum shopping” binnen de Europese justitiële ruimte, dankbaar gebruik van maken.
Introduction

1.L'objet de cette contribution est d'examiner les développements législatifs et jurisprudentiels récents relatifs à la litispendance européenne [2]. Cette notion vise la situation dans laquelle les tribunaux d'États membres différents sont saisis en parallèle d'un même litige. De manière traditionnelle, le droit judiciaire européen règle la question en donnant la priorité au tribunal premier saisi du litige. Dans les matières civiles et commerciales, la règle de priorité temporelle (prior tempore potior jure) a été introduite dès 1968 par la Convention de Bruxelles sur la compétence et l'effet des jugements en matière civile et commerciale (art. 21). Elle a été reprise en 2000 par le règlement 44/2001 dit Bruxelles I (art. 27), et maintenue en 2012 par le règlement 1215/2012 dit Bruxelles Ibis (art. 29).

La priorité donnée au juge premier saisi du litige est exprimée, dans les textes, par l'obligation faite au juge second saisi, premièrement, de surseoir à statuer jusqu'à ce que la compétence du juge premier saisi soit établie et, deuxièmement, de se dessaisir en faveur du premier juge dès que la compétence de ce dernier est établie.

Si la règle est ancienne, son régime a fait l'objet, au cours de la période récente, de plusieurs aménagements ou clarifications qui trouvent leurs sources dans la refonte du règlement (à savoir le Règlement Bruxelles Ibis, applicable pour les actions introduites depuis le 10 janvier 2015) et dans la jurisprudence de la Cour de justice. A cette occasion, une certaine tension semble voir le jour entre l'objectif de renforcer la priorité donnée au juge premier saisi du litige (I.), et la nécessité ressentie de déroger à cette priorité dans des circonstances qui s'élargissent (II.). Comme on aura l'occasion de le mettre en évidence dans la suite de cette contribution, cette dichotomie de la matière fait apparaître, en creux, les avantages et dangers du mécanisme de litispendance européenne, qui est devenu l'outil stratégique utilisé par des plaideurs qui s'adonnent à la pratique du forum shopping dans l'espace judiciaire européen.

I. Renforcement de la priorité donnée au juge premier saisi du litige

2.La priorité donnée au juge premier saisi du litige est raffermie par diverses techniques et solutions, parmi lesquelles on relèvera en particulier l'application de la règle de litispendance européenne aux plaintes en matière pénale (1.) et aux actions dénégatoires (2.), l'extension de la compétence du premier juge aux demandes introduites subséquemment en cas d'« unité procédurale » (3.), et l'introduction d'une nouvelle règle de litispendance extra-européenne, donc pour les relations avec les Etats tiers (4.).

1. L'inclusion des plaintes pénales avec constitution de partie civile dans le champ de la litispendance européenne

3.Par l'arrêt Aertssen du 22 octobre 2015 [3], la Cour de justice a jugé, en substance, que l'introduction d'une plainte avec constitution de partie civile auprès d'une juridiction d'instruction a pour effet de déclencher la règle de litispendance européenne. Concrètement, cela signifie que, dès qu'une plainte avec constitution de partie civile est formée auprès de la juridiction d'instruction d'un État membre, les tribunaux (y compris civils et commerciaux) des autres États membres ne peuvent plus connaître de la demande qui aurait été formée devant eux concernant le litige concerné par la plainte.

La justification donnée par la Cour de justice à la solution paraît conforme aux principes. La plainte avec constitution de partie civile formée auprès d'une juridiction d'instruction doit être considérée comme une action civile, et elle relève donc de la matière civile et commerciale couverte par le règlement [4]. Comme le relève la Cour, cette interprétation se déduit nécessairement de l'existence, dans le règlement, d'une règle de compétence spéciale qui confère à une juridiction pénale la compétence pour connaître de l'action civile accessoire à l'action publique, lorsque, selon sa loi, cette juridiction peut connaître de l'action civile (art. 5, 4., du Règlement Bruxelles I, art. 7, 3., du Règlement Bruxelles Ibis[5]. Dès lors qu'il est admis qu'une telle plainte avec constitution de partie civile est une action couverte par le règlement, il s'en déduit logiquement et nécessairement qu'elle est soumise à la règle de litispendance européenne. Comme le relève la Cour, cette règle « vise l'ensemble des demandes relevant du champ d'application » du règlement, et « ne comporte aucune exception » [6].

Bien entendu, pour que joue la litispendance européenne, il doit être constaté qu'il y a identité de litiges, laquelle se détermine par trois critères classiques. Quant à l'identité de parties, tout en reconnaissant que l'exercice de l'action publique ne relève pas de la compétence des parties à l'action civile, la Cour considère que ceci n'est pas de nature à altérer l'identité des parties, lesquelles sont identifiées dans la plainte qui vise les demandeurs et les défendeurs [7]. Quant à l'identité de cause des demandes, elle est remplie lorsqu'il est établi que la partie demanderesse/plaignante considère, dans les deux procédures, avoir subi un préjudice en raison d'actes frauduleux [8]. Quant à l'identité d'objet des demandes, elle résulte de la circonstance que le but de la demande, dans les deux procédures, porte sur l'indemnisation du préjudice de la partie demanderesse/plaignante [9]. La Cour assume explicitement sa préoccupation - classique - d'interpréter les conditions d'application de la litispendance de manière large [10] en vue de « réduire au maximum la possibilité de procédures concurrentes et d'éviter que des décisions inconciliables ne soient rendues lorsque plusieurs fors sont compétents pour connaître du même litige » [11].

4.La Cour se prononce aussi sur la question du moment auquel il y a lieu de considérer que la juridiction est saisie. Comme le rappelle la Cour [12], le règlement envisage deux modes de saisine des juridictions nationales, par dépôt de l'acte introductif d'instance auprès de la juridiction ou par voie de notification ou de notification de cet acte. Dans le système du règlement, la juridiction est réputée être saisie lorsque la première de ces deux formalités est accomplie, pour autant que le demandeur n'ait pas négligé par la suite de prendre les mesures qu'il était tenu de prendre pour accomplir la seconde formalité. Appliquant ces principes au cas d'espèce, la Cour décide que la juridiction d'instruction est saisie à la date du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile auprès de cette juridiction, pour autant que la partie plaignante n'ait pas négligé de prendre les mesures qu'elle était éventuellement tenue de prendre selon le droit national pour que l'acte déposé soit notifié ou signifié aux défendeurs [13]. La Cour paraît ainsi admettre que, dans le cas où il n'existerait pas une telle obligation de notification ou de signification, la juridiction devrait malgré tout être réputée comme ayant été saisie au moment du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile. Et la Cour souligne que le dépôt de la demande est le moment à prendre en compte en dépit du fait que, à ce moment, l'instruction de l'affaire n'est pas encore clôturée [14].

Comme indiqué, l'interprétation peut paraître logique et conforme aux principes et objectifs assignés à la règle de litispendance européenne, au premier chef desquels celui d'éviter le risque de décisions contradictoires. Il demeure que la solution laisse perplexe, car elle paraît ouvrir la voie aux manoeuvres des parties qui pourraient à présent être tentées d'introduire une plainte avec constitution de partie civile à des fins purement tactiques. Dans certains États membres, dont la Belgique, une plainte avec constitution de partie civile peut être déposée sans que ne pèse sur la partie plaignante l'obligation de procéder à la notification ou signification de la plainte à la ou aux parties visées par celle-ci [15]. Et l'action civile induite par cette démarche n'est jugée qu'à l'issue de la procédure d'instruction, pour autant en règle que celle-ci entraîne un renvoi devant la juridiction de jugement [16]. L'application de la règle de litispendance européenne a pour effet que, dans une telle situation, les juridictions « ordinaires » des autres États membres pour connaître des actions civiles et commerciales ne pourront connaître du litige. La règle « le pénal tient le civil en l'état » est étendue, par le détour de la règle de litispendance européenne, à l'ensemble de l'Union européenne. La Cour paraît avoir été alertée de ce risque, puisqu'elle relève que l'existence d'une « incertitude quant à l'issue de l'instruction est sans incidence » car « elle est propre à tout type de demande pendante et, partant, existe dans chaque cas dans lequel une situation de litispendance est susceptible de se présenter » [17]. L'observation n'est pas inexacte, mais il demeure que l'action civile qui se greffe sur l'action pénale présente un caractère particulier qui tient au fait que, en règle, la mise en état de la première est suspendue dans l'attente de l'issue de la seconde. C'est cet effet de suspension, combiné avec l'absence éventuelle d'informations du défendeur, qui risque d'être exploité de manière tactique dans l'espace judiciaire européen. On relèvera quand même une limite au procédé: comme le relève la Cour à plusieurs reprises, l'interprétation qu'elle donne concerne le cas où la plainte avec constitution de partie civile vise nommément des personnes « dont l'identité est connue » [18]. La litispendance ne jouera donc pas dans le cas d'une plainte avec constitution de partie civile déposée contre X, même si l'instruction pénale permet ensuite d'identifier les personnes dont la responsabilité peut être engagée.

5.Ce que l'on doit surtout retenir de cette affaire, c'est que l'ignorance par le défendeur de l'action introduite contre lui dans un État membre n'est pas, en tant que telle, un motif pour ne pas faire jouer l'exception de litispendance européenne. Le demandeur n'a pas d'autre obligation à ce sujet que de prendre les mesures qu'il est éventuellement et formellement tenu de prendre en vertu du droit du for pour procéder à la notification. Ces principes ont trouvé une autre application dans le contexte de l'application du Règlement Bruxelles IIbis: dans un arrêt P du 16 juillet 2015 [19], la Cour a jugé que la suspension de la procédure dans l'État membre premier saisi, à l'initiative du demandeur l'ayant introduite, n'est pas une raison pour ne pas appliquer la règle de litispendance, et ce même si ladite procédure n'a pas été notifiée à la partie défenderesse et que celle-ci n'en avait pas connaissance. A nouveau, la seule condition est que la partie ayant entamé la première procédure suspendue n'ait pas négligé de prendre les mesures qu'elle était tenue de prendre pour que l'acte soit notifié au défendeur. Pour la Cour, la demande de suspension de la procédure dans le premier for n'est pas en soi un élément à prendre en considération. Cette demande de suspension ne devient pertinente que « si elle attest[e] d'une négligence imputable au demandeur, en ce qu'il aurait omis de prendre les mesures qu'il est tenu de prendre pour que l'acte soit notifié ou signifié au défendeur »; la demande de suspension en vue de tenter d'obtenir un règlement amiable ne constitue pas, à cet égard, une négligence de sa part [20]. Rien n'indique que ces principes, dégagés dans le cadre du Règlement Bruxelles Ibis, soient confinés aux matières qui relèvent de ce règlement. Ils devraient être transposables au Règlement Bruxelles I, d'autant que la Cour fait explicitement référence, dans son raisonnement, aux règles de litispendance prévues par ce dernier règlement, dont la Cour note qu'elles sont rédigées dans des termes comparables.

2. L'inclusion des actions dénégatoires dans le champ de la litispendance européenne

6.En dépit des critiques et controverses suscitées par sa jurisprudence déjà ancienne en la matière, la Cour de justice a maintenu et même renforcé, au cours de la période récente, le rôle et le poids des actions dénégatoires dans le jeu de la litispendance européenne. Par action dénégatoire, on vise l'action déclarative par laquelle une partie vise à contester sa responsabilité. Il y a déjà plus de 20 ans, dans l'arrêt Tatry [21], la Cour a affirmé que, pour les besoins de la mise en oeuvre de la règle de litispendance européenne, l'action dénégatoire doit être considérée comme ayant la même cause et le même objet que l'action condamnatoire, à savoir l'action ordinaire visant à mettre en cause la responsabilité d'une partie. La conséquence de cette interprétation est que lorsque le « défendeur naturel » prend les devants et introduit une action en non-responsabilité dans un État membre, cette action a pour effet, par le jeu de la litispendance, d'empêcher la poursuite d'une action par le « demandeur naturel » [22] dans un autre État membre. La solution a entraîné le développement de la pratique des actions dites torpilles par lesquelles, notamment dans le domaine de la propriété intellectuelle, la partie qui craint d'être assignée en responsabilité dans un for introduit de manière tactique une action dénégatoire dans un autre for en vue de bloquer l'action de son adversaire.

Par une série de trois arrêts, la Cour de justice a validé et même renforcé « l'efficacité » de cette pratique. Dans l'arrêt Nipponkoa Insurance [23], la Cour a affirmé, en substance, que la priorité à accorder à l'action dénégatoire antérieure s'impose même lorsque le règlement de la litispendance est soumis à un Traité portant sur une matière particulière qui aurait impliqué une solution différente. En principe, le règlement n'affecte pas les conventions internationales auxquelles les États membres sont parties qui, dans des matières particulières, règlent la compétence, en ce compris les règles de coordination de la compétence comme celle de litispendance (art. 71 du Règlement Bruxelles I, même disposition dans le Règlement Bruxelles Ibis). Mais selon la jurisprudence constante de la Cour, le règlement s'oppose à ce qu'une convention soit interprétée d'une manière qui n'assure pas, dans des conditions au moins aussi favorables que celle prévues par ce règlement, le respect des objectifs et des principes qui sous-tendent ledit règlement [24]. L'un de ces objectifs est, selon la Cour, celui « de réduction au maximum du risque de procédures concurrentes » [25]. La Cour en déduit qu'il n'est pas permis de déroger, par le biais de l'application d'une convention spéciale, au principe consacré par l'arrêt Tatry selon lequel une action dénégatoire a le même objet et la même cause qu'une action condamnatoire au titre du même dommage [26].

7.Dans l'arrêt Folien Fisher [27], la Cour a certes reconnu, pour la première fois, que l'action dénégatoire présente une « particularité », à savoir que le demandeur « cherche à établir l'absence des conditions de la responsabilité dont résulterait un droit à réparation pour le défendeur » [28]. Cependant, aux yeux de la Cour, cette spécificité n'a pas d'incidence sur le règlement des questions juridictionnelles. En l'espèce, la question posée ne portait pas sur la règle de litispendance mais sur la règle de compétence en matière délictuelle, qui désigne le for du lieu du fait dommageable.

Ce for peut-il être saisi lorsque l'action vise à dénier l'existence d'une responsabilité délictuelle? L'avocat général avait proposé de répondre à cette question par la négative, en soulignant le risque d'actions torpilles lié à la priorité donnée au juge premier saisi du litige: « le fait d'admettre qu'une action en constatation négative en matière délictuelle pourrait être fondée sur le chef de compétence spéciale [du for du fait dommageable] serait (...) susceptible d'aggraver les risques d'actions torpilles, en donnant aux auteurs de faits dommageables potentiels le choix d'agir devant une juridiction autre que celle du domicile du défendeur » [29]. La Cour n'a pas suivi cette analyse. Selon elle, il importe peu si l'action est introduite « par la prétendue victime d'un acte délictuel ou par le débiteur potentiel d'une créance fondée sur celui-ci » [30]. La seule question est de savoir si les éléments pertinents du litige pour établir la compétence, ceux relatifs à l'événement causal et au dommage allégué, présentent un rattachement avec le for [31]. Le for délictuel n'est pas un for de protection de la victime alléguée, c'est un for « à usage bilatéral » [32]. La Cour s'appuie explicitement en ce sens sur l'arrêt Tatry [33], qui conserve manifestement toute son actualité.

8.Dans l'arrêt Cartier parfums [34], relatif à un cas de marchandises volées au cours d'un transport international, le transporteur avait introduit une action déclaratoire préventive contre son client et ses sous-traitants ayant participé à l'opération de transport. Cette action introduite en Angleterre était destinée à « apprécier les responsabilités encourues et (...) chiffrer l'éventuel préjudice de Cartier en raison du vol en question » [35]. Postérieurement, Cartier (et son assureur Axa ayant procédé à son indemnisation) a saisi les tribunaux français d'une action en responsabilité contre le transporteur (et ses sous-traitants). Le transporteur a invoqué avec succès l'exception de litispendance européenne. La particularité de cette affaire est que, s'il existait un doute sur la compétence des tribunaux anglais pour connaître de l'action du transporteur en Angleterre, Cartier avait comparu devant le juge anglais en contestant les prétentions sur transporteur quant au fond, sans exciper l'incompétence de ce juge.

La question, technique, qui a été soumise à la Cour de justice était alors de savoir si la compétence du juge anglais devait être considérée comme « établie » au sens du règlement. L'unique intérêt de la question était que, dans le système de litispendance européenne, le juge second saisi ne peut se dessaisir (de manière définitive) du litige qu'après avoir constaté que la compétence du premier juge est établie. En l'espèce, le juge anglais ne s'était pas prononcé - forcément - sur sa compétence puisqu'elle n'avait pas été contestée. La Cour de justice a jugé que dans un tel cas, la compétence doit être considérée comme établie lorsque le tribunal premier saisi n'a pas décliné d'office sa compétence et qu'aucune partie ne l'a contestée in limine litis.

Si la solution sur ce dernier point technique paraît a priori logique, puisqu'elle est en accord avec la règle de compétence fondée sur la comparution volontaire du demandeur qui ne conteste pas la compétence (art. 24 du Règlement Bruxelles I, art. 26 du Règlement Bruxelles Ibis), la Cour paraît avoir ouvert indirectement, et de manière malheureuse, une forme de contrôle par le juge second saisi de la compétence du juge premier saisi. On sait que la mise en oeuvre de la règle de compétence fondée sur la comparution volontaire n'est pas toujours facile à mettre en oeuvre, en particulier parce qu'elle ne joue que si le défendeur n'a pas contesté la compétence in limine litis, ce qui peut s'avérer délicat à déterminer [36], d'autant que la vérification doit avoir lieu au regard du droit procédural national. On peut se demander s'il n'aurait pas été préférable, pour des raisons de sécurité juridique et en particulier pour exclure le risque de conflit négatif de compétence [37], que le dessaisissement du juge second saisi soit conditionné par le prononcé d'une décision définitive [38] du juge premier saisi impliquant que sa compétence est établie [39]. A contrario, dès qu'il est établi que la procédure dans l'Etat du premier juge s'est éteinte [40], les critères de la litispendance ne sont plus remplis et, partant, la compétence du premier juge doit être considérée comme n'étant pas (ou plus) établie. C'est ce que la Cour de justice a confirmé dans un arrêt du 6 octobre 2015 rendu à propos du Règlement Bruxelles IIbis [41], dont l'enseignement paraît transposable au Règlement Bruxelles Ibis.

3. L'extension de la compétence du premier juge à d'autres demandes en cas d' « unité procédurale »

9.Peut-on mobiliser le concept d'« unité procédurale », mis en évidence par la Cour de justice dans le cadre du Règlement Bruxelles IIbis, pour étendre la compétence du juge premier saisi à des demandes nouvelles ou complémentaires qui sont introduites après la saisine du second juge? Ou bien la règle de litispendance ne joue-t-elle au contraire que pour les demandes qui avaient déjà été effectivement portées dans le premier État membre au moment de la saisine du second juge? Ces questions ont fait l'objet de débats à l'occasion de décisions rendues par les juridictions suprêmes du Royaume-Uni et de France.

Pour en saisir la portée, il faut commencer par rappeler l'occasion à propos de laquelle la Cour de justice a utilisé l'expression d'unité procédurale. Par l'arrêt Purrucker du 9 novembre 2010, rendu dans le cadre du Règlement Bruxelles IIbis, la Cour de justice devait se prononcer sur l'existence d'une situation de litispendance, au sens de l'article 19 du Règlement Bruxelles IIbis, dans un cas où le premier juge avait été saisi d'une demande de mesures provisoires et le second juge avait été saisi d'une demande au fond portant sur l'octroi du droit de garde. Selon la Cour, la règle de litispendance peut jouer dans ce cas en faveur du premier juge lorsque la décision rendue par ce dernier n'est qu'un « préalable à une décision ultérieure » et qu'il « existe une unité procédurale entre la prétention faisant l'objet des mesures provisoires et une prétention au fond introduite ultérieurement » [42]. Par ces motifs, la Cour paraît admettre que dans certaines circonstances, la priorité donnée au juge premier saisi puisse s'étendre à des prétentions formulées ultérieurement.

10.C'est précisément en ce sens qu'a jugé la Cour suprême du Royaume Uni dans l'affaire The Alexandros T [43], du nom du navire chargé de minerai de fer ayant péri lors d'un voyage entre le Brésil et la Chine. Après que le propriétaire du navire ait assigné les assureurs sur la base de la police d'assurance devant les tribunaux anglais, conformément à la clause attributive de juridiction du contrat d'assurance, une transaction est intervenue entre les parties. Subséquemment, le propriétaire et le gérant du navire ont introduit conjointement une nouvelle action en Grèce, cette fois sur une base extracontractuelle, en invoquant notamment une atteinte à leur réputation par les assureurs qui avaient dénoncé l'état déplorable de navigabilité du navire. Avant l'arrêt Turner [44], la contre-attaque des assureurs aurait vraisemblablement pris la forme d'une demande au juge anglais d'injonction anti-suit en vue d'ordonner qu'il soit mis fin à la procédure en Grèce. Cette voie ayant été condamnée par la Cour de justice dans l'arrêt Turner, les assureurs ont saisi les tribunaux anglais d'une demande de dommages-intérêts pour violation de la transaction et de la clause désignant les tribunaux anglais qu'elle contenait. Le propriétaire et le gérant du navire ont soulevé l'exception de litispendance qui donnait, selon eux, la priorité au juge grec premier saisi.

Réformant la décision de la Cour d'appel qui avait admis l'exception de litispendance, la Cour suprême du Royaume-Uni a décidé, au terme d'une analyse fouillée en fait et en droit, que le juge anglais n'était pas tenu de laisser la priorité au juge grec. Après avoir décidé que seules certaines demandes portées en Angleterre pourraient avoir le même objet que celles portées en Grèce [45], la Haute Juridiction (Lord Clarke) s'interroge sur le point de savoir quel juge devait être considéré comme le premier saisi. Les demandes introduites par les assureurs n'avaient pas pris la forme d'une nouvelle action indépendante, mais de nouvelles demandes introduites dans le cadre de l'action initiale qui était restée pendante devant le juge anglais pour les besoins de la bonne exécution de la transaction. Citant (prudemment [46]) la jurisprudence Purrucker, la Cour Suprême suggère que les nouvelles demandes pourraient, le cas échéant, être considérées comme faisant partie d'une même « unité procédurale » avec les demandes portées initialement en Angleterre à propos desquelles une transaction était intervenue.

On peut s'interroger sur l'opportunité de transposer les solutions de l'arrêt Purrucker, dégagées dans le contexte particulier des demandes parallèles (au provisoire et au fond) en matière de mesures relatives à la responsabilité parentale, dans le contexte du contentieux civil et commercial du Règlement Bruxelles Ibis. Surtout, on peut se demander si la solution retenue par la Haute Juridiction britannique est compatible avec l'approche retenue par la Cour de justice dans l'arrêt Gantner [47] à propos de la prise en compte des moyens de défense pour déterminer l'identité de litiges. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que la situation de litispendance existe à partir du moment où deux juridictions d'États membres différents sont définitivement saisies de demandes en justice, c'est-à-dire « avant que les défendeurs aient pu faire valoir leur position » [48]. En outre, le caractère objectif et automatique du mécanisme de litispendance s'oppose à ce que le contenu et la nature des demandes puissent être ultérieurement modifiées par le défendeur [49]. La litispendance paraît donc devoir être appréciée de manière ponctuelle, à un moment donné, au regard des demandes effectivement portées devant les juridictions respectives à ce moment. Cette approche paraît incompatible avec celle consistant à rattacher des demandes formées à un certain moment à des demandes formées antérieurement. La Cour reconnait d'ailleurs que la doctrine (anglaise) relative au Règlement Bruxelles Ibis considère qu'en cas de modification d'une demande (amended claim form), les nouvelles demandes doivent être considérées comme ayant été introduites à la date du nouvel acte de procédure [50].

11.La Cour de cassation de France a précisément consacré une approche individuelle de chaque lis dans un arrêt Atlas Copco Energas du 28 janvier 2015 [51]. En l'espèce, le juge des référés du tribunal de commerce de Toulouse avait ordonné une expertise aux fins de rechercher les causes de dysfonctionnement d'un compresseur fourni par une société belge. Trois jours après le dépôt du rapport d'expertise en sa défaveur, la société belge porte une action devant un tribunal à Anvers en vue de faire déclarer sa non-responsabilité. C'est donc de nouveau le mécanisme de l'action dénégatoire qui est utilisé. Subséquemment, la partie ayant obtenu l'expertise saisit le tribunal de commerce de Toulouse d'une demande en indemnisation du préjudice subi. La Cour d'appel de Toulouse a considéré que l'assignation au fond n'était que « le prolongement et la suite logique de la procédure initialisée par l'ordonnance de référé », de sorte que, en ayant égard à « l'entièreté de la procédure dans toutes ses composantes », le juge français devait être considéré comme étant premier saisi du litige. Comme le relève un commentateur, la cour d'appel paraissait ainsi avoir retenu l'approche fondée sur le concept d'unité procédurale de l'arrêt Purrucker [52]. La décision est cassée par la Cour de cassation, qui décide qu'en jugeant en ce sens, la cour d'appel a violé l'article 27 du Règlement Bruxelles I. La Cour relève que la demande en référé n'avait été formée qu'en vue d'éviter un dépérissement de la preuve, et que la juridiction de fond française n'avait été saisie qu'en second lieu. La solution paraît conforme aux principes d'interprétation du texte, même si elle ne fait à nouveau que mettre en lumière le rôle sans cesse croissant des actions dénégatoires dans le contentieux européen transfrontière.

4. L'introduction d'une règle de litispendance extra-européenne

12.Le renforcement de la règle prior tempore en droit judiciaire européen se manifeste aussi à travers l'extension de son application dans les relations avec les Etats tiers. Sous l'empire de la Convention de Bruxelles et du Règlement Bruxelles I, le cas de litispendance entre le tribunal d'un État membre et celui d'un Etat tiers n'était pas réglé par les textes. Il paraissait relever du droit international privé commun de chaque État membre [53]. Le Règlement Bruxelles Ibis introduit à l'article 33 un nouveau régime de litispendance pour les relations avec les Etats tiers [54].

La différence principale entre ce nouveau régime extra-européen de la litispendance et le régime intra-européen est que le premier est d'application facultative, alors que le second est obligatoire. Lorsque le tribunal saisi en parallèle est situé dans un Etat tiers, le tribunal d'un État membre dispose d'une marge d'appréciation au sujet de l'opportunité de donner ou non la priorité à l'autre procédure. L'appréciation se fait au regard des exigences d'une « bonne administration de la justice ». Le préambule du règlement apporte des éclaircissements sur les éléments auxquels le juge peut avoir égard: il peut vérifier « les liens entre les faits du cas d'espèce, les parties, et l'Etat tiers concerné, l'état d'avancement de la procédure dans l'Etat tiers au moment où la procédure est engagée devant la juridiction de l'État membre et la probabilité que la juridiction de l'Etat tiers rende une décision dans un délai raisonnable ». Le juge peut aussi prendre en compte « si la juridiction de l'Etat tiers a une compétence exclusive dans le cas d'espèce dans des circonstances où la juridiction d'un État membre aurait une compétence exclusive » [55]. La liste des facteurs à prendre en compte n'est pas exhaustive: il est précisé que le juge « évalue l'ensemble des circonstances du cas d'espèce » [56]. Est ainsi consacré dans le règlement un mécanisme de type forum non conveniens, permettant au juge d'apprécier, in concreto, le caractère plus approprié du for alternatif [57].

13.L'appréciation du for le plus approprié pour connaître du litige en cas de litispendance extra-européenne est cependant encadrée à un double point de vue. Premièrement, le juge d'un État membre ne peut donner la priorité au juge d'un Etat tiers qu'à la condition que ce dernier a été saisi antérieurement. On reste dans le paradigme européen de la priorité temporelle quant à la saisine des juges. L'extension de la règle « first come, first serve » dans les relations avec les Etats tiers a été dénoncée par ceux qui y voient le risque d'une généralisation au niveau mondial de la pratique des actions dénégatoires introduites pour des raisons purement tactiques, c'est-à-dire en vue de paralyser l'action dans un autre for [58]. La manoeuvre pourra éventuellement être déjouée lorsque le for extra-européen est saisi avant le for européen: dans ce cas, le juge européen pourra refuser de donner la priorité au juge de l'Etat tiers en faisant usage de son pouvoir d'appréciation dont question ci-dessus. En revanche, la manoeuvre sera couronnée de succès pour la partie qui prend l'initiative de saisir en premier lieu le for d'un État membre, par exemple d'une action dénégatoire. Dans ce cas, même si le for alternatif extra-européen est manifestement mieux placé, au regard des éléments de bonne administration de la justice mentionnés par le texte, le tribunal d'un État membre ne pourra en principe se dessaisir (ni surseoir à statuer) [59].

Deuxièmement, à la différence cette fois du régime intra-européen, le dessaisissement en faveur du juge d'un Etat tiers est subordonné à la condition que la décision à rendre par ce dernier juge soit « susceptible d'être reconnue, et le cas échéant, être exécutée dans ledit État membre » (art. 33). Le juge doit donc réaliser un pronostic de reconnaissance de la décision à intervenir dans l'Etat tiers. Il est logique que cette condition ne soit pas prévue dans les relations intra-européennes, puisque prévaut dans ces relations un principe de reconnaissance de plein droit (sous certaines limites cependant qui seront discutées au point II.). La reconnaissance des décisions rendues dans les Etats tiers continue, quant à elle, de relever du droit national des États membres. Il a donc paru opportun au législateur européen de subordonner le sursis à statuer à un pronostic de reconnaissance de la décision à intervenir dans l'État membre en cause, au regard du droit de cet Etat. L'appréciation est forcément provisoire et limitée puisque le juge ne peut avoir égard qu'aux éléments déjà connus de la procédure diligentée à l'étranger. Ce mécanisme de vérification était déjà connu du droit international privé national de certains États membres, en particulier en France [60].

II. Dérogations à la priorité donnée au juge premier saisi du litige

14.Au moment même où la priorité donnée au juge premier saisi du litige a été renforcée, d'autres développements sont intervenus, en parallèle, en vue d'aménager des dérogations ou atténuations à cette priorité jugée contraire à d'autres impératifs considérés comme essentiels dans l'ordre juridique européen. Ces dérogations et atténuations se manifestent lorsque le juge second saisi possède une compétence exclusive (1.) ou est désigné dans une clause attributive de juridiction (2.). On s'interroge aussi sur le point de savoir si une autre atténuation ne doit pas être admise en cas de manipulation excessive du mécanisme de litispendance européenne (3.).

1. La compétence exclusive du tribunal second saisi du litige

15.Par l'arrêt Weber du 3 avril 2014 [61], la Cour de justice a affirmé, en des termes particulièrement forts, que la priorité donnée au juge premier saisi du litige doit céder lorsque le juge second saisi possède une compétence exclusive par rapport à l'objet du litige.

L'article 24 du Règlement Bruxelles Ibis instaure une série de règles de compétence exclusive pour les litiges qui ont trait aux immeubles, aux personnes morales, aux inscriptions sur des registres publics, aux droits intellectuels enregistrables et à l'exécution des décisions. Dans chacune de ces matières, chaque fois que le critère de rattachement pertinent se trouve sur le territoire d'un État membre, la compétence des tribunaux de cet Etat est exclusive, en ce sens qu'il est prévu que ces tribunaux sont « seuls compétents » pour connaître du litige, sans considération de domicile.

Depuis l'adoption de la Convention de Bruxelles en 1968, des hésitations existent sur le point de savoir comment cette compétence exclusive doit se combiner avec la règle de litispendance européenne. Les textes sont muets sur ce point. L'arrêt Overseas Union Insurance pouvait apparaître comme ayant suggéré une solution: sans aborder de manière directe la question, l'arrêt visait l'obligation du juge second saisi de se dessaisir du litige « pour lequel une compétence exclusive n'est pas revendiquée au profit du juge saisi en second lieu » [62]. Il avait été proposé qu'a contrario, l'obligation de dessaisissement ne devait pas jouer lorsque le juge second saisi est doté d'une compétence exclusive. Il avait aussi été soutenu que la solution aurait été implicitement consacrée dans les textes avec la précision selon laquelle le juge second saisi ne doit se dessaisir que si la compétence du premier juge est établie, ce qui ne serait pas le cas lorsque le second juge a une compétence exclusive [63]. La solution n'était toutefois pas dépourvue de doute car, dans le contexte de la compétence exclusive en raison de la volonté des parties (voir infra), la Cour avait affirmé, par l'arrêt Gasser, la primauté de la règle de litispendance européenne.

16.L'arrêt Weber a donné l'occasion à la Cour de justice de trancher explicitement la question, même s'il a en même temps ouvert tout un champ de nouvelles questions sur les limites à assigner à la priorité du juge premier saisi du litige.

En simplifiant beaucoup les circonstances de fait alambiquées du litige, on peut retenir que ce dernier se rapportait à la régularité de l'exercice d'un droit de préemption sur la quote-part indivise d'un immeuble situé en Allemagne, et les conséquences y relatives au sujet d'actes de vente passés au sujet de cette quote-part. Une action visant à faire constater l'invalidité de l'exercice du droit de préemption avait été introduite en Italie par l'acheteur de la quote-part. En guise de riposte, le bénéficiaire du droit de préemption a introduit devant le tribunal du lieu de situation de l'immeuble une action visant à obtenir l'exécution forcée de la vente conclue sur exercice du droit de préemption, et l'autorisation de l'inscription de celle-ci au registre foncier. Ayant constaté que le litige portant sur la validité de l'exercice du droit de préemption relève de la règle de compétence exclusive en matière immobilière, la Cour de justice devait trancher la question de savoir si le juge allemand devait, en vertu de la règle de litispendance européenne, laisser la priorité au juge italien premier saisi du litige.

La Cour répond en substance par la négative, consacrant ainsi la primauté de la compétence exclusive sur la règle de litispendance. Le raisonnement de la Cour est fondé essentiellement sur l'analyse des règles relatives à la reconnaissance et à l'exécution des décisions. La Cour constate que, selon le règlement, les décisions rendues en méconnaissance des règles sur la compétence exclusive ne sont pas reconnues dans les autres États membres [64]. En conséquence, si la juridiction saisie en premier lieu rend une décision en méconnaissance de la règle de compétence exclusive en matière immobilière, cette décision ne peut être reconnue dans l'État membre de la juridiction saisie en second lieu [65]. La Cour en déduit que « dans ces conditions, le juge saisi en second lieu n'est plus alors en droit de surseoir à statuer, ni de se dessaisir, et il doit statuer au fond sur la demande dont il est saisi, afin d'assurer le respect de cette règle de compétence exclusive » [66].

Ainsi, dans le cas d'espèce en question, le juge allemand du lieu de situation de l'immeuble ne devait (et ne pouvait) pas surseoir à statuer jusqu'à l'issue de la procédure devant le juge italien. Pourtant, ce dernier aurait logiquement dû finir par constater son incompétence en raison de la compétence exclusive du juge allemand du lieu de situation de l'immeuble. Cependant, sans devoir attendre cette décision, le juge allemand peut, et même doit, statuer immédiatement sur le fond du litige. La justification est que la décision du juge italien sur le litige est non pertinente, car même s'il venait à exercer sa compétence en méconnaissance de la règle de compétence exclusive, sa décision ne serait de toute façon pas reconnue par le juge allemand.

Selon le dispositif de l'arrêt, la juridiction saisie en second lieu « est tenue d'examiner si, en raison de la méconnaissance de la compétence exclusive (...) une décision éventuelle au fond de la juridiction saisie en premier lieu ne sera pas reconnue dans les autres États membres ». Est ainsi introduite en droit judiciaire européen une obligation du juge second saisi de procéder à un pronostic de reconnaissance du jugement à intervenir dans le for premier saisi du litige. Le constat d'une non-reconnaissance du futur jugement induit un refus de faire jouer la règle de litispendance.

17.Quelle est la portée (et l'étendue) de cette vérification? L'arrêt Weber vise la vérification du respect par la juridiction première saisie des règles de compétence exclusive. Le juge second saisi doit ignorer la première procédure et donc trancher immédiatement le fond du litige lorsque « la compétence exclusive est avérée », selon les termes utilisés par la Cour de justice [67]. L'avocat général Jääskinen a proposé quant à lui de conditionner la non-application de la règle de litispendance à l'existence d'un « pronostic fiable » de refus de reconnaissance de la décision du premier juge en raison de la méconnaissance de la compétence exclusive [68]. On en déduit que si le juge second saisi devait avoir des doutes sur l'application de la règle de compétence exclusive, la règle de litispendance devrait reprendre ses droits [69], et il conviendrait d'attendre que le premier juge se prononce sur le litige (et sur sa compétence).

Si le dispositif de l'arrêt Weber vise le contrôle du respect de la règle de compétence exclusive en matière immobilière prévue à l'article 22, 1., du Règlement Bruxelles I (art. 24, 1., du Règlement Bruxelles Ibis), il n'y a guère de doute que ce contrôle s'étend à l'ensemble des règles de compétence exclusive énumérées à l'article 24 du Règlement Bruxelles Ibis. L'arrêt vise en effet, dans ses motifs, la règle prévue à l'article 35, 1., du Règlement Bruxelles I selon laquelle une décision n'est pas reconnue « si les dispositions de la Section 6 du Chapitre II dudit règlement, relatives à la compétence exclusive, ont été méconnues » [70]. La Section 6 du Chapitre II du Règlement Bruxelles I comprend une seule disposition, l'article 22 relatif aux compétences exclusives en raison de la matière (aujourd'hui art. 24 du Règlement Bruxelles Ibis).

A suivre la logique de l'arrêt Weber, le pronostic de non-reconnaissance pouvant déclencher le refus d'application de la règle de litispendance pourrait aussi viser les règles de compétence protectrices d'une partie faible [71]. Dans le régime Bruxelles I, l'article 35, 1., visé par l'arrêt Weber, prévoit la non-reconnaissance d'un jugement pour méconnaissance des règles protectrices du consommateur et de l'assuré. Dans le régime Bruxelles Ibis, on a étendu cette protection aux employés, en précisant que le refus de reconnaissance ne joue que lorsque la partie faible était le défendeur (art. 45, 1., e., i)). Il pourrait ainsi être soutenu que lorsque ces parties faibles sont assignées devant un juge incompétent au regard des règles protectrices du règlement, le juge de l'État membre compétent au regard de ces mêmes règles, saisi en second lieu, peut connaître immédiatement du fond du litige, sans devoir surseoir à statuer jusqu'à ce que le juge premier saisi se prononce. Bref, les parties faibles seraient immunisées contre les actions dénégatoires ou torpilles portées dans des fors incompétents par leurs cocontractants plus puissants.

18.La solution n'est cependant pas certaine, et doit en tout cas être nuancée. Les règles protectrices des parties faibles présentent une différence par rapport aux règles de compétence exclusive: la partie faible peut y renoncer en comparaissant volontairement devant le juge saisi sans contester la compétence in limine litis [72]. Dans ce cas, on doit vraisemblablement déduire de l'arrêt Cartier parfums, examiné ci-dessus, que le juge second saisi est tenu non seulement de surseoir à statuer, mais aussi de se dessaisir de la cause. Il pourrait éventuellement en être autrement dans le cas où le juge second saisi constate que le premier juge n'a pas respecté l'obligation qui lui incombe en vertu de l'article 26, 2., du Règlement Bruxelles Ibis d'informer la partie faible sur l'option dont elle bénéficie de contester la compétence [73]. Dans le cas où la partie faible aurait contesté la compétence du premier juge saisi ou n'aurait pas comparu dans ce for (ce qui oblige le juge de vérifier d'office sa compétence [74]), la décision rendue par ce juge en méconnaissance des règles de compétence protectrices ne pourra être reconnue dans l'État membre du juge second saisi. Selon la logique de l'arrêt Weber, on devrait admettre, dans ce cas, que le juge second saisi, après avoir constaté que la méconnaissance des règles de compétence protectrice est avérée, puisse (ou doive) connaître immédiatement du fond du litige, sans surseoir à statuer [75].

Le juge second saisi pourrait-il refuser de surseoir à statuer au motif que la décision à intervenir dans le for premier saisi ne sera pas reconnue pour un motif autre que celui du non-respect des règles de compétence exclusives ou protectrices? Pourrait-il, par exemple, refuser de surseoir à statuer au motif que la future décision du premier juge ne sera pas reconnue pour contrariété à l'ordre public processuel ou substantiel du for? La question est délicate. L'arrêt Weber vise l'article 35, 1., du Règlement Bruxelles I, qui couvre les motifs de non-reconnaissance fondés sur la méconnaissance de certaines règles de compétence bénéficiant d'un haut degré d'impérativité. Le non-respect de ces règles de compétence s'impose dans tous les États membres. Par contraste, le refus de reconnaissance d'un jugement pour non-respect de l'ordre public a lieu en principe au regard des conceptions qui prévalent dans l'État membre en question [76], et n'empêche pas que le jugement soit reconnu dans un autre État membre. Les deux situations ne sont donc pas entièrement comparables. Plus généralement, la logique de la confiance mutuelle pourrait s'opposer à l'extension de la jurisprudence Weber à d'autres motifs de non-reconnaissance [77]. En tout cas, le juge ne devrait pas refuser de surseoir à statuer au seul motif que, à son avis, la décision à rendre dans le for premier saisi risque de heurter son ordre public. Pour reprendre le critère de l'arrêt Weber, la non-reconnaissance du jugement à intervenir devrait à tout le moins être « avérée » pour justifier un refus d'application de la règle de litispendance. Ce pourrait éventuellement être le cas lorsqu'une atteinte à l'ordre public processuel dans le for premier saisi est déjà consommée et manifeste [78].

2. La désignation du for second saisi dans une clause attributive de juridiction

19.La jurisprudence Weber examinée au point précédent ne peut être transposée au cas où le juge second saisi est désigné dans une clause attributive de juridiction [79]. Certes, l'existence d'une clause attributive de juridiction crée une compétence qui est aussi qualifiée d'exclusive (art. 25, 1., du Règlement Bruxelles Ibis). Cependant, le degré d'impérativité est moins fort: le non-respect par le juge d'un État membre d'une clause attributive de juridiction ne constitue pas un motif de reconnaissance du jugement rendu par ce juge [80]. L'arrêt Gasser du 9 décembre 2003 [81] a établi, sans être contredit par l'arrêt Weber qui souligne d'ailleurs la différence entre les deux situations [82], que dans le système du Règlement Bruxelles I, la règle de litispendance l'emporte sur la règle de compétence fondée sur une clause attributive de juridiction. Sous l'empire du Règlement Bruxelles I, le juge désigné dans une clause attributive de juridiction a donc l'obligation, lorsqu'il est second saisi du litige, de surseoir à statuer en faveur du juge (non élu) qui a été saisi antérieurement [83].

Vivement critiquée dans la doctrine [84], la solution a été renversée dans le Règlement Bruxelles Ibis. Ce dernier introduit, comme le relève le considérant n° 22 du préambule du règlement, une « exception à la règle générale de litispendance ». L'exception est introduite dans un nouvel article 31 du règlement, qui prévoit l'obligation pour « toute juridiction » de surseoir à statuer « lorsqu'une juridiction d'un État membre à laquelle une convention (...) attribue une compétence exclusive est saisie » (art. 31, 2. [85]). L'obligation pour le juge non désigné de surseoir à statuer vaut indépendamment du point de savoir si ce juge est saisi avant ou après le juge désigné dans la clause. Bien entendu, lorsque la juridiction désignée est saisie en premier lieu, l'obligation des juridictions des autres États membres de surseoir à statuer n'est pas nouvelle: on applique dans ce cas la règle normale de litispendance qui donne priorité au juge premier saisi. La nouveauté porte sur l'obligation du juge désigné de surseoir à statuer lorsqu'il est saisi en second lieu. C'est ici que la règle de litispendance est inversée, en ce sens que la priorité est donnée au juge second saisi désigné dans la clause (principe de « compétence-compétence »).

L'exception à la règle de litispendance est destinée, comme le souligne le préambule, à renforcer l'efficacité des accords exclusifs de for et à « éviter les manoeuvres judiciaires »: la manoeuvre en cause « voit le jour lorsqu'une juridiction non désignée dans un accord exclusif d'élection de for a été saisie d'une procédure et que la juridiction désignée est saisie en second lieu d'une procédure ayant le même objet et la même cause entre les mêmes parties » (considérant n° 22). Comme indiqué, sous l'empire du Règlement Bruxelles I, il ressort de l'arrêt Gasser que dans cette situation la juridiction désignée dans l'accord est tenue de laisser la priorité à la juridiction première saisie. La Cour de justice a refusé de faire exception à cette règle de priorité même en cas de « comportements dilatoires de parties qui, souhaitant retarder la solution du litige au fond, engagent une action devant un tribunal qu'elles savent incompétents du fait de l'existence d'une clause attributive de juridiction » [86]. Ce motif a été interprété comme donnant, en quelque sorte, un blanc-seing à la pratique des actions torpilles. Le nouveau texte ne condamne pas de manière générale cette pratique, mais il empêche son utilisation dans le cas particulier où existe une clause attributive de juridiction. La jurisprudence Gasser, qui avait donné la priorité au juge premier saisi sur le juge désigné, est donc à juste titre abandonnée.

20.Le nouveau dispositif, tout en remédiant à juste titre au forum shopping abusif par le demandeur, présente lui-même le danger d'un abus par le défendeur qui invoquerait une clause attributive de juridiction manifestement inexistante ou non valable quant à la forme ou quant au fond pour bloquer la procédure devant le juge saisi par le demandeur. Bien entendu, invoquer une clause d'élection de for ne suffit pas, encore faut-il que le juge prétendument désigné soit effectivement saisi du litige [87]. Mais ceci ne permet pas d'éviter tout risque d'abus: le défendeur dans le cadre d'une procédure introduite dans un État membre pourrait saisir le juge d'un autre État membre en invoquant une prétendue clause attributive de juridiction en réalité inexistante ou nulle en vue uniquement de bloquer la procédure dans l'autre for. Le juge de ce dernier for sera-t-il quand même tenu, dans ce cas, par l'obligation de surseoir à statuer prévue à l'article 31, 2.? Cette disposition prévoit que l'obligation de surseoir à statuer existe « lorsqu'une juridiction d'un État membre à laquelle une convention visée à l'article 25 attribue une compétence exclusive est saisie ». Cette formulation pourrait être interprétée comme signifiant que le juge non désigné peut lui-même contrôler, avant de surseoir à statuer, (i) qu'il existe une clause attributive de juridiction répondant aux conditions de l'article 25, et (ii) que ladite clause attribue une compétence exclusive en relation avec le litige en cause [88]. On pourrait en déduire que, à tout le moins, le juge premier saisi peut vérifier si la clause attributive de juridiction qui est invoquée devant lui n'est pas manifestement inexistante, nulle ou inapplicable dans le cas d'espèce, et, dans ce cas, refuser de surseoir à statuer (même si le juge prétendument désigné est également saisi (en deuxième lieu) du litige et doit lui-même se prononcer sur le point de savoir s'il faut admettre une exception à la règle de litispendance).

La suggestion, exprimée dans un commentaire préliminaire du règlement [89], a été reprise, parfois avec des nuances, dans d'autres commentaires [90], même si elle ne fait pas l'unanimité [91]. Il a ainsi été proposé « que le juge non élu peut, avant de surseoir à statuer, opérer un contrôle 'léger' sur l'existence et la validité de la clause. Ce contrôle ne doit cependant être autorisé qu'en cas d'inexistence ou de nullité manifeste de la clause; un contrôle en quelque sorte similaire à celui effectué par les juridictions françaises à l'égard de la convention d'arbitrage » [92]. De manière concrète, il a été suggéré que la démonstration prima facie de l'existence d'une convention devrait pouvoir être rapportée par la présentation d'une copie du contrat ou autre document comportant la clause attributive de juridiction [93]. On devrait à notre sens aussi permettre au juge de vérifier s'il existe à tout le moins une apparence que le litige relève de la clause attributive de juridiction en question et que celle-ci n'est pas manifestement nulle [94].

21.L'interprétation consistant à permettre au second juge de contrôler prima facie l'existence d'une convention attributive de juridiction peut être mise en parallèle avec la solution prévalant dans le cadre de la Convention de La Haye de 2005, récemment entrée en vigueur [95]. L'article 6 de cette convention prévoit que le « tribunal non élu » a l'obligation de surseoir à statuer ou de se dessaisir lorsqu'il est saisi « d'un litige auquel un accord exclusif d'élection de for s'applique » et « sauf si », notamment, « l'accord est nul » ou « le tribunal élu a décidé de ne pas connaître du litige » (points a) et e) de l'art. 6 de la convention). Ainsi, s'il est constaté par le juge non désigné que la clause attributive de juridiction est nulle ou que le litige ne relève pas de cette clause, ce juge n'a pas l'obligation de surseoir à statuer en faveur du tribunal prétendument désigné dans la clause. Bien entendu, le Règlement Bruxelles I consacre un principe de priorité du tribunal désigné pour se prononcer sur la validité de la clause, principe qui paraît absent de la Convention de La Haye [96].

Le fait que la Convention de La Haye ait inspiré le législateur européen en vue d'assurer une bonne coordination des deux textes [97] ne peut conduire à retenir une interprétation contraire au texte du règlement Bruxelles Ibis. Mais il justifie que l'article 31, 2., soit interprété comme permettant au juge non élu de contrôler au moins l'inexistence, la nullité ou la non-application manifeste de la clause attributive de juridiction invoquée devant lui.

22.Enfin, le législateur européen a lui-même admis, dans le préambule, que l'exception à la règle de litispendance ne devrait pas jouer dans le cas où « les parties ont conclu des accords exclusifs d'élection de for incompatibles » (considérant n° 22). Est visée l'hypothèse où il est invoqué par une partie que la compétence du juge premier saisi est fondée sur une clause attributive de juridiction, par exemple celle contenue dans ses conditions générales. Dans ce cas, même si l'autre partie invoque devant le juge second saisi que la compétence de ce dernier est aussi fondée sur une clause attributive de juridiction (celle qui serait contenue p. ex. dans ses propres conditions générales), la règle de litispendance devra jouer normalement: le juge second saisi devra surseoir à statuer en vertu de l'article 29, et la procédure pourra se poursuivre devant le premier juge saisi. Cette solution n'est pas prévue de manière explicite dans une disposition du règlement: à notre sens, elle ne peut se justifier qu'en admettant que l'article 31, 2., permet au juge premier saisi, avant de se dessaisir, de contrôler lui-même s'il existe une clause attributive de juridiction attribuant une compétence exclusive au juge d'un autre État membre. Dans le cas où le juge premier saisi est lui-même désigné dans une clause attributive de juridiction qui est invoquée devant lui, il faut en déduire qu'il n'existe pas, pour ce juge, de clause attributive de juridiction attribuant une compétence exclusive au juge d'un autre État membre au sens de l'article 31, 2. Quant au juge second saisi, il semble qu'il ne pourra pas, dans ce cas, invoquer l'exception prévue à cette disposition, et qu'il devra lui-même surseoir à statuer en vertu de l'article 29. Cette solution s'impose pour éviter le risque que les tribunaux de deux États membres différents se prononcent, en parallèle, sur la même question de savoir comment doit se résoudre le conflit entre des clauses attributives de juridiction contradictoires.

3. La manipulation exorbitante du mécanisme de litispendance européenne

23.Plusieurs pistes ont été mises en évidence au cours de la période récente pour lutter contre les manipulations excessives des mécanismes de coordination propres à l'espace judiciaire européen, et en particulier l'exception de litispendance européenne [98]. Si ces pistes ont été creusées par la doctrine internationaliste, elles trouvent aussi appui dans des règles et principes fondamentaux qui sous-tendent l'espace judiciaire européen, et qui ont été consacrés dans la jurisprudence. Dans le cadre limité de la présente étude, on se bornera à relever de manière très schématique le fondement et la portée de trois d'entre elles.

24.Premièrement, il est aujourd'hui bien établi que les règles du droit judiciaire européen, qui comprennent la règle de litispendance, ne peuvent être contournées par l'utilisation d'un artifice frauduleux. Dans un arrêt du 21 mai 2015, dans l'affaire Cartel Damage Claims (CDC) [99], la Cour de justice a consacré une nouvelle fois l'interdiction du détournement des règles de compétence internationale. La règle de compétence en cause était celle qui permet d'assigner plusieurs codéfendeurs devant les tribunaux de l'État membre où l'un d'entre eux est domicilié. En l'espèce, après avoir assigné plusieurs parties dans l'État membre du domicile de l'un des codéfendeurs (« le défendeur-ancre »), le demandeur s'était désisté de l'action contre lui, tandis qu'il entendait poursuivre son action contre les autres parties domiciliées dans d'autres États membres. La Cour de justice a décidé que dans un tel cas, il pouvait y avoir un « détournement de la règle de compétence ». Un tel détournement pourrait ressortir « d'indices probants permettant [au juge] de conclure que le demandeur a créé ou maintenu de manière artificielle les conditions d'applications de ladite disposition » [100].

Le caractère « artificiel » des conditions d'application de la règle de compétence pourrait se déduire, selon la Cour, du fait qu'ait été « dissimulée » la circonstance qu'une transaction avait déjà été conclue avec le défendeur-ancre [101]. Cet arrêt constitue une consécration explicite du principe selon lequel le forum shopping trouve sa limite dans le « détournement de for », qui doit être sanctionné par un refus d'exercice de la compétence. De la même façon, dans l'hypothèse où le mécanisme de litispendance serait déclenché dans des conditions purement artificielles, qui ne correspondent pas à la réalité, la sanction devrait être le refus du juge second saisi de surseoir à statuer.

25.Deuxièmement, le droit de tout plaideur de porter une action devant le for de son choix, et de bloquer par l'effet de l'exception de litispendance la saisine des autres juges nationaux, trouve une limite dans le principe général de la prohibition de l'abus de droit du droit européen [102]. Consacré à l'article 54 de la charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, intitulé « interdiction de l'abus de droit », ce principe est utilisé par la Cour de justice comme un moyen de sanctionner le recours abusif aux dispositions du droit européen [103]. Conformément à la jurisprudence de la Cour, l'abus de droit peut ressortir de différents critères, en ce compris le détournement de la finalité de la règle en cause (ici, la règle de litispendance) ou la disproportion entre le bénéfice recherché par le demandeur et le préjudice causé au défendeur [104]. Appliqué à la situation de litispendance, ces principes devraient conduire le juge second saisi à exercer sa compétence lorsque les conditions de l'abus de droit du droit européen sont remplies [105].

A notre sens, l'application de la théorie de l'abus de droit n'est pas nécessairement condamnée par l'arrêt Gasser étudié plus haut [106]. En effet, l'arrêt Gasser se prononce uniquement sur l'interprétation du Règlement Bruxelles I, dont la Cour relève qu'il ne comporte pas, en lui-même, d'exception au principe de la priorité au juge premier saisi. La Cour ne prive pas les tribunaux des États membres du pouvoir de dénier à un plaideur le droit d'invoquer une disposition du Règlement Bruxelles Ibis en présence d'un abus de droit, pouvoir qui est reconnu de manière systématique par la jurisprudence de la Cour de justice [107].

26.Troisièmement, le régime de répartition et de coordination des compétences prévu par le Règlement Bruxelles Ibis est soumis, à l'instar des autres règles de procédure, à un test de compatibilité avec le droit au procès équitable consacré par l'article 6 de la convention européenne des droits de l'homme [108]. L'obligation de procéder à ce contrôle a été exprimée de manière explicite par la Cour européenne des droits de l'homme dans la décision Mac Donald du 29 avril 2008 [109], où elle énonce que « l'article 6 implique un contrôle des règles de compétence en vigueur dans les Etats contractants aux fins de s'assurer que celles-ci ne portent pas atteinte à un droit protégé par la convention ». Les règles de compétence en cause étaient celles du droit national, mais l'affirmation de la Cour est générale et de nature à couvrir les dispositions du Règlement Bruxelles Ibis [110], en ce compris les règles de coordination de la compétence comme la règle de litispendance [111].

Il s'en déduit que, comme le relève très pertinnement le professeur Muir-Watt, « s'il apparaissait in concreto que le défendeur à l'action en non-responsabilité a été privé d'une chance de saisir le seul for qui aurait pu entendre sa cause au fond - ou, inversement formulé, s'il s'avère que le for dont le demandeur en non-responsabilité a choisi d'obtenir une déclaration en sa propre faveur est le seul, par exemple, à imposer un délai de prescription particulièrement court (...) il reviendrait alors au for parallèlement saisi par le demandeur en responsabilité de refuser de se soumettre à l'impératif de dessaisissement de l'article 27 [du Règlement Bruxelles I], au nom de la valeur supérieure de l'accès au juge » [112].

27.Avec l'admission de ces mécanismes de correction, combinés avec les dérogations à la priorité du juge premier saisi en cas de compétence exclusive du second juge ou de clause attributive de juridiction, l'exception de litispendance européenne cesse d'être l'outil d'une politique uniforme permettant son exploitation tout azimut par les plaideurs de mauvaise foi, pour devenir, dans le contentieux transfrontière moderne, une arme à double tranchant pour celui qui l'utilise à mauvais escient.

[1] Professeur à l'Université Libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles.
[2] La litispendance européenne se distingue de la connexité européenne, qui vise la situation où des litiges présentant un lien de connexité entre eux sont portés devant les tribunaux d'États membres différents, tout en n'ayant pas le même objet, la même cause, ou ne concernant pas les mêmes parties. A la différence de la règle litispendance européenne intra-européenne (voir infra), la règle de connexité européenne est d'application facultative. L'interprétation large de la notion de litispendance européenne (et de ses conditions d'application) par la Cour de justice (voir à nouveau infra) a réduit, en pratique, le rôle joué par l'exception de connexité européenne. La présente étude porte sur la litispendance européenne, et plus particulièrement sur la litispendance prévue par les instruments visés aux textes en matière civile et commerciale (d'autres instruments (dont le règlement Bruxelles IIbis cité infra) qui prévoient également une règle de litispendance dans les relations entre les États membres. Une règle de litispendance internationale est par ailleurs prévue par l'article 14 du Code de droit international privé pour les cas de procédures parallèles qui échappent aux instruments de droit européen et aux conventions internationales.
[3] C.J.U.E., C-523/14, ECLI:EU:C:2015:722.
[4] Point 31, faisant référence à l'arrêt C-172/91, Sonntag, EU:C:1993:144.
[5] Point 34 de l'arrêt.
[6] Point 49.
[7] Point 42.
[8] Point 44. La Cour ne se prononce pas de manière définitive sur ce point, laissant à la juridiction de renvoi le soin de vérifier, sur la base d'une analyse de l'ensemble des faits et des règles juridiques invoquées, l'identité de cause.
[9] Points 45-46.
[10] Points 39 et 45.
[11] Point 39.
[12] Point 57.
[13] Point 59.
[14] Point 52.
[15] Voy. M. Franchimont, A. Jacobs et A. Masset, Manuel de procédure pénale, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 222.
[16] A. Verheylesonne, La poursuite civile des procédures pénales, Bruxelles, Kluwer, 2012, p. 56, qui relève que la partie civile a par conséquent un intérêt à ce que l'inculpé soit renvoyé devant le tribunal compétent car ce n'est qu'à ce moment qu'elle pourra en règle porter sa demande d'indemnisation.
[17] Point 51.
[18] Points 42 et 59.
[19] C.J.U.E., 16 juillet 2015, C-507/14, ECLI:EU:C:2015:512.
[20] Point 39.
[21] C.J.U.E., 6 décembre 1994, C-406/92, ECLI:EU:C:1994:400.
[22] Sur cette notion et les controverses qu'elle suscite, voy. A. Nuyts, L'exception de forum conveniens. Etude de droit international privé comparé, Bruylant-L.G.D.J., 2003, n° 304; G. Cuniberti, « Action déclaratoire et droit judiciaire européen », J.D.I., 2004, pp. 77 et s.
[23] C.J.U.E., 19 décembre 2013, C-452/12, ECLI:EU:C:2013:858.
[24] Point 39.
[25] Point 44.
[26] En l'espèce, l'action condamnatoire en cause était une action récursoire d'un assureur contre un transporteur mis en cause pour sa responsabilité alléguée dans le vol de marchandises. Cette action avait été introduite en Allemagne postérieurement à une action dénégatoire portée par le transporteur devant un tribunal néerlandais, et qui avait déjà donné lieu à un jugement déclaratoire négatif de non-responsabilité du transporteur. La question était de savoir si cette action (et ce jugement) avait le même objet et la même cause que l'action portée en Allemagne.
[27] C.J.U.E., 25 octobre 2012, C-133/11, ECLI:EU:C:2012:664.
[28] Point 42.
[29] Point 21.
[30] Point 52.
[31] Point 52.
[32] H. Muir Watt, note, Rev. crit. dr. intern. privé, 2013, p. 507, n° 4.
[33] Point 49.
[34] C.J.U.E., 27 février 2014, C-1/13, ECLI:EU:C:2014.
[35] Point 15.
[36] Et ce, malgré la directive d'interprétation donnée par la Cour, rappelée par l'arrêt Cartier parfum, selon laquelle la contestation de la compétence doit se situer au plus tard au moment de la prise de position considérée, par le droit national procédural national, comme la première défense adressée à la juridiction (aff. 150/80, Elefanten Schuh, ECLI:EU:C:1980:105).
[37] Que la Cour prétend vouloir éviter: point 42.
[38] Le texte ne précise pas s'il y a lieu d'attendre l'épuisement des voies de recours contre la décision du premier juge impliquant que sa compétence est établie. Pour des raisons de sécurité juridique, il apparaît effectivement préférable pour le second juge d'attendre une décision définitive dans l'Etat du juge premier saisi. Dans l'intervalle, les droits des parties sont saufs puisque la procédure demeure suspendue. Comp. Ch. Chalas, note sous l'arrêt Cartier parfums, J.D.I., 2015, p. 129.
[39] Comp. H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, 5e éd., n° 335.
[40] Sans que ce dernier ne se soit prononcé sur le litige. Si le juge s'est prononcé sur le litige, la situation de litispendance prend aussi fin, mais elle ne permet normalement pas au juge second saisi de connaître du litige en raison du principe de reconnaissance automatique des jugements.
[41] C.J.U.E., 6 octobre 2015, C-489/14, A / B., ECLI:EU:C:2015:654.
[42] Point 80.
[43] Arrêt du 6 novembre 2013, [2013] UKSC 70. Voy. le commentaire approfondi de l'affaire par H. Muir Watt, « De la régulation des procédures parallèles dans le contentieux contractuel transfrontière (et l'exploitation stratégique de ses failles): l'affaire de The Alexandros T », Rev. crit. dr. intern. privé, 2014, p. 71.
[44] C.J.E.U., 27 avril 2004, C-159/02, ECLI:EU:C:2004:228.
[45] Les assureurs se sont vus inviter à renoncer aux aspects de leur demande qui pouvaient apparaître comme ayant le même objet et la même cause que dans la procédure portée en Grèce, à défaut de quoi une question préjudicielle devrait être posée à la Cour de justice.
[46] Au point 89 de l'arrêt, la Cour souligne qu'il pourrait « peut-être » être fait appel au concept d'unité procédural de l'arrêt Purrucker.
[47] Pourtant cité par ailleurs par la Cour Suprême à propos de la question d'identité d'objet et de cause. C.J.U.E., 8 mai 2003, C-111/01, ECLI:EU:C:2003:257.
[48] Arrêt Gantner, point 27.
[49] Arrêt Gantner, point 30.
[50] Points 70 et 71.
[51] Cass. (1re civ.), 28 janvier 2015, nos 13-24.742 et 14.11.208, St. Atlas Copco Energas / Sté Linde France, J.D.I., 2015, p. 893, note V. Parisot.
[52] V. Parisot, note précitée, p. 905.
[53] Voy. H. Gaudemet-Tallon, o.c., 5e éd., nos 323 et 339. Sur les hésitations liées à l'acception de la théorie dite de l'effet réflexe, voy. A. Nuyts, « La théorie de l'effet réflexe », in Le droit processuel et judiciaire européen, Bruxelles, la Charte, 2003, pp. 73 et s.; P. Franzina, « L'universalisation partielle du régime européen de la compétence en matière civile et commerciale dans le Règlement Bruxelles Ibis: une mise en perspective », in E. Guinchard (dir.), Le nouveau Règlement Bruxelles Ibis, Bruylant, 2014, pp. 39 et s.
[54] Sur cette nouvelle disposition, voy. H. Gaudement-Tallon, o.c., 5e éd., n° 339-1; V. Egea, « La résolution des conflits de procédures dans le règlement Bruxelles Ibis », in E. Guinchard (dir.), Le nouveau règlement Bruxelles Ibis, Bruylant, 2014, pp. 147 et s., spéc. pp. 158-165; P. Rogerson, « Lis pendens and related Actions», in A. Dickinson et E. Lein (dirs.), The Brussels I Regulation Recast, OUP, 2015, pp. 346-355.
[55] L'incitation à prendre en compte la compétence exclusive du juge d'un Etat tiers dans la mise en oeuvre de la litispendance extra-européenne pose la question de savoir si cette compétence exclusive peut justifier un dessaisissement du juge d'un État membre en dehors du cas de litispendance. La question revient à s'interroger sur le point de savoir s'il subsiste une possibilité de dessaisissement en faveur de la juridiction d'un Etat tiers en vertu de la théorie de l'effet réflexe dans le cadre du Règlement Bruxelles Ibis. Sur la question, voy. not. A. Nuyts, « La refonte du Règlement Bruxelles I », Rev. crit. dr. intern. privé, 2013, pp. 1 et s., spéc. p. 9, n° 5. Sur la controverse dans le contexte d'un dessaisissement fondé sur une clause attributive de juridiction désignant le tribunal d'un Etat tiers, voy. S. Francq, « Les clauses d'élection de for dans le nouveau Règlement Bruxelles Ibis », in E. Guinchard (dir.), Le nouveau Règlement Bruxelles Ibis, Bruylant, 2014, pp. 107 et s., spéc. pp. 109 et s.
[56] Considérant n° 24.
[57] Sur ce mécanisme, voy. A. Nuyts, L'exception de forum non conveniens. Etude de droit international privé comparé, Bruylant-L.G.D.J., 2003.
[58] Voy. en particulier R. Fentiman, International Commercial Litigation, OUP, 2e éd., nos 12.41 et 12.42.
[59] Sauf dans le cas où seraient rencontrées les conditions d'application des mécanismes dérogatoires examinés à la fin de cette étude.
[60] Cass. fr. (1re ch. civ.), 26 novembre 1974, Soc. Miniera di Fragne, Rev. crit. dr. intern. privé, 1975, p. 491, note D. Holleaux.
[61] C.J.E.U., 3 avril 2014, C-438/12, ECLI:EU:C:2014:212.
[62] C.J.U.E., 27 juin 1991, C-351/89, Overseas Union Insurance, Rec., p. I-3317, point 21.
[63] H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, L.G.D.J., 4e éd., n° 338-1; comp. 5e éd., même numéro.
[64] Point 54.
[65] Point 55.
[66] Point 56.
[67] Point 53.
[68] Points 33 et 41.
[69] En ce sens, voy. L. d'Avout, Rev. crit. dr. intern. privé, 2014, p. 876; M. Nioche, J.D.I., 2015, p. 669.
[70] Point 55.
[71] En ce sens, voy. L. d'Avout, Rev. crit. dr. intern. privé, 2014, p. 876; M. Nioche, J.D.I., 2015, pp. 669-670. Comp. H. Gaudemet-Tallon, o.c., 5e éd., n° 336.
[72] Art. 26, 1., du Règlement Bruxelles Ibis.
[73] Pour autant que l'on admette que le non-respect de l'obligation d'information peut constituer un motif de non-reconnaissance, ce qui est discutable. Voy. A. Nuyts, « La refonte du règlement Bruxelles I », o.c., p. 60, n° 34.
[74] Art. 28 du Règlement Bruxelles Ibis.
[75] Cf. M. Nioche, o.c., p. 670.
[76] En pratique, cependant, l'ordre public du for invoqué est souvent l'ordre public procédural qui se déduit du droit au procès équitable en vertu des instruments de droit européen.
[77] L. d'Avout, o.c.
[78] Cf. L. d'Avout, o.c., qui relève que la prudence commande de laisser cette éventualité ouverte dans l'attente des premières illustrations contentieuses. Contra, M. Nioche, o.c., p. 669.
[79] Voy. M. Nioche, o.c., p. 670.
[80] L'impérativité est donc même inférieure à celle attachée aux règles de compétence protectrice d'une partie faible.
[81] C.J.C.E., 9 décembre 2003, C-116/02, Gasser, ECLI:EU:C:2003:657.
[82] Point 53 de l'arrêt Weber.
[83] Sauf à admettre la faculté pour les juges nationaux d'écarter la jurisprudence Gasser en invoquant « l'esprit du nouveau règlement même s'il n'est pas encore applicable à l'espèce »: H. Gaudemet-Tallon, o.c., p. 449, n° 338.
[84] Voy. la synthèse de H. Gaudemet-Tallon, o.c., 5e éd., n° 338-2.
[85] Sur cette nouvelle disposition, voy. not. S. Francq, « Les clauses d'élection de for dans le nouveau Règlement Bruxelles Ibis », in E. Guinchard (dir.), Le nouveau Règlement Bruxelles Ibis, Bruylant, 2014, pp. 107 et s., spéc. pp. 140-144; F. Garcimartin, « Lis pendens and Related Actions », in A. Dickinson et E. Lein (dirs.), The Brussels I Regulation Recast, OUP, 2015, pp. 336-343; H. Gaudemet-Tallon, o.c., 5e éd., n° 338-2.
[86] Point 53 de l'arrêt Gasser.
[87] Comme il ressort des termes de l'art. 31, 1. du règlement.
[88] Pour la thèse selon laquelle le texte permet une telle interprétation (ce que l'auteur regrette), voy. A. Dickinson, « The Revision of the Brussels I Regulation - Surveying the Proposed Brussels I Bis Regulation - Solid Foundations but Renovation Needed », Yearbook of Private International Law, 2010, vol. 12, pp. 247 s., spéc. p. 297.
[89] A. Nuyts, « La refonte du Règlement Bruxelles I », o.c., p. 52.
[90] Voy. not. C. Kleiner, « Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matière civile et commerciale », Juris-classeur, Droit international, Fasc. 584-165, p. 25, n° 97; F. Garcimartin, « Lis pendens and Related Actions », in A. Dickinson et E. Lein (dirs.), The Brussels I Regulation Recast, OUP, 2015, pp. 321 s., spéc. p. 340, n° 11.50; R. Fentiman, o.c., p. 100, n° 2.202.
[91] Selon S. Francq (o.c., p. 142), la règle de litispendance doit jouer de manière automatique dès que le défendeur dans le premier for saisi invoque une clause attributive de juridiction (et saisit le for prétendument désigné). Comp. L. Radicati di Brozolo, « Choice of Court and Arbitration Agreements and the Review of the Brussels I Regulation », IPRax, 2010, pp. 121 s., spéc. pp. 123-124.
[92] C. Kleiner, o.c.
[93] F. Garcimartin, o.c.
[94] Cf. R. Fentiman, o.c., qui considère que « inevitably, the court first seised will need to establish whether its duty to stay is engaged. This depends on whether 'an agreement as referred to in Article 25 confers exclusive jurisdiction' on the designated court. At the least, the court first seised would need to establish a prima facie case that such an agreement confers jurisdiction on the designated court ».
[95] Le 1er octobre 2015 (et à ce stade, uniquement dans les relations entre les pays de l'Union européenne et le Mexique). Voy. décision du Conseil du 4 décembre 2014 relative à l'approbation, au nom de l'Union européenne, de la Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d'élection de for, J.O.U.E., 12 octobre 2014, L. 353/5.
[96] Voy. L. Usinier, « La Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d'élection de for: beaucoup de bruit pour rien? », Rev. crit. dr. intern. privé, 2010, pp. 37 et s., spéc. n° 29, qui regrette que la convention demeure « trop timorée » sur la question du pouvoir du juge saisi en violation d'un accord de contrôler la validité de celui-ci, et estime que « la convention aurait-elle pu préciser que le tribunal saisi en violation de la clause doit en principe surseoir à statuer lorsqu'une instance parallèle est pendante devant le juge élu (peu importe que celui-ci ait été saisi en premier ou en second lieu) sans contrôler la régularité de l'accord, sauf nullité ou inapplicabilité manifeste de celui-ci ». Voy. aussi C. Kessedjian, « La Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur l'élection de for », J.D.I., 2006, pp. 813 et s., spéc. p. 833.
[97] Selon le considérant n° 5 du préambule de la décision précitée du Conseil du 4 décembre 2014, « avec l'adoption du règlement (UE) n° 1215/2012, l'Union a ouvert la voie à l'approbation de la convention au nom de l'Union, en garantissant la cohérence entre les règles de l'Union sur l'élection de for en matière civile et commerciale, d'une part, et les règles de la convention, d'autre part ». Voy. aussi l'exposé des motifs de la proposition de règlement de la Commission, p. 9; C. Kleiner, o.c., p. 5, n° 6. Sur l'impact de l'entrée en vigueur de la Convention de La Haye notamment sur la jurisprudence Gasser, voy. A. Nuyts, « Owusu, Gasser, Turner et West Tankers - Is the Hague Convention on Choice-of-Court Agreements the Solution? », in G. Affaki et H. Grigera Naón (dirs.), Jurisdictional Choices in Times of Trouble, ICC, 2015, pp. 191 et s.
[98] H. Muir Watt, note sur l'arrêt Folien Fischer, Rev. crit. dr. intern. privé, 2013, pp. 510-511, nos 12 à 14.
[99] C.J.U.E., 21 mai 2015, C-352/13, C.D.C., ECLI:EU:C:2015:355.
[100] Para. 29.
[101] Para. 32.
[102] Voy. not. L. Usunier, « Le Règlement Bruxelles Ibis et la théorie de l'abus de droit », E. Guinchard (dir.), Le nouveau Règlement Bruxelles Ibis, Bruylant, 2014, pp. 449 et s.; H. Gaudemet-Tallon, « De l'abus de droit en droit international privé », in Mélanges en l'honneur du Professeur Bernard Audit, Paris, L.G.D.J., 2014, pp. 383 et s.; A. Nuyts, L'exception de forum non conveniens, o.c., p. 758 et s.; A. Nuyts, « Forum shopping et abus du forum shopping dans l'espace judiciaire européen », Mélanges John Kirkpatrick, Bruxelles, Bruylant, pp. 745 et s.; E. Cornut, « Forum shopping et abus du choix de for en droit international privé », J.D.I., 2007, pp. 27 et s., spéc. pp. 39-43.
[103] Selon l'arrêt Brennet / Paletta, « il ne peut pas être recouru au droit [européen] dans un but d'abus ou de fraude ». C.J.U.E., C-206/94, Brennet AG / Vittorio Paletta, [1996], E.C.R., I-2382, para 24.
[104] C.J.U.E., C-373/97, Diamantis / Etat hellénique, [2000], E.C.R., I-1705.
[105] En ce sens, voy. A. Nuyts, o.c., pp. 762-764; Ch. Chalas, L'exercice discrétionnaire de la compétence juridictionnelle en droit international privé, PUAM, 2001, t. 2, pp. 493-494; V. Parisot, o.c., J.D.I., 2015, pp. 912 et s.
[106] Comp. l'avis de l'avocat général Jääskinen dans l'affaire Weber étudiée plus haut, points 76 à 83.
[107] Pour plus d'explications, voy. A. Nuyts, « The Enforcement of Jurisdiction Agreements Further to Gasser and the Community Principle of Abuse of Right », in P. de Vareilles-Sommières, Forum Shopping in the European Judicial Area, Portland/Oxford, Hart Publishing, 2007, p. 70. Voy. aussi l'expression de R. Fentiman, o.c., p. 421, n° 12.76, qui relève que « to dismiss a claim by reason of abuse of process concerns the claimant's conduct, not the allocation of jurisdiction between states ».
[108] Voy. H. Gaudemet-Tallon, o.c., p. 421, n° 317-1.
[109] N° 18648/04, J.D.I., 2009, p. 193, note F. Marchadier.
[110] Voy. aussi la décision Husein du 6 mai 2004 (n° 70807/01), où la Cour de Strasbourg indique, à propos d'une requête invoquant une mauvaise application de la Convention de Bruxelles, qu'il ne lui appartient pas d'examiner les prétendues erreurs de fait ou de droit commises par la juridiction nationale et d'y substituer sa propre appréciation « sauf si et dans la mesure où ces erreurs lui semblent susceptibles d'avoir entraîné une atteinte aux droits et libertés garantis par la convention ». Comp. la décision Avotins du 25 février 2014 (n° 17502/07).
[111] En ce sens, voy. déjà P. Wautelet, « Le droit au procès équitable et l'égalité des armes: le cas de la litispendance dans les Conventions de Bruxelles et de Lugano », in M.-Th. Caupain et G. de Leval (dirs.), L'efficacité de la justice civile en Europe, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 2000, spéc. p. 115.
[112] H. Muir-Watt, o.c., p. 511.