Cour d'appel de Bruxelles 23 juin 2011
N.Ph. et S.F. / SA ING Belgique
Siég.: K. Moens et M.-F. Carlier (conseillers), M. van der Haegen (conseiller suppléant) |
Pl.: Mes G. Stevens, P. De Wolf, D. Olbrechts et J.-P. Buyle |
I. | La décision entreprise |
L'appel est dirigé contre le jugement prononcé le 27 novembre 2006 par le tribunal de commerce de Bruxelles.
Les parties ne produisent pas d'acte de signification de cette décision.
II. | La procédure devant la cour |
L'appel est formé par requête, déposée par M. N. et Mme S. au greffe de la cour, le 26 mars 2007.
La procédure est contradictoire.
Il est fait application de l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire.
III. | Les faits et antécédents de la procédure |
1. M. N. et Mme S. sont avocats. Ils sont titulaires de plusieurs comptes auprès de la Caisse Privée, qui sera ultérieurement absorbée par ING Belgique, et ci-après dénommée “la banque”.
Mme S. est notamment titulaire du compte professionnel (…) auquel sont liées les cartes:
- (…) et (…) au nom de Mme S.;
- (…) au nom de M. N. et de Mme S.
M. N. est titulaire du compte professionnel (…) auquel sont liées les cartes:
- (…) au nom de M. N.;
- (…) et (…) au nom de M. N. et de Mme S.
2. Par courrier du 29 juillet 2004, M. N. écrit à la banque:
“Faisant suite à notre entretien téléphonique de ce jour, je vous confirme avoir constaté ce 28 juillet le vol de deux cartes bancaires dont je suis titulaire émises sur les comptes (…) et (…).
Ce vol semble avoir été commis le 18 juillet 2004 à Ravenne (Italie).
Je joins à la présente copie de la plainte que j'adresse au procureur général de la République à Ravenne, ainsi que copie de l'attestation qui a été établie par la gendarmerie de Chesières (Suisse) où nous nous trouvons actuellement, jusqu'au 15 août prochain.
Si nécessaire, vous pouvez me contacter sur GSM (...)
Je vous remercie de bien vouloir introduire la déclaration de vol auprès des services compétents de la banque.
Bien à vous”.
Selon une attestation de la gendarmerie de Chesières de la veille, 28 juillet 2004:
“M. Ph.-F.N. s'est rendu en Italie, durant la période du 12 au 20 juillet 2004. Il a séjourné à Rome du mardi 13 au samedi 17 juillet 2004. De Rome, il s'est dirigé sur la Côte Adriatique, pour rejoindre la ville de Ravenne où il a logé le samedi 17. Le 18 juillet, il a logé à Mantoue et le 19 à Domodosola. Il a regagné Chesières le 20 juillet 2004. Le lendemain, sur le parking du 'Jumbo-Manor', à Monthey, une tentative de vol d'usage a été commise sur son véhicule (voir plainte pénale de la pol cant valaisanne). La réparation de la serrure forcée a été effectuée par le concessionnaire 'Nissan', à Monthey. Au moment de régler la facture, ce 28 juillet, il a constaté la disparition de 3 cartes bancaires concernant les comptes 'Caisse Privée' n° (…), n° (…) et le compte 'Bacob' n° (…). Le blocage des cartes a été demandé ce 28 juillet 2004. Ce jour, il a pu obtenir de la Caisse Privée le relevé des opérations qui ont été effectuées de manière illicite par l'auteur du vol. Les débits des comptes sont datés des 18, 19 et 20 juillet 2004 et ont été effectués dans des localités se trouvant entre Ravenne et Trévise. Le premier retrait a été fait le 18 juillet, vers 17h00. Il suppose donc que le vol a été commis dans la chambre de l'hôtel 'Bizancio', à Ravenne, pendant le petit-déjeuner, alors que M. N. avait laissé sa sacoche contenant ses papiers d'identité, ses cartes bancaires, ainsi qu'un portefeuille contenant de l'argent liquide dans la chambre, laquelle était fermée à clé. Seules les cartes bancaires ont été dérobées. Les codes d'utilisation des cartes n'étaient pas joints à celles-ci et ne se trouvaient sur aucun document se trouvant dans la sacoche.”
Dans un courrier de plainte adressé, le 29 juillet 2004, au procureur général de la République à Ravenne, M. N. expose qu'il était toujours en possession de ses cartes lorsqu'il a quitté Rome, le 17 juillet 2004, et que le seul moment où elles ont pu lui être dérobées se situe pendant le quart d'heure où il s'est absenté de sa chambre pour prendre son petit-déjeuner. Il écrit à cet égard:
“Nous avons quitté la chambre, pour prendre le petit-déjeuner, en laissant à l'intérieur de celle-ci les valises, la sacoche en cuir contenant mes papiers d'identité et les cartes bancaires, les appareils photo numériques et un ordinateur portable dans sa mallette, ainsi que le sac de ma fille avec son ours en peluche.
La chambre était fermée à clé et nous avions emporté la clé avec nous, et nous avions placé sur la porte le panneau 'Do not disturb'. Nous avons constaté, en sortant de la chambre, que la femme de chambre se trouvait dans une chambre voisine.
Nous avons été absents pendant environ 1/4 d'heure et nous sommes ensuite revenus pour reprendre les bagages et quitter l'hôtel.
Ce n'est donc que pendant que nous prenions le petit-déjeuner que le vol a pu être commis, certainement à l'aide d'une clé passe-partout pour pénétrer dans la chambre.”
Il est constant que les cartes (…) et (…) ont été bloquées le 28 juillet 2004 à 16h48 suite à l'appel téléphonique de Card Stop.
Il apparaîtra que treize opérations ont eu lieu à l'aide des deux cartes litigieuses, pour un montant total de 2.605 EUR, à savoir:
1) 8 opérations par le débit du compte (…) lié au compte (…):
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 240 EUR à 14h32 à un distributeur de Porto Garibaldi;
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 240 EUR à 14h33 à un distributeur de Porto Garibaldi;
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 20 EUR à 17h32 à un distributeur de Monselice;
- 19 juillet 2004: retrait Maestro de 250 EUR à 0h01 à un distributeur de Mogliano Veneto;
- 19 juillet 2004: retrait Maestro de 250 EUR à 0h02 à un distributeur de Mogliano Veneto;
- 19 juillet 2004: achat Maestro de 160 EUR à 10h19 à Treviso;
- 19 juillet 2004: achat Maestro de 625 EUR à 14h45 à Malo;
- 20 juillet 2004: retrait Maestro de 250 EUR à 0h03 à Treviso;
pour un total de 2.035 EUR.
L'achat de 625 EUR a été effectué sur la base d'une signature.
2) 5 opérations par le débit du compte (…):
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 240 EUR à 14h34 à un distributeur de Porto Garibaldi;
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 240 EUR à 14h35 à un distributeur de Porto Garibaldi;
- 18 juillet 2004: retrait Maestro de 20 EUR à 17h33 à un distributeur de Monselice;
- 19 juillet 2004: retrait Maestro de 50 EUR à 9h12 à un distributeur de Rovigo;
- 20 juillet 2004: retrait Maestro de 20 EUR à 7h08 à un distributeur de Pievesestina;
pour un total de 570 EUR.
Il n'est pas contesté que les dernières utilisations antérieures des cartes litigieuses remontent au 24 avril 2004 pour l'une et au 24 mai 2004 pour l'autre.
3. M. N. et Mme S. sollicitent l'intervention de la banque, laquelle se refuse à les indemniser.
Les parties échangeront diverses correspondances.
4. En l'absence de règlement amiable, M. N. et Mme S. font citer la banque, le 10 octobre 2005, devant le tribunal de commerce de Bruxelles en paiement des sommes de:
- 2.455 EUR, majorée des intérêts moratoires au taux légal à dater du 28 juillet 2004;
- et de 5.000 EUR de frais de défense.
Par le jugement entrepris, le tribunal de commerce déboute M. N. et Mme S. de leurs demandes.
En appel, M. N. et Mme S. réitèrent devant la cour leurs demandes originaires.
IV. | Discussion |
1. | Sur la loi du 17 juillet 2002 relative aux opérations effectuées au moyen d'instruments de transfert électronique de fonds |
5. L'article 8, § 2 de la loi du 17 juillet 2002 relative aux opérations effectuées au moyen d'instruments de transfert électronique de fonds prévoit que:
“jusqu'à la notification prévue au § 1er, deuxième alinéa, le titulaire est responsable des conséquences liées à la perte ou au vol de l'instrument de transfert électronique de fonds à concurrence d'un montant de 150 EUR, sauf s'il a agi avec une négligence grave ou frauduleusement, auquel cas le plafond prévu n'est pas applicable.
Sont notamment considérés comme négligence grave, le fait, pour le titulaire, de noter son numéro d'identification personnel ou tout autre code, sous une forme aisément reconnaissable, et notamment sur l'instrument de transfert électronique de fonds ou sur un objet ou un document conservé ou emporté par le titulaire avec l'instrument, ainsi que le fait de ne pas avoir notifié à l'émetteur la perte ou le vol, dès qu'il en a eu connaissance.
Pour l'appréciation de la négligence du consommateur, le juge tient compte de l'ensemble des circonstances de fait. La production par l'émetteur des enregistrements visés à l'article 6, 8°, et l'utilisation de l'instrument de paiement avec le code connu du seul titulaire, ne constituent pas une présomption suffisante de la négligence de celui-ci.
Les clauses et conditions, ou les combinaisons de clauses et conditions dans le contrat relatif à la mise à disposition et à l'utilisation de l'instrument de transfert électronique de fonds qui auraient pour effet d'aggraver la charge de la preuve dans le chef du consommateur ou d'atténuer la charge de la preuve dans le chef de l'émetteur sont interdites et nulles.
Après la notification, le titulaire n'est plus responsable des conséquences liées à la perte ou au vol de l'instrument de transfert électronique de fonds, sauf si l'émetteur apporte la preuve que le titulaire a agi frauduleusement”.
6. En l'espèce, les treize opérations litigieuses ont eu lieu, entre le 18 et le 20 juillet 2004, soit avant que M. N. et Mme S. notifient à l'émetteur le vol de leurs deux cartes bancaires.
La banque ne conteste pas réellement le principe du vol de ces cartes bancaires. Dans son courrier du 2 mars 2005 au Service de Médiation Banques-Crédits-Placement (pièce 12 de la banque), elle convient “que le vol a bien eu lieu”. Elle s'interroge en revanche sur les circonstances de ce vol et considère que M. N. a commis une négligence grave en laissant son sac avec ses instruments de transfert électronique de fonds dans sa chambre d'hôtel. Elle soutient également que M. N. et/ou Mme S. ont noté leur numéro d'identification personnel ou tout autre code, sous une forme aisément reconnaissable, soit sur l'instrument de transfert électronique de fonds, soit sur un objet ou un document conservé et emporté par eux avec ces instruments, ce que ces derniers contestent. Elle souligne notamment:
- la limitation du vol aux seules cartes, en négligeant les autres biens (appareil photographique numérique, ordinateur portable), les documents d'identité et les papiers de la voiture et surtout l'argent liquide;
- le fait que le premier retrait litigieux n'ait eu lieu qu'à 14h32 alors que les cartes auraient été dérobées “tôt” dans la matinée; selon l'expérience de la banque en la matière, la majorité des opérations litigieuses ont lieu quasi immédiatement après le vol, avant que le titulaire ait pu faire opposition;
- l'absence d'utilisation des cartes bancaires dans les moments, voire les jours ayant précédé le vol, en sorte qu'il n'est pas plausible que le voleur ait surpris le code des cartes lors de sa composition sur un terminal.
7. Comme précisé au 3ème alinéa du § 2 de l'article 8 précité, “la production par l'émetteur des enregistrements visés à l'article 6, 8°, et l'utilisation de l'instrument de paiement avec le code connu du seul titulaire, ne constituent pas une présomption suffisante de la négligence de celui-ci”. La charge de la preuve de la négligence grave repose sur l'émetteur. Elle peut être rapportée par toutes voies de droit, y compris témoignages et présomptions (cf. Lambert, Th., “La loi du 17 juillet 2002 relative aux opérations effectuées au moyen d'instruments de transfert électronique de fonds”, RDC-TBH 2003, 583; Van Oevelen, A., “De adviespraktijk van het Bemiddelingscollege voor de financiële sector betreffende de aansprakelijkheid bij verlies of diefstal van elektronische betaalinstrumenten”, Dr.banc.fin. 2010, p. 300; Van den Haute, E. et Dreesen, M., “Chronique de droit bancaire privé: les opérations de banque (1007-2010)”, Dr.banc.fin. 2011, p. 47).
8. Vainement M. N. et Mme S. invoquent-ils un arrêt du 13 septembre 2005 de la cour d'appel de Bruxelles dès lors que les circonstances de la cause sont fondamentalement différentes. Dans l'arrêt du 13 septembre 2005, la carte bancaire était conservée dans un portefeuille, caché dans la boîte à gants d'un véhicule fermé à clé, stationné sur un parking public, véhicule qui fut ouvert par effraction et vidé de son contenu.
In casu, à suivre la thèse développée par M. N. et Mme S., le vol de leurs cartes de banque est intervenu dans leur chambre d'hôtel à Ravenne, pendant qu'ils prenaient leur petit-déjeuner, le 18 juillet 2004. Comme le relève le premier juge, M. N. “explique lui-même avoir laissé sa sacoche contenant tous ses documents importants dans sa chambre d'hôtel pendant son absence pour aller consommer son petit-déjeuner” avec son épouse et leur fille.
Or, à l'inverse des bagages, il lui eût été aisé d'emporter sa sacoche pour aller se restaurer et ce d'autant plus que M. N. précisait, dans son courrier au procureur général de la République de Ravenne, que “cette sacoche ne [le] quittait jamais”, ce qui démontre qu'il était conscient des risques encourus s'il s'en séparait.
Le standing - de luxe, selon M. N. et Mme S. - de l'hôtel n'exonère pas le titulaire d'un instrument de transfert électronique de fonds de la vigilance qu'il doit raisonnablement porter à ses cartes bancaires. Au demeurant, ce type d'hôtel dispose généralement d'un coffre-fort dans lequel les clients peuvent déposer leurs effets de valeur.
Par ailleurs, si M. N. et Mme S. ont apposé un panneau “Ne pas déranger” (“Do not disturb”) et fermé la porte de la chambre à clef, avant de s'absenter, M. N. souligne également dans son courrier au procureur général de la République de Ravenne qu'ils ont constaté en sortant de la chambre “que la femme de chambre se trouvait dans une chambre voisine”. S'ils ont pu constater la présence de cette personne qu'ils savaient ou à tout le moins ne pouvaient ignorer qu'elle dispose d'un passe-partout, cette dernière a, de son côté, également pu remarquer que M. N. et Mme S. quittaient leur chambre malgré la présence du panneau “Ne pas déranger”. Dans ces circonstances particulières, M. N. et Mme S. se devaient d'être encore plus vigilants.
L'ensemble des circonstances de la cause conduit à retenir une négligence grave dans le chef de M. N. et de Mme S. En laissant leurs cartes bancaires sans surveillance dans une chambre d'hôtel qui est un lieu accessible à diverses personnes, dans les conditions décrites ci-avant, ils ont commis une négligence grave.
Partant, quelle que soit l'analyse du degré de fiabilité des instruments de transfert électronique de fonds dont étaient titulaires M. N. et Mme S., leur demande n'est pas fondée.
2. | Sur les frais de conseil et les dépens |
9. Il ne peut être fait droit à la demande de remboursement des frais de conseil formée par M. N. et Mme S. devant le tribunal de commerce, ceux-ci succombant dans leur thèse.
10. La banque sollicite le montant de base de l'indemnité de procédure pour les deux instances.
Dès lors que le premier jugement se voit entièrement confirmé, il n'y a aucun motif de modifier le montant de l'indemnité de procédure allouée par le tribunal de commerce.
En ce qui concerne l'indemnité de procédure d'appel, la banque sollicite à bon droit le montant de base pour une demande dans la tranche entre 5.000,01 EUR et 10.000 EUR, soit 990 EUR indexés.
V. | Dispositif |
Pour ces motifs, la cour,
1. Reçoit l'appel mais le dit non fondé;
2. Met les dépens d'appel à charge de M. N. et de Mme S.;
Condamne M. N. et Mme S. à payer à la SA ING Belgique l'indemnité de procédure d'appel, soit 990 EUR; (...)