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Vente en ligne et distribution sélective: interdiction sur interdiction ne vaut, R.D.C.-T.B.H., 2012/10, p. 975-980

CONCURRENCE
Droit européen de la concurrence - Accords verticaux - Généralités - Distribution - Distribution sélective - Restriction caractérisée de la concurrence - Interdiction générale et absolue de la vente par Internet - Règlement (CE) n° 2790/1999 - Exemption par catégorie - Exemption individuelle
1. L'article 101, 1. TFUE doit être interprété en ce sens qu'une clause contractuelle, dans le cadre d'un système de distribution sélective, exigeant que les ventes de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle soient effectuées dans un espace physique en présence obligatoire d'un pharmacien diplômé, ayant pour conséquence l'interdiction de l'utilisation d'Internet pour ces ventes, constitue une restriction par objet au sens de cette disposition si, à la suite d'un examen individuel et concret de la teneur et de l'objectif de cette clause contractuelle et du contexte juridique et économique dans lequel elle s'inscrit, il apparaît que, eu égard aux propriétés des produits en cause, cette clause n'est pas objectivement justifiée.
2. L'article 4, sous c) du règlement (CE) n° 2790/1999 de la Commission du 22 décembre 1999 concernant l'application de l'article 81, 3. du traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées, doit être interprété en ce sens que l'exemption par catégorie prévue à l'article 2 dudit règlement ne s'applique pas à un contrat de distribution sélective qui comporte une clause interdisant de facto Internet comme mode de commercialisation des produits contractuels. En revanche, un tel contrat peut bénéficier, à titre individuel, de l'applicabilité de l'exception légale de l'article 101, 3. TFUE si les conditions de cette disposition sont réunies.
MEDEDINGING
Europees mededingingsrecht - Verticale overeenkomsten - Algemeen - Distributie - Selectieve distributie - Hardekernbeperking van de mededinging - Algemeen en absoluut verbod op Internet te verkopen - Verordening (EG) nr. 2790/1999 - Groepsvrijstelling - Individuele vrijstelling
1. Artikel 101, 1. VWEU moet aldus worden uitgelegd dat een contractbepaling die in het kader van een selectief distributiestelsel vereist dat de verkoop van cosmetica en lichaamsverzorgingsproducten plaatsvindt in een fysieke ruimte waarin een gediplomeerde apotheker aanwezig moet zijn, met als gevolg dat het gebruik van het Internet voor die verkopen verboden is, de strekking heeft de mededinging te beperken in de zin van die bepaling, indien, na een individueel en concreet onderzoek van de bewoordingen en het oogmerk van deze contractbepaling en de juridische en economische context waarbinnen zij moet worden geplaatst, naar voren komt dat deze contractbepaling, gelet op de eigenschappen van de betrokken producten, niet objectief gerechtvaardigd is.
2. Artikel 4, sub c) van verordening (EG) nr. 2790/1999 van de Commissie van 22 december 1999 betreffende de toepassing van artikel 81, 3. van het verdrag op groepen verticale overeenkomsten en onderling afgestemde feitelijke gedragingen, moet aldus worden uitgelegd dat de groepsvrijstelling in artikel 2 van die verordening niet van toepassing is op een selectieve distributieovereenkomst die een bepaling bevat die de facto het gebruik van Internet als verkoop­methode voor de contractgoederen verbiedt. Een dergelijke overeenkomst kan daarentegen individueel voor toepassing van de wettelijke uitzondering in artikel 101, 3. VWEU in aanmerking komen, mits aan de voorwaarden van die bepaling is voldaan.
Vente en ligne et distribution sélective: interdiction sur interdiction ne vaut
Pierre de Bandt et Raluca Gherghinaru [1]

Le 13 octobre 2011, la Cour de justice de l'Union européenne s'est enfin prononcée sur la question préjudicielle posée par la cour d'appel de Paris [2] dans l'affaire 'Pierre Fabre'. La question portait sur l'interprétation de l'article 81, 1. et 3. du traité CE [art. 101, 1. et 3. du TFUE] et du règlement n° 2790/1999 [3] et, plus particulièrement, sur la validité d'une clause interdisant de manière générale et absolue la vente par Internet imposée aux distributeurs agréés dans le cadre d'un réseau de distribution sélective.

1) Le contexte de l'affaire

1.L'article 101, 1. du TFUE interdit aux entreprises de conclure des accords qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur. L'article 101, 3. du TFUE, quant à lui, prévoit que certains accords peuvent toutefois être exemptés s'ils remplissent une série de conditions [4].

2.L'application de l'article 101 du TFUE aux accords verticaux (c.-à-d. entre non concurrents) [5] a longtemps été controversée car, contrairement aux accords horizontaux (c.-à-d. entre concurrents), ils ne supposent pas une superposition de parts de marché [6] et partant, leur impact sur la concurrence est fonction du pouvoir de marché au niveau du fournisseur et/ou de l'acheteur [7].

3.A la fin des années '90, la Commission européenne a adopté, sur base d'une délégation du Conseil, un nouveau paquet législatif en matière d'accords verticaux. Il s'agissait en particulier du règlement n° 2790/1999 et des lignes directrices sur les restrictions verticales [8]. L'objectif principal de ces nouvelles règles était d'une part, d'assurer une plus grande sécurité juridique aux entreprises en fixant une 'zone de sécurité' pour certains types d'accords verticaux et, d'autre part, d'adopter une analyse plus économique de ces accords et davantage orientée sur leurs effets. La Commission avait ainsi défini une catégorie d'accords verticaux dont elle considérait qu'ils remplissaient, en principe, les conditions prévues à l'article 101, 3. du TFUE et qui pouvaient, dès lors, bénéficier de l'exemption par catégorie. Ce règlement a récemment été abrogé et remplacé par le règlement n° 330/2010 [9] qui reprend en grande partie la structure et la portée du règlement n° 2790/1999. Parallèlement, la Commission a publié de nouvelles lignes directrices sur les restrictions verticales [10].

4.Les accords de distribution passés entre les fabricants et les grossistes ou les détaillants sont des exemples types d'accords verticaux. Parmi les plus répandus sont les accords de distribution exclusive [11] et les accords de distribution sélective.

5.L'article 1, paragraphe 1, point e) du règlement n° 330/2010 définit la distribution sélective comme “un système de distribution dans lequel le fournisseur s'engage à ne vendre les biens ou les services contractuels, directement ou indirectement, qu'à des distributeurs sélectionnés sur la base de critères définis, et dans lequel ces distributeurs s'engagent à ne pas vendre ces biens ou ces services à des distributeurs non agréés dans le territoire réservé par le fournisseur pour l'opération de ce système”. Un tel système de distribution a pour conséquence de ne rendre les produits disponibles à la revente qu'auprès des distributeurs autorisés par le fournisseur, sur la base de différents critères d'agrément.

6.Du point de vue de la concurrence, il est évident que ce type d'accords est susceptible de porter atteinte à la concurrence 'intra-marque' dans la mesure où le nombre de distributeurs agréés et leurs possibilités de revente sont limités. Toutefois, en vertu d'une jurisprudence constante de la Cour de justice [12], il est considéré que la distribution sélective qualitative ne produit pas d'effets préjudiciables à la concurrence et ne relève donc pas de l'interdiction prévue à l'article 101, 1. du TFUE lorsque quatre conditions sont réunies: (i) la nature du produit en question est telle qu'un système de distribution sélective est nécessaire; (ii) les revendeurs sont choisis sur base de critères objectifs, de nature qualitative, uniformes et non discriminatoires [13], (iii) le système en cause vise à atteindre un résultat de nature à améliorer la concurrence et donc à contrebalancer la limitation de la concurrence inhérente aux systèmes de distribution sélective, et (iv) les critères imposés ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire [14].

7.A la lumière des décisions de la Commission européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice, les praticiens ont dégagé une véritable grille d'analyse des accords verticaux. La Cour de justice s'est d'ailleurs fait l'écho de cette approche:

“S'il est certes exact que les règlements d'exemption s'appliquent dans la mesure où les accords contiennent des restrictions de concurrence tombant sous le coup de l'article 101, 1. du TFUE, il n'en reste pas moins qu'il est souvent plus pratique de vérifier, d'abord, si ce règlement trouve à s'appliquer à un accord donné afin d'éviter, dans l'affirmative, un examen économique et juridique complexe permettant de déterminer si les conditions d'application de l'article 101, 1. du TFUE sont remplies.” [15].

8.Dans la pratique, on commencera donc toujours par vérifier si les conditions prévues par le règlement d'exemption par catégorie sont réunies. Dans la négative, on vérifiera ensuite si l'accord a pour objet ou pour effet de restreindre de manière sensible la concurrence à l'intérieur du marché commun et s'il est de nature à affecter le commerce entre les Etats membres. Si tel est le cas, une analyse supplémentaire devra alors être effectuée pour vérifier si l'accord peut bénéficier d'une exemption individuelle au titre de l'article 101, 3. du TFUE [16]. A défaut d'une telle exemption individuelle, l'accord sera nul de plein droit en application de l'article 101, 2. du TFUE.

2) Les enjeux de l'arrêt

9.L'arrêt de la Cour dans l'affaire 'Pierre Fabre' était particulièrement attendu puisqu'il intervenait peu de temps après l'adoption par la Commission européenne du nouveau paquet législatif concernant les accords verticaux, à savoir le règlement n° 330/2010 et les nouvelles lignes directrices sur les restrictions verticales.

10.Bien que l'Internet se soit développé de manière fulgurante et que la vente en ligne ait connu un essor remarquable ces dernières années, le TFUE et le Règlement n° 330/2010 n'y font aucune référence. Les nouvelles lignes directrices, en revanche, apportent des précisions importantes sur la compatibilité des accords verticaux contenant des restrictions de ventes en ligne au regard de l'article 101 du TFUE. Elles reconnaissent expressément l'Internet comme un moyen privilégié de commercialisation et posent le principe selon lequel tout distributeur doit être autorisé à utiliser ce canal pour procéder à la vente de ses produits [17].

11.Les lignes directrices ne constituent, certes, que de la 'soft law': elles n'ont de force contraignante qu'à l'égard de leur auteur, la Commission européenne, et n'engagent donc pas les autorités nationales de la concurrence, qui gardent la possibilité de faire une autre interprétation ou une autre application du droit européen de la concurrence. Avant l'arrêt 'Pierre Fabre', il existait donc une certaine insécurité juridique quant à la liberté exacte dont jouissent les fournisseurs pour organiser leurs ventes par Internet ou éventuellement pour interdire ce type de commercialisation [18].

3) Le litige

12.Le litige concernait la société Pierre Fabre Dermo-Cosmétique ('PFDC'), l'une des sociétés du groupe Pierre Fabre. Cette société avait pour activité la fabrication et la commercialisation de produits cosmétiques et d'hygiène corporelle. Ces produits n'entraient pas dans la catégorie des médicaments et échappaient, dès lors, au monopole des pharmaciens prévu par le Code de la santé publique français. Pour l'année 2007, le groupe Pierre Fabre détenait 20% du marché français de ces produits.

13.Les contrats de distribution des produits concernés [19] précisaient que les ventes devaient être exclusivement réalisées dans un espace physique, avec la présence d'un diplômé en pharmacie. PFDC justifiait ces exigences notamment par la nature des produits de soins, l'image médicale qu'elle voulait développer, la prévention de la contrefaçon et du parasitisme [20] ainsi que l'amélioration du bien-être du consommateur.

14.Dans sa décision du 29 octobre 2008 [21], le Conseil français de la concurrence s'est prononcé sur la compatibilité de ces clauses avec le droit européen de la concurrence. Il a tout d'abord constaté que ces exigences excluaient de facto toute forme de vente par Internet. Selon lui, une telle interdiction équivaut à une restriction 'caractérisée' [22] au sens de l'article 4, sous c) du règlement n° 2790/1999 (restriction des ventes actives et/ou des ventes passives), qui exclut automatiquement le bénéfice de l'exemption par catégorie prévue par ce texte. Le Conseil de la concurrence a ajouté que de telles restrictions constituent des restrictions de la concurrence 'par objet' au sens de l'article 101, 1. du TFUE et qu'elles relèvent donc de l'interdiction prévue par cette disposition sans qu'il soit nécessaire d'analyser les effets de ces restrictions.

15.Enfin, le Conseil a vérifié si l'interdiction litigieuse pouvait bénéficier d'une exemption individuelle au sens de l'article 101, 3. du TFUE et de la disposition nationale correspondante. A la suite de cet examen, il a conclu que les conditions requises par ces textes n'étaient pas réunies en l'espèce.

16.Saisie du recours formé par PFDC contre la décision du Conseil de la concurrence, la cour d'appel de Paris a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice la question préjudicielle suivante:

“[L]'interdiction générale et absolue de vendre sur Internet les produits contractuels aux utilisateurs finals imposée aux distributeurs agréés dans le cadre d'un réseau de distribution sélective constitue[-t-elle] effectivement une restriction caractérisée de la concurrence par objet au sens de l'article 81, 1. du traité CE [article 101, 1. du TFUE] échappant à l'exemption par catégorie prévue par le règlement n° 2790/1999, mais pouvant éventuellement bénéficier d'une exemption individuelle en application de l'article 81, 3. du traité CE [article 101, 3. du TFUE]?”.

4) Analyse de l'arrêt

17.Les praticiens du droit de la concurrence qui attendaient fébrilement le prononcé de l'arrêt de la Cour de justice ont sans doute été quelque peu déçus, car le raisonnement de la Cour est relativement laconique et peu novateur. Il tranche néanmoins un certain nombre de questions importantes.

18.La Cour commence par rappeler que, pour relever de l'interdiction énoncée à l'article 101, 1. du TFUE, un accord doit avoir “pour objet ou pour effet de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur”. Elle souligne que, afin d'apprécier si une clause comporte une restriction de concurrence 'par objet', il convient de s'attacher à sa teneur, aux objectifs qu'elle vise à atteindre ainsi qu'au contexte économique et juridique dans lequel elle s'insère [23]. Cette distinction entre les restrictions par objet et les restrictions par effet est importante: en effet, ainsi que le rappelle la Cour, une fois que l'objet anticoncurrentiel est établi, il n'y a plus lieu de rechercher ses effets sur la concurrence [24].

19.Après avoir rappelé ces principes, la Cour procède effectivement à l'examen de la teneur des contrats de distribution sélective concernés. Elle constate tout d'abord que la clause incriminée, en excluant de facto un mode de commercialisation de produits ne requérant pas le déplacement physique du client, réduit considérablement la possibilité d'un distributeur agréé de vendre les produits contractuels aux clients situés en dehors de son territoire contractuel ou de sa zone d'activité. Elle est donc susceptible de restreindre la concurrence [25].

20.Par la suite, la Cour rappelle qu'il résulte de sa jurisprudence que les réseaux de distribution sélective peuvent ne pas relever de l'interdiction figurant à l'article 101, 1. du TFUE s'ils satisfont à quatre conditions (voy. supra, n° 6). En l'espèce, elle estime toutefois que ces conditions cumulatives ne sont pas satisfaites, dans la mesure où les motifs invoqués par PFDC - la nécessité de fournir un conseil personnalisé au client et d'assurer la protection de celui-ci contre une utilisation incorrecte de produits, la nécessité de préserver l'image de prestige des produits en cause - ne constituent pas des objectifs légitimes permettant de restreindre la concurrence [26].

21.Dans la deuxième partie de son raisonnement, la Cour examine si la clause concernée est susceptible de bénéficier de l'exemption par catégorie ou de l'exemption individuelle.

22.En ce qui concerne le bénéfice de l'exemption individuelle, elle considère qu'elle ne dispose pas d'éléments suffisants pour apprécier si le contrat de distribution sélective satisfait aux conditions de l'article 101, 3. du TFUE. Elle examine ensuite si ce contrat peut éventuellement bénéficier de l'exemption par catégorie prévue aux articles 2 et 3 du règlement n° 2790/1999 (qui était encore d'application au moment de sa décision). Elle considère que tel n'est pas le cas dans la mesure où une “clause contractuelle, telle que celle en cause au principal, interdisant de facto Internet comme mode de commercialisation a, à tout le moins, pour objet de restreindre les ventes passives aux utilisateurs désireux d'acheter par Internet et localisés en dehors de la zone de chalandise du membre concerné du système de distribution sélective” [27]. Il s'agit donc bien d'une restriction caractérisée qui, conformément à l'article 4 du règlement n° 2790/1999, est exclue du bénéfice de l'exemption par catégorie.

23.En réponse à l'argument de PFDC qui avançait que l'interdiction de vendre les produits contractuels par Internet équivalait à une interdiction d'opérer à partir d'un lieu d'établissement non autorisé et partant pouvait quand même bénéficier de l'exemption par catégorie, la Cour opte résolument pour une interprétation restrictive du règlement n° 2790/1999 [28]. Il en résulte que le bénéfice de l'exemption prévue à l'article 2 ne saurait être étendu à l'interdiction de ventes actives ou passives par Internet. En effet, la notion de 'lieu d'établissement' figurant à l'article 4, c), in fine, ne vise que des points de vente où des ventes directes se pratiquent et non le lieu à partir duquel les services de vente par Internet sont fournis [29].

5) Les principaux enseignements de l'arrêt

24.Notons tout d'abord que la Cour s'évertue à souligner dans l'arrêt que, le seul fait qu'une restriction ait un objet anticoncurrentiel, n'empêche pas qu'elle puisse bénéficier, à titre individuel, de l'exception légale prévue à l'article 101, 3. du TFUE. Selon la Cour, il en va de même pour les restrictions qui sont reprises à l'article 4, c) du règlement d'exemption. Ces restrictions qui sont qualifiées de 'restrictions caractérisées' par la Commission (en anglais: 'hardcore restrictions') peuvent également bénéficier de cette exception légale.

25.Cette précision est heureuse. Elle laisse ouverte la possibilité pour les parties à ce type de restrictions de démontrer que, en dépit de leur objet anticoncurrentiel et/ou du fait qu'il s'agit de restrictions caractérisées, elles satisfont néanmoins aux conditions cumulatives de l'article 101, 3. du TFUE. Une analyse au cas par cas est toujours nécessaire. Cela revient de facto à exclure en droit européen de la concurrence la notion d'interdiction per se qui est utilisée notamment en droit antitrust américain [30].

26.Il ne faudrait toutefois pas se réjouir trop vite de cette plus grande souplesse du droit européen de la concurrence. En effet, tant la pratique décisionnelle de la Commission que la jurisprudence de la Cour démontrent qu'il sera particulièrement difficile de faire échapper ce type de restrictions à l'interdiction de l'article 101, 1. du TFUE. La présente affaire en est une bonne illustration.

27.En revanche, c'est selon nous à tort que certains auteurs ont interprété la solution dégagée par la Cour dans l'arrêt annoté comme une remise en cause fondamentale des réseaux de distribution sélective, notamment en raison de l'augmentation des risques de contrefaçon et de parasitisme et du fait que la Cour a refusé de considérer que la préservation de l'image de prestige des produits constituait un objectif légitime pour restreindre la concurrence [31].

28.En réalité, l'arrêt de la Cour ne fait que confirmer l'approche retenue par la Commission européenne dans ses lignes directrices et qui tente de concilier d'une part, le principe de la liberté pour les distributeurs d'utiliser la vente en ligne comme canal de commercialisation approprié et, d'autre part, la liberté du fabricant d'organiser librement la distribution de ses produits tout en préservant la cohérence du réseau et en se protégeant contre le parasitisme et les 'pure players' [32]. De même, l'arrêt se situe dans la droite ligne de la jurisprudence des juridictions européennes en matière de distribution sélective, et notamment des arrêts 'Parfums' [33]. En effet, dans ces arrêts, il a été considéré qu'un système de distribution sélective ne peut être considéré comme poursuivant un résultat légitime, de nature à contrebalancer la limitation de la concurrence qui lui est inhérente, que si ce système est ouvert à tous les revendeurs capables d'assurer une bonne présentation à l'utilisateur, dans un cadre approprié, et de préserver l'image de luxe des produits concernés. Partant, un système de distribution sélective qui aurait pour conséquence d'exclure certaines formes de commercialisation capables de vendre des produits dans des conditions valorisantes, par exemple dans un emplacement ou un espace adapté, aurait pour seul effet de protéger les formes de commerce existantes de la concurrence des nouveaux opérateurs et partant serait contraire à l'interdiction visée à l'article 101, 1. du TFUE [34].

29.C'est précisément ce que la Cour condamne dans l'arrêt 'Pierre Fabre'; en effet, dans cette affaire, il s'agit d'une interdiction générale et absolue de vendre par Internet imposée par un fournisseur dans le cadre de son réseau de distribution sélective. En dépit des craintes des fournisseurs, et notamment de ceux de produits de luxe, cela ne doit à notre avis pas être interprété comme une condamnation systématique de toute tentative des fournisseurs d'encadrer les ventes en ligne dans le cadre des réseaux de distribution sélective. Les lignes directrices sont plus que claires sur ce point.

30.En premier lieu, la Commission européenne souligne au point 54 de ces lignes que “[…] le fournisseur peut imposer des normes de qualité pour l'utilisation du site Internet aux fins de la vente de ses produits, comme il le ferait pour un magasin […]. Cela peut être utile en particulier pour la distribution sélective”.

31.A titre d'exemple: un fournisseur reste libre d'exiger de ses distributeurs qu'ils disposent d'un ou de plusieurs magasins en dur [35] ou qu'ils ne recourent à des plateformes tierces pour distribuer les produits contractuels que dans le respect des normes et conditions qu'il a convenues avec eux pour l'utilisation d'Internet par les distributeurs. Ces exigences rejoignent celles qui avaient été considérées comme licites dans les affaires Parfums, à savoir des exigences relatives à la localisation et à l'installation du point de vente [36]. Le tribunal avait en revanche jugé illicites, car discriminatoires ou disproportionnées, des exigences liées à l'importance des autres activités dans le point de vente et à l'aspect extérieur du point de vente [37].

32.En deuxième lieu, les fournisseurs restent libres d'imposer à la vente en ligne des conditions différentes de celles imposées pour la vente hors ligne à condition que celles-ci poursuivent les mêmes objectifs et aboutissent à des résultats comparables et que la différence entre les conditions appliquées soit justifiée par la nature différente de ces deux modes de distribution [38].

33.En troisième lieu, les fournisseurs gardent le droit d'exiger des acheteurs qu'ils vendent au moins une certaine quantité absolue (en valeur ou en volume) des produits hors ligne, pour assurer le bon fonctionnement de leurs points de vente physique et de s'assurer que l'activité sur Internet du distributeur reste cohérente avec son modèle de distribution [39].

34.Enfin, les fournisseurs peuvent s'entendre avec les acheteurs sur une redevance fixe (c.-à-d. une redevance qui ne varie pas en fonction du chiffre d'affaires réalisé hors ligne) pour soutenir leurs efforts de vente hors ligne ou en ligne [40].

35.A la lecture des nouvelles lignes directrices, il nous semble donc clair que la Commission européenne n'envisage pas de privilégier la liberté de vente par Internet au détriment de la cohérence des réseaux de distribution et de la lutte contre le parasitisme, même si, à l'instar de l'autorité de la concurrence française, elle n'est pas insensible à la pression sur les prix qui est souvent le résultat du commerce en ligne. En tout état de cause, une interprétation de l'arrêt 'Pierre Fabre' comme interdisant de fait tout type de restriction à la vente en ligne dans le cadre de réseaux de distribution sélective nous semble insuffisamment nuancée.

36.Même s'il est vrai que l'arrêt de la Cour se limite à une approche assez théorique sans beaucoup de référence à l'impact concret de la clause litigieuse sur la concurrence, il convient de rappeler que les contrats de distribution de PFDC interdisaient toute forme de vente par Internet. Or, la position de la Cour de justice, tant en droit de la concurrence qu'en matière de libre circulation dans le cadre du marché intérieur [41], a toujours été de condamner les interdictions générales et absolues.

37.Par voie de conséquence, ce qu'il faut retenir de l'arrêt 'Pierre Fabre' c'est qu'il est interdit d'interdire, sans oublier néanmoins que d'autres restrictions moins préjudiciables pour la concurrence peuvent être imposées aux distributeurs faisant partie d'un réseau de distribution sélective. De même, cet arrêt souligne la nécessité d'examiner au cas par cas la licéité des systèmes de distribution sélective et les accords adoptés dans ce contexte, en attachant beaucoup d'importance à la structure du marché et à la teneur des clauses litigieuses. Ce qui peut être licite pour un secteur ne le sera pas nécessairement pour un autre. Par ailleurs, en ces temps de conjoncture économique difficile, il n'est pas à exclure que les autorités de la concurrence auront une tendance à ne pas trop vouloir contrarier l'émergence des canaux de distribution tels la vente en ligne qui ont généralement pour effet de faire baisser les prix des produits concernés [42]. Il sera donc d'autant plus important pour les fournisseurs ayant opté pour des systèmes de distribution sélective de bien vérifier la licéité des nombreuses exigences qui sont posées aux distributeurs dans ce type de système.

[1] Avocats, & De Bandt Avocats.
[2] Paris 29 octobre 2009, n° 74/2009.
[3] Règlement (CE) n° 2790/1999 de la Commission du 22 décembre 1999, concernant l'application de l'art. 81, par. 3 du traité à des catégories d'accords verticaux et de pratiques concertées, JOUE L 336 du 29 décembre 1999.
[4] L'art. 101, 3. du TFUE prévoit que les dispositions de l'art. 101, 1. du TFUE peuvent être déclarées inapplicables à tout accord qui contribue à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans (a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs et (b) donner à des entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence.
[5] Les accords verticaux sont définis comme des accords conclus entre deux ou plusieurs entreprises opérant chacune, aux fins de l'accord ou de la pratique concertée, à un niveau différent de la chaîne de production ou de distribution, et relatifs aux conditions auxquelles les parties peuvent acheter, vendre ou revendre certains biens ou services (art. 1.1.a) du règlement (CE) n°330/2010).
[6] Pour une analyse plus détaillée des effets des accords verticaux, voy. R. Whish et D. Bailey, Competition Law, 7ème éd., 2012, pp. 624 et s.
[7] Point 23 des lignes directrices sur les restrictions verticales de la Commission européenne, JOUE C 130/1 du 19 mai 2010 (ci-après les 'lignes directrices').
[8] JOUE C 291 du 13 octobre 2000, pp. 1-44.
[9] Règlement (UE) n° 330/2010 de la Commission européenne du 20 avril 2010 concernant l'application de l'art. 101, par. 3 du TFUE à des catégories d'accords verticaux et des pratiques concertées, JOUE L 102/1 du 23 avril 2010 qui remplace le règlement (CE) n° 2790/1999 précité. Pour une analyse plus détaillée de ce règlement, voy. P. De Bandt, “De nieuwe groepsvrijstelling en richtsnoeren inzake verticale overeenkomsten en beperkingen: zachte evolutie na een revolutie”, SEW, avril 2011, pp. 166-168; R. Whish et D. Bailey, Regulation 330/2010: the Commission's new block exemption for vertical agreements, CMLR, vol. 47, n° 6, décembre 2010 et M. Brenning-Louko, A. Gurin, L. Peeperkorn et K. Viertio, “Vertical agreements: new competition rules for the next decade”, Competition Policy Newletter, 2010-2.
[10] Précitées, voy. note infrapaginale n° 7.
[11] Dans le cadre d'un accord de distribution exclusive, le fournisseur accepte de ne vendre ses produits qu'à un seul distributeur en vue de leur revente sur un territoire déterminé. Dans le même temps, le distributeur est souvent limité dans ses ventes actives vers d'autres territoires (exclusifs) (lignes directrices, point 151).
[12] CJUE 25 octobre 1977, n° 26/76, Metro I, points 20 et 21 et CJUE 25 octobre 1983, n° 107/82, AEG, point 35.
[13] L'exigence que les revendeurs soient choisis sur base de critères objectifs, de nature qualitative, uniformes et non discriminatoires est caractéristique pour la distribution sélective dite qualitative. Cette exigence ne s'applique toutefois pas en cas de distribution sélective dite quantitative, c'est-à-dire de système de distribution sélective basée sur un nombre limité de distributeurs plutôt que sur des distributeurs répondant à des qualifications particulières (CJUE 14 juin 2012, C-158/11, Auto 24, point 33).
[14] Tribunal 12 décembre 1996, n° T-19/92, Leclerc, point 112 et la jurisprudence y citée, et Tribunal 12 décembre 1996, n° T-88/92, Leclerc. Pour une analyse plus détaillée des accords de distribution sélective, voy. R. Whish et D. Bailey, Competition Law, 7ème éd., 2012, pp. 641 et s. et points 174 et s. des lignes directrices.
[15] CJUE 2 avril 2009, C-260/07, Pedro IV Servicios SL, point 36 et CJUE 11 septembre 2008, C-279/06, CEPSA Estaciones de Servicio SA, point 72.
[16] CJUE 30 avril 1998, C-230/96, Cabour, point 48 et CJUE 2 avril 2009, C-260/07, Pedro IV Servicios SL, point 68.
[17] Voy. notamment point 52 des lignes directrices.
[18] Voy. dans le même sens G. Demme, “Arrêt Pierre Fabre: le caractère anticoncurrentiel des clauses interdisant la vente en ligne”, JDE, n° 184, décembre 2011 (pp. 297 et s.).
[19] Il s'agissait des produits des laboratoires Klorane, Avène, Galénic et Ducray.
[20] Consiste dans le fait, pour une entreprise, de tirer bénéfice des actions ou des efforts engagés par une autre, sans en partager les coûts (voy. lignes directrices, point 107 et décision n° 08-D-25 du 29 octobre 2008 du Conseil de la concurrence français, p. 76).
[21] Décision n° 08-D-25 du 29 octobre 2008 du Conseil de la concurrence français.
[22] En droit de la concurrence, on parle également de 'clause noire' ou de 'hardcore restriction'.
[23] Points 34 et 35 de l'arrêt.
[24] La Cour renvoie à cet égard à l'arrêt du 6 octobre 2009, C-501/06 P, C-515/06 P et C-519/06 P, GlaxoSmithKline Services e.a. / Commission, Rec., p. I-9291, point 55 et la jurisprudence citée.
[25] Point 38 de l'arrêt.
[26] Points 43 et 44 de l'arrêt.
[27] Point 54 de l'arrêt.
[28] Point 57 de l'arrêt.
[29] Point 56 de l'arrêt.
[30] Dans l'arrêt 'Métropole Télévision (M6)' (T-112/99, point 76), le tribunal de l'Union européenne avait déjà considéré que l'existence d'une règle de raison ('rule of reason') telle que consacrée en droit américain ne saurait être admise en droit européen de la concurrence.
[31] Voy. p. ex. G. Demme, “Arrêt Pierre Fabre: le caractère anticoncurrentiel des clauses interdisant la vente en ligne”, JDE, n° 184, décembre 2011 (pp. 297 et s.).
[32] Ce sont les distributeurs qui ne disposent pas de magasins et vendent les produits exclusivement par Internet (voy. décision n° 08-D-25 du 29 octobre 2008 du Conseil de la concurrence français, p. 76).
[33] Arrêt Leclerc, T-19/92, précité.
[34] Arrêt Leclerc, T-19/92, précité, point 122.
[35] La pratique de la Commission européenne et des autorités nationales allait déjà dans ce sens: voy. la lettre de classement de la Commission dans l'affaire 'B&W Loudspeakers' du 24 juin 2002 et la décision du Conseil de la concurrence français n° 06-D-24 du 24 juillet 2006 dans l'affaire 'Bijourama'.
[36] Arrêt Leclerc, n° 19/92, points 135 à 155.
[37] Arrêt Leclerc, n° 19/92, points 138-139 (sur l'aspect extérieur du point de vente) et points 148-155 (sur l'importance des autres activités dans le point de vente).
[38] Point 56 des lignes directrices.
[39] Point 52, c) des lignes directrices.
[40] Point 52, d) des lignes directrices.
[41] Voy. à titre d'illustration les arrêts de la CJUE du 3 mars 2011 (C-161/09) et du 5 avril 2011 (C-119/09).
[42] Voy., à cet sujet, l'avis (particulièrement intéressant) de l'Autorité de concurrence française n° 12-A-20 du 18 septembre 2012 relatif au fonctionnement concurrentiel du commerce électronique, consultable sur le site de l'autorité de concurrence: www.autoritedelaconcurrence.fr .