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Le transit de marchandises contrefaisantes par l'Europe: la Cour de justice rejette la thèse de la fiction suggérée pour justifier une retenue automatique et précise en quoi consiste la charge de la preuve de leur vente probable dans l'Union, R.D.C.-T.B.H., 2012/6, p. 586-592

INTELLECTUELE RECHTEN
Rechtshandhaving - Europees recht - Douane - Bestrijding van binnenbrengen in de Unie van namaakgoederen en door piraterij verkregen goederen - Verordeningen (EG) nrs. 3295/94 en 1383/2003 - Douane-entrepot en extern douanevervoer van uit derde landen afkomstige goederen die imitaties of kopieën zijn van in de Unie intellectuele-eigendomsrechtelijk beschermde waren - Optreden van autoriteiten van lidstaten - Voorwaarden
Uit een derde land afkomstige goederen die een imitatie zijn van een in de Europese Unie door een merkrecht beschermde waar of een kopie van een in de Unie door een auteursrecht, naburig recht, tekening of model beschermde waar, kunnen niet als 'namaakgoederen' of 'door piraterij verkregen goederen' in de zin van de douaneverordeningen worden aangemerkt louter op grond van het feit dat zij onder een schorsingsregeling in het douanegebied van de Unie zijn binnengebracht.
Deze goederen kunnen daarentegen inbreuk op dat recht maken en dus als 'namaakgoederen' of 'door piraterij verkregen goederen' worden aangemerkt wanneer is bewezen dat zij bestemd zijn om in de Europese Unie te worden verhandeld, waarbij dit bewijs is geleverd met name wanneer blijkt dat deze goederen aan een klant in de Unie zijn verkocht of voor deze goederen een verkoopaanbieding is gedaan aan of reclame is gemaakt bij consumenten van de Unie, of wanneer uit documenten of briefwisseling betreffende deze goederen blijkt dat het voornemen bestaat om deze goederen naar de consumenten in de Unie om te leiden.
Opdat de voor de beslissing ten gronde bevoegde autoriteit op nuttige wijze kan onderzoeken of een dergelijk bewijs bestaat en of er sprake is van de andere bestanddelen van een inbreuk op het aangevoerde intellectuele-eigendomsrecht, moet de douaneautoriteit waarbij een verzoek om optreden is gedaan, de vrijgave van deze goederen opschorten of moet zij deze goederen vasthouden zodra zij beschikt over aanwijzingen van een vermoeden dat inbreuk is gemaakt.
Dergelijke aanwijzingen kunnen onder meer zijn het feit dat de bestemming van de goederen niet is aangegeven hoewel voor de gevraagde schorsingsregeling daarvan aangifte moet worden gedaan, het ontbreken van nauwkeurige of betrouwbare informatie betreffende de identiteit of het adres van de producent of de expediteur van de goederen, het ontbreken van samenwerking met de douaneautoriteiten of nog aan het licht gekomen documenten of briefwisseling betreffende de betrokken goederen die het vermoeden kunnen doen ontstaan dat deze goederen mogelijk naar de consumenten in de Europese Unie zullen worden omgeleid.
DROITS INTELLECTUELS
Respect des droits - Droit européen - Politique commerciale commune - Lutte contre l'introduction dans l'Union de marchandises de contrefaçon et de marchandises pirates - Règlements (CE) nos 3295/94 et 1383/2003 - Entrepôt douanier et transit externe de marchandises provenant d'Etats tiers et constituant des imitations ou des copies de produits protégés, dans l'Union, par des droits de propriété intellectuelle - Intervention des autorités des Etats membres - Conditions
Des marchandises provenant d'un Etat tiers et constituant une imitation d'un produit protégé dans l'Union européenne par un droit de marque ou une copie d'un produit protégé dans l'Union par un droit d'auteur, un droit voisin, un modèle ou un dessin ne sauraient être qualifiées de 'marchandises de contrefaçon' ou de 'marchandises pirates' au sens desdits règlements en raison du seul fait qu'elles sont introduites sur le territoire douanier de l'Union sous un régime suspensif.
Ces marchandises peuvent, en revanche, porter atteinte audit droit et donc être qualifiées de 'marchandises de contrefaçon' ou de 'marchandises pirates' lorsqu'il est prouvé qu'elles sont destinées à une mise en vente dans l'Union européenne, une telle preuve étant fournie, notamment, lorsqu'il s'avère que lesdites marchandises ont fait l'objet d'une vente à un client dans l'Union ou d'une offre à la vente ou d'une publicité adressée à des consommateurs dans l'Union, ou lorsqu'il ressort de documents ou d'une correspondance concernant ces marchandises qu'un détournement de celles-ci vers les consommateurs dans l'Union est envisagé.
Pour que l'autorité compétente pour statuer sur le fond puisse utilement examiner l'existence d'une telle preuve et des autres éléments constitutifs d'une atteinte au droit de propriété intellectuelle invoqué, l'autorité douanière saisie d'une demande d'intervention doit, dès qu'elle dispose d'indices permettant de soupçonner l'existence de ladite atteinte, suspendre la mainlevée ou procéder à la retenue desdites marchandises.
Parmi ces indices peuvent figurer, notamment, le fait que la destination des marchandises n'est pas déclarée alors que le régime suspensif sollicité exige une telle déclaration, l'absence d'informations précises ou fiables sur l'identité ou l'adresse du fabricant ou de l'expéditeur des marchandises, un manque de coopération avec les autorités douanières ou encore la découverte de documents ou d'une correspondance concernant les marchandises en cause de nature à laisser supposer qu'un détournement de celles-ci vers les consommateurs dans l'Union européenne est susceptible de se produire.
Le transit de marchandises contrefaisantes par l'Europe: la Cour de justice rejette la thèse de la fiction suggérée pour justifier une retenue automatique et précise en quoi consiste la charge de la preuve de leur vente probable dans l'Union
Annick Mottet Haugaard et Maroussia Verhulst [1]

La Cour de justice des Communautés européennes a rendu ce 1er décembre 2011 un arrêt intéressant dans les affaires jointes Philips & Nokia (C-446/09 et C-495/09). Il s'agit d'un nouveau rebondissement, depuis l'arrêt Montex, dans l'épisode des marchandises contrefaisantes arrêtées par les douanes aux portes de l'Europe.

Les demandes de décision jurisprudentielle portent sur l'interprétation du règlement (CE) n° 3295/94 du Conseil du 22 décembre 1994 fixant des mesures en vue d'interdire la mise en libre pratique, l'exportation, la réexportation et le placement sous un régime suspensif des marchandises pirates ou de contrefaçon (règlement n° 3295/94[2] ainsi que du règlement (CE) n° 1383/2003 du Conseil du 22 juillet 2003 concernant l'intervention des autorités douanières à l'égard de marchandises soupçonnées de porter atteinte à certains droits de propriété intellectuelle ainsi que les mesures à prendre à l'égard de marchandises portant atteinte à certains droits de propriété intellectuelle (règlement n° 1383/2003[3].

Ces demandes ont été posées dans le cadre de litiges opposant, d'une part, Koninklijke Philips Electronics NV (Philips) à Lucheng Meijing Industrial Company Ltd, à Far East Sourcing Ltd (Far East Sourcing), ainsi qu'à Röhlig Hong Kong Ltd et Röhlig Belgium NV au sujet de l'entrée sur le territoire douanier de l'Union européenne de rasoirs électriques pirates (C-446/09) et, d'autre part, Nokia Corporation (Nokia) aux autorités douanières du Royaume-Uni (les Commissioners) au sujet de l'entrée sur ledit territoire douanier de téléphones portables contrefaisants (C-495/09).

Cadre juridique

La réglementation douanière européenne prévoie essentiellement que les autorités douanières sont autorisées à saisir les marchandises suspectées de porter atteinte à des droits intellectuels lorsqu'elles sont introduites dans le territoire européen douanier [4]. Elles peuvent ensuite en suspendre la mainlevée ou procéder à leur retenue afin de permettre au titulaire du droit de déposer une demande d'intervention [5]. Les dispositions de droit en vigueur dans l'Etat membre sur le territoire duquel les marchandises sont placées en douane sont applicables pour déterminer s'il y a eu violation d'un droit de propriété intellectuelle au regard du droit national [6]. Si tel est le cas, ces marchandises ne peuvent notamment être introduites sur le territoire de la Communauté, mises en libre pratique ou exportées [7]. Le sort ensuite de ces marchandises n'est pas réglé par la réglementation européenne et demeure, dans ces conditions, incertain.

Rappel de la jurisprudence européenne en la matière

Dans son arrêt Montex de 2006, la Cour énonçait notamment que le transport de produits non-communautaires sous le régime douanier suspensif du transit externe reposait sur une fiction juridique [8]. Les marchandises placées sous ce régime ne sont encore soumises ni aux droits à l'importation ni aux autres mesures de politique commerciale, comme si elles n'avaient pas encore accédé au territoire communautaire [9]. La Cour renvoyait sur ce point à son arrêt Polo / Lauren de 2000 [10]. Dans ce dernier arrêt Polo / Lauren, la Cour avait souligné que le règlement n° 1383/2003 avait expressément vocation à s'appliquer aux marchandises qui transitent par le territoire communautaire en provenance d'un pays tiers et à destination d'un autre pays tiers, estimant que des marchandises de contrefaçon placées sous le régime du transit externe risquent d'être frauduleusement introduites sur le marché communautaire [11].

Dans le présent arrêt, la Cour rappelle encore avoir jugé dans ses arrêts Rioglass et Montex que les régimes de transit et d'entrepôt douanier, qui se caractérisent respectivement par la circulation de marchandises entre des bureaux de douane et le stockage de marchandises dans un entrepôt douanier, n'impliquent aucune commercialisation des marchandises concernées et ne sont donc pas susceptibles de porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle du seul fait de ce placement [12]. A ce titre, la Cour a jugé, dans son arrêt Class International [13], que le titulaire de marque ne peut pas s'opposer au transit de produits de marque authentiques qui n'ont pas encore été mis en circulation dans le marché communautaire avec le consentement du titulaire de marque.

En revanche, la Cour rappelle avoir déjà jugé dans son précédent arrêt Class International que le titulaire de marque pouvait s'opposer à l'offre ou à la vente de produits revêtus de sa marque provenant d'Etat tiers, lorsque l'offre ou la publicité est faite et/ou la vente réalisée pendant que les marchandises sont placées sous le régime du transit externe ou celui de l'entrepôt douanier et qu'elle implique nécessairement la mise dans le commerce de celles-ci dans la Communauté [14]. La charge de la preuve de la mise en libre pratique des marchandises non communautaires revêtues de sa marque dans un Etat membre dans lequel la marque est protégée ou de tout autre acte impliquant nécessairement leur mise dans le commerce dans un tel Etat membre repose néanmoins sur le titulaire du droit intellectuel.

Dans son arrêt Montex, la Cour avait rejeté la thèse de Diesel selon laquelle le risque que les marchandises ne parviennent pas à leur destination et que celles-ci puissent théoriquement faire l'objet d'une commercialisation frauduleuse en Allemagne serait suffisant pour considérer que le transit porte atteinte aux fonctions essentielles de la marque en Allemagne [15].

Ainsi, la jurisprudence de la Cour de justice avait établi, jusqu'à l'arrêt annoté, que les biens en transit ne portent pas atteinte aux droits intellectuels nationaux ou communautaires sauf lorsque le titulaire du droit peut prouver que les marchandises entreront nécessairement ou très probablement sur le marché de l'Union européenne. Des indices sérieux de cette entrée nécessaire ou probable devaient donc être apportés par le titulaire de droit intellectuel pour justifier leur retenue.

Interprétations divergentes par les Etats membres

Certaines interrogations demeuraient dans la façon de traiter ces indices. Dans le doute, les juridictions des Etats membres et les douanes ont appliqué de tels enseignements différemment.

Ainsi, certaines décisions se référant à la jurisprudence récente de la Cour de justice, ont considéré que les circonstances suivantes n'étaient pas concluantes pour établir que des marchandises seraient nécessairement mises sur le marché communautaire [16]:

    • le fait que l'opérateur ait dans le passé introduit des produits dans le marché communautaire sans le consentement du titulaire de marque [17];
    • le fait que la destination finale des marchandises soit indécelable [18];
    • le fait que les produits aient emprunté un trajet tout à fait illogique d'un point de vue commercial [19];
    • une facture libellée de manière obscure [20];
    • des indices clairs que les produits seraient vendus à un acheteur établi dans la Communauté [21];
    • une fausse indication de provenance de la marchandise d'un Etat membre et la déception consécutive des consommateurs finaux destinataires [22].

    Inversement, nous relevons que les circonstances suivantes furent jugées suffisantes pour justifier la retenue de marchandises suspectées d'être contrefaisantes étant donné le risque suffisamment important de leur vente dans le territoire communautaire:

      • le fait que les marchandises soient destinées à un pays où leur vente impliquerait une infraction à un droit intellectuel [23];
      • certaines indications en allemand et en anglais sur les marchandises et le fait que leur emballage portait des insignes TÜV, GS, GRÜNERPUNKT et CE [24];
      • le fait que la marchandise soit déchargée dans un entrepôt sur le territoire communautaire [25].

      Un éclaircissement sur ces interprétations divergentes était donc bienvenu. Cet arrêt répond partiellement à cette attente en levant le doute sur la conformité de certaines pratiques ou indices permettant aux douanes d'interdire la mainlevée de marchandises jugées contrefaisantes.

      Affaire Philips - Résumé des faits et question préjudicielle par le tribunal de première instance d'Anvers

      Les autorités douanières du port d'Anvers avaient saisi une cargaison de rasoirs électriques en provenance de Chine suspectés de porter atteinte aux droits intellectuels de Philips notamment protégés en Belgique. La mainlevée en fut dès lors suspendue et Philips déposa une demande d'intervention. Sur base des renseignements recueillis, Philips entama une procédure à l'encontre du fabricant, du transporteur et de l'expéditeur des marchandises devant le tribunal de première instance d'Anvers afin d'obtenir la destruction des marchandises contrefaisantes retenues et la condamnation à lui verser des dommages et intérêts.

      En l'absence de certitude sur la destination de ces marchandises, elles se trouvaient dans un régime d'entrepôt douanier. Philips soutient devant ladite juridiction, sur la base de l'article 6, 2. du règlement n° 3295/94 [26], qu'en vue d'établir l'existence de l'atteinte aux droits de propriété intellectuelle, il y a lieu de se fonder sur une fiction selon laquelle de telles marchandises, se trouvant dans un entrepôt douanier situé en Belgique et y étant retenues par les autorités douanières belges, sont censées avoir été fabriquées dans cet Etat membre. Cette fiction se justifie, selon Philips, par le risque d'un détournement frauduleux de ces marchandises sous régime suspensif vers les consommateurs européens ainsi que par les risques pour la santé et la sécurité que présentent souvent les produits d'imitation et de copie. Far East Sourcing, seule défenderesse ayant comparu devant cette juridiction, dément cette interprétation et estime que seule la preuve avérée de la mise sur le marché de ces marchandises dans l'Union européenne permet la retenue de telles marchandises et leur qualification ultérieure de marchandises portant atteinte à un droit de propriété intellectuelle.

      Ne pouvant trancher une telle question, le tribunal de première instance d'Anvers décida de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante: “L'article 6, paragraphe 2, sous b), du [règlement n° 3295/94] constitue-t-il une règle de droit communautaire uniformisée qui s'impose à la juridiction de l'Etat membre saisie […] par le titulaire du droit et cette règle emporte-t-elle que la juridiction ne peut pas tenir compte, pour statuer, du statut de dépôt temporaire ou du statut de transit et qu'elle doit appliquer la fiction selon laquelle les marchandises ont été fabriquées dans cet Etat membre, et que, par conséquent, elle doit se prononcer par application du droit de cet Etat membre sur la question de savoir si les marchandises concernées portent atteinte au droit [de propriété intellectuelle] en question?”

      Affaire Nokia - Question préjudicielle par la Court of Appeal du Royaume-Uni

      Une cargaison de téléphones mobiles et d'accessoires en provenance d'Hong Kong et à destination de la Colombie soupçonnés de porter atteinte aux droits de marque de Nokia avait été arrêtée à l'aéroport de Londres Heathrow par les Commissioners. Nokia confirma qu'il s'agissait effectivement d'imitations et demanda aux Commissioners leur retenue. Ces derniers, dans un premier temps, refusèrent de se soumettre à une telle demande étant donné que la cargaison, en transit externe, était destinée à la Colombie et qu'en l'absence de preuve qu'elle serait détournée vers le marché de l'Union européenne, elle ne pourrait être qualifiée de 'marchandises de contrefaçon' au sens de l'article 2, 1., a), i) du règlement n° 1383/2003.

      Nokia exigea alors la communication des coordonnées de l'expéditeur et du destinataire ainsi que tout autre document pertinent relatif auxdites marchandises. Après examen de ces renseignements, Nokia ne parvint pas à identifier l'expéditeur ni le destinataire de ces marchandises et estima que ces derniers avaient tenté de dissimuler leur identité. Nokia en informa les Commissioners et les mit en demeure de saisir ladite cargaison. Les Commissioners estiment que suite à l'arrêt Montex, des marchandises soupçonnées de porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle ne doivent pas être retenues, comme dans le cas d'espèce, lorsqu'il n'est pas démontré que les marchandises en cause seront probablement détournées vers le marché de l'Union européenne.

      Nokia introduisit un recours contre les Commissioners devant la High Court of Justice (England & Wales) (Chancery Division) face à leur refus de saisir ladite cargaison. Suite au rejet de ce recours par jugement du 29 juillet 2009, Nokia interjeta appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi.

      La Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) après avoir constaté qu'il s'agissait effectivement d'imitations de produits de la marque Nokia mais qu'il n'existait aucun indice de nature à supposer que ces marchandises seront mises en vente dans l'Union européenne et suite aux divergences d'interprétation dans la jurisprudence des Etats membres sur le sort de telles marchandises, décida de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice des Communautés européennes la question préjudicielle suivante: “Les marchandises non communautaires revêtues d'une marque communautaire qui sont soumises à la surveillance douanière dans un Etat membre et qui sont en transit en provenance d'un Etat tiers et à destination d'un autre Etat tiers peuvent-elles constituer des 'marchandises de contrefaçon' au sens de l'article 2, paragraphe 1, sous a) du règlement n° 1383/2003 s'il n'y a pas de preuve suggérant que ces marchandises seront mises sur le marché dans la Communauté européenne soit conformément à un régime douanier, soit au moyen d'un détournement illicite?”

      Arrêt de la Cour

      En résumé, comme la Cour le fait remarquer, la question commune à ces deux affaires est la suivante: “Des marchandises provenant d'un Etat tiers et constituant une imitation d'un produit protégé dans l'Union par un droit intellectuel peuvent-elles être qualifiées de 'marchandises de contrefaçon' ou de 'marchandises pirates' du seul fait qu'elles sont introduites sur le territoire douanier de l'Union, sans y être mises en libre pratique?”

      La différence essentielle entre ces deux affaires se situe dans le fait que dans l'affaire Philips, la question se pose quant à la décision sur le fond consécutive à la retenue provisoire de marchandises placées sous un régime douanier suspensif alors que dans l'affaire Nokia, elle se pose en amont, quant à la retenue provisoire en tant que telle.

      Nous commencerons donc logiquement notre analyse de l'arrêt par les enseignements de la Cour quant à la première étape de retenue provisoire des marchandises.

      Les indices pertinents de la mise sur le marché communautaire

      La Cour rappelle que les régimes de transit et d'entrepôt douanier ne sauraient s'analyser comme une mise en vente de marchandises dans l'Union européenne et ne sauraient donc, du seul fait de ce placement, porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle applicables dans l'Union européenne.

      La Cour relève cependant que vu le risque d'un détournement frauduleux vers les consommateurs européens, certaines circonstances peuvent cependant conduire à une retenue provisoire.

      Eu égard au caractère dissimulé des activités des trafiquants de marchandises d'imitation et de copie, la retenue par les autorités douanières de marchandises qu'elles ont identifiées comme étant des imitations ou des copies ne saurait, sauf à affaiblir l'effet utile des règlements nos 3295/94 et 1383/2003, être subordonnée à la preuve que ces marchandises ont déjà fait l'objet d'une vente à des consommateurs de l'Union ou d'une offre à la vente ou d'une publicité dirigée vers ces derniers [27].

      Au contraire, l'autorité douanière ayant constaté la présence en entrepôt ou en transit de marchandises imitant ou copiant un produit protégé, dans l'Union, par un droit de propriété intellectuelle peut valablement intervenir lorsqu'elle dispose d'indices selon lesquels l'un ou plusieurs des opérateurs impliqués dans la fabrication, l'expédition ou la distribution des marchandises, tout en n'ayant pas encore commencé à diriger ces marchandises vers les consommateurs dans l'Union, est sur le point de le faire ou dissimule ses intentions commerciales.

      S'agissant des indices dont doit disposer ladite autorité afin d'opérer une suspension de mainlevée ou une retenue de marchandises au sens des articles 6, 1. du règlement n° 3295/94 et 9, 1. du règlement n° 1383/2003, il suffit, selon la Cour qu'il existe des éléments de nature à faire naître un soupçon. Peuvent notamment constituer de tels éléments:

        • le fait que la destination des marchandises n'est pas déclarée alors que le régime suspensif sollicité exige une telle déclaration;
        • l'absence d'informations précises ou fiables sur l'identité ou l'adresse du fabricant ou de l'expéditeur des marchandises;
        • un manque de coopération avec les autorités douanières;
        • ou encore la découverte de documents ou d'une correspondance à propos des marchandises en cause suggérant qu'un détournement de celles-ci vers les consommateurs dans l'Union est susceptible de se produire [28].

        La Cour conclut que c'est au regard des précisions qui précèdent qu'il incombera à la Court of Appeal (England & Wales) d'apprécier si le refus opposé à Nokia par les Commissioners est conforme à l'article 9, 1. du règlement n° 1383/2003, d'examiner si ces derniers disposaient d'indices de nature à faire naître un soupçon les obligeant par conséquent à procéder, en vertu de ce règlement, à une suspension de mainlevée ou à une retenue des marchandises afin d'immobiliser celles-ci dans l'attente de la décision à prendre par l'autorité compétente pour statuer sur le fond. Enfin, la Cour indique que les éléments factuels invoqués par Nokia et mentionnés dans la décision de renvoi, relatifs notamment à l'impossibilité d'identifier l'expéditeur des marchandises en cause, seraient, s'ils devaient s'avérer exacts, pertinents à cet égard [29].

        La fiction de fabrication proposée par Philips et le gouvernement belge

        Philips, Nokia, les gouvernements belge, français, italien, polonais, portugais et finlandais, ainsi que l'International Trademark Association (INTA) soutiennent que des produits d'imitation et de copie découverts en phase d'entrepôt ou de transit dans un Etat membre doivent être retenus et, le cas échéant, éliminés du commerce sans qu'il soit nécessaire de disposer d'éléments suggérant ou démontrant que ces marchandises sont ou seront mises en vente dans l'Union européenne. De tels éléments de preuve étant en règle générale difficiles à rassembler, la nécessité de les fournir priverait les règlements nos 3295/94 et 1383/2003 de leur effet utile.

        La fiction proposée par Philips et le gouvernement belge consiste à admettre que de telles marchandises déclarées en entrepôt ou en transit et faisant l'objet d'une demande d'intervention sont censées avoir été fabriquées dans l'Etat membre où cette demande est introduite bien que la fabrication a manifestement eu lieu dans un Etat tiers.

        Far East Sourcing, les gouvernements du Royaume-Uni et tchèque ainsi que la Commission européenne refusent de valider cette interprétation qui étendrait indûment, selon eux, la portée territoriale des droits de propriété intellectuelle conférés par le droit de l'Union européenne ainsi que par le droit national des Etat membres et aurait pour conséquence d'entraver, dans de nombreux cas, des opérations légitimes de commerce international de produits transitant par l'Union.

        La Cour suit cette dernière thèse et n'admet pas la fiction de fabrication proposée par Philips.

        Elle considère notamment, que contrairement à la décision prise par l'autorité douanière de retenir provisoirement les marchandises, la décision sur le fond ne saurait être prise sur la base d'un soupçon mais doit se fonder sur une preuve d'atteinte au droit invoqué. Par conséquent, l'autorité compétente pour statuer sur le fond ne saurait qualifier de “marchandises portant atteinte à un droit de propriété intellectuelle” des marchandises pour lesquelles il existe un soupçon d'atteinte à un droit de propriété intellectuelle dans l'Union mais pour lesquelles il n'est pas prouvé, après examen au fond, qu'elles sont destinées à une mise en vente dans l'Union européenne.

        S'agissant des preuves dont doit disposer l'autorité compétente pour statuer sur le fond, la Cour relève que peuvent notamment constituer de tels éléments:

          • l'existence d'une vente des marchandises à un client dans l'Union;
          • l'existence d'une offre à la vente ou d'une publicité adressée à des consommateurs dans l'Union ou encore;
          • l'existence de documents ou d'une correspondance à propos des consommateurs en cause démontrant qu'un détournement de celles-ci vers les consommateurs européens est envisagé [30].

          La Cour considère que la lutte contre de telles opérations illicites n'est pas affaiblie par le fait que l'autorité douanière est obligée de mettre fin à son intervention chaque fois qu'une telle preuve fait défaut. Elle estime également que les risques éventuels pour la santé et la sécurité des consommateurs sont dépourvus de pertinence dans un tel contexte [31].

          Elle estime encore qu'en présence d'une déclaration non identifiable, en raison d'une dissimulation du nom ou de l'adresse du déclarant ou des autres opérateurs pertinents, la mainlevée des marchandises ne pourra valablement être donnée et que, dans le cas où l'absence d'informations fiables sur l'identité ou l'adresse des opérateurs responsables perdure, les marchandises seront confisquées. Ainsi, s'il n'est pas permis, dans de telles circonstances, au titulaire du droit de propriété intellectuelle de saisir l'autorité compétente pour statuer sur le fond, la lutte contre ces opérations illicites n'en est pas totalement entravée non plus [32].

          Conclusion et perspectives

          L'enjeu principal de ces affaires était de trouver un équilibre entre les intérêts des titulaires de droits intellectuels mais également des fabricants et négociants respectueux des lois désireux d'empêcher, dans toute la mesure possible, la mise sur le marché de marchandises pirates ou contrefaisantes aux portes de l'Union européenne (sous prétexte d'un risque de circulation en son sein) et le principe de libre commerce protégeant les acteurs économiques contre toute intrusion arbitraire dans leurs échanges commerciaux légitimes [33].

          Nous pouvons nous demander dans quelle mesure cet arrêt se conforme à l'engagement pris par les Etats membres en vertu de l'accord ADPIC de coopérer en vue d'éliminer le commerce international des marchandises portant atteinte à des droits de propriété intellectuelle. Si certes, à cette fin, les membres sont invités à stimuler la collaboration entre les autorités douanières, ce qui laisse loisir aux autorités des Etats membres, lorsqu'elles se trouvent dans une situation telle que décrite dans l'affaire Philips, de s'adresser aux autorités de l'Etat tiers pour tenter d'arrêter un tel commerce, les chances de succès d'une telle tentative sont en réalité concrètement minimes.

          L'occasion de prémunir catégoriquement les consommateurs européens contre la circulation de telles marchandises, par le biais de la fiction de fabrication, a été de nouveau manquée. La lutte contre les marchandises de contrefaçon s'en trouve donc quelque peu affaiblie.

          Cependant, les titulaires de droits de propriété intellectuelle apprécieront les précisions apportées par la Cour quant à la charge de la preuve de la mise sur le marché communautaire. En effet, la liste exemplative d'indices à rassembler est désormais non seulement plus claire mais aussi surtout plus raisonnable pour les titulaires de droits de propriété intellectuelle.

          Reste à espérer que dans le cadre de la réforme du système européen des marques actuellement en cours, le législateur européen clarifie une fois pour toute la situation des marchandises contrefaisantes en transit dans l'Union européenne [34].

          [1] Avocats, Lydian.
          [2] Règlement désormais abrogé, avec effet au 1er juillet 2004, par le règlement n° 1383/2003.
          [3] Pour une analyse dudit règlement, voy. notamment O. Vrins, “Le règlement (CE) n° 1383/2003 du Conseil des Communautés européennes du 22 juillet 2003: le droit douanier élargit des frontières”, IRDI 2004, pp. 101-117; K. Daele, “Namaak aan de buitengrenzen van de EU: EG-verordering nr. 2003/1383”, NjW 2004, pp. 1010-1021.
          [4] Application combinée de différentes dispositions du Code des douanes et de l'art. 4 du règlement n° 3295/94.
          [5] Conformément aux art. 4, § 1 et 5, § 1 du règlement n° 1383/2003 et aux dispositions analogues des art. 3, § 1 et 4 du règlement n° 3295/94.
          [6] Art. 9 et 10 du règlement n° 1383/2003 et dispositions analogues à l'art. 6 du règlement n° 3295/94.
          [7] Art. 16 du règlement n° 1383/2003 et disposition analogue à l'art. 2 du règlement n° 3295/94.
          [8] CJCE 9 novembre 2006, C-281/05, Montex Holdings Ltd / Diesel SpA, Rec., p. I-10881, point 17. Pour une analyse complète de cet arrêt, voy. notamment C. De Meyer et C. Gommers, “Het Montex-arrest van het Hof van Justitie: een gemiste kans?”, IRDI 2006, pp. 390-398; A. Puts, “Enkele bedenkingen bij het Montex-arrest”, RDC 2007, pp. 664-668; E. Cornu et O. Klimis, “L'arrêt Diesel de la Cour de justice des Communautés européennes: le point sur le commerce transitoire de contrefaçons”, Ing.Cons. 2007, pp. 743-751; G. Ryelandt et M. Verhulst, “Le transit de produits par le territoire communautaire”, JDE 2008, p. 177.
          [9] Pour une explication plus complète de ces notions, les auteurs renvoient le lecteur aux articles suivants: P. De Jong, “De merkenrechtelijke status van transitgoederen. Vogelvrij in niemandsland?”, IRDI 2005, p. 49; G. Vos, “De ficties in het extern douanevervoer”, Bull. BMM, 1/2006, pp. 2-7; I. Buelens, “Originele goederen in transit: geen merkinbreuk”, RDC 2006, nr. 2006/6, pp. 629-631.
          [10] CJCE 6 avril 2000, C-383/98, Polo / Lauren, Rec. 2000, p. I-2519, point 34.
          [11] CJCE 6 avril 2000, o.c., point 34. Voy. également en ce sens, CJCE 7 janvier 2004, C-60/02, Montres Rolex SA, Rec. 2004, p. I-00651, IER 2004, p. 153.
          [12] A propos d'opérations de transit voy.: CJCE 23 octobre 2003, C-115/02, Rioglass et Transremar, Rec. 2003, p. I-12705, point 27 et CJCE 9 novembre 2006, o.c., Montex Holdings, points 19 et 21.
          [13] CJCE 18 octobre 2005, o.c., point 50.
          [14] CJCE 18 octobre 2005, o.c., point 61; CJCE 12 juillet 2011, C-324/09, L'Oréal e.a., non encore publié au Recueil, point 67 et CJCE 1er décembre 2011, affaires jointes C-446/09 et C-495/09, Philips Nokia, non encore publié au Recueil, point 57.
          [15] G. Ryelandt et M. Verhulst, “Le transit de produits par le territoire communautaire”, JDE 2008, p. 177.
          [16] G. Ryelandt et M. Verhulst, o.c., p. 179, n° 4.
          [17] Civ. Rotterdam 18 janvier 2007, 274667/KG 06-1187, non publié, cité par G. Ryelandt et M. Verhulst, l.c.
          [18] Cass. fr. (ch. comm.) 7 juin 2006, 04-12.274, legifrance.gouv.fr et Trib.gr.inst. Bobigny (ch. 5, section 3) 5 février 2008, 06/11070, non publié, cité par G. Ryelandt et M. Verhulst, o.c.
          [19] La Haye 13 avril 2006, KG 05/536, www.boek9.nl , 21 avril 2006; Civ. Rotterdam 18 janvier 2007, l.c.
          [20] La Haye 13 avril 2006, l.c.
          [21] Cass. fr. 7 juin 2006, o.c.; LG Hamburg, 312 O 562/05, cité par O. Vrins, “The real story of a fiction: transit after Montex under Regulation (EC) 1383/2003”, Journal of Intellectual Property Law & Practice 2010, Vol. 5, n° 5, p. 364.
          [22] UK Court of Appeal (Supreme Court of Judicature) 5 février 2008, 8PM Chemist Ltd / Eli Lilly Company anor, EWCA Civ 24, par. 27, cité par O. Vrins, o.c., p. 364 et par G. Ryelandt et M. Verhulst, o.c., p. 179, n° 4.
          [23] LG Hamburg 1er mars 2007, 315 O 722/06, Sisvel / Panalpina Weltransport GmbH, évoqué par P. Reeskamp, “Europe in transit”, World Trademark Review, novembre/décembre 2008, 9 (11) et cité par O. Vrins, l.c.; Danish Supreme Court 6 mai 2008, 309/2005, Montex Holding Ltd. / Diesel SpA and Diesel Denmark ApS, cité par O. Vrins, o.c., p. 367.
          [24] LG Hamburg 2 avril 2004 (2009), 315 O 305/04, Hamburger Zeitschrift für Schiffahrtsrecht, 165 cité par O. Vrins, o.c., p. 365.
          [25] Helsinki Court of Appeal 5 octobre 2006, 2006:20 (Judgment No. 2988) cité par O. Vrins, o.c., p. 367.
          [26] “Les dispositions en vigueur dans l'Etat membre sur le territoire duquel les marchandises se trouvent dans l'une des situations visées à l'article 1er, § 1, point a) sont applicables pour a) la saisine de l'autorité compétente pour statuer au fond et pour l'information immédiate du service ou du bureau de douane visé au paragraphe 1 de la réalisation de cette saisine. […] b) l'établissement de la décision à prendre par cette autorité. En l'absence d'une réglementation communautaire en la matière, les critères à retenir pour l'établissement de cette décision sont les mêmes que ceux qui servent à determiner si des marchandises produites dans l'Etat membre concerné violent les droits du titulaire […].”
          [27] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, points 57 à 59.
          [28] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, point 61.
          [29] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, point 66.
          [30] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, points 68 à 71.
          [31] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, points 74 et 76.
          [32] CJCE 1er décembre 2011, Philips Nokia, point 75.
          [33] Voy. en ce sens le deuxième considérant du règlement n° 3295/94 et les deuxième et troisième considérants du règlement n° 1383/2003.
          [34] Dans sa proposition de nouveau règlement douanier (COM/2011/285), la Commission semble avoir définitivement abandonné la solution de la fiction de fabrication et rappelle au sixième considérant que le règlement contient des règles de procédure destinées aux autorités douanières et n'introduit par conséquent aucun nouveau critère permettant d'établir l'existence d'une atteinte au droit applicable en matière de propriété intellectuelle. Elle rappelle cependant au considérant 17 dans le cadre de la déclaration sur l'accord sur les ADPIC et la santé publique du 14 novembre 2001, qu'il convient que les autorités douanières, lorsqu'elles évaluent un risque de violation des droits de propriété intellectuelle, tiennent compte de la probabilité de détournement des marchandises en transit en vue de leur commercialisation dans l'Union.

          Une proposition de nouvelle directive sur l'harmonisation du droit des marques est attendue avant la fin de l'année 2012. Dans son étude sur le fonctionnement global du système européen de marque commandée par la Commission européenne, le Max Planck Institute propose de préciser dans le préambule de la directive que l'atteinte requiert un usage de la marque sur le territoire de l'Etat membre qui comprend les zones de transit et de prévoir dans le texte même de la directive que le transit des marchandises contrefaisantes devrait être couvert pour autant que les marchandises portent également atteinte au droit existant dans le pays de destination et qu'il s'agit de marchandises contrefaisantes au sens de la définition donnée dans la note de bas de page 14(a) de l'art. 51 de l'accord ADPIC (voy. par. 2.213 à 2.2216, 2.225 et 2.232 de l'étude).