Article

Cour d'appel Mons, 03/11/2014, R.D.C.-T.B.H., 2015/6, p. 603-606

Cour d'appel de Mons 3 novembre 2014

CONTINUITÉ DES ENTREPRISES
Réorganisation judiciaire - Dispositions générales - Ouverture de la procédure
Si le professionnel du chiffre externe ne doit pas exercer un contrôle plénier et certifier les comptes et prévisions du débiteur, il doit néanmoins exercer le contrôle limité qui lui est dévolu et ne pas se borner à prendre acte des données fournies pas ce dernier, ce qui reviendrait à priver de toute portée la volonté d'objectivation exprimée clairement par le législateur.
S'il est légitime que le réviseur émette des réserves quant à l'étendue de son intervention, à la demande urgente d'une entreprise en difficulté, il n'en demeure pas moins qu'il se doit d'exercer un contrôle limité quant à la situation comptable présentée et de donner son avis sur le caractère raisonnable des prévisions. Il ressort des termes mêmes de l'attestation du réviseur que cela n'a pas été le cas de sorte que les documents produits ne répondent pas au prescrit de l'article 17, § 2, 5° et 6°, de la LCE. Ces manquements ne peuvent être considérés comme des manquements pouvant être régularisés en application de l'article 24, § 1er, LCE car, à défaut de données objectivées, ils empêchent le tribunal d'apprécier si les conditions de fond à l'ouverture de la procédure sont réunies.
CONTINUÏTEIT VAN DE ONDERNEMING
Gerechtelijke reorganisatie - Algemene bepalingen - Opening van de procedure
Hoewel de externe economische beroepsbeoefenaar geen volledige controle moet uitvoeren en de rekeningen en begroting van de schuldenaar niet moet certifiëren, moet hij toch een beperkte controle uitvoeren en niet louter kennis nemen van de gegevens ter beschikking gesteld door de schuldenaar. Dergelijke werkwijze zou immers de uitdrukkelijke wil van de wetgever tot objectivering van de gegevens volledig ondergraven.
De revisor mag rechtmatig een voorbehoud formuleren met betrekking tot de draagwijdte van zijn tussenkomst in een dringende situatie op verzoek van een onderneming in moeilijkheden. Dit neemt niet weg dat de revisor een beperkte controle van de voorgelegde boekhoudkundige staat moet uitvoeren en zijn standpunt moet geven over de redelijkheid van de begroting. Uit de bewoordingen van de voorgelegde verklaring van de revisor blijkt duidelijk dat dit niet gebeurd is, zodat de neergelegde documenten niet voldoen aan de voorschriften van artikel 17, § 2, 5° en 6° WCO. Deze tekortkomingen kunnen niet beschouwd worden als onregelmatigheden die overeenkomstig artikel 24, § 1 WCO kunnen worden rechtgezet, omdat de rechtbank bij gebrek aan objectieve gegevens niet kan oordelen of aan de grondvoorwaarden tot opening van de procedure is voldaan.

SA International Pig Industry e.a. / SA Goemaere

Siég.: J. Matagne (président), C. Knoops et B. Inghels (conseillers)
Pl.: Mes Ch. Declercq et A. Caby
Affaire: 2014/RG/220

La cour, après avoir délibéré, rend l'arrêt suivant:

Vu la requête d'appel du 13 mars 2014;

Vu le jugement du 24 février 2014 de la 3e chambre du tribunal de commerce de Tournai;

Vu les conclusions des 30 juin 2014 et 6 octobre 2014 des appelantes;

Vu les conclusions des 24 juillet 2014 et 6 octobre 2014 de l'intimée;

Vu l'avis du 8 septembre 2014 du ministère public;

Vu les dossiers des parties;

Les appels, interjetés dans les formes et délais légaux sont recevables.

I. Ecartement des pièces nouvelles

Les parties ont terminé leurs plaidoiries à l'audience du 8 septembre 2014.

Les débats ont ensuite été clôturés et la cause a été communiquée au ministère public, lequel a donné lecture de son avis écrit.

Les parties souhaitant répondre à cet avis, elles ont été autorisées à ce faire en déposant des « conclusions portant exclusivement sur le contenu dudit avis » (v. procès-verbal de l'audience du 8 septembre 2014).

Les parties ont reconclu et ont déposé des pièces nouvelles.

Il n'y a pas lieu d'avoir égard à ces pièces nouvelles, celles-ci étant produites après la clôture des débats.

Conformément au prescrit de l'article 767 du Code judiciaire, les conclusions déposées par les parties le 6 octobre 2014 seront uniquement prises en considération pour autant qu'elles répondent à l'avis du ministère public.

II. Antécédents

Les éléments essentiels du litige peuvent être succinctement relatés comme suit:

- la SA Goemaere exploite un abattoir;

- elle a déposé une requête en réorganisation judiciaire le 31 janvier 2014;

- elle y exposait notamment que son chiffre d'affaires est en diminution, qu'elle a subi plusieurs sinistres et qu'en raison de retards de paiement, l'AFSCA menaçait de suspendre la délivrance de certificats d'autorisation de vente de la viande;

- elle y précisait qu'elle introduisait la demande afin de négocier un plan et d'obtenir un sursis de 6 mois;

- dix sociétés créancières de la SA Goemaere, les actuelles appelantes, ont fait intervention volontaire, en faisant état de clauses de réserve de propriété sur leurs factures et en affirmant avoir la qualité de créanciers sursitaires extraordinaires;

- elles se sont opposées à la demande, en faisant notamment valoir qu'elle était irrecevable sur base des dispositions de la loi organique organisant la Banque-Carrefour et en raison de l'absence de dépôt des pièces visées à l'article 17, § 2, LCE;

- la SA Goemaere a soutenu que les interventions volontaires étaient irrecevables car faites par un seul acte alors qu'il s'agit de sociétés distinctes ayant des créances distinctes, violant ainsi le prescrit de l'article 701 du Code judiciaire, et en invoquant l'absence d'intérêt légitime des intervenantes;

- par jugement du 24 février 2014, le tribunal de commerce de Tournai a reçu les interventions volontaires, a fait droit à la requête, a déclaré ouverte la procédure de réorganisation judiciaire, a fixé la durée du sursis à 6 mois;

- par requête du 13 mars 2014, les intervenantes volontaires ont interjeté appel;

- à titre subsidiaire, elles ont sollicité la réduction à 5 mois du sursis et la nomination de deux administrateurs provisoires pour la durée du sursis;

- l'intimée a formé un appel incident par conclusions quant à la recevabilité des interventions volontaires.

III. Recevabilité de la demande originaire

Les appelantes soulèvent divers moyens pour soutenir que la requête tendant à l'ouverture d'une procédure de réorganisation judiciaire était irrecevable.

A. Inscription à la BCE

Les appelantes se prévalent de l'article 14 de la loi du 16 janvier 2003 portant création d'une Banque-Carrefour des entreprises, lequel dispose que l'action mue par une entreprise est irrecevable si elle n'est pas inscrite à la Banque-Carrefour et qu'elle est également irrecevable si son action est basée sur une activité pour laquelle elle n'est pas inscrite à la date de l'action ou qui ne tombe pas sous l'objet social pour lequel l'entreprise est inscrite à cette date.

En l'espèce, les documents joints à la requête ne précisaient pas que l'intimée était inscrite pour une activité d'abattoir.

C'était cependant bien le cas, comme le montre la pièce 1 de son dossier, laquelle mentionne comme activité principale: « Abattage des animaux ».

L'action ne peut donc être déclarée irrecevable sur base de cette disposition.

B. Violation de l'article 17 de la LCE

Selon les appelantes, l'intimée n'a pas respecté le prescrit de l'article 17, § 2, de la loi relative à la continuité des entreprises (LCE), lequel dispose qu'à peine d'irrecevabilité, diverses pièces doivent être jointes à la requête tendant à l'ouverture de la procédure.

La loi du 27 mai 2013 modifiant diverses législations en matière de continuité des entreprises a renforcé les conditions de forme imposées au débiteur pour obtenir l'ouverture d'une procédure de réorganisation judiciaire.

Dorénavant, il est exigé que le débiteur joigne à sa requête l'ensemble des documents requis aux termes de l'article 17, § 2, LCE, et ce sous peine d'irrecevabilité de la demande.

Une possibilité de régularisation est cependant prévue par l'article 24, § 1er, LCE qui permet au tribunal de laisser un délai au débiteur pour qu'il dépose des documents.

Cette faculté de régularisation doit s'apprécier restrictivement: le manquement doit pouvoir être réparé par le dépôt de la pièce adéquate et il doit être minime, puisqu'il ne doit pas empêcher le tribunal d'examiner, même en son absence, si les conditions de fond à l'ouverture de la procédure, à savoir la menace, à bref délai ou à terme, de la continuité de l'entreprise sont réunies (v. M.-Cl. Ernotte et B. Inghels, « La loi du 27 mai 2013 modifiant diverses législations en matière de continuité des entreprises: ajustement ou rétrécissement? », J.T., 2013, p. 637).

La loi du 27 mai 2013 impose désormais une objectivation des informations requises sur le plan comptable en rendant obligatoire l'intervention d'un professionnel du chiffre externe.

L'article 17, § 2, 5°, LCE maintient l'obligation de déposer une situation comptable qui reflète l'actif et le passif et le compte de résultat ne datant pas de plus de 3 mois mais ils doivent désormais être établis sous la supervision d'un tel professionnel.

La portée de cette mission est, selon les travaux préparatoires, une mission de contrôle limité: il s'agit d'une vérification marginale et non d'un examen approfondi des comptes présentés (v. M.-Cl. Ernottte et B. Inghels, o.c.).

Le professionnel doit ainsi examiner, sur un plan marginal, si la situation comptable présentée reflète la réalité (ibid.).

Le contrôle limité est une procédure clairement circonscrite par les normes de révision qui s'applique à chaque fois que le professionnel est appelé à effectuer une mission de vérification des comptes ayant pour but de lui permettre de faire rapport sur les documents qui lui sont soumis, sans que la nature de la mission n'exige un contrôle plénier.

Le professionnel doit donc procéder à un examen analytique de l'état comptable afin que les tiers concernés soient assurés que les données financières ne présentent pas d'incohérences significatives ni de surévaluation manifeste d'actif (v. A. Zenner et G. Delvaux, « Nouvelles missions et responsabilités des professionnels du chiffre dans les entreprises en difficulté », in Points de plume (e-mailing www.oeccb.be/news/details/68# de l'Ordre des experts-comptables et comptables brevetés de Belgique - société royale), octobre 2013).

La justification de l'amendement au projet de loi initial, ayant conduit à l'adoption du texte modifié des 5° et 6° de l'article 17, précise expressément à cet égard « le professionnel susvisé fera rapport sur cet état financier en indiquant notamment si la situation ne présente pas d'incohérences au niveau des résultats accusés et s'il n'y a pas de surévaluation manifeste de l'actif net. En cela, la mission est une mission de contrôle limité ».

L'article 17, § 2, 6°, LCE impose le dépôt d'un budget contenant une estimation des recettes et dépenses pour la durée minimale du sursis, préparé avec l'assistance d'un professionnel du chiffre externe.

Ce professionnel devra, selon les travaux préparatoires, se prononcer sur « le caractère raisonnable ou non des prévisions évoquées par l'organe de gestion » (v. M.-Cl. Ernotte et B. Inghels, o.c.).

La justification de l'amendement au projet de loi énonce en effet sur ce point:

« En l'occurrence également, le nouveau texte de loi sollicite une objectivation des prévisions puisque le débiteur doit se faire assister par un professionnel. Le budget prévisionnel évoqué dans l'article 17, § 2, 6° porte sur une estimation des recettes et des dépenses sur la durée minimale du sursis demandé. Ledit budget provisionnel est à établir pour le débiteur. L'assistance par un comptable agréé externe, un comptable-fiscaliste agréé externe, un expert-comptable externe ou un réviseur d'entreprises permet d'objectiver les prévisions relatées. Le professionnel consulté ne pourra jamais en fonction des normes professionnelles applicables certifier ou attester des prévisions. Sa mission consiste d'avantage à donner un avis sur le caractère raisonnable ou non des prévisions évoquées par l'organe de gestion. »

Il appert ainsi que si le professionnel du chiffre externe ne doit pas exercer un contrôle plénier et certifier les comptes et prévisions du débiteur, il doit néanmoins exercer le contrôle limité qui lui est dévolu et ne pas se borner à prendre acte des données fournies par ce dernier, ce qui reviendrait à priver de toute portée la volonté d'objectivation exprimée clairement par le législateur.

En l'espèce, les pièces annexées à la requête comportaient une attestation du réviseur d'entreprises BDO, laquelle énonce notamment que:

- « L'établissement de la situation comptable qui reflète l'actif et le passif et le compte de résultats clos le 31 décembre 2013, ainsi que le budget relèvent de la responsabilité de l'organe de gestion et sont établis dans une perspective de continuité » ;

- « la supervision et l'assistance mentionnés ci-dessus ne forment ni un contrôle ni une appréciation et nous n'exprimons aucune mesure de certitude concernant les états financiers ou le budget, qui ont été établis à base des informations comptables et les estimations fourni par l'entreprise... ».

S'il est légitime que le réviseur émette des réserves quant à l'étendue de son intervention, à la demande urgente d'une entreprise en difficulté, il n'en demeure pas moins qu'il se doit d'exercer un contrôle limité quant à la situation comptable présentée et de donner son avis sur le caractère raisonnable des prévisions.

In casu, il ressort des termes mêmes de l'attestation du réviseur que cela n'a pas été le cas, de sorte que les documents produits ne répondent pas au prescrit de l'article 17, § 2, 5° et 6°, de la LCE.

Ces manquements ne peuvent être considérés comme des manquements mineurs pouvant être régularisés en application de l'article 24, § 1er, LCE car, à défaut de données objectivées, ils empêchent le tribunal d'apprécier si les conditions de fond à l'ouverture de la procédure sont réunies.

Ils ne peuvent donc être corrigés par la production, après la clôture des débats en degré d'appel, d'une attestation du réviseur du 3 octobre 2014.

Il s'ensuit que la demande originaire était irrecevable.

Il est dès lors superflu d'examiner les autres moyens d'irrecevabilité invoqués par les appelantes ainsi que leurs demandes subsidiaires.

IV. Recevabilité des interventions volontaires

L'intimée forme un appel incident tendant à ce que les interventions volontaires soient dites irrecevables.

A. Violation de l'article 701 du Code judicaire

L'intimée fait valoir que les interventions volontaires ont été faites par un seul acte alors que les intervenantes sont des sociétés distinctes disposant de créances distinctes, de sorte qu'en l'absence de connexité les interventions auraient dû être faites par des actes séparés.

L'article 701 du Code judiciaire prévoit que diverses demandes entre deux ou plusieurs parties peuvent, si elles sont connexes, être introduites par le même acte.

Selon une partie de la doctrine et de la jurisprudence, cette disposition est une règle de procédure qui relève de l'organisation judiciaire et qui touche à l'ordre public, de sorte que sa méconnaissance et la réunion dans un seul et même acte de plusieurs demandes non connexes, entraîne l'inadmissibilité ou l'irrecevabilité des demandes.

Toutefois, le défaut de connexité entre les demandes réunies dans un seul et même acte est étranger à l'ordre public (v. Cass., 24 novembre 2008, J.T., 2009, p. 304), de sorte que la sanction d'irrecevabilité ne peut être appliquée.

L'absence de connexité entraîne non pas l'irrecevabilité des demandes ou la nullité de la citation mais uniquement la disjonction des demandes et leur instruction et jugement séparés avec le cas échéant l'obligation pour le demandeur d'inscrire les causes disjointes au rôle en payant les droits prévus à cet effet (v. H. Boularbah, « Citation collective: le défaut de connexité ne peut pas être soulevé d'office par le juge », in Procedurecivile.be et les références citées; S. Lenaerts, « Actualités en matière de compétence (octobre 2010 - septembre 2013 », in C.U.P., vol. 145, « Actualités en droit judiciaire », p. 116, n° 43).

En l'espèce, s'agissant d'interventions volontaires dans le cadre d'une procédure de réorganisation judiciaire, il n'y avait pas lieu à disjonction ni au paiement de droits de mise au rôle.

B. Absence d'intérêt légitime

L'intimée soutient que les interventions volontaires ont été faites dans l'intention exclusive de nuire et que les intervenantes ne peuvent se prévaloir d'un intérêt légitime.

L'article 5 de la LCE énonce que tout intéressé peut intervenir dans les procédures prévues par cette loi.

Les intervenantes sont manifestement des personnes intéressées au sens de cette disposition, disposant d'importantes créances à l'encontre de l'intimée.

Leur intérêt, en tant que créanciers, ne coïncide pas avec celui de leur débitrice et il n'est pas démontré qu'elles agissent dans le but de nuire à celle-ci.

Elles ont un intérêt légitime à intervenir à la procédure et à faire valoir leur point de vue quant à la réorganisation judiciaire sollicitée par leur débitrice.

C. Non-fondement de l'appel incident

Il ressort des considérations qui précèdent que les interventions volontaires sont recevables et que l'appel incident n'est pas fondé.

V. Application de l'article 29 du Code d'instruction criminelle

Les appelantes sollicitent en conclusions qu'il soit fait application de l'article 29 du C.i. cr.

Cette demande est sans objet, dès lors que la cause a été communiquée au ministère public.

Par ces motifs,

La cour,

Statuant contradictoirement.

Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 concernant l'emploi des langues en matière judiciaire.

Entendu Ph. de Koster, avocat général près la cour du travail de Mons, délégué temporairement et limitativement au parquet-général pour exercer les fonctions du ministère public aux audiences civile et commerciale par acte du 29 octobre 2012 du procureur général faisant fonction, en la lecture de son avis écrit et déposé à l'audience publique du 8 septembre 2014.

Reçoit les appels.

Dit l'appel principal fondé et l'appel incident non fondé.

En conséquence, met à néant le jugement entrepris sauf en ce qu'il a reçu les interventions volontaires.

Dit la demande tendant à l'ouverture d'une procédure de réorganisation judiciaire irrecevable.

En déboute la demanderesse.

Délaisse aux parties leurs frais et dépens en la première instance.

Condamne l'intimée aux frais et dépens d'appel, liquidés à 1.320 EUR par les appelantes, et lui délaisse ses frais et dépens en cette instance.

(…)


Note / Noot

Zie artikel van M. Vanmeenen in dit nummer, p. 487.