Tribunal de première instance de Bruxelles 30 mars 2011
ARBITRAGE
Exequatur - Convention de New York du 10 juin 1958 - Sentences arbitrales étrangères
Le juge belge (en l'espèce le juge de l'exequatur) est tenu de respecter les exigences du procès équitable, ce qui implique qu'il ne peut accorder l'exequatur à une sentence arbitrale étrangère non motivée (même si une telle sentence est valable selon le droit du siège de l'arbitrage).
Dès lors que le devoir de motivation relève de l'ordre public, les parties ne peuvent pas y déroger (même si une telle dérogation est valable selon le droit du siège de l'arbitrage).
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ARBITRAGE
Exequatur - Verdrag van New York van 10 juni 1958 - Buitenlandse scheidsrechterlijke uitspraken
De Belgische rechter (in casu de rechter bevoegd om het exequatur te verlenen) is gehouden om de vereisten van een eerlijk proces te eerbiedingen, hetgeen met zich mee brengt dat hij geen exequatur kan verlenen aan een buitenlandse scheidsrechterlijke uitspraak die niet met redenen omkleed is (zelfs al zou een dergelijke uitspraak geldig zijn volgens het recht van de zetel van de arbitrage).
Aangezien de verplichting tot motivering deel uitmaakt van de openbare orde, kunnen de partijen er geen afstand van doen (zelfs al zou een dergelijke afstand geldig zijn volgens het recht van de zetel van de arbitrage).
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P.S. / Société de droit du Delaware (…) 'C.C.S.'
Siég.: M. Stevens (juge) |
Pl.: Mes V. Marquette, R. Jafferali et R. Wtterwulghe |
I. | Les faits et les antécédents de la cause |
1. Le 18 mai 2001, le demandeur S. a ouvert un compte auprès de la défenderesse, à l'intermédiaire d'une société Success Trade Securities. Ce compte devait permettre au demandeur d'effectuer des opérations d'investissement en bourse, dans le cadre de la gestion de son patrimoine privé selon lui, en qualité de consultant indépendant selon la défenderesse C.C.S.
2. Le demandeur expose que, via ce compte, il a effectué de nombreuses opérations sur le niveau II du NASDAQ portant sur des valeurs parfois fort volatiles. Il précise, ce qui n'est pas contesté par la partie adverse, que les titres cotés sur le NASDAQ sont identifiés par un code de quatre lettres nommé 'ticker'.
3. Le 14 janvier 2002, S. a découvert une valeur mobilière, identifiée par le code 'TEST' sur les courbes en temps réel du site www.quotes.com . Cette valeur fut identifiée dans les comptes du concluant comme étant 'Tax Exempt SEC Trust SER 14'.
4. Ce même 14 janvier 2002, il a acheté 1.100 de ces titres et les a revendus avec effet au 17 janvier 2002, réalisant un bénéfice de 50.798,40 USD.
5. La demanderesse expose encore qu'au mois de mars 2002, les deux opérations précitées ont été purement et simplement annulées à l'intervention de C.C.S., au motif que le code 'TEST' ne serait utilisé que par des firmes de clearing et d'autres membres de l'industrie pour tester les systèmes de placement d'ordre. Ces tests seraient menés à des fins purement internes et ne seraient effectués que sur des comptes non-clients. C.C.S. a dès lors fait annuler les opérations intervenues et a donné instruction de geler le compte de S., immobilisant ainsi - encore à ce jour - d'autres valeurs représentant environ 10.000 USD.
6. S. a protesté contre cette manière de faire, en faisant valoir en substance qu'il avait investi de bonne foi dans les titres concernés, que rien ne permettait de penser qu'il ne s'agissait pas de véritables instruments financiers et que, conformément à l'article 8 de la convention de compte, les extraits reçus devaient être considérés comme définitifs après 10 jours. Rien n'autorisait donc C.C.S. à annuler les opérations intervenues après plus de deux mois ni, a fortiori, à geler unilatéralement son compte.
7. L'article 16 de la convention d'ouverture de compte comportait une clause compromissoire soumettant tout différend entre les parties à un arbitrage devant la National Association of Securities Dealers Inc. (NASD), conformément aux règles de celle-ci.
8. Le 12 avril 2002, C.C.S. a notifié à S. que son compte présentait un solde débiteur en capital de 46.276,63 USD (à augmenter des intérêts) et lui a enjoint de restituer cette somme. S. ne s'est pas exécuté.
9. En conséquence, et en dépit de la clause compromissoire mentionnée ci-dessus, C.C.S. a introduit une procédure contre S. devant le tribunal fédéral des Etats-Unis - District Central de Californie (United States Court-Central District of California).
10. Toutefois, cette juridiction ne s'est pas prononcée sur le fond de l'affaire, après avoir constaté l'accord des parties de recourir à l'arbitrage devant la NASD.
11. Le 20 décembre 2005, C.C.S. a initié la procédure arbitrale, en exposant les motifs de sa demande (Statement of claim) et S. y a répondu le 2 mars 2006 (Statement of answer).
12. A l'audience du 10 juillet 2007, à laquelle S. n'était ni présent, ni représenté, le tribunal arbitral a condamné S. à payer à C.C.S.:
- la somme principale de 66.381 USD au 1er juillet 2007 à titre de dommages et intérêts compensatoires en ce compris le montant en principal plus les intérêts antérieurs au jugement jusqu'au 30 juin 2007;
- les intérêts au taux de 7% l'an sur la somme de 66.381 USD à dater du 1er juillet 2007 jusqu'à parfait paiement;
- la somme de 55.000 USD pour frais et honoraires d'avocats, conformément au contrat client.
13. S. n'a pas exécuté volontairement cette sentence, en sorte que C.C.S. en a demandé l'exequatur au président du tribunal d'arrondissement du Luxembourg puisque S. résidait au Luxembourg lors de la conclusion du contrat. Par ordonnance du 28 janvier 2009, le tribunal a accordé l'exequatur.
14. Cette décision n'a toutefois pas pu être exécutée, parce que, dans l'intervalle, S. avait déménagé en Belgique.
15. C.C.S. a alors déposé le 20 mai 2009 une requête en exequatur de cette même sentence devant le président du tribunal de céans, qui y a fait droit par ordonnance du 3 juillet 2009, signifiée le 24 juillet 2009.
16. S. a formé opposition à cette ordonnance par exploit du 21 août 2009.
II. | L'objet de la demande et les moyens invoqués |
S. demande de:
- rétracter l'ordonnance du 3 juillet 2009 du président du tribunal de première instance de Bruxelles (RG 09/2917/B);
- dire pour droit que la sentence arbitrale rendue le 10 juillet 2007 par le NASD Dispute Resolution dans l'affaire n° 05-0656 mettant en cause les parties ne peut être reconnue ni exécutée en Belgique;
- condamner C.C.S. aux dépens;
- déclarer le jugement à intervenir exécutoire par provision, nonobstant tout recours, sans caution ni cantonnement.
A l'appui de sa demande, il invoque trois moyens:
- la nullité du compromis arbitral;
- le défaut de motivation de la sentence;
- la méconnaissance des règles impératives de l'Etat de Californie.
III. | Discussion |
Quand au deuxième moyen: défaut de motivation de la sentence |
Attendu que le demandeur fonde notamment sa demande sur l'article 5.2., b) de la Convention de New York pour la reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères, à laquelle les Etats-Unis et la Belgique sont parties;
Que cet article dispose que:
“La reconnaissance et l'exécution d'une sentence arbitrale pourront aussi être refusées si l'autorité compétente du pays où la reconnaissance et l'exécution sont requises constate:
(...)
b) Que la reconnaissance ou l'exécution de la sentence serait contraire à l'ordre public de ce pays.”
Attendu qu'en l'espèce, le demandeur fait grief à la sentence litigieuse de ne comporter aucune motivation, ce qui serait contraire à l'ordre public international belge;
Qu'en fait de motivation, la sentence se borne à indiquer:
“Après avoir examiné les plaidoiries, les témoignages et les preuves présentées lors de l'audience, le panel a décidé par une résolution entière et finale concernant les questions soumises à sa décision” (traduction libre de: “After considering the pleadings, testimony and evidence presented at the hearing, the panel decided in full and final resolution of the issues submitted for determination as follows”): (suit la condamnation).
Attendu que le demandeur invoque la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), selon laquelle:
“L'article 6 [de la convention européenne des droits de l'homme] implique que les décisions des cours et tribunaux doivent indiquer de manière suffisante les motifs sur lesquels elles se fondent, de manière à montrer que les parties ont été entendues et à garantir la possibilité d'un contrôle public de l'administration de la justice (Hirvisaari / Finlande, n° 49684/99, § 30, 27 septembre 2001). Autrement dit, l'article 6 implique à la charge du 'tribunal' l'obligation de se livrer à un examen effectif des moyens, arguments et offres de preuve des parties, sauf à en apprécier la pertinence et sans qu'il puisse se comprendre comme exigeant une réponse détaillée à chaque argument (Van de Hurk / Pays-Bas, précité, pp. 19-20, § 59 et 61) (CEDH 21 juillet 2003, Luka / Roumanie, n° 34197/02, § 55).
Attendu que la sentence litigieuse ne répond manifestement pas à cette exigence.
Attendu toutefois que C.C.S. allègue que:
1° la CEDH ne s'applique pas à l'arbitrage;
2° l'exigence de motivation diffère selon les droits nationaux;
3° S. ne peut se prévaloir du défaut de motivation.
1° L'application de la CEDH à l'arbitrage |
Attendu que C.C.S. conteste l'applicabilité de l'article 6 de la CDEH en l'espèce dès lors, d'une part que le tribunal arbitral avait son siège en Californie et que ni celle-ci, ni les Etats-Unis n'ont ratifié cette convention et que, d'autre part, seules les juridictions étatiques seraient tenues par cette disposition.
Attendu que cette argumentation ne résiste pas à l'analyse;
Qu'en effet, ainsi que le souligne le demandeur, les droits et libertés définis par la convention sont reconnus par les états contractants à toute personne se trouvant sous leur 'juridiction' (art. 1er);
Que tel est bien le cas du demandeur dans la présente procédure puisque celle-ci porte précisément sur la question de savoir si la Belgique peut ou non reconnaître et faire exécuter en Belgique une sentence arbitrale rendue à l'encontre du demandeur, résidant de nationalité belge;
Que par conséquent, sans qu'il soit nécessaire de trancher la question de savoir si l'article 6 de la convention s'impose, en tant que telle, aux arbitres, il suffit de constater que le pouvoir judiciaire belge est en toute hypothèse tenu de respecter les exigences du procès équitable et ne pourrait, dès lors, prêter son concours à une violation de celles-ci en accordant son exequatur à une sentence arbitrale, fût-elle étrangère, méconnaissant ces exigences.
Attendu par ailleurs que le demandeur cite encore B. Hanotiau (obs. sous Bruxelles 6 décembre 2000, JT 2001, p. 575, n° 5) selon lequel:
“Si au plan formel la convention européenne des droits de l'homme ne s'applique pas à l'arbitrage volontaire, il reste que les principes qu'elle énonce et principalement ceux contenus dans l'article 6.1., sont si fondamentaux que les législations et conventions internationales en matière d'arbitrage ont toujours veillé à en assurer le respect. La plupart de ces principes peuvent être considérés comme des principes à valeur universelle, appartenant à la lex mercatoria, voire au droit naturel. Ils sont en tout cas considérés dans une majorité d'états comme appartenant au domaine réservé des règles d'ordre public international, voire à l'ordre public transnational. Telles sont autant de raisons pour lesquelles ces principes doivent être appliqués par les arbitres internationaux. A défaut, les sentences qu'ils pourraient rendre seraient susceptibles d'annulation pour cause de violation de l'ordre public. C'est à ce titre que la sentence attaquée aurait pu être annulée sur la base de l'article 1704, § 2 du Code judiciaire si le tribunal de première instance et ultérieurement la cour d'appel n'avaient décidé que le moyen manquait en fait.”
2° La différence d'exigence de motivation selon les droits nationaux |
Attendu que C.C.S. soutient à cet égard que l'exigence de motivation des sentences arbitrales diffère d'un droit à l'autre et qu'on ne pourrait donc exiger des arbitres californiens qu'ils motivent la sentence dans le respect du droit belge.
Attendu cependant qu'en l'espèce, la sentence litigieuse ne comporte pas la moindre motivation;
Que la clause de style précitée figurant dans la sentence (“After considering the pleadings, testimony, and evidence presented at the hearing, the panel decided in full and final resolution of the issues submitted for determination as follows (...)”) ne peut en effet être considérée comme telle;
Que le soutènement de C.C.S. selon lequel cette phrase démontrerait que le tribunal arbitral a réellement donné l'occasion aux parties de débattre contradictoirement de tous les faits sur lesquels il a fondé sa décision et qu'il a dès lors statué en toute connaissance de cause est en réalité sans pertinence;
Qu'en effet, ainsi que le relève le demandeur, ce faisant, C.C.S. confond le respect des droits de la défense, dont il n'est pas soutenu qu'ils ont été violés, et le devoir de motivation, qui constituent deux exigences distinctes;
Que, quant au devoir de motivation, la Cour de cassation de France a récemment décidé:
“qu'est contraire à la conception française de l'ordre public international, la reconnaissance d'une décision étrangère lorsque ne sont pas produits les documents de nature à servir d'équivalent à la motivation défaillante;
Qu'il incombe au demandeur de produire ces documents;
Que la cour d'appel, qui n'était pas tenue de suppléer la carence de Mme X., a retenu à bon droit que le jugement étranger non motivé était contraire à l'ordre public international.”
3° La renonciation du demandeur à se prévaloir du défaut de motivation |
Attendu que C.C.S. fait valoir à cet égard que les parties ont volontairement choisi de soumettre leur différend à l'arbitrage, que l'article 15, 4ème point, du contrat précise que: “The arbitrator's award is not required to include factual findings or legal reasoning (...)” (traduction libre: “La sentence arbitrale ne doit pas nécessairement contenir d'éléments factuels ou de raisonnement légal (...)”), et que donc S. ne peut invoquer le défaut de motivation de la sentence arbitrale.
Attendu toutefois que le demandeur soutient à bon droit que, dès lors que le devoir de motivation relève de l'ordre public, il ne pouvait valablement y renoncer.
Attendu qu'il résulte de ce qui précède que la demande est fondée, sans qu'il faille examiner les autres moyens invoqués par le défendeur.
Par ces motifs,
LE TRIBUNAL,
(...)
- rétracte l'ordonnance d'exequatur du 3 juillet 2009 du président du tribunal de céans (RG 09/2917/B);
- dit pour droit que la sentence arbitrale rendue le 10 juillet 2007 par le NASD Dispute Resolution dans l'affaire n° 05-06526 mettant en cause les parties en la présente instance ne peut être reconnue ni exécutée en Belgique;
(...)