Article

Cour d'appel Bruxelles, 23/03/2011, R.D.C.-T.B.H., 2014/1, p. 85-90

Cour d'appel de Bruxelles 23 mars 2011

DROIT INTERNATIONAL PUBLIC
Organisations intergouvernementales - Généralités - Immunité des organisations internationales - Immunité d'exécution
DROITS DE L'HOMME - CEDH
Droits et libertés - Procès équitable (art. 6) - Droit d'accès à un juge
L'immunité de juridiction de l'Agence spatiale européenne n'est pas contraire au droit à un procès équitable dès lors que le demandeur bénéficie de voies alternatives raisonnables, réelles et effectives, pour faire valoir ses droits.
VOLKENRECHT
Intergouvernementele organisaties - Algemeen - Immuniteit van internationale organisaties - Immuniteit van tenuitvoerlegging
MENSENRECHTEN - EVRM
Rechten en vrijheden - Eerlijk proces (art. 6) - Recht op toegang tot de rechter
De immuniteit van rechtsmacht van de Europese Ruimtevaartorganisatie schendt het recht op een eerlijk proces niet wanneer de eiser redelijke, reële en effectieve alternatieven ter beschikking heeft om zijn rechten te doen gelden.

SA Energies Nouvelles et Environnement / L'Agence spatiale européenne

Siég.: A. Bouché, M. Salmon et S. Geubel (conseillers)
Pl.: Mes Fr. Tulkens et N. Angelet, V. Matarazzi

Vu les pièces de procédure et notamment:

- le jugement dont appel, prononcé contradictoirement le 1er décembre 2005 par le tribunal de première instance de Bruxelles, dont il n'est pas produit d'acte de signification;

- la requête d'appel déposée au greffe de la cour pour la SA Energies Nouvelles et Environnement (ci-après « la SA ENE ») le 26 mai 2006;

- les conclusions de synthèse, déposées au greffe de la cour, pour la SA ENE le 30 juillet 2010 et pour l'Agence spatiale européenne (ci-après « l'Agence spatiale ») le 31 août 2010;

- les notes d'audience déposées au greffe de la cour, pour la SA ENE le 7 décembre 2010 et pour l'Agence spatiale le 10 décembre 2010.

(...)

II. Discussion et décision de la cour

14. Il est admis par les parties qu'aucun des quatre cas valant exception à l'immunité de juridiction, en vertu de l'article IV, § 1er (reproduit supra, point 9) de l'Annexe I « Privilèges et Immunités » de la Convention du 30 mai 1975, n'est applicable en l'espèce.

Manifestement, le conseil de l'Agence spatiale n'a pas renoncé à son immunité dans le cas présent et ne devait pas le faire puisque la levée de cette immunité pouvait porter atteinte à ses intérêts. La première exception (art. IV, § 1, litt. a) est donc bien hors de propos.

Il en va de même des deuxième et quatrième exceptions, le présent litige étant étranger à tout accident de voiture ou infraction à la réglementation de la circulation automobile (art. IV, § 1er, litt. b) ainsi qu'à toute saisie sur traitements ou émoluments d'un membre du personnel de l'Agence spatiale (art. IV, § 1er, litt. d).

La troisième exception, celle relative à l'arbitrage, mérite plus d'attention. Certes, il n'y a pas, en l'occurrence, de sentence arbitrale à exécuter, mais la question se pose de savoir pourquoi ce cas de figure ne s'est pas présenté.

Deux formes d'arbitrage sont visées à l'article IV, § 1er, littera c, de l'Annexe I: d'une part, la mise en oeuvre de la clause d'arbitrage que l'Agence spatiale est tenue d'insérer, en vertu de l'article XXV de la même annexe, « lors de la conclusion de tous contrats écrits, autres que ceux conclus conformément au statut du personnel » et, d'autre part, le recours au tribunal d'arbitrage international visé à l'article XVII de la convention du 30 mai 1975, recours ouvert, en vertu de l'article XXVI de la même annexe, à tout Etat membre pour tout différend « relatif à un dommage causé par l'Agence » (art. XXVI, litt. a) ou « impliquant toute autre responsabilité non contractuelle de l'Agence » (art. XXVI, litt. b).

En ce qui concerne la seconde branche de l'alternative, la cour déduit du vote positif émis par la délégation belge auprès du CPI, en janvier 2003 (supra, point 5), que l'Etat belge n'a pas entendu saisir le tribunal arbitral, pour des raisons tenant à la politique industrielle, d'un différend lié au fait que la SA ENE n'a pas pu participer à la phase III du programme TRP. Cela a d'ailleurs été confirmé par le Haut Représentant pour les questions de politique spatiale, qui explique qu'« un vote négatif [de la Belgique] sur cette proposition [d'attribution de marché pour la phase III] n'était pas envisageable étant donné les intérêts d'autres entreprises belges impliquées dans l'activité » (pièce 40 de la SA ENE).

Quant au premier volet de l'alternative, la SA ENE insiste devant la cour, en dépit de sa proposition, en novembre 2003, d'un arbitrage sur une base volontaire, déclinée par l'Agence spatiale en décembre 2003 (supra, point 6), qu'il n'y avait pas matière, dans son cas, à application d'une clause d'arbitrage au sens de l'article XXV de l'Annexe I, dès lors que sa demande se fonde, non sur l'interprétation ou l'exécution d'un quelconque contrat déjà conclu avec l'Agence spatiale (l'art. 13 des conditions générales relatives aux contrats de l'Agence, qui faisaient partie intégrante des contrats TRP passés avec RWE, prévoyait effectivement le recours à l'arbitrage pour « tout différend né de l'interprétation ou de l'exécution du contrat »), mais sur « des fautes [extracontractuelles] commises par l'Agence en violation des principes de bonne administration » (ses conclusions de synthèse, p. 15) ayant conduit à ce qu'elle appelle son « exclusion » du marché TRP-Phase III.

15. Forte de cette absence de procédure d'arbitrage pour un différend comme le sien, la SA ENE demande à la cour de faire primer le droit à un procès équitable, consacré par l'article 6, 1., de la CEDH, sur l'immunité de juridiction de l'Agence spatiale, dont elle ne conteste pas le principe.

Ainsi que la SA ENE l'admet, la limitation au droit d'accès à un juge résultant de l'immunité de juridiction des organisations internationales, telle l'Agence spatiale, poursuit un but légitime en ce qu'elle constitue un moyen indispensable au bon fonctionnement de celles-ci, sans ingérence unilatérale d'un Etat, dans un contexte d'élargissement et d'intensification de la coopération internationale qui se manifeste dans tous les domaines de la société contemporaine et, notamment, dans le domaine spatial.

Toutefois, selon la SA ENE, l'immunité de juridiction de l'Agence spatiale - fût-elle usuelle en ce que la totalité ou la quasi-totalité des organisations internationales en bénéficient - conduirait, en l'espèce, à la priver de toute voie raisonnable de protection efficace des droits que lui garantit la CEDH. Son droit d'accès à un juge serait atteint dans sa substance même et pareille conséquence serait sans rapport raisonnable de proportionnalité avec le but poursuivi par la convention du 30 mai 1975 ayant institué l'immunité de juridiction au profit de l'Agence spatiale.

A l'appui de sa thèse, la SA ENE invoque principalement la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme concernant, de manière spécifique, l'immunité de juridiction des organisations internationales et, dans la ligne de cette jurisprudence, trois arrêts récents de la Cour de cassation, du 21 décembre 2009, dont l'enseignement aurait une portée générale en ce que, « pour déterminer si l'atteinte portée aux droits fondamentaux est admissible au regard de l'article 6, 1., [de la CEDH], il importe d'examiner, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, si la personne contre laquelle l'immunité de juridiction est invoquée dispose d'autres voies raisonnables pour protéger efficacement les droits que lui garantit la convention » (citation tirée de l'arrêt du 21 décembre 2009 rendu en la cause n° S.04.0129.F, portant sur l'immunité de juridiction d'une organisation internationale dans un litige l'opposant à un membre de son personnel et non, comme pour les deux autres causes, sur l'immunité d'exécution).

De l'avis de la SA ENE, « en appliquant cette jurisprudence au cas d'espèce, il faut constater que l'Agence spatiale européenne n'a offert aucune autre voie raisonnable [lui] permettant de protéger efficacement les droits que lui garantit la CEDH. En effet, l'Agence spatiale européenne a explicitement refusé tout recours à l'arbitrage [...]; elle n'a pas indiqué la possibilité de faire appel à son ombudsman (et sous réserve, au demeurant, du pouvoir d'action limité de celui-ci); toutes les démarches potentielles à l'intermédiaire du représentant belge au sein de l'Agence ont été sans effet concret; enfin, introduire des recours contre des parties vis-à-vis desquelles aucun grief n'est formulé par ENE ne présente pas une alternative suffisante au sens de la jurisprudence de la Cour de cassation » (ses conclusions de synthèse, p. 30).

16. A supposer qu'il faille suivre l'approche de principe ainsi défendue par la SA ENE, sans s'attacher à la particularité des litiges - propres à la fonction publique de l'Organisation - qui ont conduit aux trois arrêts précités de la Cour de cassation, encore convient-il de constater, comme l'Agence spatiale l'objecte à bon droit, que la SA ENE disposait, en l'espèce, de trois moyens raisonnables de faire valoir efficacement ses droits, d'autant qu'ils étaient susceptibles de se combiner.

Tout d'abord, la SA ENE avait la faculté, dont elle a d'ailleurs fait usage, de faire défendre ses droits au sein de l'Agence, à l'intervention de la délégation belge près du CPI (infra, point 17).

Ensuite, les critiques faites à l'Agence concernaient à tout le moins également la société allemande RWE et/ou la société italienne CESI, qui auraient pu être attraites en justice de ce chef sur la base des règles de la responsabilité civile pour l'évincement fautif allégué (infra, points 18 à 23).

Enfin, la SA ENE aurait pu faire appel à l'ombudsman de l'Agence spatiale, dont elle ne pouvait ignorer l'existence (infra, point 24).

17. L'Etat belge, interrogé par le conseil de la SA ENE à la lumière du jugement entrepris, a déclaré que « la délégation belge auprès de [l'Agence spatiale], en particulier de son comité de politique industrielle [CPI], met tout en oeuvre pour faciliter une solution au type de différends dont nous parlons ici, puisque sa mission comprend la défense des intérêts de l'industrie belge dans le cadre des activités de [l'Agence] » (pièce 40 de la SA ENE). Il a rappelé, dans cette perspective, concernant la phase III du programme TRP et la réunion du CPI de janvier 2003 (supra, point 5), que la délégation belge avait émis « une observation motivée en faveur d'ENE sur la proposition de contrat soumise par le directeur général (en vertu de l'art. 14 des règles de procédure du CPI (pièce 3 de l'Agence), les propositions pour le choix d'un contractant doivent être soumises au CPI par le directeur général de l'Agence spatiale et comme telles, mises aux voix) et excluant votre cliente. Un vote négatif sur cette proposition n'était pas envisageable étant donné les intérêts d'autres entreprises belges impliquées dans l'activité » (ibid.).

Même si, dans cet écrit, l'Etat belge laisse ouverte la question de savoir si pareille action de la délégation belge au sein de l'Agence peut être, ou non, assimilée à une voie alternative raisonnable, les données objectives qu'il fournit plaident pour une réponse affirmative compte tenu du contexte de politique industrielle dans lequel une telle démarche s'inscrit.

Le fait qu'en l'occurrence, ce moyen pour la SA ENE de faire protéger ses droits n'ait pas abouti concrètement ne lui enlève pas son caractère d'efficacité au regard du test de proportionnalité à effectuer.

Selon ses derniers écrits, la SA ENE n'aurait pas fait l'objet, en janvier 2003, d'une mesure générale d'exclusion du droit de soumettre des offres à l'Agence en vue de l'obtention de contrats, mais aurait seulement été privée du droit de poursuivre un marché particulier, le contrat TRP, en sorte que son cas sortirait du champ d'application de l'article 16.4 des règles de procédure du CPI (l'art. 16.4 dispose: « Toute décision prise pour des raisons de politique industrielle et ayant pour effet d'exclure une entreprise donnée ou une organisation d'un Etat membre des soumissions en vue de l'attribution des contrats de l'Agence dans un domaine donné requiert l'accord de cet Etat membre ») (note d'audience, p. 7). Il reste que la nécessité de faire respecter, dans l'absolu, l'article 16.4, dont le libellé est identique à celui de l'article VI de l'Annexe V « Politique industrielle » à la convention du 30 mai 1975, justifiait la vigilance de l'Etat belge, notamment pour éviter une exclusion de fait du marché des cellules solaires à triple jonction, de la SA ENE, à la supposer soumissionnaire (la SA ENE laisse en effet parfois entendre, dans ses conclusions de synthèse (voir notamment les pages 22, 24, 60, 62 et 65), qu'elle aurait eu, ou d'avoir, une relation directe avec l'Agence spatiale, qu'elle comptait parmi les « concurrents en lice », que l'Agence aurait dû éliminer RWE de la phase III et non rejeter son offre, la faute extracontractuelle de l'Agence ayant consisté à l'exclure comme soumissionnaire sans motifs admissibles) (sur cette qualité, voir également infra, points 18 à 23). La cour observe surabondamment que l'Etat belge aurait même disposé d'un recours au tribunal d'arbitrage international (supra, point 14) si, plutôt que d'émettre un vote positif sur l'attribution du marché à RWE, il s'y était opposé et si - en dépit de ce désaccord sur ce que l'Etat aurait vu comme une exclusion de la SA ENE, au sens des dispositions précitées, dans un domaine donné - le contrat avait été passé avec RWE.

Certes, en l'occurrence, la démarche de la délégation belge en janvier 2003 a précédé la décision d'attribution de marché que la SA ENE critique aujourd'hui, mais l'efficacité de pareille démarche est à ce prix puisqu'elle vise à prévenir un éventuel arbitraire dans la prise de décision et qu'a posteriori, une fois l'attribution du marché décidée en vertu du pouvoir discrétionnaire de l'Agence, seul un contrôle marginal par un juge - si immunité de juridiction il n'y avait - aurait été envisageable pour combattre pareil arbitraire.

Cette démarche de janvier 2003 a pu en outre servir d'appui aux interventions ultérieures de la délégation belge, en juin-juillet 2003 et ultérieurement, pour la recherche d'une solution amiable avec l'Agence, dont le conseil de la SA ENE a fait état dans sa lettre à l'Etat belge du 24 janvier 2006 (pièce 38 de la SA ENE, visant « les procédures amiables afin d'aboutir à une solution entre parties »).

18. En ce qui concerne l'alternative d'un recours contre RWE et/ou CESI, la SA ENE soutient qu'elle est sans réel contenu, car « toutes les fautes alléguées [seraient] imputables à l'Agence, et à personne d'autre. C'est elle qui se voit reprocher d'avoir décidé prématurément sur la continuation du programme TRP-Phase III, de ne pas avoir minutieusement comparé les résultats de ENE et de RWE, de ne pas avoir fait appel à un expert indépendant pour objectiver les résultats annoncés, d'avoir modifié un contrat en cours avec RWE sans consulter ENE, ou encore de ne pas avoir vérifié l'origine européenne des épitaxies utilisées par RWE, etc. » (ses conclusions de synthèse, p. 47).

La SA ENE « n'aperçoit pas en quoi et comment [elle] aurait pu mettre en cause la responsabilité contractuelle de RWE pour des manquements qui sont étrangers à celle-ci. RWE n'aurait pas manqué de faire valoir que cette demande était téméraire et vexatoire et qu'elle devait être dirigée contre... l'Agence » (sa note d'audience, p. 5). Selon la SA ENE, il en irait de même du prétendu recours contre CESI, d'autant qu'elle n'aurait vraiment rien à reprocher à CESI, « qui a au contraire proposé à l'Agence de poursuivre la collaboration en tandem avec [elle] » (ses conclusions de synthèse, p. 40).

Autrement dit, la situation dénoncée ne procéderait, selon la SA ENE, d'aucune décision de RWE et/ou de CESI. Ce que la SA ENE critique, c'est « la décision de l'Agence de l'exclure du programme TRP-Phase III » (mêmes conclusions, p. 39 - souligné et en gras dans le texte), sans motifs admissibles. L'Agence avait en effet, du point de vue de la SA ENE, la pleine maîtrise de maintenir ou non sa société dans le marché TRP-Phase III.

La SA ENE admet que « l'exécutif de l'Agence spatiale ne formule que des indications quant aux sous-traitants autorisés » et reconnaît comme exact le fait que chaque contractant peut présenter ses sous-contractants à l'Agence en vue de leur agréation. Elle soutient toutefois qu'en raison du procédé de l'approbation, la décision finale appartenait bien à l'Agence et qu'en l'espèce, « [son] exclusion a été le fait de la décision prise par madame S., directrice du département générateurs solaires » (ses conclusions de synthèse, pp. 53 et 66).

Et de développer son raisonnement comme suit: « Prétendre que ce serait RWE qui choisit librement ses sous-traitants sans intervention de l'Agence est une erreur de droit et de fait. En droit, les sous-traitants doivent être agréés par l'Agence, ce que celle-ci ne conteste pas (cf. pp. 25 et 70 de ses conclusions d'appel). En fait, et spécialement dans le cas d'espèce, il apparaît que ce n'est pas RWE qui a proposé à ENE d'être son sous-traitant et ensuite de se faire agréer par l'Agence, mais bien l'Agence qui a souhaité maintenir, depuis les contrats Cascade I et II, et ensuite dans les contrats TRP-Phases I et II, une concurrence scientifique et technologique entre RWE d'une part, et ENE/CESI d'autre part, même si juridiquement et pour satisfaire à la politique d'harmonisation, les seconds ne pouvaient apparaître que comme les sous-traitants du premier. Dans les faits c'est en direct avec l'Agence (et non avec RWE) qu'ENE et CESI ont discuté des objectifs à atteindre, ont présenté les résultats intermédiaires obtenus et ont fait valoir leurs résultats finaux, RWE en faisant de même, de son côté, en parallèle » (conclusions de synthèse de la SA ENE, p. 41 - en gras dans le texte).

19. La thèse ainsi développée par la SA ENE ne rend pas correctement compte des éléments de fait du dossier, tels qu'ils ressortent des pièces soumises à la cour.

Il apparaît, en effet, de discussions tenues avec l'Agence spatiale en octobre 2002 sur la base d'une proposition de RWE de septembre 2002, que l'Agence n'était pas opposée à ce que la SA ENE soit impliquée dans la phase III pourvu qu'elle agisse comme sous-contractant de CESI (supra, point 5), qualité en laquelle elle intervenait déjà dans la phase II.

Or l'offre sommaire remaniée de RWE, de novembre 2002, n'a pas prévu la SA ENE dans la répartition des tâches pour la phase III, pas même de manière implicite en isolant - comme il semble que ce fut le cas dans une offre intermédiaire d'octobre 2002 (pièce 7 de la SA ENE, pp. 8 et 9) - un poste du budget de CESI pour l'attribuer à la « Belgique » (supra, point 5).

Rien n'établit dès lors que, sous le couvert de l'application de l'article 25.2 des conditions générales (en vertu de l'art. 25.2, relatif aux sous-contrats, le contractant principal (RWE en l'occurrence) doit « soumettre pour accord à l'Agence le plan d'ensemble des sous-contrats qui seront placés auprès de tiers », étant entendu que « l'Agence ne refusera pas son accord à la passation des sous-contrats après la signature du contrat principal, si les sous-contrats en question étaient énumérés dans l'offre acceptée de l'Agence »), ou autrement, l'Agence aurait mis son veto à ce qu'un sous-contrat soit passé par la RWE, à l'intervention de CESI, avec la SA ENE, et encore moins que cet évincement allégué de la SA ENE ait eu lieu indépendamment des propres choix de RWE.

Le compte rendu de l'entretien par téléphone que le président de la SA ENE aurait eu avec Madame S., de l'Agence, le 28 janvier 2003, est dépourvu de toute valeur probante puisqu'il a été fait unilatéralement par la partie (SA ENE) qui entend s'en prévaloir devant la cour et que l'Agence spatiale n'a pas été mise en situation, in tempore non suspecto, de réagir, puisque la SA ENE s'est bornée à donner cette relation des faits dans une lettre du 5 février 2003 à l'Etat belge (pièce 8bis de la SA ENE), sans communication d'une copie à l'Agence.

Les débats au sein du CPI, des 29 et 30 janvier 2003 (supra, point 5) ne sont pas davantage porteurs d'enseignement sur le rôle prétendument exclusif de l'Agence dans la décision de ne pas associer la SA ENE à la phase III, alors que des propositions de RWE avaient précédé la présentation au CPI, du dossier d'attribution de marché, par le directeur général de l'Agence.

Quant à sa présence à une ancienne réunion du 15 novembre 2001, dont la SA ENE fait grand cas, aucune déduction valant présomption de ce qu'elle aurait, de tout temps, négocié directement avec l'Agence spatiale sa participation au programme TRP, ne peut en être tirée puisque l'ordre du jour de cette réunion visait notamment le contrat Cascade II/CCN2 (supra, point 3) (adde: pièce 33 de la SA ENE, qui n'ajoute rien à la réflexion par rapport à la pièce 2bis, déjà examiné sous le point 3 du présent arrêt). La seule présence de la SA ENE à une réunion, à laquelle participaient également d'autres sociétés tierces, ne suffirait au demeurant pas à démontrer qu'elle était partie prenante dans une négociation directe avec l'Agence spatiale pour le programme TRP. Ce qui est advenu de la SA ENE au stade des phases I et II en est la meilleure preuve.

C'est dès lors à bon droit que l'Agence spatiale évoque le recours dont la SA ENE, non sélectionnée, disposait à l'égard de RWE pour faire valoir ses droits à l'obtention de l'un ou l'autre sous-contrat dans le cadre de la phase III du programme TRP. Du reste, dans sa requête d'appel (p. 43), la SA ENE relevait le rôle joué par RWE, en déclarant que son exclusion du contrat TRP-Phase III « a pour effet de favoriser RWE, qui sous-traitera ce qu'il veut bien à CESI, tendant donc à étouffer toute compétition ».

La SA ENE a d'ailleurs écrit à RWE, le 20 mars 2003, pour lui proposer sa participation au projet (supra, point 6), ce qui montre, de surcroît, qu'une collaboration n'était pas impossible, de son point de vue, avec RWE, dont elle monte vainement en épingle la position de concurrent (sous l'angle concurrentiel, la position de la SA ENE par rapport à RWE, combinée à celle de CESI, était d'ailleurs comparable au stade de la phase II, sans qu'elle en ait jamais conçu la moindre plainte).

20. S'il fallait considérer que la SA ENE impute à l'Agence spatiale seule la responsabilité du sort qui lui a été réservé au stade de la phase III du programme TRP, pour le motif que, ce faisant, l'Agence aurait méconnu un de ses droits acquis, celui d'accéder à la phase III du fait de sa participation fructueuse à la phase II, encore faudrait-il constater que la SA ENE se placerait, dans cette hypothèse de travail, dans la sphère contractuelle, ce qui aurait pu lui ouvrir le droit à l'arbitrage conformément à l'article XXV de l'Annexe I à la convention du 30 mai 1975 (supra, point 14).

Or la SA ENE n'a jamais tenté de faire valoir la clause d'arbitrage au motif, précisément, qu'elle n'était pas dans les conditions pour la mettre en oeuvre. Et, pour clore cette parenthèse, l'Agence spatiale soutient, avec raison, que la SA ENE n'avait, de toute façon, aucun droit acquis dès lors que, d'une part, aucune disposition contractuelle ou réglementaire quelconque ne lui conférait le droit de participer à chaque phase du programme TRP ni ne faisait dépendre son accès à une nouvelle phase, du succès de la phase précédente et que, d'autre part, l'Agence spatiale n'avait jamais laissé croire à la SA ENE qu'elle ferait automatiquement partie de la phase III, d'autant que le financement des deux premières phases devait en principe, selon la proposition d'attribution de marché soumise au CPI pour la phase I, différer de celui des suivantes (supra, point 3).

21. La SA ENE se défend encore de toute voie alternative latérale (contre RWE et/ou CESI), raisonnable et efficace, en soutenant que ses griefs « concernent uniquement le comportement de l'Agence ».

Cette assertion s'avère inexacte en droit comme en fait.

Tout d'abord, en effet, le choix des griefs invoqués devant la cour n'implique pas que d'autres griefs, tout aussi pertinents, n'auraient pu être formulés à l'encontre de RWE et/ou CESI à la faveur d'un recours en justice contre ces sociétés, fondé, par exemple, sur la responsabilité civile et/ou sur un abus de position dominante.

Ensuite, les développements consacrés par la SA ENE aux fautes imputées à l'Agence spatiale comportent des griefs mettant manifestement en cause RWE, telles les affirmations selon lesquelles (i) l'exclusion de la SA ENE « arrangeait parfaitement RWE, firme concurrente d'ENE sur le marché des cellules solaires, qui avait tout avantage à ne pas promouvoir la contribution potentielle d'ENE » (conclusions de synthèse de la SA ENE, p. 54), (ii) RWE aurait utilisé à grande échelle des épitaxies non européennes alors que le but poursuivi par le marché était de promouvoir la technologie de provenance européenne (mêmes conclusions, p. 56; adde: l'énoncé même des 2e et 5e fautes reprochées à l'Agence - supra, points 8.2 et 8.5), (iii) RWE aurait fait une déclaration mensongère en affirmant atteint l'objectif lié à des diodes de protection (mêmes conclusions, p. 60) et (iv) RWE aurait bénéficié des retombées du contrat TRIP-Phase II pour convenir avec l'Agence spatiale, sans intervention du consortium CESI/ENE, du remplacement des cellules solaires sur le satellite Herschel-Planck (énoncé de la 4e faute - supra, point 8.4).

Il y avait donc bien une voie alternative raisonnable offrant à la SA ENE la faculté de faire valoir et protéger efficacement ses droits en la présente espèce dans le cadre d'un procès équitable au sens de l'article 6 de la CEDH.

22. Eu égard aux constatations et considérations qui précèdent, la qualification, en droit ou en fait (la position de la SA ENE est assez fluctuante à ce propos), à donner aux liens entre la SA ENE et les sociétés RWE et CESI, au regard du droit belge ou d'un autre droit, non défini, devient sans pertinence.

La qualification de sous-traitance en droit belge n'est au demeurant pas inconciliable avec la nature des tâches spécifiques confiées (phase II) ou à prétendument confier (phase III), sous la responsabilité de RWE (art. 25.3 des conditions générales (aux termes de l'art. 25.3, « le contractant sera responsable de la bonne exécution de tout sous-contrat passé par lui dans le cadre du contrat principal »)), à la SA ENE - celle-ci eût-elle une technologie brevetée pour ce faire. Le fait que les cellules solaires à mettre au point par la SA ENE aient été de taille différente et de performance moindre, répondant à des tâches complémentaires au sein d'un programme donné, n'empêchait nullement de les voir intégrées dans le programme en question (le programme TRP) assumé globalement par RWE vis-à-vis de l'Agence.

L'allégation selon laquelle « RWE n'aurait jamais accepté, si ENE avait été un véritable sous-traitant, la responsabilité des éventuelles défaillances d'ENE » car RWE « était dans l'incapacité de réaliser le travail d'ENE, à défaut de disposer de la technologie, du brevet, etc. » (note d'audience de la SA ENE, p. 5) est un argument d'autorité qui ne se vérifie en outre pas pour la phase II, eu égard à l'article 25.3 des conditions générales, auquel il n'a pas été dérogé.

23. Enfin, il ne convient pas de vérifier, pour conclure à des voies alternatives raisonnables à l'encontre de RWE, voire même de CESI, que celles-ci soient nécessairement vouées au succès, pourvu qu'elles soient réelles et effectives, comme en l'espèce.

24. En sus des deux moyens alternatifs déjà examinés, qui pouvaient se combiner, la SA ENE avait la faculté de saisir l'ombudsman de l'Agence spatiale du litige, puisque ce recours est ouvert à tout industriel qui déplore le fait d'avoir été évincé, au cours de l'attribution d'un marché de l'Agence, au profit d'un autre candidat, contractant ou sous-contractant.

Impliquée depuis longtemps dans des contrats Cascade (supra, point 2) et étant, par ailleurs, en contact avec la délégation belge au sein du CPI dans le cadre de l'attribution des contrats TRP (supra, points 5 et 17), la SA ENE ne pouvait manifestement pas ignorer cette voie alternative, laquelle faisait en outre partie intégrante d'un document diffusé par l'Agence spatiale sur les « Meilleures pratiques - Pour la sélection des sous-traitants ['Subcontractors'] par les contractants principaux ['Prime Contractors'] dans le cadre des attributions de marchés majeurs de l'Agence », où il est au surplus donné à lire que ces exigences de « Meilleures pratiques » ont été approuvées par le CPI (pièce 12 de l'Agence - traduction libre; adde: pièce 11 de l'Agence et pièce 41 de la SA ENE).

Lorsqu'il est régulièrement saisi, l'ombudsman a notamment le droit d'enquêter sur le respect des instructions en matière d'attribution de marchés, sur le caractère non discriminatoire de la procédure d'attribution incriminée et/ou sur sa conformité aux pratiques justes et équitables.

Même si son intervention ne peut aboutir à des décisions exécutoires à charge des sociétés auxquelles il a fait des recommandations, l'ombudsman constitue un appui indéniable aux sociétés dans l'exercice d'un recours latéral, tel celui dont question plus haut, points 18 à 23.

Son rôle est d'autant plus important qu'il est prévu, « en dépit du fait qu'il n'est pas compétent pour recevoir des plaintes concernant les litiges entre l'Agence et l'industrie », que l'ombudsman fasse rapport au chef du département des contrats de l'Agence spatiale « si les résultats des investigations [faites dans le champ des différends entre entreprises] devaient [l'] amener à la conclusion que la situation a été causée par des actions ou des omissions de l'Agence » (pièce 12 de l'Agence, point 4, al. 3).

25. La cour en arrive ainsi à la conclusion que l'immunité de juridiction invoquée par l'Agence spatiale l'est à bon droit dès lors que cette immunité n'emporte pas une restriction disproportionnée au droit d'accès de la SA ENE à un juge dans les circonstances particulières de l'espèce et, notamment, eu égard aux enjeux de la politique industrielle et au principe du juste retour entre Etats membres, laissés à l'appréciation souveraine - mais non arbitraire - de l'Agence spatiale avec un mécanisme de contrôle des Etats, y compris au sein du CPI.

Par ces motifs

La cour,

Statuant contradictoirement,

Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire,

Après approbation de dix-huit notes en bas de page;

Reçoit les appels;

Dit l'appel principal non fondé et, partant, l'appel incident sans objet;

Condamne la SA Energies Nouvelles et Environnement aux dépens d'appel, liquidés à 1.000 EUR pour ce qui concerne l'Agence spatiale européenne.

(...)


Observations / Noot

Sur les rapports entre immunité de juridiction et droit à un procès équitable, voy. la contribution d'Anne Lagerwall et Arnaud Louwette parue dans le présent numéro, p. 30.