Billet d'humeur - L'exécution du bon père de famille par le législateur français. Où le « politiquement correct » conduit à l'incongru
1.Ainsi qu'en témoigne un document parlementaire du Sénat de France (session ordinaire de 2013-2014, numéro 101, du 17 avril 2014) ce Sénat a adopté, en deuxième lecture, un projet de loi modifié par l'Assemblée nationale en première lecture, qui prévoit la radiation du concept de « bon père de famille » du Code civil français.
Au départ, un projet de loi, inspiré par la meilleure conscience qui soit, tend à assurer l'égalité entre les femmes et les hommes [2]. Celui-ci prévoit, en son article 1er, que « l'Etat et les collectivités territoriales ainsi que leurs établissements publics mettent en oeuvre une politique pour l'égalité entre les femmes et les hommes selon une approche intégrée ».
Le même texte comporte une énumération des éléments constituant la politique « pour l'égalité entre les femmes et les hommes ».
2.Mais à l'occasion de l'élaboration de ce noble document, s'est insinué un amendement, qui a conduit à l'adoption d'un article 5sexiesA [3].
Cette disposition, prévoit la suppression de la référence au concept de « bon père de famille » dans une série d'articles du Code civil: les articles 601, 1728, 1729, 627, 1137, 1374, 1806, 1962 et 1880.
Il avait été initialement proposé de remplacer les références au « bon père de famille » par les mots « raisonnablement » ou « raisonnable ». Mais le caractère particulièrement imprécis de ces expressions a abouti, au terme d'un amendement n° 33 du 11 avril 2014, à utiliser de préférence les mots « de manière prudente et diligente » ou « prudents et diligents ».
Selon les travaux préparatoires, l'utilisation de l'expression « de manière prudente et diligente » devrait avoir exactement la même signification que le concept antérieur de « bon père de famille ».
Des modifications analogues sont apportées à d'autres Codes français (Code de la consommation, Code rural et de la pêche maritime, Code de l'urbanisme, Code de la construction et de l'habitation).
3.La réforme se justifierait par le motif que la locution « bon père de famille » serait la manifestation désuète d'un régime patriarcal et qu'elle serait au surplus difficilement compréhensible pour les « citoyennes et citoyens ».
4.Le concept de « bon père de famille » auquel se réfère à plusieurs reprise le Code Napoléon, - anobli, sans doute au XIXe siècle, sous la forme latine de « bonus pater familias » - ne paraît pas, contrairement à ce qui a été affirmé, ici ou là, remonter au droit romain. Nous n'en avons pas retrouvé la trace dans les traités classiques de droit romain. On rencontre assurément à Rome le « pater familias » mais comme un personnage jouissant d'une certaine autorité au sein d'un groupe et non comme un élément d'appréciation d'un comportement ou d'un mode de gestion [4].
On peut penser que les auteurs du Code Napoléon se sont inspirés à cet égard de l'Ancien droit, - quoique nous n'ayons pas pu déterminer la source exacte de l'expression utilisée dans ce code.
5.Les motifs invoqués pour radier le « bon père de famille » du Code Napoléon ne nous paraissent en aucun cas convaincants.
Tel est le cas en premier lieu de l'observation selon laquelle l'expression ne serait pas bien comprise des « citoyennes et citoyens ».
La langue juridique, dans sa précision, comporte en effet de très nombreuses expressions dont l'intelligence précise échappe au lecteur ou à l'auditeur non averti. Mais ces expressions ont un contenu bien précis et sont parfaitement utiles à la formation d'une pensée juridique claire [5]. Ce pourrait être le cas du « bon père de famille » tel qu'il est inséré dans le Code civil.
6.D'autre part, le concept utilisé dans le Code civil n'est certainement pas l'expression d'une sorte de « machisme » archaïque dénué de signification et de portée.
Il s'agit au contraire de l'un de ces nombreux concepts utilisés par la doctrine juridique, spécialement en droit des obligations et en droit des contrats, pour lesquels on évite des définitions trop contraignantes, en sorte qu'ils puissent évoluer et se modifier pour tenir compte des nécessités de la vie en société, elle-même évolutive. Telle nous paraît précisément être une des caractéristiques fondamentales de la langue juridique du droit privé.
En l'espèce, il s'agit d'un critère d'appréciation assez subtile en matière de responsabilité, contractuelle ou extracontractuelle. Le comportement d'une personne dont on veut démontrer la faute, doit être comparé au comportement abstrait d'une personne se trouvant dans les mêmes conditions de compétence, de formation professionnelle, d'urgence, et plus généralement de circonstances. La définition de ce personnage, - abstrait sans doute mais présentant des caractéristiques concrètes - dépend dans chaque cas des circonstances et permet précisément l'adaptation de la notion de « bon père de famille » à ces circonstances.
7.Il n'a jamais été soutenu que ce concept concernerait uniquement des personnes de genre masculin, ou encore impliquées dans la gestion d'une famille. Le concept peut évidemment s'appliquer à des personnes de sexe féminin, ainsi d'ailleurs qu'à des personnes morales. C'est précisément ce qui en fait la richesse, - qui ne doit pas être méconnue lorsque l'on traite de cette notion.
8.D'autre part, les auteurs français de la modification proposée paraissent perdre de vue que le « bon père de famille », ainsi entendu, ne résulte pas exclusivement de textes spécifiques du Code civil, mais constitue beaucoup plus généralement un concept général auquel se réfèrent la doctrine et la jurisprudence pour apprécier les responsabilités notamment en matière patrimoniale. La modification de quelques articles du Code civil qui s'y réfèrent de manière expresse sera en réalité sans incidence sur cette application, en définitive beaucoup plus importante, du concept de « bon père de famille ». C'est ce que les auteurs de la modification proposée paraissent méconnaître.
9.En conclusion, le concept de « bon père de famille » est tout à fait utile et adapté à l'analyse juridique notamment en matière de droit privé patrimonial. Les termes proposés par le législateur français pour le remplacer ne présentent pas la précision et n'offrent pas les nuances qui y correspondent.
Espérons que le pragmatisme et le modeste bon sens de notre législateur lui permettront d'éviter sur ce point toute inspiration issue des textes français ici examinés.
Longue vie en Belgique au « bon père de famille », mais ainsi interprété correctement.
[1] | Avocat à la Cour de cassation, professeur émérite à l'Université Libre de Bruxelles. |
[2] | Voy. le texte adopté n° 282, Assemblée nationale, session ordinaire de 2013-2014, 28 janvier 2014, et les réf. concernant le processus d'adoption du texte. |
[3] | Cf. notamment l'examen des articles du projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes par le Sénat, rapport en 2e lecture du 9 avril 2014 par Mme V. Klès, www.senat.fr/rap/113-443/113-4438.html. |
[4] | Voy. p. ex.: P.-F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, 4ème éd., 1906. |
[5] | Cf. notre étude sur « La langue de la doctrine juridique », J.T., 2013, 740. |