Article

Tribunal de commerce Liège, 08/07/2010, R.D.C.-T.B.H., 2011/5

Tribunal de commerce Liège 8 juillet 2010

Core Distribution Inc. et Urban Sporting Goods / SA Germeau Carriere

Sièg.: F. Bayard (présidente du tribunal de commerce de Liège)
Pl.: Mes. V.V. Dehin et M. Genicot

Vu le dossier de la procédure et en particulier la citation introductive d'instance du 5 mars 2010.

Vu l'ordonnance de mise en état du 11 mars 2010;

Vu les conclusions et les dossiers des parties;

Entendu les conseils des parties en leurs explications à l'audience du 29 juin 2010, les débats étant ensuite déclarés clos.

I. Les circonstances du litige

La société américaine Core Distribution Inc. et la société de droit chinois Urban Sporting Goods (USG), ci-après 'les demanderesses' sont co-titulaires du brevet européen EP. 1.448.865 délivré le 10 janvier 2007, avec une date de priorité du 2 août 2002 pour une échelle télescopique et des procédés de fabrication associés (pièce la dossier demanderesses). Ce brevet n'a pas fait l'objet d'une opposition et il a effet en Belgique compte tenu de la traduction française qui a été déposée auprès de l'Office Belge de la Propriété Intellectuelle le 22 février 2007 (pièce 1b dossier demanderesses).

L'invention porte sus une échelle ayant plusieurs barreaux entre des colonnes emboîtées et coulissantes (échelle télescopique).

La revendication de base (n° 1), et dont toutes les autres sont dépendantes, est la suivante (les numéros renvoient aux dessins):

Echelle (100), comprenant:

un premier ensemble de colonne (104A; 104B; 396; 796) comprenant une première colonne (104; 304; 704); un second ensemble de colonne (106; 398; 798) comprenant une seconde colonne (106; 306; 706) et un manchon (188; 758) couplé à la seconde colonne à proximité de 1'extrémité proximale de celle-ci;

un collier (140) disposé autour de la seconde colonne (106; 306);

la seconde colonne (106; 306; 706) étant au moins partiellement disposée dans une lumière (326) définie par une surface interne de la première colonne (104; 304; 704); et le manchon (188; 388; 788) comprenant une surface de guidage externe (342; 742) pour entrer en contact avec la surface interne (374; 774) de la première colonne (104; 304; 704); caractérisée en ce que:

Le premier ensemble de colonne (104A, 104B; 396) comprend une première bague (148; 348; 748) couplée à la première colonne (104; 304; 704) a proximité de l'extrémité distale de celle-ci par un premier connecteur (128);

La première bague (148; 348; 748) comprenant une surface de guidage interne (152; 352) pour entrer en contact avec une surface extérieure (330) de la seconde colonne (106; 306); dans laquelle le second ensemble de colonne (398) comprend en outre une seconde bague (348) couplée à la seconde colonne (308) en position proximale par rapport à une extrémité distale de celle-ci par un second connecteur;

La seconde bague (348) comprenant une surface de guidage interne pour entrer en contact avec une surface extérieure d'une autre colonne, le collier (140) étant disposé entre le manchon (188; 388) et la seconde bague (148; 348); le collier (140) étant dimensionné de sorte que le premier connecteur (128) entre en contact avec la première surface d'appui (144) du collier et le second connecteur entre en contact avec une seconde surface d'appui (146) du collier lorsque l'échelle est placée dans un état rétracté; et dans laquelle la seconde bague (348) et le collier (140) sont des pièces séparées.

Les demanderesses ont constaté que Germeau Carrière commercialise des échelles qui selon elles, sont conformes a la revendication 1 du brevet et constituent donc la contrefaçon de celui-ci.

La première demanderesse s'est donc constituée partie civile auprès du juge d'instruction à Liège, procédure toujours en cours et a laquelle s'est jointe la deuxième demanderesse le 26 octobre 2009 en se constituant également partie civile.

Dans l'intervalle, le juge d'instruction avait prononcé le 23 juillet 2009 une ordonnance refusant la mesure de saisie sollicitée par la première demanderesse Core Distribution (pièce 2a dossier demanderesses).

La commercialisation se serait poursuivie de sorte que les demanderesses ont, conformément aux articles 1369bis/1 et s. du code judiciaire, sollicité et obtenu des mesures de description, autorisées par ordonnance rendue par nous le 12 novembre 2009.

Le rapport de saisie-description de Monsieur Powis a été déposé le 4 février 2010. Il contient une description précise de l'échelle litigieuse, commercialisée par Germeau Carrière (pièce 4 dossier demanderesses).

II. La demande

Se fondant sur les articles 17, § 2, 26, 27, 52 al. 1er, 53 al. 1er, LBI et 96 LPC, les demanderesses sollicitent que nous:

- constations qu'en offrant, mettant dans le commerce et détenant a ces fins des échelles télescopiques sous la désignation 'Telescopic' et fabriquées par la société chinoise Zhejiang Hongtuo Industrial Co., Ltf, telles que décrites par l'expert Roland Powis de Tenbossche dans son rapport du 4 février 2010, la défenderesse a porté atteinte au brevet européen n° 1.448.865 des demanderesses, délivré le 10 janvier 2007 pour une échelle télescopique et procédés de fabrication associés, et donc à leurs droits exclusifs légalement attachés à ce brevet d'invention;

- ordonnions à la défenderesse de cesser d'offrir, de mettre dans le commerce, notamment par vente et livraison, et de détenir a l'une de ces fins, des échelles télescopiques reproduisant la revendication 1 du brevet précité, et notamment les échelles 'Telescopic' telles que décrites dans le rapport précité du 10 février 2010, sous peine d'une astreinte de deux mille euros par échelle offerte, vendue, livrée ou détenue en infraction au jugement à intervenir ou d'une astreinte de cent euros par exemplaire de publicité distribuée et dans laquelle une telle échelle serait offerte à la vente, le tout à compter du lendemain de la signification du jugement à intervenir;

III. Discussion
III.1. Prétendu défaut d'objet de la demande actuelle

La défenderesse soutient que puisque le magistrat instructeur aurait procédé, dans les installations de Germeau-carrière et dès le 18 juin 2009, à la saisie de l'ensemble des échelles télescopiques susceptibles d'être considérés comme contrefaisantes, la demande actuelle de cessation n'a plus d'objet.

Elle ajoute que, puisqu'au cours des opérations de description, seules quelques échelles de ce type furent identifiées, - dont notamment des retours pour défaut et conformité -, et que toutes les factures d'achat concernant ce type de matériel et analysées par l'expert étaient antérieures à la saisie pénale, la demande en cessation est manifestement sans objet.

Cette affirmation est inexacte.

En effet, comme l'indiquent les demanderesses, à l'occasion de la saisie-contrefaçon, intervenue postérieurement, l'expert a constaté, au sein du magasin de la société Germeau-Carriere la présence de quatre échelles correspondant au modèle argué de contrefaçon. Ces échelles étaient munies de leur emballage d'origine et, partant, prêtes à être distribuées dans le public (voir rapport page 2). De plus, comme rappelé ci-avant, la saisie pénale a été levée le 23 juillet 2009 (pièce 2a dossier demanderesses), ce qui a permis à Germeau-Carriere de reprendre les ventes des objets litigieux.

Par ailleurs, en droit, la cessation doit encore être ordonnée dès le moment où rien n'exclut objectivement que l'acte incriminé ne se renouvelle (E. Cornu et C. Sorreaux, “Actualités en matière d'actions en cessation ...” in Le tribunal de commerce: procédure particulières et recherche d'efficacité, Bruxelles, conférence du jeune Barreau, 2006, pp. 97 et s., spéc. Pp. 101-104). Tel est le cas en l'espèce: dès lors que la défenderesse a manifestement poursuivi les activités litigieuses et que rien ne l'empêche encore aujourd'hui de renouveler une commande à son fournisseur chinois.

III.2. Prétendue nullité du rapport de monsieur Powis

La défenderesse demande que soit frappé de nullité le rapport d'expertise déposé au terme de la procédure de saisie-contrefaçon et qu'il soit écarté des débats, au motif que l'expert Powis n'aurait pas respecté le prescrit de l'ordonnance qui l'investissait de sa mission en ce que cette décision autorisait “les requérants à faire procéder par l'expert judiciaire (...) à la description de toutes les échelles qui constituent des contrefaçons du brevet EP 1448865 BI des requérants, (...)”.

La société Germeau-Carriere soutient que cette formulation impliquait qu'avant que l'expert ne puisse procéder à une quelconque description, il établisse le caractère contrefaisant des échelles télescopiques litigieuses.

Il résulte de la lecture de l'ordonnance, qu'après avoir reconnu prima facie la nature, l'existence et l'efficacité de ce titre authentique, conditions nécessaires à l'octroi de mesures sollicitées, nous étions autorisé a confier à l'expert le soin de décrire toutes les échelles qui constituent des contrefaçons du brevet EP 1448865 B1, étant entendu que cette qualification était émise sous réserve de l'appréciation marginale et provisoire qui était la notre à ce stade de la procédure, la mesure poursuivant, par essence, un objectif probatoire. La mission ne présentant donc aucune ambigüité, sachant que l'appréciation au fond de la réunion de toutes les conditions nécessaires à la constatation contradictoire de l'existence de la contrefaçon est évidemment réservée aux seuls juges de pleine juridiction.

La nullité invoquée n'est donc pas fondée.

III.3 La contrefaçon
III.3.1. Position des parties

En substance, l'invention concerne une échelle télescopique et un procédé d'assemblage d'une telle échelle. La revendication 1 définit l'objet essentiel de l'invention.

Il y a lieu de constater d'entrée de jeu que la validité du brevet des demanderesses n'est pas contestée par Germeau-Carriere.

Dans sec conclusions, la défenderesse soutient, en substance, pour contester la contrefaçon, que les surfaces de guidage ne sont pas présentes dans l'échelle litigieuse comme elles devraient l'être, selon elle, d'après le brevet. La défenderesse prétend qu'on ne retrouve pas dans l'échelle saisie - décrite deux surfaces aplaties comme on les voit illustrées dans les dessins en ce qui concerne la surface de guidage externe (342) du manchon (188) se trouvant au bas de la deuxième colonne, d'une part, et la surface de guidage externe (152) de la première bague (148) incluse dans le connecteur (128) de la première colonne, bague dans laquelle vient coulisser la deuxième colonne, d'autre part. Elle en déduit que puisque les échelles qu'elle commercialise ont des surfaces de guidage de section circulaire, sans parties aplaties, i1 n'y a pas de violation du brevet.

Germeau se fonde pour affirmer cela, sur les figures 6 et 7 qui illustrent, en tant que surface de guidage du manchon, deux parties aplaties d'un élément cylindrique. Elle prétend que, puisqu'aucune autre forme de réalisation d'une surface de guidage n'est illustrée aux dessins de EP 865, il est permis d'en déduire que cette forme constitue un élément essentiel de l'échelle revendiquée (conclusion Germeau-Carriere, page 11).

Les demanderesses contestent cette analyse et prétendent que cette particularité (à savoir la forme ou la section de la surface de guidage) ne fait pas partie de la revendication et ne constitue donc pas une caractéristique essentielle susceptible de protection.

III.3.2. Analyse

En droit, selon l'article 26 LBI, seule la revendication définit l'objet du brevet et donc la protection accordée par la loi.

La description avec ses dessins ne sert qu'à interpréter la revendication.

Or, selon l'article 28 de la loi française du 2 janvier 1968 (conforme à l'article 26 LBI) modifiée, l'étendue de la protection conférée par le brevet est déterminée par la teneur des revendications. Toutefois, la description et les dessins servent à interpréter les revendications; Que ce texte implique qu'on puisse se référer à la description pour expliquer un texte qui serait obscur ou ambigu, ou pour lui donner sa pleine signification; Mais considérant qu'il n'est pas permis d'apporter, par l'interprétation, un élément que la revendication ne contient pas; qu'interpréter n'est pas ajouter (Paris 10 mai 1994, PIBD 1994, n° 574-III-467).

Si l'article 84 de la convention des brevets européens spécifie que les revendications doivent se fonder sur la description, il n'exige pas une absolue concordante entre description et revendications; que c'est à bon droit que la société S… a revendiqué le moyen général en étendant l'objet du brevet en sa structure, en sa fonction alors même que la description ne visait qu'une forme particulière de réalisation de l'invention; Etant précisé que la convention des brevets européens prévoit que la description doit comporter au moins un mode de réalisation de l'invention dont la protection est demandée (règle 27) (TGI Paris 16 septembre 1992, PIBD 1992, n° 534-III-648) (dans le même sens: TGI Lille 28 mai 1998, PIBD 1998, n° 663-III-510), et encore: la protection conférée n'est pas limitée, comme le soutient la société T, aux formes de réalisation illustrées par les figures qui, si elles doivent permettre d'éclairer la revendication, n'ont pas pour fonction n'en déduire la portée (TGI Paris 13 juin 2001, PIBD 2001, n° 737-III-103).

En l'espèce, la revendication prévoit seulement que le manchon présente une surface de guidage externe en contact avec la surface interne de la première colonne, et que la première bague comprend une surface de guidage interne en contact avec la surface extérieure de la deuxième colonne.

Comme indiquent à juste titre les demanderesses, la revendication ne précise pas la forme (section) des colonnes, la fonction de ces surfaces de guidage étant seulement de guider le bas de la colonne supérieure a l'intérieure de la colonne inférieure (au niveau du manchon) en concordance avec le mouvement de la colonne supérieure à l'entrée de la colonne inférieure (=première bague). Il importe peu de préciser pour cela la section (intérieure ou extérieure) de la colonne du moment que le guidage est assuré parce que les surfaces respectivement interne et externe vont correspondre l'une a l'autre (conclusions des demanderesses page 6).

La forme représentée ne constitue donc pas un élément protégé et prétendre que les dessins doivent permettre d'interpréter la revendication pour en définir le contenu est contraire au libellé de celle-ci qui est parfaitement clair et précis.

Par ailleurs, c'est en contradiction avec les pièces du dossier que la défenderesse prétend que les demanderesses ont dû limiter leur droits pour obtenir le brevet, et cela par la forme de réalisation de la figure 7.

En effet, il n'est nulle part question dans la revendication l du brevet d'une forme particulière ni de la section des colonnes ni des bagues. Comme le montre la pièce 12 de la défenderesse, toutes les figures (dessins) étaient déjà présentes dans la demande initiale et il en est de même du paragraphe 42 dans la description (page 9, ligne 27 à 29 du même document).

Comme indiquent à juste titre les demanderesses, il ne saurait y avoir limitation que si la modification de la revendication avait abouti a un texte qui aurait indiqué ou suggéré une forme particulière de la section de la colonne et de la bague, ce qui n'est pas le cas (page 12 conclusions de synthèse demanderesses).

Enfin, à supposer même - quod non - que l'interprétation proposée par la défenderesse vienne à imposer de considérer que les surfaces de guidage doivent présenter des faces aplaties, encore faut-il considérer que, par application de la théorie des équivalents, la contrefaçon est, malgré tout, établie.

Il est effet admis que dans l'appréciation de la contrefaçon, si le brevet décrit un moyen technique, le fait d'utiliser un autre moyen remplissant la même fonction avec le même résultat (moyen équivalent) constitue une contrefaçon d'une invention. Le moyen est équivalant si, bien que différent du moyen décrit dans le brevet, il remplit la même fonction que celui-ci (c'est-à-dire qu'il produit le même effet technique de la même manière) et produit un résultat semblable (c'est-à-dire de même nature, même s'il n'y a pas identité, notamment au niveau de la qualité)(M. Buydens, Droit des brevets d'intention, pages 121-123 et 200).

En l'espèce, il est incontestable que la fonction de guidage sera assurée aussi bien par des surfaces circulaires que par des surfaces en partie circulaires et plates.

La circonstance que par deux faces aplaties, on évite la rotation d'une colonne par rapport à l'autre, n'a rien à voir avec la fonction de guidage qui est la seule visée dans la revendication.

La contrefaçon est donc établie.

III.4. Les mesures sollicitées

La défenderesse énonce que la demande serait en tout état de cause non fondée dans l'éventualité où elle viserait à lui interdire de vendre des produits commercialisés par les demanderesses ou des distributeurs de celles-ci, avec leurs consentements. Cette réserve concerne la théorie de l'épuisement des droits du breveté.

Pour faire droit à cette restriction la défenderesse doit établir le consentement du titulaire du brevet, ce qu'elle ne fait pas.

III.5. Les dépens

Contrairement à ce que réclament les demanderesses, seuls les dépens relatifs à la présente procédure seront octroyés, a savoir les frais de citation et de mise au rôle ainsi que l'indemnité de procédure, les autres montants devant être postulés, le cas échéant, dans le cadre de la procédure au fond.

Par ces motifs,

Nous, Fabienne Bayard, présidente du tribunal de commerce de Liège, assistée de Monsieur Daniel Valentin, greffier.

Vu la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire.

Statuant contradictoirement,

Disons la demande recevable et fondée.

Constatons qu'en offrant, mettant dans le commerce et détenant à ces fins des échelles télescopiques sous la désignation “Telescopic et fabriquées par la société chinoise Zhejiang Hongtuo Industrial Co., Ltf, telles que décrites par l'expert Roland Powis de Tenbossche dans son rapport du 4 février 2010, la SA Germeau-Carrière a porté atteinte au brevet européen n° 1.448.865 des demanderesses, délivré le 10 janvier 2007 pour une échelle télescopique et procédés de fabrication associés, et donc à leurs droits exclusifs légalement attachés à ce brevet d'invention;

Ordonnons à la SA Germeau Carriere de cesses d'offrir, de mettre dans le commerce, notamment par vente et livraison, et de détenir à l'une de ces fins, des échelles télescopiques reproduisant la revendication 1 du brevet précité, et notamment les échelles 'Telescopic' telles que décrites dans le rapport précité du 10 février 2010, sous peine d'une astreinte de deux mille euros par échelle offerte, vendue, livrée ou détenue en infraction au jugement à intervenir ou d'une astreinte de cent euros par exemplaire de publicité distribuée et dans laquelle une telle échelle serait offerte a la vente, le tout à compter du lendemain de la signification du présent jugement.

La condamnons aux dépens tels que limités aux motifs repris ci-avant, soit 5.192,78 EUR en ce compris l'indemnité de procédure de 5.000 EUR.