Article

L'intérêt social selon la Cour de cassation: « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits »?, R.D.C.-T.B.H., 2014/9, p. 855-865

VENNOOTSCHAPPEN
Algemene beginselen - Definitie - Affectio societatis - Belang van de vennootschap
Het belang van een vennootschap wordt bepaald door het collectief winstbelang van haar huidige en toekomstige aandeelhouders.
SOCIÉTÉS
Principes généraux - Définition - Affectio societatis - Intérêt social
L'intérêt social est déterminé par le but de lucre collectif des associés actuels et futurs de la société.
L'intérêt social selon la Cour de cassation: « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits » [2]?
Didier Willermain [3]
I. Introduction: l'intérêt social en droit des sociétés

1.L'intérêt social joue un rôle central en droit des sociétés, spécialement dans les sociétés dotées de la personnalité juridique. La conformité à l'intérêt social conditionne la régularité des décisions des organes, que ce soit de l'assemblée générale ou des organes de gestion (gérant, collège de gestion, conseil d'administration ou comité de direction et délégué à la gestion journalière, selon la forme de la société) [4]. C'est la fonction traditionnelle de l'intérêt social. Plus généralement, la primauté de l'intérêt social s'impose dans l'exercice par les dirigeants sociaux et les actionnaires de leurs pouvoirs, de leurs droits et de leurs devoirs [5].

Cette première fonction a comme corollaire que l'existence d'une éventuelle faute de gestion dans le chef des organes d'une personne morale, sur la base notamment des articles 262 et 527 du Code des sociétés, s'apprécie au regard de la conformité de leurs décisions à l'intérêt social [6], lorsque la faute reprochée ne consiste pas en la violation d'une obligation déterminée s'imposant à eux en vertu de leur « mandat », des statuts ou d'une disposition légale spécifique.

Au-delà de cette fonction classique dans le fonctionnement organique des sociétés, l'intérêt social permet aussi de déroger à certains droits des actionnaires et des dirigeants sociaux ou de les « encadrer ». Nous songeons à l'obligation des administrateurs de répondre aux questions des actionnaires en assemblée générale dans la mesure où les informations communiquées ne portent pas gravement préjudice aux intérêts (commerciaux) de la société (art. 540 C. soc. en ce qui concerne les sociétés anonymes) [7], au droit de préférence des actionnaires de sociétés anonymes en cas d'augmentation de capital, qui peut être limité ou supprimé « dans l'intérêt social » (art. 596 C. soc.) ou au droit d'investigation individuel des administrateurs qui est un droit « fonctionnel » devant permettre aux administrateurs de remplir leurs fonctions dans l'intérêt social [8].

La justification « par l'intérêt social » est également une condition de validité des clauses d'inaliénabilité des titres dans les sociétés anonymes (art. 510 C. soc.) ainsi que des engagements de vote au sein des assemblées générales de ces sociétés (art. 551 C. soc.) et des sociétés privées à responsabilité limitée (art. 281 C. soc.[9], [10]. Il s'agit aussi d'une condition de validité des options de vente à prix fixe exonérant un associé de toute participation aux pertes sociales, par dérogation à la prohibition des pactes léonins édictée par l'article 32 du Code des sociétés [11].

Dans le cadre des procédures judiciaires, la protection de l'intérêt social a été retenue par les tribunaux pour justifier leurs interventions dans la vie des sociétés, en dehors des cas expressément prévus par la loi, notamment en désignant des administrateurs provisoires [12]. L'intérêt social intervient également dans les procédures de résolutions des conflits entre associés, spécialement en cas d'action en exclusion dirigée par un associé contre un de ses coassociés (art. 334 et 636 C. soc.) [13].

De ce bref rappel, il ressort que le rôle de l'intérêt social dans le droit des sociétés s'est accru au fil du temps, par l'effet de la loi, de la jurisprudence et de la doctrine [14]. Il s'étend désormais au-delà du fonctionnement organique des sociétés pour toucher aux droits et obligations « individuels » des associés et des dirigeants sociaux lorsque ceux-ci interfèrent avec la vie sociale.

II. La notion d'intérêt social: rappel de la controverse et de ses enjeux

2.En dépit de la place de plus en plus prépondérante prise par le concept d'intérêt social en droit des sociétés, sa définition même divise la doctrine et la jurisprudence depuis plusieurs décennies [15].

Schématiquement, deux définitions de l'intérêt social ont été développées, chacune d'elle étant, en outre, susceptible de plusieurs variantes ou nuances [16]: d'une part, une définition dite « restrictive » ou « actionnariale », centrée sur l'intérêt (patrimonial) commun des actionnaires, à plus ou moins long terme [17]; d'autre part, une définition plus large de type « entrepreneuriale », qui englobe dans l'intérêt social, outre l'intérêt commun des actionnaires, les intérêts des autres « parties prenantes » ou « porteurs d'enjeux » (« stakeholders ») liés à la continuité et à la prospérité de la société, tels que les bailleurs de fonds et les autres créanciers, les travailleurs, voire les intérêts de la région ou de la communauté dans laquelle la société exploite ses activités et même l'intérêt général [18] (voy. égal. infra, n° 6).

Deux modèles de gouvernance d'entreprise s'opposent ou se distinguent ainsi: d'une part, celui de la primauté de l'actionnaire (« shareholder primacy »), cette primauté se présentant soit, dans sa version la plus radicale, comme une fin en soi [19], soit comme un moyen au service du financement de la prospérité économique par le recours au capital apporté par les actionnaires [20]; d'autre part, celui de la société conçue comme une technique d'organisation de l'entreprise, source de prospérité économique mais également d'« externalités négatives », qui doit être gérée en tenant compte des multiples intérêts qui sont concernés ou « impactés » par ses activités. Ces intérêts ne peuvent faire l'objet d'une liste exhaustive théorique mais dépendent des caractéristiques propres de chaque société et de ses activités [21].

Le premier modèle est basé sur une conception davantage contractuelle qu'institutionnelle de la société [22]. Il s'inscrit dans le cadre d'une vision libérale ou néo-libérale de l'économie dans lequel le marché joue un rôle prédominant dans la détermination de la norme [23]. Le modèle de « corporate governance » en résultant est de type « shareholders oriented » ou « outsider » (les intérêts autres que ceux des actionnaires restent à « l'extérieur » du processus décisionnel). En droit comparé, c'est le modèle qui prévaut aux Etats-Unis [24] et en Angleterre [25]. Le second modèle est basé sur une vision institutionnelle de la société, dans laquelle celle-ci s'émancipe en quelque sorte de ses associés. Le modèle de « corporate governance » en découlant, encadré par la réglementation étatique, est de type « stakeholders oriented » ou « insider ». C'est le modèle qui semble prévaloir aux Pays-Bas [26], en Allemagne [27], au Canada [28] et qui rencontre de nombreux soutiens en France [29], en dépit du renouveau dont l'approche contractuelle a fait l'objet dans ce pays au cours des années 1990 [30].

3.Le clivage entre les deux approches ne doit cependant pas être exagéré. Aucun modèle de « corporate governance », en ce compris le modèle étasunien, ne présente en effet une orientation totalement « shareholders oriented » ni totalement « stakeholders oriented ».

Dans notre pays, les partisans d'une conception « restrictive » de l'intérêt social admettent que cet intérêt inclut l'intérêt à long terme des actionnaires ou celui des actionnaires futurs [31], dans une perspective de continuité de la société (en « going concern »), ce qui suppose bien souvent, en pratique, la prise en compte dans la gestion de l'entreprise des divers intérêts catégoriels qui gravitent autour d'elle (voy. égal. infra, n° 13). Réciproquement, les diverses « parties prenantes » impliquées dans l'entreprise ont en principe intérêt à ce que celle-ci soit rentable et profitable pour les actionnaires. Les deux approches apparaissent ainsi complémentaires toutes les fois où la prise en compte des intérêts des autres « parties prenantes » contribue à la satisfaction des intérêts des actionnaires, fût-ce à long terme, et où l'intérêt de ces derniers à la profitabilité de la société n'est pas contraire à l'intérêt de ces autres « parties prenantes ». On passe ainsi du modèle « shareholders primacy » à un modèle de type « enlighted shareholders » [32].

D'autre part, la conception élargie de l'intérêt social n'implique pas que les organes sociaux devraient être attentifs à respecter simultanément et pleinement chacun des intérêts liés à l'entreprise: comme l'explique le professeur Dieux, « ce qui signifie la prise en considération de tous ces intérêts, sous le couvert de l'intérêt social, c'est que ces organes ne peuvent pas se désintéresser des répercussions de leurs décisions sur les intérêts liés à l'entreprise et à sa continuité, autres que l'intérêt patrimonial des associés, et que la concurrence de ces multiples intérêts qui sont, il est vrai, souvent antagonistes, doit être réalisée par un arbitrage suffisamment étayé pour emporter l'adhésion, eu égard notamment à la nature de la décision en cause » [33].

4.A cet égard, les conséquences juridiques susceptibles de résulter pour les organes sociaux, les actionnaires et les autres « parties prenantes » de la conception « large » de l'intérêt social et de l'« arbitrage » entre les divers intérêts en présence - ou, selon une autre expression, de la « conciliation » [34] de ces intérêts - auquel les organes sociaux doivent procéder ne sont pas toujours clairement identifiées. Ce « flou » (apparent) est souvent critiqué par les adversaires d'une conception « large » de l'intérêt social mais constitue aussi un élément qui contribue au rapprochement des deux modèles en présence.

Une chose est sûre: dans une conception « large » de l'intérêt social, les organes sociaux doivent pouvoir justifier leur décision au regard d'autres intérêts que l'intérêt des seuls actionnaires. Il s'agit, en d'autres termes, « d'une cause de justification leur permettant de résister à des mandants dont les vues seraient trop étroites » [35]. Mais, dans cette conception des choses, les organes ne paraissent donc pas avoir l'obligation de prendre en compte les intérêts des autres « parties prenantes » [36] et celles-ci ne sauraient mettre en cause des décisions sociales au motif que leurs intérêts n'auraient pas été (suffisamment) pris en compte. Certaines décisions de jurisprudence vont cependant plus loin en reconnaissant aux tiers - spécialement aux travailleurs - un droit d'agir contre des décisions sociales qui méconnaissent leurs intérêts au profit de l'intérêt des actionnaires [37].

Un second point ne semble pas non plus faire l'objet de discussion: si la conception « large » de l'intérêt social autorise les organes à « tempérer » en quelque sorte l'intérêt des actionnaires par l'intérêt des autres « parties prenantes » dans une mesure qu'il appartient à ces organes d'apprécier sous le contrôle (marginal) du juge, l'intérêt social largement conçu n'autorise cependant pas les organes à s'écarter de manière excessive de l'intérêt commun des actionnaires au profit d'autres intérêts ou de l'intérêt général.

III. L'arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2013

5.Par son arrêt du 28 novembre 2013 reproduit ci-avant, la Cour de cassation tranche la controverse en des termes particulièrement nets: « Het belang van een vennootschap wordt bepaald door het collectief winstbelang van haar huidige en toekomstige aandeelhouders » (traduction [38]: « L'intérêt social est déterminé par le but de lucre collectif des associés actuels et futurs »).

Les antécédents de la cause ayant donné lieu à l'arrêt peuvent être résumés comme il suit: alors qu'une convention de cession d'actions prévoyant le paiement différé du prix de cession faisait interdiction à l'acquéreur de grever les actions acquises de quelque droit que ce soit avant le complet paiement du prix, l'acquéreur avait vendu une partie des actions acquises, ce qui rendait le prix de cession immédiatement exigible. La question était simple: la clause - interprétée par les juges du fond comme une clause d'inaliénabilité visant également la cession des actions - était-elle conforme à l'article 510, alinéa 2, du Code des sociétés qui, comme on l'a vu ci-avant (supra, n° 2), énonce que de telles clauses doivent être « justifiées par l'intérêt social à tout moment »?

Pour les juges du fond, cette question appelait une réponse positive: la clause litigieuse avait, selon eux, une fonction de sûreté (une « zekerheidsfunctie ») ayant permis à l'acquéreur des actions d'obtenir un crédit du vendeur de sorte qu'il avait pu affecter son capital et son patrimoine au projet développé par la société dont il avait acquis les actions.

Le moyen faisait valoir que la cour d'appel avait violé l'article 510 du Code car elle n'avait pas pu décider, sur la base de ce raisonnement, que la clause d'inaliénabilité était conforme à l'intérêt social. Il est rejeté par la Cour de cassation au terme de l'attendu ci-dessus reproduit. La Cour ajoute que la question de savoir si une clause d'inaliénabilité est justifiée au regard de l'intérêt social relève d'une appréciation de fait mais qu'elle peut néanmoins vérifier si la notion d'intérêt social - telle qu'elle l'a définie - n'a pas été méconnue.

IV. Premières observations critiques

6.Notre propos n'est pas de refaire, dans le cadre limité du présent commentaire, le tour de la controverse sur la définition de l'intérêt social. Nous avons situé ci-dessus le débat dans son contexte juridique et économique en rappelant ses enjeux (supra, nos 4 à 6) et nous nous permettons de renvoyer, pour le surplus, le lecteur à la très abondante littérature sur le sujet [39].

Nous nous contenterons, plus modestement, de formuler quelques observations critiques, en ne cachant pas que nous avons toujours été un partisan de la conception « large » de l'intérêt social.

7.Notre première observation est d'ordre formel: on ne peut qu'être frappé par la concision - d'aucuns diront le peu de motivation - des attendus de principe de notre Cour de cassation, même lorsque celle-ci tranche une question fondamentale, et celle qui faisait l'objet de son arrêt du 28 novembre 2013 relève assurément de cette catégorie. Tel est cependant le « style » traditionnel des décisions de la Cour [40] et l'arrêt commenté en donne une nouvelle illustration après ceux rendus en matière de responsabilité des administrateurs [41], [42], pour rester dans le domaine du droit de sociétés.

Le constat est d'autant plus frappant encore en l'espèce que l'attendu en question ne paraît pas essentiel à la solution du litige. La Cour aurait pu, nous semble-t-il, se contenter de rejeter la branche du moyen en indiquant, selon une formule également traditionnelle, que la question de la justification d'une clause au regard de l'intérêt social relève d'une appréciation de fait échappant à son contrôle. La Cour de cassation nous semble donc avoir voulu « faire le droit ».

8.Notre deuxième commentaire est relatif à la portée de l'arrêt: si le litige concernait l'application d'une disposition particulière du Code des sociétés (art. 510) et la conformité d'une disposition contractuelle à cette disposition (supra, n° 7), la Cour s'est prononcée en termes généraux. La définition de l'intérêt social qu'elle énonce est donc applicable en dehors de l'hypothèse particulière qui lui était soumise, contrairement à ce qu'a pu suggérer un premier commentateur [43]. La lecture de son Rapport annuel 2013 le confirme [44].

Même si l'on pourrait être tenté de considérer que la notion d'intérêt social doit être conçue davantage par rapport à l'intérêt des actionnaires dans le cadre de l'article 510 du Code des sociétés - qui concerne directement les droits des actionnaires sur leurs titres (et le plus important d'entre eux: celui de les aliéner) - que dans d'autres dispositions ou institutions concernant le fonctionnement de la société, telle n'est pas la manière dont la Cour s'est exprimée. On conçoit en outre difficilement qu'une même notion ait des significations différentes en fonction du cadre dans lequel elle est appliquée.

Une autre question est de savoir si l'arrêt sera confirmé par d'autres décisions. Anticipant sur les conclusions de la présente note (infra, n° 20), nous formons pour notre part le voeu qu'il reste un arrêt isolé et que la jurisprudence de la Cour de cassation évoluera vers une conception plus large de l'intérêt social.

9.Une troisième série de commentaires concerne le fond de la solution retenue par la Cour. Il ne faut pas se le cacher: en s'exprimant comme elle l'a fait c'est incontestablement la vision « restrictive » de l'intérêt social centrée autour de l'intérêt patrimonial commun - du « but de lucre collectif » selon la terminologie de l'arrêt - des actionnaires que la Cour de cassation a consacrée. Le droit belge des sociétés serait donc ainsi, selon notre Cour Suprême, de type « shareholders oriented » (supra, n° 4). Comme on l'a montré ci-avant (supra, n° 4), le choix ainsi fait entre les deux conceptions de l'intérêt social n'est pas juridiquement ni « idéologiquement » neutre, même s'il ne faut pas exagérer l'importance de l'arrêt à cet égard (supra, n° 5).

Les arguments qui plaident en faveur de cette solution sont connus et simples: toute société étant « contractée pour l'intérêt commun des parties » (art. 19 C. soc.) et ayant pour but « de procurer aux associés un bénéfice patrimonial direct ou indirect » (art. 1er C. soc.), il en résulte que l'intérêt de la société s'identifie à l'intérêt patrimonial commun de ses associés ou à leur « but de lucre collectif ». On ajoute qu'imposer aux organes de prendre en compte d'autres intérêts serait contraire au principe de la spécialité légale et se heurterait à l'hétérogénéité de ces intérêts qui rendrait la gestion des sociétés impossible [45].

10.Selon cette nouvelle jurisprudence, l'intérêt social s'identifie à l'intérêt commun des associés, ramené par la Cour à leur « but de lucre collectif ». L'analyse en terme d'intérêt (patrimonial) commun ou « collectif » des associés est classique dans la conception « restrictive » de l'intérêt social.

L'assimilation ou la réduction de cet intérêt commun au « but de lucre » (« collectief winstbelang ») est également traditionnelle, même si elle est plus surprenante à nos yeux [46]. Il est difficile d'apprécier si le choix de cette référence au « but de lucre » plutôt qu'à l'intérêt (patrimonial) commun des associés témoigne, dans l'esprit de la Cour, d'une vision plus restrictive encore de l'intérêt social ou si elle n'est qu'un renvoi au critère traditionnel de distinction - la « summa divisio » - entre sociétés et associations. A priori,nous aurions tendance à considérer que la notion de « but de lucre collectif » est moins large et davantage tournée vers la réalisation d'un profit [47] que celle d'intérêt (patrimonial) commun des associés mais la différence entre les deux notions est ténue à tel point qu'elles sont considérées comme équivalentes par d'autres auteurs [48].

11.Si la Cour opte pour une conception « actionnariale » de l'intérêt social, elle inclut néanmoins dans sa définition l'intérêt des associés « futurs ». En soi, cette référence aux associés futurs n'a rien de révolutionnaire: elle était admise de longue date par les partisans de la définition « restrictive » de l'intérêt social (supra, n° 5).

La formulation utilisée n'est cependant guère heureuse, spécialement l'emploi par la Cour de la conjonction « et »: « het collectief winstbelang van haar huidige en toekomstige aandeelhouders » (nous soulignons). Prise au pied de la lettre, il résulte de cette formule qu'une décision sociale ne pourrait être justifiée au regard des intérêts des seuls associés futurs (p. ex. une mise en réserve de bénéfices) si les associés actuels n'en bénéficient pas également, fût-ce indirectement. Inversement, une décision ne pourrait être justifiée par les seuls intérêts des associés actuels (p. ex. une distribution de bénéfices) sans prendre en compte les intérêts des associés futurs, souvent difficilement identifiables.

La référence aux associés futurs ne doit cependant pas être prise d'une manière aussi littérale. L'objectif est d'affranchir la gestion des sociétés d'une vision « à court terme » - « short termism », selon la conception anglo-saxonne [49] - de l'intérêt social. La prise en compte des intérêts des actionnaires futurs implique en réalité que l'intérêt social conçu de manière restrictive soit néanmoins apprécié dans une perspective de continuité de la société et que des intérêts à long terme ne soient pas sacrifiés au nom du profit immédiat des associés actuels. Même dans la conception « stricte » de l'intérêt social, toute décision sociale ne doit donc pas s'apprécier à l'aune du « but de lucre » conçu comme le bénéfice immédiat que peuvent en retirer les détenteurs d'actions au moment où la décision est prise. L'intérêt social dépasse l'intérêt immédiat des associés. La Cour de cassation l'a confirmé en commentant son arrêt dans son Rapport annuel 2013: « l'intérêt social vise aussi la continuité de l'entreprise et doit donc recevoir une interprétation dynamique et tournée vers l'avenir. » [50]. L'illustration classique est la décision de mettre en réserve des bénéfices réalisés afin d'assurer le développement futur de la société.

Des charges et des contraintes peuvent par conséquent être imposées aux actionnaires actuels si ces charges et contraintes trouvent leur contrepartie dans une perspective de développement de la société dont il est raisonnable de penser qu'elle bénéficiera à terme à l'ensemble des actionnaires. Le cas soumis à la Cour en fournit au demeurant une illustration (supra, n° 7): une clause d'inaliénabilité impose par hypothèse une obligation à l'actionnaire à qui il est fait interdiction d'aliéner ses actions mais cette charge se justifie en considération du développement futur de la société. La suppression « dans l'intérêt social » du droit de préférence (supra, n° 2) en fournit un autre exemple classique [51].

12.La vision « dynamique » de l'intérêt social prônée par la Cour autorise aussi un certain élargissement des intérêts à prendre en considération par les organes sociaux. La satisfaction des intérêts des actionnaires n'interdit pas la prise en compte par les organes sociaux des intérêts des autres « stakeholders » voire, plus généralement, de la collectivité. Il est un fait que la prospérité de la société et de ses actionnaires dans une perspective de continuité passe par le respect par la société des intérêts des autres « parties prenantes » (voy. égal. supra, n° 5) [52].

Les partisans de la conception restrictive de l'intérêt social l'admettent également: « Dans la mesure de leur complémentarité, tous les intérêts en présence devraient être pris en compte pour garantir le succès économique de la société » [53]. On est néanmoins frappé par l'absence de toute référence expresse, dans l'arrêt de la Cour, à la prise en compte des intérêts de ces autres « parties prenantes », fût-ce comme moyen d'assurer la profitabilité de la société dans l'intérêt de ses actionnaires. Le modèle « médian » du type « enlighted shareholders » (supra, n° 5) n'est ainsi pas retenu par la Cour, dans des termes exprès du moins.

Cela étant, dans la conception restrictive de l'intérêt social, ces autres intérêts catégoriels ne pourraient être pris en compte que « comme instrument de la réalisation de l'intérêt commun des associés » avec pour conséquence qu'en cas de divergence entre ces intérêts, ce serait l'intérêt commun des associés qui devrait prévaloir [54]. Les intérêts des autres « stakeholders » sont ainsi subordonnés à ceux des actionnaires, comme dans le modèle anglais de l'« enlighted shareholders » (supra, n° 5, note 24). Telle est, ramenée à l'essentiel, la portée de l'arrêt de la Cour.

13.La conception « restrictive » de l'intérêt social retenue par la Cour réduit la marge d'appréciation des organes sociaux qui, s'ils pourront toujours se référer aux intérêts des autres « stakeholders » pour justifier leurs décisions, devront veiller à ce que la prise en compte éventuelle de ces autres intérêts rencontre l'intérêt des actionnaires, actuels et futurs (supra, n° 14).

Si, formellement, cette conception n'affecte pas le pouvoir des organes de gestion et du « management », elle limite donc leur liberté d'action en renforçant le « poids » des actionnaires, y compris des actionnaires dits de référence ou de contrôle, dans le processus décisionnel ainsi que le pouvoir de contrôle et de censure des décisions sociales par les cours et tribunaux, dans le respect bien sûr du principe de l'appréciation marginale.

En ramenant l'intérêt social - qui, comme on l'a rappelé ci-avant (supra, n° 1), est le critère au regard duquel s'apprécie la responsabilité des dirigeants sociaux pour faute de gestion - au « but de lucre collectif » des associés actuels et futurs, l'arrêt a également pour conséquence théorique d'accroître la responsabilité potentielle des organes de gestion à l'égard de la société et de ses associés en les privant de la possibilité de justifier leurs décisions par la prise en compte d'intérêts « tiers » si ceux-ci ne sont pas jugés conformes à l'intérêt des associés.

Dans les groupes de société, la décision de la Cour devrait en théorie avoir pour conséquence de renforcer le rôle de la société mère [55] tout en limitant la possibilité pour les organes des sociétés du groupe de prendre en compte l'intérêt du groupe auquel la société appartient (ou l'intérêt des autres sociétés de ce groupe). La prise en compte de tels intérêts « externes » à la société devrait, elle aussi, satisfaire au « test » de l'intérêt patrimonial des actionnaires. On constate cependant que la jurisprudence et la doctrine relatives à l'intérêt de groupe se sont développées de manière en quelque sorte autonome en s'émancipant de la controverse sur la définition de l'intérêt social [56]. Il n'est donc pas acquis que la consécration d'une définition « restrictive » de l'intérêt social ait un impact sur la légitimité, pour les organes, de prendre en compte, dans certaines conditions, l'intérêt de groupe.

14.En dépit de l'ouverture faite par la Cour de cassation aux intérêts des associés futurs et de la vision « dynamique » de l'intérêt social qui en résulte (supra, n° 13), la solution retenue par notre juridiction suprême n'emporte pas notre adhésion. Elle soulève, à nos yeux, plusieurs critiques fondamentales, outre celles déjà exprimées quant à la formulation de l'arrêt (supra, n° 13).

Cette définition restrictive de l'intérêt social repose, selon nous, sur une conception, sinon inexacte et simplifiée, à tout le moins discutable de la réalité: une société dotée de la personnalité juridique n'est pas réductible à un patrimoine mis en commun par des associés poursuivant un « but de lucre » et dont ceux-ci seraient en quelque sorte propriétaires avec, pour conséquence, qu'elle devrait être gérée par ses organes dans le seul intérêt patrimonial de ces associés. S'exprimant à propos du « retour à l'actionnaire » - tendance dans laquelle l'arrêt commenté s'inscrit incontestablement - le professeur Dieux évoque un « certain primitivisme juridique » « particulièrement dans la mesure où [ce retour à l'actionnaire]s'accompagne d'une restauration de l'idée - typique de la conception 'romaniste' sur la base de laquelle le droit français des sociétés de capitaux s'est construit au XIXème siècle - que les actionnaires sont les propriétaires de l'entreprise et que les dirigeants en charge de la conduite des affaires ne sont que des mandataires à leur service » [57].

Comme le soulignait le rapport au Roi précédant l'arrêté royal du 8 octobre 1976 relatif aux comptes annuels des entreprises, l'entreprise - dont la société est l'armature juridique - n'est « pas seulement un patrimoine générateur de profits ou de pertes »: « elle est essentiellement un agencement dynamique et durable d'hommes, de moyens techniques et de capitaux, organisés en vue de l'exercice d'une activité économique débouchant sur la réalisation d'un produit brut, permettant d'attribuer des revenus bruts ou nets à tous ceux qui ont concouru à sa réalisation » [58]. L'activité de l'entreprise a des répercussions pour les tiers - elle est source d'« externalités négatives » (supra, n° 4) - dont les organes sociaux ne peuvent se désintéresser.

Cette conception « large » de l'intérêt social et la prise en compte des intérêts de toutes les « parties prenantes » sont reflétées dans de nombreuses dispositions légales. D'autres avant nous en ont fait l'inventaire et nous nous permettons de renvoyer à leurs études substantielles et détaillées [59]. Ces dispositions ne sont pas destinées à pallier une définition en quelque sorte minimale ou lacunaire de l'intérêt social mais l'illustration d'un système plus global dans lequel l'intérêt de la société ne se réduit pas à l'intérêt de ses associés [60]. Nous verrons ci-après que tel est également la position exprimée par le Collège d'experts désigné par la Commission établie par la Chambre et le Sénat sur la crise financière et bancaire de 2008 (infra, n° 18). Limiter le débat et fonder une définition de l'intérêt social sur deux dispositions de notre Code des sociétés héritées telles quelles ou presque du Code civil de 1804 est pour le moins réducteur.

Il nous semble permis de considérer que l'octroi aux sociétés de la personnalité juridique et aux associés du privilège que constitue la responsabilité limitée ne se conçoit qu'en contrepartie de la prise en considération par les sociétés d'autres intérêts que l'intérêt patrimonial purement égoïste de leurs associés, au-delà de la contribution de ses associés, par la mise en société de leurs apports, à l'activité économique générale [61].

15.En outre, l'arrêt va à l'encontre non seulement d'une importante doctrine [62] - qui ne nous semble cependant pas pouvoir être qualifiée de « majoritaire » [63], eu égard aux nombreux auteurs ne partageant pas cette analyse [64] - mais surtout d'une tendance « forte » de la jurisprudence [65] et de nombreuses décisions de juges du fond - ayant, selon le professeur Van Ommeslaghe, « une valeur de principe » [66] - qui ne limitent pas l'intérêt de la société à l'intérêt de ses seuls actionnaires [67].

L'arrêt apparait également en retrait par rapport aux recommandations en matière de « corporate governance », telles qu'elles sont notamment exprimées par le Code belge de gouvernance d'entreprise [68] et doivent être appliquées par les sociétés cotées, conformément au principe du « comply or explain » (cf.art. 96, § 2, C. soc.). Selon le préambule de ce Code, les objectifs de la société « doivent être conformes aux intérêts de la société, de ses actionnaires ainsi que des autres parties prenantes (stakeholders) ». La ligne de conduite 1.1 précise que « le rôle du conseil d'administration est de viser le succès à long terme de la société en assurant le leadership entrepreneurial et en permettant l'évaluation et la gestion des risques ». En vertu de la ligne de conduite 1.2, « Le conseil d'administration tient compte de la responsabilité sociétale, de la mixité des genres et de la diversité en général, lorsqu'il traduit les valeurs et les stratégies de la société en politiques clés » [69].

16.Au-delà de ces considérations juridiques, on ne peut s'empêcher de penser que la primauté de l'actionnaire consacrée par la Cour de cassation et la « maximalisation du profit » que cette primauté comporte en germe (davantage en tout cas que la conception « large » de l'intérêt social) ne sont pas étrangères - pour le dire en des termes feutrés - à certaines dérives de notre système capitaliste à l'origine de la crise majeure qui a frappée notre économie en 2008 [70] révélant au grand jour - on semble déjà l'avoir oublié - les failles et les limites du système.

A cet égard, on ne peut que constater que la conception de l'intérêt social retenue par la Cour de cassation s'oppose aux conclusions du Collège des experts désignés par la Commission spéciale de la Chambre et du Sénat chargée d'examiner la crise financière et bancaire de 2008 dont nous reproduisons ici un bref passage - repris sous le titre « Gouvernance d'entreprise: servir plus d'un maître » - tant il est édifiant pour notre propos: « La question principale est de savoir si une assemblée générale et, a fortiori, un conseil d'administration d'une société peut/doit agir exclusivement dans l'intérêt des actionnaires, en d'autres termes, si l'intérêt de la société coïncide avec celui des actionnaires. Selon des théories actuelles, ce n'est pas le cas: le conseil d'administration et les actionnaires de référence de grandes sociétés doivent également tenir compte des intérêts d'autres stakeholders, à savoir les travailleurs, les clients, les fournisseurs, les créanciers (…) Ne servir qu'un seul maître, c'est-à-dire, pour les actionnaires, se servir soi-même, est un principe révolu et contraire à une démocratie qui se dit 'sociale': lors de la prise de décisions, les dirigeants et les gros actionnaires doivent également tenir compte des autres groupes impliqués dans la société, parfois plus fortement qu'eux » [71].

Dans une perspective plus large encore, la formule adoptée par la Cour de cassation pour définir l'intérêt social contraste singulièrement avec les réflexions extrêmement fertiles et dynamiques qui se sont (ré)exprimées dans la foulée de la crise de 2008 en vue de repenser le rôle du profit dans les sociétés et le rôle de l'entreprise dans la société [72].

Nous songeons, notamment, aux travaux du professeur de Woot, qui propose de définir « la finalité de l'entreprise » comme « la création d'un progrès économique et social de manière durable et globalement responsable » [73]. « Dans une telle perspective - poursuit le professeur de Woot - le profit apparaît davantage comme une contrainte de rémunération de l'actionnaire et de survie à long terme. Il ne peut être présenté comme la finalité de l'entreprise. Il relève de l'ordre des moyens plus que de celui des fins. Du point de vue juridique, le but de lucre est celui de toute société commerciale. Cela reste vrai pour les actionnaires mais, comme ils ne sont plus la seule partie prenante, la finalité de l'entreprise ne peut être réduite à cette unique mesure. La valeur pour l'actionnaire n'est qu'une des nombreuses mesures de la performance économique. L'entreprise ne peut pas être réduite à cette seule dimension. Cette approche remet également en cause le concept d'une croissance purement quantitative et de sa mesure par le seul produit intérieur brut (PIB). »

17.Enfin, dans un ordre de réflexions similaires, l'arrêt de la Cour ne facilitera pas non plus le développement de la responsabilité sociale (ou sociétale) des entreprises (« RSE »), conçue, selon la dernière définition retenue par la Commission européenne, comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu'elle exerce sur la société » [74]. L'importance de la RSE est pourtant soulignée tant par les instances politiques [75] et les codes de gouvernance d'entreprise [76] que par la doctrine [77].

Si primauté de l'actionnaire et RSE ne sont pas incompatibles et si la RSE n'a pas uniquement vocation à se développer dans les pays consacrant un modèle de gouvernance de type « stakeholders oriented », il est toutefois clair que la prise en compte des préoccupations environnementales, sociales, d'éthique de droit de l'homme et de la consommation se justifie davantage dans le second modèle que dans le premier [78]. Il en est a fortiori ainsi si l'on conçoit la RSE non point uniquement comme une démarche volontaire mais comme source d'une responsabilité juridique de la société.

V. Conclusion

18.En décidant que « L'intérêt social est déterminé par le but de lucre collectif des associés actuels et futurs », la Cour de cassation opte, par son arrêt du 28 novembre 2013, pour une conception restrictive de l'intérêt social qui inscrit le droit belge des sociétés dans un modèle de gouvernance des sociétés de type « shareholders oriented » (supra, n° 4). La formule est nette et tranchée.

Les intérêts des autres « stakeholders » ne sont pas exclus de cette définition, même si la Cour ne s'y réfère pas expressément (supra, nos 13 et 14), mais leur prise en considération par les organes sociaux est subordonnée à leur conformité à l'intérêt des actionnaires. En dépit d'une formulation qui n'est pas exempte de critiques, la référence aux associés futurs implique que l'intérêt social ainsi conçu de manière restrictive soit néanmoins apprécié dans une perspective de continuité et dépasse l'intérêt immédiat des associés. Toute décision sociale ne doit donc pas s'apprécier à l'aune du « but de lucre » conçu comme le bénéfice immédiat que peuvent en retirer les détenteurs d'actions au moment où la décision est adoptée. Une approche souple de la formule retenue par la Cour devrait autoriser la prise en compte des intérêts des autres « stakeholders » comme un moyen permettant de contribuer à la prospérité et à la continuité de l'entreprise, dans l'intérêt des actionnaires. Dans cette mesure, la conception « restrictive » de l'intérêt social consacrée par la Cour rejoint une conception plus « large » de la notion.

D'un point de vue juridique, l'arrêt réduit, en théorie du moins, la marge d'appréciation des organes sociaux ainsi que la liberté d'action des organes de gestion et du « management » tout en renforçant corrélativement le « poids » des actionnaires dans le processus décisionnel ainsi que le pouvoir de contrôle et de censure des décisions sociales par les cours et tribunaux (supra, n° 15). L'impact réel de la décision ne doit cependant pas être exagéré.

L'arrêt suscitera certainement encore de très nombreux commentaires en sens divers. Nous sommes personnellement d'avis qu'il cadre mal avec notre droit des sociétés tel qu'il s'est développé au fil du temps (supra, n° 16). Il s'oppose en outre à la jurisprudence majoritaire qui considère que l'intérêt social ne se réduit pas à l'intérêt des seuls actionnaires (supra, n° 17). Il est en contradiction avec les conclusions du Collège des experts désignés par la Commission spéciale de la Chambre et du Sénat chargée d'examiner la crise financière et bancaire de 2008 (supra, n° 18).

Plus fondamentalement, nous ne nous pouvons empêcher de regretter que l'arrêt va à contre-courant des réflexions extrêmement fertiles et dynamiques, relancées par la crise de 2008, quant au rôle de l'entreprise dans la société et au rôle du profit dans les sociétés (supra, n° 18 et 19).

Nous formons donc le voeu que l'arrêt du 28 novembre 2013 restera un arrêt isolé et que la jurisprudence de la Cour de cassation évoluera vers une conception plus large de l'intérêt social. A défaut, une intervention législative se justifierait selon nous, ainsi que l'ont suggéré différents auteurs en vue de concrétiser les réflexions auxquelles nous avons fait écho ci-dessus [79].

[1] Titre d'un article de Milton Friedman - économiste américain (1912-2006), prix Nobel d'économie en 1976 et partisan, comme les autres membres de l'« Ecole de Chicago » dont il est un des fondateurs, de l'ultra-libéralisme économique - sur la responsabilité sociale des entreprises paru dans « The New York Times Magazine » du 13 Septembre 1970. Cet article est disponible notamment à l'adresse internet suivante: www.colorado.edu/studentgroups/libertarians/issues/friedman-soc-resp-business.html. Nous reviendrons ci-après (infra, n° 4) sur cette phrase qui est fréquemment citée pour illustrer le modèle de gouvernance d'entreprise basée sur la primauté de l'actionnaire (« shareholders primacy ») dans sa version la plus radicale.
[2] Avocat au barreau de Bruxelles (Willkie Farr & Gallagher LLP), maître de conférences à l'Université Libre de Bruxelles.
[3] Sur l'intérêt social comme finalité de la compétence des organes sociaux, et spécialement du conseil d'administration, voy. X. Dieux, « La société anonyme: armature juridique de l'entreprise ou 'produit financier' », in Legal Tracks, I, Essays on contemporary corporate and finance law , Bruylant, 2003, p. 643; J. Heenen, « L'intérêt social », in Mélanges De Vroede, 1994, t. II, p. 891; D. Van Gerven, Beginselen van Belgisch privaatsrecht, IV, Rechtpersonen , I, Mechelen, Kluwer, 2007, p. 164, n° 65 et p. 167, n° 66. Voy. également notre étude: « L'annulation et la suspension des décisions des organes des sociétés », in Actualités en droit des sociétés, Bruylant, 2006, p. 57.
[4] Voy. notre étude: Les devoirs des dirigeants sociaux, UB3, Bruylant, 2012, p. 49, spéc. n° 29. Les codes de gouvernance d'entreprise rappellent également la primauté de l'intérêt social, tant au niveau du processus décisionnel au sein des sociétés que dans le cadre de l'exercice par les dirigeants sociaux de leurs autres prérogatives. Ainsi, selon le point 5.10.1 du Code « Buysse », destiné aux sociétés non cotées: « Dans ses actions, [l'administrateur] doit à tout moment privilégier l'intérêt de la société ». Dans le même sens, le deuxième principe du Code belge de Gouvernance d'Entreprise (Code « Daems »), qui s'adresse aux sociétés cotées (cf.art. 96, § 2, C. soc.), énonce que « La société se dote d'un conseil d'administration effectif et efficace qui prend des décisions dans l'intérêt social », la disposition 2.1 précisant que « La composition du conseil d'administration assure que les décisions soient prises dans l'intérêt social ».
[5] Voy., notamment, J.-F. Goffin, Responsabilité des dirigeants des sociétés, 3ème ed., Larcier, 2012, n° 81, p. 122: « Le fait d'invoquer une faute de gestion à charge des administrateurs revient en définitive à considérer qu'ils n'ont pas correctement rempli leur mandat et qu'ils n'ont pas géré la société au mieux de ses intérêts », ce qui « suppose donc nécessairement l'identification des intérêts de la société (…) ”. Ceci ne signifie pas que toute méconnaissance de l'intérêt social entraîne nécessairement et automatiquement la responsabilité des administrateurs à l'origine de cette méconnaissance mais, dans l'appréciation de l'existence d'une faute de gestion, le juge devra déterminer, en respectant bien évidemment le principe de l'appréciation marginale et en se gardant de toute appréciation a posteriori des faits de la cause, si la décision prise est ou non manifestement contraire à l'intérêt social.
[6] Le texte antérieur visait la « société », ses « actionnaires » et les « membres de son personnel » et il était traditionnellement admis que les administrateurs ne devaient pas répondre aux questions si la réponse impliquait la communication de données de nature à porter atteinte aux intérêts de la société. Le texte de l'art. 540 du code a été quelque peu modifié et dispose désormais, depuis la loi du 20 décembre 2010 transposant la directive « droit des actionnaires » du 11 juillet 2007, que les administrateurs répondent aux questions qui leur sont posées « dans la mesure où la communication de données ou de faits n'est pas de nature à porter préjudice aux intérêts commerciaux de la société ou aux engagements de confidentialité souscrits par la société ou ses administrateurs ».
[7] B. Tilleman, « Le fonctionnement interne du conseil d'administration », in Le droit des sociétés aujourd'hui: principes, évolutions et perspectives, Bruxelles, Ed. du Jeune Barreau, 2008, p. 334.
[8] Voy. notre étude: « Les pactes d'actionnaires: principes fondamentaux. Clauses relatives à l'exercice du pouvoir », Legal Tracks, I, Bruylant, 2003, p. 205, spéc. n° 30.
[9] La conformité à l'intérêt social est également une condition de validité des engagements de vote en assemblée générale dans les autres formes de société qui ne sont pas visées par les articles 281 et 551 du code, et ce par application des principes résultant de l'arrêt de la Cour de cassation du 13 avril 1989 (R.C.J.B., 1991, p. 205).
[10] Cass., 29 mai 2008, Rev. prat. soc., 2009/1, p. 101 et note d'obs. M. Coipel, « Un nouveau pas vers la validation des pactes léonins ». Selon cet arrêt, « une convention par laquelle une partie prend une participation dans une société moyennant la stipulation que les autres associés s'engagent à racheter ces actions pour un prix convenu à l'avance après l'expiration d'un certain délai ou lorsqu'une certaine condition s'est réalisée ne relève pas de l'interdiction visée à l'article 32 du Code des sociétés lorsque cette convention ne sert que les intérêts de la société ».
[11] Pour un essai de systématisation des situations dans lesquelles un administrateur provisoire peut être désigné, voy. E. Potter et M. De Roeck, « L'administration provisoire: bilan et perspectives », R.D.C.B., 1997, p. 203.
[12] Voy. O. Caprasse et R. Aydogdu, Les conflits entre actionnaires. Prévention et résolution, Larcier, 2010, p. 292, nos 561 et s. Pour des illustrations récentes de la prise en compte de l'intérêt social dans le cadre de demandes d'exclusion « croisées »: Gand, 21 février 2011, T.G.R., 2001, p. 369 et Liège, 6 juin 2013, DAOR, n° 108, 4/2013, p. 415.
[13] Voy. néanmoins H. De Wulf, Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, Intersentia, 2002, p. 503, nos 811 et s. qui considère que la notion d'intérêt social est inutile et source de confusion.
[14] Dans sa thèse sur l'égalité entre actionnaires, le professeur De Cordt attribue au juriste allemand Rathenau les premiers écrits, remontant à 1917, prônant la prise en compte des intérêts des autres « parties prenantes » (L'égalité entre actionnaires, Bruylant, 2004, p. 411, n° 272). En Belgique, la réception large de l'intérêt social par la jurisprudence semble avoir été inaugurée par un jugement rendu en 1958 par le tribunal du commerce d'Anvers ayant décidé notamment que « tout établissement industriel ou commercial fait incontestablement partie du patrimoine national », que « l'existence ou le maintien de ce patrimoine ne peut dépendre de disputes entre parents ou entre associés » et qu' « il échet donc d'ordonner la continuation de l'entreprise et de prendre les mesures nécessaires pour assurer cette continuation dans l'intérêt de chacun et pas seulement des associés eux-mêmes, mais également et surtout dans l'intérêt des ouvriers et des employés qui y trouvent un moyen d'existence » (Comm. Anvers, 17 juillet 1958, R.C.J.B., 1959, p. 359 avec la note de A. de Bersaques).
[15] Pour une analyse détaillée de ces conceptions et de leurs variantes, voy. A. François, Vennootschapsbelang, Intersentia, 1999, spéc. pp. 379 et s. Pour une synthèse récente de la controverse, voy. F. Magnus, « Appréciation des contours de l'intérêt social: regard critique à travers les enseignements tirés des notions d''intérêt de groupe' et d''avantages anormaux ou bénévoles' », Rev. prat. soc., 2011/3, p. 324; K. Geens et M. Wyckaert, « De vennootschap. Algemeen deel », in Beginselen van Belgisch privaatrecht, Kluwer, 2011, n° 144, p. 260.
[16] En faveur de cette définition, voy. not. A. François, Vennootschapsbelang, o.c., spéc. pp. 743 et s.; O. Caprasse et R. Aydogdu, o.c., p. 13, n° 12; voy. égal. les références citées par H. De Wulf, Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, o.c., n° 836, p. 522, note 1424.
[17] Sur cette conception, voy. spécialement X. Dieux, « La société anonyme: armature juridique de l'entreprise ou 'produit financier' », in Legal Tracks, I, o.c., Bruylant, 2003, p. 643.
[18] Cf. la célèbre phrase de Milton Fridman reproduite dans le titre de la présente note: « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits ». La suite des propos de Milton Fridman,bien que moins souvent cités, sont néanmoins tout aussi révélateurs de la notion de « shareholders primacy » et de ses fondements: « In a free-enterprise, private-property system, a corporate executive is an employee of the owners of the business. He has direct responsibility to his employers. That responsibility is to conduct the business in accordance with their desires, which generally will be to make as much money as possible while conforming to the basic rules of the society, both those embodied in law and those embodied in ethical custom ».
[19] X. Dieux, “Shareholdership v. Stakeholdership: what esle?”, in Gouvernance d'entreprise: carcan ou clé du succès, Kluwer, 2010, p. 112.
[20] Les intérêts à prendre en compte dans la gestion d'une SPRLU sont évidemment nettement plus limités que ceux susceptibles d'interférer dans la gestion d'une entreprise multinationale ou d'une société cotée.
[21] T. Tilquin et V.  Simonart, Traité des sociétés, t. Ier, Kluwer, 1996, p. 811, n° 1080.
[22] Voy. à cet égard la thèse de I. Corbisier, La société: contrat ou institution?, Larcier, 2011.
[23] En droit étasunien, le « best interest of the corporation » s'identifie à l'intérêt de ses actionnaires, le fait pour les « directors » de privilégier des intérêts autres que ceux des actionnaires pouvant être considérés comme un manquement au devoir de loyauté (voy. notre étude précitée: Les devoirs des dirigeants sociaux, UB3, Bruylant, p. 53, n° 6).
[24] Selon le « Companies Act » de 2006 tout en devant agir « to promote the success of the company for the benefit of its members as a whole », les « directors » doivent avoir égard à d'autres intérêts et considérations, notamment: « (a) the likely consequences of any decision in the long term, (b) the interest of the company's employees, (c) the need to foster the company's business relationships with suppliers, customers and others, (d) the impact of the company's operation on the community and the environment, (e) the desirability of the company maintaining a reputation for high standards of business conduct, and (f) the need to act fairly as between members of the company » (art. 172 (1) du « Companies Act »). La prise en compte des intérêts « extérieurs » est néanmoins subordonnée au « duty to promote the sucess of the company for the benefit of its members ». Le modèle anglais de « corporate governance » demeure donc, comme le système étasunien, un modèle de type « shareholders oriented », dans lequel « the purpose of the company is to create value for the benefit of shareholders » (Rt Hon Lady Justice Arden DBE, Companies act 2006 (UK): a new approach to director's duties, (2007) 81 ALJ 162, p. 167).
[25] En dépit des discussions dont la notion fait l'objet dans ce pays, (I. Corbisier, La société: contrat ou institution, o.c., n° 72.3, pp. 504 et s.).
[26] I. Corbisier, La société: contrat ou institution, o.c., n° 81.1, pp. 542 et s.
[27] La Cour Suprême du Canada a rendu, en 2004, un arrêt qui consacre cette conception « ouverte » de l'intérêt social en décidant que « pour déterminer s'il agit au mieux de l'intérêt de la société, il peut être légitime pour le conseil d'administration, vu l'ensemble des circonstances dans un cas donné, de tenir compte notamment des intérêts des actionnaires, des employés, des fournisseurs, des créanciers, des consommateurs, des gouvernements et de l'environnement » (décision du 29 octobre 2004, Magasins à rayons Peoples inc. (Syndic de) / Wise, [2004] 3 R.C.S. 461, 2004 CSC 68, décision disponible sur le site de la Cour Suprême du Canda à l'adresse suivante: http://scc-csc.lexum.com/scc-csc/scc-csc/fr/item/2184/index.do. La Cour Suprême du Canada s'est abstenue de « hiérarchiser » ces différents intérêts, laissant cette question à l'appréciation des administrateurs (S. Rousseau, « La Stakeholder Theory:émergence et réception dans la gouvernance d'entreprise en Amérique du Nord », in L'entreprise dans la société du 21e siècle, Larcier, 2013, p. 120).
[28] En France, c'est essentiellement l'« Ecole de Rennes » qui a développé la théorie de l'entreprise axée sur une conception institutionnelle de la société dans laquelle l'intérêt social n'est pas compris comme l'intérêt commun des actionnaires mais comme celui de l'entreprise elle-même. Voy. en particulier sur cette analyse: C. Champaud, Le pouvoir de concentration de la société par actions, Paris, Sirey, 1962 et « Les fondements sociétaux de la 'doctrine de l'entreprise' », in Aspects organisationnels du droit des affaires. Mélanges en l'honneur de Jean Paillusseau, Paris, Dalloz, 2003, p. 117; J. Paillusseau, La société anonyme, technique d'organisation de l'entreprise, Paris, Librairie Sirey, 1967; R. Contin, Le contrôle de la gestion des sociétés anonymes, Paris Librairie de la Cour de cassation, 1975.
[29] I. Corbisier, La société: contrat ou institution, o.c., n° 26, pp. 245 et s. et n° 57, pp. 387 et s.
[30] J.-M. Nelissen-Grade, « De la validité et de l'exécution de la convention de vote dans les sociétés commerciales », R.C.J.B., 1991, p. 233, n° 35: « Pour notre part, il nous paraît que l'intérêt de la société ne se confond pas entièrement avec celui de ses actionnaires, mais qu'il le dépasse au contraire dans une certaine mesure. A tout le moins, cet intérêt comprend-il l'intérêt des actionnaires futurs. »
[31] Le nouveau « Companies Act » anglais de 2006 s'inspire de cette conception (voy. note 24).
[32] X. Dieux, Le respect dû aux anticipations légitimes d'autrui. Essai sur la genèse d'un principe général de droit, Bruylant, LGDJ, 1995, n° 95, p. 226. Ceci montre, au passage, que l'objection traditionnellement opposée à la conception « large » de l'intérêt social (infra, n° 11) selon laquelle les organes ne pourraient simultanément prendre en compte et respecter les intérêts de toutes les parties prenantes eu égard à leur hétérogénéité procède d'une mauvaise compréhension de cette conception et n'est pas fondée.
[33] P. Van Ommeslaghe, « L'acquisition du contrôle d'une société anonyme et l'information de l'acquéreur », in Mélanges R.O. Dacq, Bruylant, 1994, p. 606.
[34] X. Dieux, Le respect dû aux anticipations légitimes d'autrui, Essai sur la genèse d'un principe général de droit, o.c., p. 226.
[35] Comp. J.-M. Gollier, « Le dirigeant et la responsabilité sociétale de l'entreprise », in Le statut du dirigeant d'entreprise, Larcier, 2009, p. 317, n° 22 qui voit dans la conception « large » de l'intérêt social une source d'obligation naturelle.
[36] Pour une illustration récente, voy. Comm. Liège (ref.), 26 novembre 2013, T.R.V., 2014, p. 319.
[37] Selon le texte en français de l'arrêt disponible sur le site « Juridat ».
[38] Voy. en particulier les références citées en notes 15, 16 et 17.
[39] Sur la rédaction des arrêts de la Cour de cassation et leur motivation, voy.: R.P.D.B., Complément t. XI, Bruylant, 2011, v° Pourvoi en cassation en matière civile, par H. Boularbah, P. Gérard et J.-F. Van Droogenbroeck, nos 643 et s.
[40] On sait que la jurisprudence de la Cour de cassation a connu quelques « flottements » en ce qui concerne plus particulièrement les conditions de la responsabilité aquilienne des administrateurs à l'égard des tiers sans que la Cour ne justifie ses décisions ni ne s'explique sur la portée de celles-ci (comp. Cass., 16 février 2001, Pas., 2001, I, p. 301 et Cass., 20 juin 2005, R.D.C.B., 2006, p. 418; voy. égal. Cass., 29 juin 1989, Rev. prat. soc., 1989, p. 175 et Cass., 7 novembre 1997, R.C.J.B., 1999, p. 730 et la note de V. Simonart).
[41] Comp. cependant avec un arrêt du 21 septembre 2012 (F.11.0085.N) dont la motivation est plus développée quant aux conditions dans lesquelles la responsabilité des administrateurs de sociétés peut être engagée à l'égard de l'administration fiscale sur la base de l'article 1382 du Code civil.
[42] N. Cooreman, « Opschorting van een besluit van de algemene vergadering en contractuele compensatie: overdadig eigenbelang duurt nooit lang », T.R.V., 2014, p. 327, spéc. p. 338.
[43] Rapport annuel 2013, p. 33.
[44] Nous avons vu ci-dessus que ce dernier argument procédait d'une mauvaise compréhension de la doctrine prônant une conception « large » de l'intérêt social (supra, note 32). La première objection, liée à la spécialité légale, n'est pas davantage fondée: comme le soulignent les professeurs Van Omme­slaghe et Dieux, « le profit patrimonial qui constitue la finalité de toute société commerciale ne doit pas résulter de manière immédiate et directe de toutes et chacune des opérations accomplies par la société » (P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, « Examen de jurisprudence. Les sociétés commerciales (1979 à 1990) », R.C.J.B., 1993, p. 778, n° 126). Le caractère lucratif d'une société doit donc s'envisager dans une perspective de continuité de la société et non pas comme une finalité immédiate de tout acte des organes.
[45] Si le critère du « but de lucre » est traditionnel pour distinguer entre les sociétés et les associations et est assimilé, par la doctrine, à la recherche d'un bénéfice (direct ou indirect), les termes « but de lucre » ne figurent ni dans l'article 1er du Code des sociétés, qui énonce qu'une société est constituée « en vue de procurer aux associés un bénéfice patrimonial direct ou indirect », ni dans l'article 19 du code, qui dispose qu'une société est « contractée pour l'intérêt commun des parties ». C'est d'ailleurs la notion de « bénéfice » que la Cour de cassation a utilisée dans sa jurisprudence relative à la spécialité légale des sociétés: Cass., 30 septembre 2005, R.D.C.B., 2006, p. 1028 et la note de P.A. Foriers, « Spécialité légale - Spécialité statutaire et but de lucre. Quelques observations sur l'arrêt de la Cour de cassation du 30 septembre 2005 ».
[46] On rappellera néanmoins qu'en vertu de l'article 1er du Code des sociétés, la recherche d'un profit à travers la distribution entre associés des bénéfices réalisés, le cas échéant, par la société, n'est plus qu'une variété du « but de lucre » (X. Dieux et Y. De Cordt, « Examen de jurisprudence (1191-2005) », R.C.J.B., 2008, n° 1, p. 410), celui-ci pouvant consister en un « bénéfice indirect », comme par exemple éviter une dépense ou une charge.
[47] A. François, « Libéralité et spécialité légale: un cadeau empoisonné », Rev. prat. soc., 2010, p. 224 qui indique que l'intérêt de la société au sens étroit est intimement lié au but de lucre; voy. égal. P.A. Foriers, o.c., R.D.C.B., 2006, n° 9, p. 1033.
[48] Sur les risques du « short termism », voy. not. A. R. Keay, The Global Financial Crisis: Risk, Shareholder Pressure, and Short-Termism in Financial Institutions - Does Enlightened Shareholder Value Offer a Panacea?, 2011, disponible à l'adresse internet: http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=1839305#.
[49] Cour de cassation de Belgique, Rapport annuel 2013, p. 32.
[50] La Commission bancaire (devenue depuis la FSMA) a ainsi admis que la décision de supprimer le droit de préférence puisse être justifiée par le souci d'accroître la réputation internationale de la société ou celui de renforcer son capital et de préserver son autonomie en faisant appel à de nouveaux actionnaires institutionnels permanents (Rapport annuel 1985-1986, p. 62). Commentant ce cas, le professeur Nelissen-Grade écrit que « c'est la confirmation implicite d'un intérêt de la société qui dépasse l'intérêt immédiat des actionnaires » (o.c., R.C.J.B., 1991, p. 234, n° 35).
[51] Voy. not. Y. De Cordt, « Les stakeholders dans les codes de corporate governance », Rev. prat. soc., 2005, p. 54, spéc. n° 13, p. 89.
[52] O. Caprasse et R. Aydogdu, o.c., n° 14, p. 14.
[53] O. Caprasse et R. Aydogdu, o.c.
[54] F. Magnus, « Appréciation des contours de l'intérêt social: regard critique à travers les enseignements tirés des notions d''intérêt de groupe' et d''avantages anormaux ou bénévoles' », o.c., p. 336.
[55] F. Magnus, o.c., p. 358.
[56] X. Dieux, « Shareholdership v. Stakeholdership: what esle? », o.c., p. 113.
[57] Rapport au Roi précédant l'arrêté royal du 8 octobre 1976 relatif aux comptes annuels des entreprises (M.B., 19 octobre 1976, p. 13.460). Nous ne pouvons citer ici l'innombrable littérarture sur le sujet et nous nous contenterons de renvoyer à l'ouvrage classique de A.A. Berle et G.C. Means, The Modern Corporation and the Private Property, 1932, New York, Macmillan.
[58] Voy. Y. De Cordt, L'intérêt social comme vecteur de la responsabilité sociale, o.c., pp. 35 et s.; X. Dieux, “Shareholdership v. Stakeholdership: what esle?”, o.c., p. 123, nos 9 et s.
[59] En ce sens, voy. F. Magnus: « L'examen des différentes références à l'intérêt social contenues dans le Code des sociétés laisse, en effet, de sérieux doutes quant à la pertinence d'une telle conception [restrictive de l'intérêt social], dès lors que ces références ont généralement pour objet de restreindre les droits des actionnaires ou de limiter l'étendue de leur liberté » (o.c., Rev. prat. soc., 2011/3, p. 344); comp. J. Malherbe, Y. De Cordt, P. Lambrecht et P. Malherbe, Droit des sociétés. Précis, 4ème ed., Bruylant, 2011, n° 465, p. 245.
[60] En ce sens à propos de la responsabilité sociale des entreprises: Y. De Cordt, L'intérêt social comme vecteur de la responsabilité sociale, o.c., p. 18, n° 11. Le professeur De Cordt écrit notamment qu'« A la responsabilité 'limitée' des actionnaires ferait écho une responsabilité particulière de la société commerciale/entreprise à l'égard de la société, vis-à-vis de la communauté humaine. »
[61] Se prononcent notamment en faveur d'une conception plus ou moins large de l'intérêt social: W. van Gerven, H. Cousy et J. Stuyck, Handels- en economisch recht, deel I, A, 3e éd., 1989, n° 30, p. 34; X. Dieux, o.c., « La société anonyme: armature juridique de l'entreprise ou 'produit financier' », p. 643 et « Shareholdership v. Stakeholdership: what esle? », p. 112; P. Van Ommeslaghe, « L'acquisition du contrôle d'une société anonyme et l'information de l'acquéreur », o.c., p. 606; Y. De Cordt, « L'égalité entre actionnaires », o.c., n° 282, p. 433; F. Magnus, « Appréciation des contours de l'intérêt social: regard critique à travers les enseignements tirés des notions d''intérêt de groupe' et d''avantages anormaux ou bénévoles' », o.c., p. 354; J.-M. Gollier, « Le dirigeant et la responsabilité sociétale de l'entreprise », o.c., nos 22 et s.
[62] Comp. C. Brüls, « L'' intérêt social ' de Fortis? Une histoire à suivre », J.L.M.B., 9/2009, p. 408 qui estime que la doctrine en faveur de la conception large de l'intérêt social serait majoritaire.
[63] Voy. la recension de ces auteurs qui en a été faite par H. De Wulf, Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, o.c., n° 836, p. 522, note 1424.
[64] H. De Wulf considère, lui aussi, que, dans la jurisprudence d'après-guerre, la vision large de l'intérêt social prédomine (Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, o.c., n° 836, p. 523, note 1424). J.-F. Goffin constate dans le même sens que « La jurisprudence moderne - notamment dans la matière des conflits entre actionnaires et abus de majorité - tend de plus en plus à prendre en compte la protection d'un intérêt social, distinct de l'intérêt de la majorité des actionnaires, mais aussi des intérêts individuels de chacun des actionnaires, et qui peut donc justifier une intervention du juge contre la volonté de la majorité. (…) La jurisprudence va quelquefois plus loin encore en considérant que les intérêts de la société ne s'identifient pas à ceux des actionnaires qu'ils soient d'ailleurs majoritaires ou non, puisqu'ils ne sont pas les seuls intéressés au devenir de l'entreprise. De nombreuses décisions ont ainsi souligné que les administrateurs se doivent de considérer globalement 'l'intérêt supérieur de l'entreprise' en ce compris l'intérêt de tous ses partenaires, à savoir, notamment, le personnel, les fournisseurs, les dispensateurs de crédits, etc. et ne peuvent donc en prenant une décision, la justifier par le seul fait qu'elle correspond à la volonté des actionnaires » (J.-F. Goffin, o.c., p. 122, n° 81).
[65] P. Van Ommeslaghe, « L'acquisition du contrôle d'une société anonyme et l'information de l'acquéreur », o.c., p. 606.
[66] Voy. les très nombreuses décisions citées par H. De Wulf, Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, o.c., n° 836, p. 523, note 1426. Dans la jurisprudence plus récente: Liège, 30 mai 1995, Rev. prat. soc., 1995, 212. Comm. Liège, 17 octobre 2003, R.D.C.B., 2005, p. 429; les décisions rendues en référé dans l'affaire « Fortis » consacrent également une conception plus ou moins large de l'intérêt social, spécialement l'ordonnance rendue en première instance par la présidente du tribunal de commerce de Bruxelles: Comm. Bruxelles (réf.), 18 novembre 2008 (J.T., 2008, p. 703); l'arrêt d'appel (Bruxelles, 12 décembre 2008 (T.R.V., 2009, p. 67)) a, il est vrai, réformé cette ordonnance en privilégiant les intérêts des actionnaires mais en se référant néanmoins à l'intérêt des « stakeholders » dans les termes suivants: « il n'est pas déraisonnable de se demander si les décisions rencontrent effectivement le meilleur intérêt de la société et de ses actionnaires, voire même de l'ensemble des stakeholders ». Il n'est pas sans intérêt de constater que cet arrêt a été cassé par un arrêt de la Cour de cassation du 19 février 2010 au motif que « Par aucune considération, l'arrêt ne répond à [la] défense circonstanciée par laquelle la demanderesse [en cassation] soutenait que l'ensemble des demandes des défendeurs était, à défaut d'urgence, dépourvu de fondement en raison de la mise en péril de l'intérêt général. » (Cass., 19 février 2010, C.09.0118.F, C.09.0132.F et C.09.0134.F. Nous soulignons). Le moyen se situait, il est vrai, au plan de l'urgence. Le 26 novembre 2013, soit 2 jours avant l'arrêt commenté, Mme la présidente du tribunal de commerce de Liège rendait une ordonnance, déjà évoquée (supra, n° 6) dans laquelle elle considérait que « l'intérêt social (…) comporte plusieurs composantes et comprend, à côté de l'intérêt de ses actionnaires, celui d'autres parties intéressées dans l'entreprise comme les clients, les fournisseurs, les travailleurs, … » (Comm. Liège (ref.), 26 novembre 2013, T.R.V., 2014, p. 319).
[67] Sur la place des « stakeholders » dans les codes de gouvernance d'entreprise, voy. Y. De Cordt, o.c., Rev. prat. soc., 2005, p. 54.
[68] De son côté, le Code « Buysse » recommande « aux entreprises d'élaborer leur stratégie de manière à accroître durablement leur attrait vis-à-vis des intéressés internes et externes et d'assurer ainsi la continuité de l'entreprise » (point 2.1) en soulignant qu'« Une entreprise se construit non seulement avec un capital financier, mais aussi avec un capital humain » (point 2.2).
[69] Parmi les différentes causes à l'origine de la crise de 2008, on cite généralement les exigences de rendement financier des actionnaires et une gestion à court terme des sociétés, combinées à un afflux de liquidités sur les marchés financiers et à des taux d'intérêts bas. D'autres facteurs techniques, comme la titrisation et le développement des produits structurés, ont en outre contribué à l'expansion de cette crise (La crise financière et bancaire, Rapport fait au nom de la Commission spéciale chargée d'examiner la crise financière et bancaire, Doc. parl., Chambre, 52-1643/02 et Doc. parl., Sénat, 4-1100/1, spéc. p. 48, n° 43; B. Feron et F. Heremans, « Des origines de la crise financière. Subprimes, titrisation et globalisation », D.B.F., 5/2009, p. 255; E. Wymeersch, Corporate governance after the crisis: what was broken, what needs to be mended, Financial Law Institute, Working Paper Series, 2009-03).
[70] La crise financière et bancaire, Rapport fait au nom de la Commission spéciale chargée d'examiner la crise financière et bancaire, o.c., p. 161, n° 371. Nous soulignons.
[71] Voy. P. de Woot, Repenser l'entreprise, Académie Royale de Belgique, 2013; L'entreprise dans la société du 21e siècle, Larcier, 2013; C. Champaud, « Nature et portée d'une crise majeure. Dérapage financier, dysfonctionnement systémique ou impasse sociétale? », J.T., 2009, p. 445; Repenser le gouvernement des sociétés commerciales, Dossier par J.-P. Chazal, Cahier de droit de l'entreprise, mars 2013. Voy. aussi les travaux du Groupe de réflexion présidé par J. Attali, Pour une économie positive, Fayard, La documentation française, 2013, qui propose notamment de reformuler l'article 1833 du Code civil français (équivalent de l'art. 19 de notre Code des sociétés) de la manière suivante: « Toute société doit avoir un objet licite, être constituée et gérée dans l'intérêt pluriel des parties prenantes et concourir à l'intérêt général, notamment économique, environnemental et social. »; Vingt propositions pour réformer le capitalisme, ouvrage collectif sous la direction de G. Giraud et C. Renouard, Champs essais, Flammarion, 2009. La deuxième des vingt propositions formulée dans cet ouvrage par D. Hurstel est de modifier la définition de la notion de société énoncée par l'article 1832 du Code civil français comme il suit: « La société est constituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent d'affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de poursuivre un projet d'entreprise qui respecte l'intérêt général, financé au moyen du profit. » L'objectif de cette modification est que « la société se donnera un but autre que la maximalisation du profit et celui-ci sera détrôné et relégué au rang de moyen » (D.Hurstel, Proposition 2: organiser la société commerciale à partir du projet d'entreprise plutôt qu'à partir du profit, o.c., p. 50).
[72] P. de Woot, Repenser l'entreprise, o.c., p. 63.
[73] Responsabilité sociale des entreprises: une nouvelle stratégie de l'UE pour la période 2011-2014, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, 25 octobre 2011, Com (2011) 681 final.
[74] Voy. la communication précitée de la Commission européenne (points 1.1 et 1.2): « La mise en place d'une approche stratégique de la RSE devient de plus en plus importante pour la compétitivité des entreprises.(…). En adoptant un comportement responsable socialement, les entreprises peuvent contribuer de manière significative à atteindre les objectifs fixés par le traité sur l'Union européenne d'oeuvrer pour le développement durable et une économie sociale de marché hautement compétitive. » Voy., au niveau belge, la réponse du vice-premier ministre et ministre de l'Economie, des Consommateurs et de la Mer du Nord du 25 septembre 2012, à la question n° 213 de monsieur le député Georges Dallemagne du 26 juillet 2012 (QRVA 53/083, p. 350): « La Belgique n'a pas encore adopté de point de vue sur la communication de la Commission européenne. Cette communication a toutefois été accueillie positivement après une certaine mise en sommeil des initiatives de la Commission européenne au sujet de la RSE. Représentée au sein du 'high level group CSR (Corporate social responsibility)', la Belgique a pu y exprimer son sentiment positif de manière informelle. (…). La Belgique a toujours joué un rôle de pionnière dans le domaine de de la RSE. »
[75] Le Code « Buysse » consacre un titre à la « Responsabilité sociale des entreprises » dans lequel on peut notamment lire que « Pour les entreprises non cotées, la responsabilité sociale fait partie intégrante de la gestion de l'entreprise. Du fait, essentiellement, de la taille des entreprises non cotées, les valeurs personnelles et les responsabilités du chef d'entreprise sont étroitement liées aux valeurs et à la responsabilité de l'entreprise (…). » (point 3.1). Et plus loin: « Entreprendre de façon socialement responsable ou de façon durable consiste à entreprendre en tenant compte de la société dans laquelle l'entreprise est active. Il s'agit d'un processus permanent dans lequel l'entreprise doit être ouverte et s'adapter aux tendances et aux motivations sociales dans la prolongation de ses propres activités essentielles. La concertation avec les parties prenantes ('stakeholders') constitue un élément important de ce processus. » (point 3.2). De même, le point 1.2 précité du Code belge de gouvernance d'entreprise dispose que « Le conseil d'administration tient compte de la responsabilité sociétale (…), lorsqu'il traduit les valeurs et les stratégies de la société en politiques clés. »
[76] Voy., p. ex., dans la littérature juridique récente: E. de Cannart d'hamale, « La responsabilité sociale des entreprises, soft law ou hard law? », J.T., 2007, p. 413; J.-M. Gollier, « Le dirigeant et la responsabilité sociétale de l'entreprise », in Le statut du dirigeant d'entreprise, o.c., p. 295; Y. De Cordt, L'intérêt social comme vecteur de la responsabilité sociale, Academia-Bruylant, 2008; I. Daugareilh, « Responsabilité sociale des entreprises transnationales: analyse critique et prospective juridique », J.D.E., 2011, p. 1; J.-F. Goffin, Responsabilités des dirigeants de sociétés, o.c., nos 109 et s. « Les instruments juridiques de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises », actes du colloque tenu à Dijon le 29 mars 2013, RLDA (Revue Lamy Droit des Affaires), juillet-août 2013, pp. 72 et s.; « La responsabilité sociale de l'entreprise. Table ronde », in L'entreprise dans la société du 21e siècle, o.c., p. 57.
[77] Dans le même sens, Y. De Cordt, L'intérêt social comme vecteur de la responsabilité sociale, o.c., p. 33. Faisant application de la conception « large » de l'intérêt social qu'il défend, le professeur De Cordt écrit que « Les organes de la société anonyme doivent avoir la possibilité de prendre, sans que leur responsabilité ne soit mise en cause par les actionnaires, des décisions altruistes, fondées sur des valeurs éthiques, dont l'effet positif, en termes de rentabilité et d'efficacité, n'est pas directement perceptible. »
[78] Voy. notamment les auteurs et propositions cités en note 71.