L'utilisation de données confidentielles en matière judiciaire : quelques réflexions d'un magistrat
TABLE DES MATIERES
B. L'imagination au pouvoir a. Renversement de la charge de la preuve
b. Occultation des données sensibles
C. Les multiples vertus de l'expertise a. Le contradictoire allégé durant l'expertise
b. Le rôle actif de l'expert dans la définition des données confidentielles Première hypothèse
Deuxième et troisième hypothèses
D. Mais la question finale subsiste
E. Les contreparties à la disparition de la contradiction
1.Le but de cet article n'est pas d'ajouter des informations complémentaires à l'excellente présentation de B. Allemeersch et W. Vandenbussche mais plutôt de partir de cet exposé pour formuler quelques réflexions. L'idée est de présenter les choses sous l'angle du juge du fond. Si l'utilisation de données confidentielles risque de compliquer la tâche des avocats, en définitive c'est le juge qui devra assumer la responsabilité d'utiliser ou de rejeter ces données. Et, plus précisément, le juge du fond. En effet, la Cour de cassation, dans son arrêt du 2 novembre 2012 [2], a donné quelques indications intéressantes sur la manière de résoudre ces problèmes. Mais elle a aussi refusé de trancher deux questions importantes (l'atteinte aux droits de la défense résultant de l'impossibilité de prendre copie des pièces confidentielles et l'atteinte au contradictoire résultant de l'absence de contrôle judiciaire de la confidentialité), au motif qu'elles relevaient exclusivement du pouvoir d'appréciation du juge du fond. La tâche de celui-ci sera donc redoutable, puisqu'il doit se constituer en gardien de principes aussi fondamentaux que le respect de la vie privée ou le droit au procès équitable.
A. | Une matière en évolution |
2.Un aspect important de cette problématique, c'est son évolution rapide. Il est frappant de constater que, dans l'arrêt du 2 novembre 2012, la Cour de cassation affirme que la partie lésée, qui supporte la charge de la preuve de l'existence et de l'importance de son dommage, reste en droit d'invoquer le secret des affaires. Dans un arrêt du 30 juin 2010 [3], la cour d'appel de Bruxelles indiquait également qu' « il n'est pas acceptable qu'un demandeur soit contraint de renoncer à faire valoir ses droits au seul motif que certaines pièces dont il doit faire usage pour établir son dommage sont couvertes par le secret des affaires ».
On peut en déduire deux choses.
3.Tout d'abord, les éléments de preuve que le demandeur produit à l'appui de sa demande sont supposés pertinents. En 2009, j'écrivais que, pour ce qui concerne les données pertinentes, la confidentialité devait toujours être sacrifiée au profit du principe du contradictoire [4]. Je me fondais sur le fait que les solutions admises dans les procédures inquisitoires, en matière de concurrence, ne pouvaient pas être transposées dans la procédure classique. Dans une procédure ordinaire, le principe du contradictoire devait l'emporter, en ce qui concerne l'utilisation de données décisives pour le juge. Or, admettre que le demandeur occulte certaines données, c'est reconnaître implicitement que des informations pertinentes pourraient échapper à la contradiction.
4.Ensuite, le fait que cette faculté soit reconnue au demandeur surprend aussi. Le défendeur, d'une certaine manière, n'a pas le choix. Il n'a pas pris l'initiative de la procédure et doit pouvoir se défendre de la manière la plus efficace, sans pour autant que ses droits de la défense soient méconnus. Le demandeur a le choix. Il peut décider d'agir ou pas, de produire certaines pièces ou non. Il peut faire un calcul coût/bénéfice entre le dommage qu'entraînera pour lui la production d'une pièce confidentielle et le montant des dommages-intérêts que pourrait lui accorder le tribunal. Dans ce contexte, on aurait pu imaginer que le demandeur soit contraint d'exposer à la contradiction tous les éléments qu'il décide de produire. Ce n'est pas ce que dit la jurisprudence. En fait, on se trouve ici confronté à un conflit entre un principe de droit substantiel et un principe de droit procédural: le droit à la réparation intégrale du dommage et le principe du contradictoire. Si on maintient les exigences du contradictoire envers et contre tout, le demandeur devra choisir entre une indemnisation intégrale et le respect de ses secrets d'affaire. Le message soufflé par la Cour de cassation et la cour d'appel de Bruxelles est que le demandeur ne peut être contraint d'opérer ce choix, à peine d'être définitivement préjudicié, sans possibilité de réparation complète. Relevons que, pour que le problème se pose en ces termes, il faut que les responsabilités soient déjà clairement établies. Sacrifier le principe du contradictoire au bénéfice d'une victime potentielle, dont les droits ne sont pas encore reconnus, serait beaucoup moins acceptable. Cela suppose donc que, chaque fois que l'établissement du dommage pose des problèmes de confidentialité, on disjoigne le débat sur la faute et celui sur le préjudice.
B. | L'imagination au pouvoir |
5.Un des grands mérites de la contribution de B. Allemeersch et W. Vandenbussche (ainsi que de l'article précédent de B. Allemeersch [5]) est de tenter de faire l'inventaire des solutions existantes pour résoudre le problème [6]. Rien de tel qu'un catalogue de solutions pour le praticien. Quelques réflexions à ce sujet.
a. | Renversement de la charge de la preuve |
La mesure ultime consisterait évidemment à dispenser la victime de prouver son dommage. Cela reste, à l'heure actuelle, difficilement envisageable dans notre système juridique. Aux Pays-Bas, le renversement de la charge de la preuve des éléments constitutifs de la responsabilité est admis pour des motifs de « redelijkheid en billijkheid » [7]. On découvre des amorces de ce renversement dans la jurisprudence française relative à la responsabilité en matière de médicaments. La Cour de cassation a fait usage de présomptions ou de fictions qui, sans heurter de front la répartition traditionnelle de la charge de la preuve entre responsable et victime, aboutissent en fait à abaisser fortement le seuil de la preuve au bénéfice de la victime [8]. Toutefois, le débat se concentre plutôt sur la preuve de la causalité que sur celle du dommage. Une étude de ces questions dépasse le cadre de la présente contribution mais c'est une piste à ne pas écarter sans nuances.
b. | Occultation des données sensibles |
Cette méthode est communément utilisée et il faut reconnaître qu'elle est peu coûteuse et efficace. Elle peut donner lieu à des abus, si le détenteur des informations en profite pour masquer d'autres informations utiles à la solution du litige. Un contrôle du juge peut alors s'avérer utile. Toutefois, pour éviter d'alourdir les débats, il conviendrait de réserver cette vérification aux cas où un problème concret se pose.
c. | L'expertise |
J'examinerai plus loin le problème de l'expertise parce qu'il pose de multiples questions.
d. | Le recours aux mandataires |
Parfois, la solution réside dans la désignation d'un mandataire soumis au secret professionnel. La solution a toutefois ses limites: le secret auquel ce mandataire est tenu l'empêche de divulguer les informations à des tiers mais ne le dispense pas de rendre des comptes à son mandant. Il n'est donc pas question que cette personne cache à la partie qui l'a désigné la teneur des informations dont il a pu prendre connaissance. L'intérêt du procédé réside simplement dans l'accès indirect aux pièces de l'adversaire: la partie ne pourra pas consulter personnellement ces documents et ne pourra donc pas avoir accès à d'autres données que celles qui lui seront communiquées par son mandataire. Les données confidentielles pertinentes pour la solution du litige sont dès lors transmises à toutes les parties mais le risque de voir l'une des parties entrer en possession de données périphériques est réduit voire supprimé.
Une solution beaucoup plus inédite, pour les cas où toute divulgation au défendeur devrait être évitée, consisterait à désigner un mandataire indépendant. Celui-ci aurait pour mission de vérifier l'exactitude des données confidentielles avancées par le demandeur, avec la possibilité de consulter le défendeur pour connaître son point de vue, tout en lui interdisant formellement de communiquer au défendeur la teneur exacte des informations sensibles. La précision des informations qu'il pourrait donner au défendeur devrait être définie a priori. J'y reviendrai plus loin, dans le dernier point de cet exposé.
C. | Les multiples vertus de l'expertise |
6.Une chose qui suscite également l'intérêt dans l'arrêt de novembre 2012, ainsi que dans d'autres décisions rendues sur le sujet, c'est que le mécanisme de solution s'inscrit dans le cadre de l'expertise judiciaire. Quels que soient ses mérites, ce ne sera jamais la panacée: il n'y a pas lieu de désigner un expert dans tous les dossiers. Il ne faut toutefois pas minimiser l'intervention de l'expert, qui peut être utile pour aplanir certaines difficultés.
En quoi l'expertise peut-elle aider à la solution de ce type de problème?
a. | Le contradictoire allégé durant l'expertise |
7.La solution est, en quelque sorte, suggérée par la Cour de cassation dans l'arrêt du 2 novembre 2012. Le problème pourrait être résolu plus facilement durant l'expertise, parce que les exigences du contradictoire seraient moins prégnantes à ce stade de la procédure. La Cour dit clairement à ce sujet:
« Le principe du contradictoire, tel qu'il est garanti par cette disposition conventionnelle (l'art. 6, 1., CEDH) concerne l'instance devant le tribunal et pas l'expertise ordonnée par le juge. L'expertise doit toutefois se dérouler de sorte que les parties aient la possibilité de formuler efficacement devant le juge leurs remarques relatives au rapport d'expertise qui est qualifié d'élément de preuve essentiel par le juge. »
En quelque sorte, si une asymétrie s'installe entre les parties au niveau de l'accès aux données, il vaut mieux que ce soit durant l'expertise plutôt que devant le juge du fond. Le risque d'atteinte au droit au procès équitable serait ainsi amoindri.
Le début de cet attendu s'inspire manifestement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme [9]. Dans l'arrêt Cottin, cette Cour indique notamment qu'il ne peut être déduit de l'article 6 de la convention un principe général et abstrait selon lequel, lorsqu'un expert a été désigné par un juge, les parties doivent avoir dans tous les cas la faculté d'assister aux entretiens conduits par le premier ou de recevoir communication des pièces qu'il a prises en compte (§ 30).
Mais, dans cet arrêt, la Cour de Strasbourg va plus loin : « Si le requérant a pu formuler, devant la cour d'appel, des observations sur la teneur et les conclusions du rapport d'expertise qui lui fut communiqué, la Cour n'est pas convaincue qu'il avait là une possibilité véritable de commenter efficacement celui-ci. En effet, la question à laquelle l'expert était chargé de répondre se confondait avec l'une de celles qu'estimait devoir trancher la cour d'appel pour se prononcer sur la qualification pénale des faits reprochés au requérant. (…) Ainsi, bien que la cour d'appel ne fût pas juridiquement liée par les conclusions de l'expertise litigieuse, celle-ci devait influencer de manière prépondérante son appréciation des faits et conférer à l'opinion de l'expert un poids tout particulier. (…) » (§ 31). Et elle conclut: « La possibilité indirecte de discuter le rapport d'expertise dans des mémoires ou lors d'une des audiences d'appel ne peut, en l'espèce, passer pour un équivalent valable du droit de participer à la séance d'expertise. » (§ 32) En d'autres termes, l'opinion de l'expert peut être décisive pour le juge quand les éléments soumis à l'expert constitueront les fondements de la décision judiciaire. Et, dans ce cas, il serait trop tard de pouvoir les critiquer devant le juge: mieux vaux pouvoir discuter des éléments du dossier devant l'expert, pour orienter son avis, que de combattre l'opinion de l'expert devant le juge après qu'elle soit née. Donc, s'il est exact que le respect du contradictoire concerne avant tout la procédure devant le juge (et non devant l'expert), il se peut qu'une atteinte à ce principe en cours d'expertise ait un impact tel qu'il ne soit plus suffisant, pour garantir le droit au procès équitable, de permettre une discussion sur le rapport d'expertise devant le tribunal. L'idée que les exigences du contradictoire seraient moins fortes durant l'expertise est peut-être commode mais fournit donc un fondement insuffisant. La Cour de cassation reconnaît d'ailleurs que les dispositions du Code judiciaire imposent une communication des pièces qui seront utilisées dans le cadre de l'expertise. La doctrine est également assez sceptique quant à la possibilité d'utiliser l'expertise pour contourner le principe du contradictoire [10].
L'expertise n'est donc pas une solution miracle en cas de problème lié au respect du contradictoire. On peut même affirmer que, dans la plupart des cas, l'atteinte à la contradiction devant l'expert est aussi grave que devant le juge lui-même.
b. | Le rôle actif de l'expert dans la définition des données confidentielles |
8.Dans la pratique, on voit aussi l'expert jouer un rôle actif dans le tri des données. Il faut distinguer plusieurs hypothèses à cet égard. Dans la première hypothèse, la question de la confidentialité se pose avant toute désignation d'un expert. Le juge peut-il désigner un expert uniquement pour trier les données? Dans la deuxième hypothèse, la question se pose au même stade mais se double d'une question technique qui pourrait justifier la désignation d'un expert, indépendamment de tout problème de secret d'affaires. Le juge, en désignant l'expert, peut-il aussi lui donner une mission de tri des données? Dans la troisième hypothèse, la question se pose alors qu'une expertise est déjà en cours, sans que la mission prévoie quelque chose de particulier à ce sujet. Peut-on, en cours d'expertise, inviter l'expert à trier les données?
En réalité, les deux dernières hypothèses se rejoignent. En effet, lorsque la question des secrets d'affaires est un incident qui survient en cours d'expertise, si les parties ne s'accordent pas sur une solution au problème, l'expert doit renvoyer la question au juge en application de l'article 973 du Code judiciaire. Le juge chargé du contrôle va alors se demander s'il peut ajouter à la mission un point ayant trait au tri des données. On en revient donc à la question posée dans la deuxième hypothèse.
Première hypothèse |
Vu le caractère subsidiaire de l'expertise judiciaire et l'interdiction pour le juge de déléguer son pouvoir de juridiction, la mission de tri ne peut être assignée à titre principal à l'expert que si elle revêt un véritable aspect technique. En d'autres termes, ce n'est possible que si le juge n'est pas à même, pour des motifs techniques, de déterminer si la pièce est confidentielle ou non. Ce cas de figure s'est rencontré dans la jurisprudence du Conseil d'Etat mais n'est pas fréquent. Autrement, l'expertise n'a de sens que si la détermination du dommage échappe au juge pour des raisons techniques: établissement d'une perte d'exploitation (expertise comptable), détermination des conséquences techniques de la faute (construction, accidents industriels, …), atteinte à certains droits intellectuels (brevets, …). Le caractère confidentiel d'une information est, en principe, une question que le juge peut trancher seul [11]. Ce n'est donc que lorsque l'expertise s'impose parce que d'autres aspects du litige requièrent un avis technique que l'expert pourra être investi d'une mission de tri. On en arrive donc à la deuxième hypothèse.
Deuxième et troisième hypothèses |
Dans ce cas, le recours à l'expert est légitimé par l'existence d'une authentique question technique. Dans la troisième hypothèse, l'expertise est d'ailleurs déjà en cours. La question est alors de savoir si le juge peut se décharger sur l'expert de la mission de tri des données.
Dans le cadre de l'expertise en matière de contrefaçon, la loi assigne à l'expert la tâche spécifique de veiller à la confidentialité des données (art. 1396bis/6), mais il n'est pas certain que l'on puisse transposer ce principe à n'importe quelle expertise [12]. Cela ne signifie pas que l'expert de droit commun est dispensé de veiller à éviter la divulgation de données confidentielles. Mais il n'est pas nécessairement investi d'une mission de tri entre données confidentielles et non confidentielles. Pour qu'il le soit, cela doit être mentionné dans sa mission.
Dans un premier temps, l'expert va devoir séparer les données confidentielles de celles qui ne le sont pas. Mais n'est-ce pas ici porter atteinte au pouvoir de contrôle du juge, surtout lorsque le tri est définitif? Ce serait le cas si les données jugées confidentielles seront soustraites, partiellement ou totalement, à la contradiction. C'est la question posée à la Cour de cassation, qu'elle a esquivée, en décrétant qu'elle relève du pouvoir d'appréciation du juge du fond. La cour d'appel de Bruxelles [13] a clairement indiqué qu'il n'était pas question de transmettre cette responsabilité à un expert. Elle a donc invité les parties à lui transmettre les données sensibles pour faire le tri elle-même. Cette solution est certainement la plus conforme à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle [14], qui exige que le contrôle de confidentialité soit réalisé par un juge indépendant et impartial. Cette technique pose cependant un problème: pour apprécier si une pièce est confidentielle ou non, il faut en prendre connaissance. Donc, même s'il s'agit, à ce stade, d'un simple tri des données, le juge a déjà lu la pièce litigieuse. Le fait de déléguer la mission à un tiers évite cette difficulté. L'asymétrie du débat devant l'expert n'est pas moins grave dans ses conséquences que devant le juge mais elle évite que le juge lui-même prenne connaissance de pièces non communiquées. Il est inévitable que l'intervention d'un expert entraîne une forme de délégation du pouvoir de juridiction. Mais c'est un phénomène général en matière d'expertise: le juge, par son incompétence dans le domaine technique, n'est pas en mesure de remettre en cause l'avis de l'expert, qui servira de fondement à son jugement. Le phénomène est connu et admis, pour autant que l'expert soit lui-même indépendant et impartial et que l'expertise soit conforme au principe du procès équitable [15]. Il ne me paraît donc pas critiquable que l'appréciation du caractère confidentiel ou non des documents soit laissée à un expert, sachant qu'en tout état de cause, le dernier mot appartient au juge. C'est lui qui tranchera si l'expert bute sur une difficulté.
Dans un second temps, l'expert va devoir séparer ce qui est pertinent de ce qui ne l'est pas. La confidentialité des données non pertinentes pour la solution du litige doit être préservée à tout prix. Il serait catastrophique que des informations sans lien avec le différent soient divulguées par accident dans le cadre de l'instruction du dossier, simplement parce qu'elles sont mélangées à des données pertinentes. Il conviendra alors de déterminer le sort à réserver aux données pertinentes. Il est possible de trouver des mécanismes qui permettront de concilier secret d'affaires et contradiction. Mais ces solutions ne seront pas toujours opérantes. Se pose alors la question évoquée au point suivant.
En résumé donc, l'expertise n'est pas le remède à tous les maux. D'une part, les atteintes à la contradiction devant l'expert sont aussi graves que devant le juge. D'autre part, le juge ne peut envisager le recours à l'expertise que si elle s'avère véritablement nécessaire. Mais il n'est pas exclu, à mon sens, que le juge invite l'expert à procéder à un tri entre données confidentielles et non confidentielles, pour autant que ce point s'ajoute à la mission de l'expert et n'en constitue pas le seul objet et que le juge conserve la maîtrise des incidents qui pourraient se produire à ce sujet en cours d'expertise.
D. | Mais la question finale subsiste |
9.On conçoit bien que tous les mécanismes évoqués dans l'étude de B. Allemeersch et W. Vandenbussche permettront, dans beaucoup de cas, de déminer le dossier et de trouver une solution équilibrée. Mais pas toujours. Il est des dossiers où la donnée confidentielle est au coeur même de la question litigieuse. Alors, le fait de la masquer et de fournir une version expurgée du dossier empêcherait le juge et la partie adverse d'en prendre connaissance. Elle disparaîtrait totalement du débat. Il se peut aussi que cette donnée soit très peu complexe. Le simple fait de la divulguer à la partie adverse suffirait alors à faire naître le dommage, même si cette partie n'a pas pu en prendre copie ou n'a pu la consulter que durant un temps limité, dans une dataroom ou autrement. Dans ce cas de figure, on en revient à la question fondamentale: qui faut-il sacrifier? Celui qui entend utiliser cette donnée ou son adversaire? Peut-on encore donner une réponse de principe à cette question, en décidant par exemple que le principe du contradictoire doit toujours avoir le dessus?
De manière générale, les conflits entre principes garantis par la CEDH se résolvent par une balance des intérêts [16]. Devrait-il en être autrement dans ce cas-ci? Si on admet, comme le font la Cour de cassation et la doctrine majoritaire, que la protection du secret des affaires repose sur l'article 8 CEDH, il s'agirait alors d'un conflit entre les exigences des articles 6 et 8 de la convention. Dans d'autres exemples connus de ce type de confrontation, le juge est précisément invité à procéder à la balance des intérêts en présence pour trancher le problème. Tâche éminemment inconfortable à défaut de critères précis d'appréciation. Ainsi, dans le cas de l'utilisation de preuves irrégulières en justice, la Cour des droits de l'homme a précisé que la violation de l'article 8 n'entraînait pas ipso facto une violation de l'article 6 [17]. Elle invite dès lors le juge à scruter les éléments du cas d'espèce pour décider quelle norme doit recevoir priorité sur l'autre. Dans le cas présent, le problème se pose différemment: une violation de l'article 6 (principe du contradictoire) peut-elle se concevoir pour préserver l'article 8 (secrets d'affaires)? Vu l'approche assez casuistique de la Cour, il est délicat d'émettre des affirmations de principe tant que la question ne lui aura pas été explicitement posée. Elle admet toutefois l'existence de circonstances exceptionnelles, dans lesquelles certaines pièces, vu leur caractère confidentiel, ne seraient pas connues des parties [18].
Si on suit B. Allemeersch et W. Vandenbussche, qui voient le fondement du secret des affaires dans l'article 6 lui-même, il s'agit alors d'un conflit interne à l'article 6. A fortiori ne pourrait-on affirmer la prééminence d'une manifestation de l'article 6 sur une autre. Le contradictoire ne pourrait pas, par principe, l'emporter sur le droit à la preuve ou l'égalité des armes.
Une seule chose me paraît certaine en cette matière. S'il est question de sacrifier le contradictoire concernant certaines pièces, à défaut d'accord des parties, seul le juge pourra prendre la décision. Il devra le faire au terme d'un débat, au cours duquel les parties auront pu s'expliquer sur les enjeux de la question et auront envisagé toutes les alternatives plus légères et plus respectueuses des droits de tous les intervenants. Les modalités éventuelles de cette mesure devront être précisées. Cette décision devra être interprétée et appliquée de manière stricte.
E. | Les contreparties à la disparition de la contradiction |
10.Dans tous les cas où des limitations du principe du contradictoire sont admises par la Cour des droits de l'homme, il importe de trouver des mécanismes procéduraux pour garantir les droits des parties [19]. Or, si la donnée occultée est essentielle pour la décision, la partie adverse sera définitivement dans l'incapacité d'en apprécier la portée et de la discuter. Les contreparties à cette disparition du contradictoire sont donc délicates à mettre en place. Comment garantir les droits d'une partie concernant la production d'une pièce que le juge devra nécessairement prendre en considération et à laquelle elle n'aura jamais accès? Et pourtant, on ne peut se défaire de l'impression que l'instauration de ces garanties est une forme d'obligation de résultat pour le juge, tant le principe du contradictoire est important pour le respect du procès équitable. On ne pourrait pas sacrifier purement et simplement la contradiction, sans même une ébauche de contrepartie au bénéfice du défendeur.
J'ai évoqué plus haut [20] la désignation d'un mandataire indépendant (un réviseur par exemple), chargé de vérifier l'exactitude des données confidentielles produites par le demandeur, sans les transmettre au défendeur. Je me demande si ce n'est pas une des rares garanties procédurales utilisables lorsque les informations confidentielles sont décisives mais ne peuvent en aucun cas être transmises au défendeur, sous quelque modalité que ce soit (version expurgée, dataroom, …). Le mécanisme n'est pas à proprement parler une expertise - même s'il peut prendre place dans le cadre d'une expertise - parce qu'il ne s'agit pas de donner au juge un avis technique. Il s'agit plutôt de se substituer au défendeur pour vérifier l'exactitude des données produites par le demandeur. Le défendeur n'y aura pas accès et devra faire confiance à cet auxiliaire, à qui il pourra communiquer des objections d'ordre général. En cela, il y a effectivement une atteinte importante à la contradiction des débats. Mais le défendeur ne serait pas purement et simplement lié à la bonne foi du demandeur concernant l'affirmation des éléments constitutifs de son dommage [21]. Cela éviterait également l'asymétrie des preuves devant le juge lui-même: le tribunal ne recevrait aucune pièce qui n'aurait pas été communiquée à la partie adverse. L'atteinte au contradictoire se produirait en amont du débat devant le juge [22]. Celui-ci resterait toutefois compétent pour trancher tous les incidents. A cet égard, l'expertise propose un cadre procédural intéressant: le régime juridique de l'expertise est certainement un des plus complets, parmi les différentes formes d'intervention d'auxiliaires de justice. Le juge pourrait déclarer que la mesure qu'il ordonne sera soumise à la procédure prévue en matière d'expertise, même si ce n'est pas une expertise sensu stricto. Après tout, de plus en plus de voix s'élèvent pour dire que l'énumération des mesures d'instruction figurant dans le Code judiciaire n'est pas exhaustive et que le juge pourrait en imaginer d'autres [23].
Cette procédure de vérification des données confidentielles constituerait un remède ultime et ne pourrait être ordonnée à la légère, car on ne badine pas avec le principe du contradictoire. Elle ne pourrait donc être mise en oeuvre que si le juge a la conviction de l'existence de véritables données confidentielles (et pas simplement d'allégations de confidentialité) et que celles-ci ont pu être isolées d'autres données, dont la communication à la partie adverse ne pose pas de problème particulier. Elle interviendrait donc au terme de la procédure de tri, que j'ai évoquée plus haut. Rien n'empêche qu'une seule et même personne intervienne pour trier les données puis en vérifier l'exactitude.
F. | Conclusion |
11.Difficile donc de tirer des leçons claires de cette question. Cela l'est d'autant plus pour un juge, qui doit rester prudent dans ses affirmations. La difficulté provient de ce que le praticien est véritablement pris à rebrousse-poil, tant les solutions envisagées vont à l'encontre des principes usuellement enseignés et appliqués: l'obligation pour le demandeur de prouver de manière complète les faits qu'il allègue, l'obligation pour chacune des parties de communiquer aux autres parties l'ensemble des pièces déposées devant le juge … Le caractère insatisfaisant des solutions proposées découle aussi de leur caractère éminemment casuistique. Difficile de maintenir un minimum de sécurité juridique, là où les décisions du juge devront être taillées sur mesure. Difficile encore de trouver une solution adéquate, là où les critères d'appréciation sont aussi peu précis.
Et pourtant, ce sont les pistes que nous trace la Cour de cassation. Il appartient au juge du fond de les emprunter, même si, pour l'instant, il cheminera encore dans un brouillard épais.
[1] | Juge au tribunal de commerce de Mons, maître de conférences à l'UNamur, maître de conférences invité à l'UCL. |
[2] | J.T., 2013, p. 174, et note de Lophem; R.D.J.P., 2013, p. 53. |
[3] | J.L.M.B., 2011, p. 1181; J.D.S.C., 2012, p. 8, et note Coipel; R.D.J.P., 2011, p. 48, note. |
[4] | D. Mougenot, « Le secret des affaires et ses implications en droit judiciaire », R.D.J.P., 2009, pp. 112 et s., n° 10, p. 117. Dans le même sens mais peut-être moins catégorique: B. Allemeersch, « Zakengeheim in burgerlijk proces en bewijs », in Zakengeheim, Coll. Recht en onderneming, vol. 41, Bruges, la Charte, 2012, pp. 1 et s., n° 26. |
[5] | Cité en note 4. |
[6] | O.c., nos 39 et s. |
[7] | Art. 150 du Code de procédure civile néerlandais (Wetboek van Burgerlijke Rechtsvordering). |
[8] | E. Vergès, « Les liens entre la connaissance scientifique et la responsabilité civile: preuve et conditions de la responsabilité civile », in Preuve scientifique, preuve juridique, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 129 et s. |
[9] | Cour eur. D.H., 18 mars 1997, Mantovanelli / France; Cour eur. D.H., 2 juin 2005, Cottin / Belgique. |
[10] | E. de Lophem, « Couvrez cette pièce que je ne saurais voir », J.T., 2013, p. 179. |
[11] | Dans le même sens, O. Mignolet, « L'expertise et la vérité dans le procès civil », in La preuve et la difficile quête de la vérité judiciaire, CUP, vol. 126, Liège, Anthémis, 2011, pp. 55 et s., n° 62. |
[12] | O. Mignolet suggère une intervention législative à ce niveau, pour étendre à l'expertise de droit commun les prérogatives reconnues à l'expert en matière de contrefaçon (« L'expertise et la vérité dans le procès civil », o.c., n° 61). |
[13] | Arrêt du 30 juin 2010, cité supra. |
[14] | C. const., n° 118/2007, 19 septembre 2007, J.L.M.B., 2007, p. 1498; R.A.B.G., 2008, p. 382, et note Jochem; R.W., 2007-2008 (sommaire), p. 423; R.W., 2007-2008 (sommaire), p. 1318. |
[15] | Cour eur. D.H., 2 juin 2005, Cottin / Belgique, § 31 et s. |
[16] | S. Van Drooghenbroeck, « Conflits entre droits fondamentaux, pondération et intérêts: fausses pistes (?) et vrais problèmes », in J.-L. Renchon (dir.), Les droits de la personnalité, Bruxelles, Bruylant, 2009, pp. 299 et s. |
[17] | Cour eur. D.H., 12 mai 2000, Khan / Royaume-Uni, § 34-35; Cour eur. D.H., 25 septembre 2001, P.G. et J.H. / Royaume-Uni, § 76-77; Cour eur. D.H., 5 novembre 2002, Allan / Royaume-Uni, § 42-43; Cour eur. D.H., 1er mars 2007, Heglas / République tchèque, § 85-86; Cour eur. D.H. (gde ch.), 10 mars 2009, Bykov / Russie, § 89-90; Cour eur. D.H., 28 juillet 2009, Lee Davies / Belgique, § 41-42, J.L.M.B., 2009, p. 1928; R.A.B.G., 2010, p. 5, et note Schuermans; Rev. dr. pén., 2010, p. 312, et note Colette-Basecqz; T. Strafr., 2009, p. 289; Cour eur. D.H., 17 janvier 2012, Alony Kate / Espagne. |
[18] | Cour eur. D.H., 21 juin 2007, Antunes et Pires / Portugal, § 35. |
[19] | Cour eur. D.H., 20 février 1996, Doorson / Pays-Bas, § 70 et 72; Cour eur. D.H., 16 février 2000, Jasper / Royaume-Uni, § 51-53; Cour eur. D.H., 18 mai 2010, Kennedy / Royaume-Uni, § 184. |
[20] | Voy. supra, n° 5. |
[21] | B. Allemeersch (« Zakengeheim in burgerlijk proces en bewijs », o.c., n° 29) évoque l'hypothèse où la loyauté du demandeur ne pourrait être sérieusement mise en doute, ce qui permettrait d'admettre des pièces non soumises à la contradiction. En cas de désaccord des parties sur les procédures à mettre en place, il est pour le moins délicat de partir du postulat de la loyauté intégrale du demandeur. |
[22] | Même si, comme nous l'avons vu plus haut, une atteinte au contradictoire est grave, quel que soit le stade de la procédure auquel elle se produit. |
[23] | B. Allemeersch, Taakverdeling in het burgerlijk proces, Anvers, Intersentia, 2007, nos 91 et s., pp. 403 et s.; B. Samyn, Privaatrechtelijk bewijs, Gand, Story Publishers, 2012, n° 633; G. de Leval, « Le juge peut-il ordonner des mesures d'instruction non prévues par la loi? », Ann. Fac. Dr. Lg., 1990, pp. 417 et s. Voy. aussi: G. de Leval, « Les techniques d'approche de la vérité judiciaire en matière civile », in La preuve et la difficile quête de la vérité judiciaire, Formation permanente CUP, vol. 126, Liège, Anthémis, 2011, p. 35. |