Article

Cour d'appel Liège, 22/05/2006, R.D.C.-T.B.H., 2007/9, p. 899-901

Cour d'appel de Liège 22 mai 2006

SOCIÉTÉS
Société anonyme - Litiges - Action en retrait - Réunion des titres en une seule main - Affectio societatis - Référé - Pouvoirs du juge
Le juge des référés décide d'aménager une situation d'attente, en faisant interdiction aux appelants de poursuivre la dissolution et la mise en liquidation de la société jusqu'à ce qu'il ait été statué par une décision coulée en force de chose jugée sur les actions en retrait pendantes. Il convient en effet de préserver le recours à la procédure de retrait, qui constitue le mode de règlement normal des conflits entre actionnaires, alors que la dissolution et la mise en liquidation peuvent avoir des conséquences irréversibles et d'une gravité certaine.
VENNOOTSCHAPPEN
Naamloze vennootschap - Geschillen - Vordering tot uittreding - Vereniging van alle aandelen in één hand - Affectio societatis - Kort geding - Bevoegdheden van de rechter
De kortgedingrechter beslist een wachtperiode in te richten door de appelanten te verbieden de ontbinding en invereffeningstelling van de vennootschap verder te zetten totdat een met kracht van gewijsde uitspraak werd gedaan over de hangende vorderingen tot uittreding. Het past immers om het beroep op de procedure van uittreding, de normale wijze van geschillenoplossing tussen aandeelhouders, te behouden, terwijl de ontbinding en invereffeningstelling onomkeerbare en ernstige gevolgen kunnen hebben.

SA Natural, P. Chapaux, SPRL Bar du Forum et W. De Costere / C. Bartier

Siég.: R. de Francquen (président), M. Ligot et A. Jacquemin (conseillers)
Pl.: Mes V. Colson et P. Knapen

La SA Natural, Pierre Chapaux, la SPRL Bar du Forum et Walthère De Costere interjettent appel le 11 octobre 2005 de l'ordonnance rendue le 27 septembre 2005 par le président du tribunal de commerce de Liège siégeant en référé qui déclare recevable et fondée la demande de Colette Bartier tendant à ce qu'il leur soit fait “défense, sous peine d'une astreinte de € 50.000 de tenir l'assemblée générale extraordinaire de la SA Natural convoquée en l'étude du notaire Vincent Bodson le 28 septembre 2005 à 16h30 ayant pour ordre du jour la dissolution de la société”.

Le litige est lié à la procédure en divorce qui oppose depuis la fin 2003 les époux Chapaux-Bartier qui se partagent les actions de la SA Natural à concurrence de 188 actions pour Pierre Chapaux et de 62 actions pour Colette Bartier.

La décision querellée, qui statue également sur d'autres chefs de demande à propos desquels il n'y a pas d'appel, est ainsi motivée:

“Colette Bartier critique la proposition de dissolution en ce qu'elle est basée sur des comptes qui ne sont pas fiables puisqu'ils contiennent des irrégularités et qu'ils sont en outre basés sur ceux de l'exercice 2002 qui n'ont jamais été approuvés.

Colette Bartier ajoute en outre qu'en raison du conflit qui l'oppose à son époux Pierre Chapaux au sein des différentes sociétés et notamment de la SA Natural, elle entend introduire une procédure de retrait forcé (art. 340 C. soc).

Sans que nous devenions le juge de la dissolution du régime matrimonial des époux Chapaux-Bartier, il apparaît, pour autant qu'elle soit introduite, que la procédure de retrait forcé puisse être économiquement plus intéressante pour l'ensemble des parties que la dissolution pure et simple qui mettrait fin à la société.

Afin de permettre à Colette Bartier d'exercer à bref délai les droits que lui confère l'article 340 du Code des sociétés, il s'impose de faire interdiction de tenir l'assemblée générale...”.

Il doit être précisé à ce stade que la SA Natural est une société de patrimoine, une société holding qui contrôle à concurrence de 95% sa filiale SA Cefac qui abrite les activités d'expertise fiscale et d'audit comptable exercées par Pierre Chapaux. Jusqu'à la séparation des époux, C. Bartier travaillait au sein de cette entreprise en tant qu'employée. Natural était propriétaire du bâtiment administratif donné en location à sa filiale à laquelle elle facture sous forme de management fees les prestations de son administrateur Pierre Chapaux.

Le premier juge ayant rejeté la demande de Colette Bartier qui tendait également à ce qu'il soit fait interdiction à Natural de vendre l'immeuble dont elle était propriétaire à Pierre Chapaux, la vente de ce bien pour le prix de € 120.000 a été autorisée par une assemblée générale extraordinaire des actionnaires de Natural qui s'est tenue le 28 septembre 2005 et est intervenue le jour même.

Par citation du 23 novembre 2005, Colette Bartier a introduit une procédure au fond devant le tribunal de commerce de Liège en vue d'obtenir entre autres décisions l'annulation de la décision de vendre l'immeuble de la société prise par l'assemblée générale extraordinaire de Natural le 28 septembre 2005.

La procédure de retrait dont il est question dans les motifs de l'ordonnance entreprise concerne également la SPRL Pilo qui abrite l'immeuble familial dans laquelle les époux Chapaux-Bartier sont associés à concurrence de 451 et 449 parts. Elle a été introduite par citation du 26 septembre 2005 et a donné lieu à un jugement rendu le 20 janvier 2006 par le président du tribunal de commerce de Liège siégeant comme en référé qui ordonne une expertise des actions et parts des SA Natural et SPRL Pilo et indique dans ses motifs:

“En réalité, les parties sont bien conscientes de la nécessité de se séparer mais sont confrontées au problème de la valorisation des parts et de l'impossibilité financière qui pourrait être la leur d'assumer une reprise des parts (pt. 5, p. 7).

Dans l'appréciation des demandes respectives des parties (en réalité, il s'agit de demandes réciproques en retrait), il y a lieu de tenir compte des éléments suivants:

- il est nécessaire d'opérer la séparation des parties étant entendu que les justes motifs apparaissent imputables à monsieur Chapaux;

- la situation doit être appréciée de façon globale: la titularité des actions de Natural, société holding de Cefac va plus naturellement à monsieur Chapaux tandis que celle de Pilo, société immobilière qui détient l'immeuble familial à madame Bartier.

Si, dans ce cadre, la question du maintien de Natural peut être examinée, encore celle-ci doit-elle être résolue de façon objective et sans léser les droits de madame Bartier par rapport au maintien de cette entité.” (pt. 6, p. 8).

L'expertise est actuellement en cours.

Colette Bartier conclut à la confirmation de l'ordonnance entreprise mais demande préalablement qu'il soit sursis à statuer “sur le fondement de l'appel dans l'attente de la conclusion de l'expertise judiciaire ordonnée par le jugement comme en référé rendu le 20 janvier 2006 par le tribunal de commerce de Liège dans le cadre des actions en retrait croisées des parties, de la décision judiciaire finale sur lesdites actions en retrait et encore de la décision à intervenir dans le cadre de la procédure en annulation de diverses assemblées générales également intentées par (elle) et qui portent notamment sur 3 assemblées générales de la SA Natural en relation directe avec l'objet du présent litige” soit l'assemblée générale extraordinaire du 28 septembre 2005 dont il a été question plus haut et les deux assemblées générales du 30 juin 2005 qui ont approuvé les comptes annuels des exercices 2003 et 2004.

En substance, la position de C. Bartier peut être résumée comme suit: elle redoute d'être spoliée par son mari à l'occasion des opérations de liquidation de la SA Natural par le biais d'une sous-évaluation artificielle de la valeur de la participation de cette société dans Cefac dont le principal actif, la clientèle, est attaché à la personne de son mari.

À titre d'indice de la volonté de son mari de lui causer préjudice, elle met en évidence la vente à celui-ci de l'immeuble de rapport appartenant à Natural qui a eu pour effet de priver celle-ci du bénéfice des loyers qui lui étaient versés et qui sont désormais perçus par son mari.

P. Chapaux conteste avoir voulu dépouiller son épouse. Il explique qu'en raison de la séparation intervenue, “la liquidation s'impose naturellement, l'affectio societatis ayant disparu” (conclusions d'appel, p. 4) et souligne que s'il venait à être condamné au rachat des actions de son épouse, “à supposer qu'il puisse payer le prix, il se retrouverait actionnaire unique de la SA Natural et serait donc amené à... mettre (celle-ci) en liquidation” (requête d'appel, p. 5).

Pour prouver sa bonne foi, il indique, dans l'éventualité où la décision qu'il entreprend serait mise à néant, qu'il demandera au président du tribunal de commerce de désigner un liquidateur judiciaire, ce qui devrait rassurer son épouse pour ce qui concerne la régularité de la liquidation.

Discussion

Les appelants contestent la recevabilité de la demande introduite par C. Bartier. Ils n'invoquent toutefois aucun moyen à l'appui de l'exception qu'ils soulèvent. C. Bartier justifie d'un intérêt certain à agir en sa qualité d'actionnaire de Natural. La dissolution et la mise en liquidation de la société peuvent lui causer préjudice. C'est à bon droit que le premier juge a déclaré recevable l'action introduite.

Ainsi que le juge siégeant comme en référé l'a indiqué, ce qui fait problème, c'est l'évaluation des deux sociétés dans lesquelles les époux sont associés.

L'intérêt évident de Pierre Chapaux est de récupérer son outil de travail au meilleur prix. Inquiète à cet égard l'importante réduction de valeur sur immobilisations financières (€ 88.442,17) que le conseil d'administration de Natural se propose d'adopter dans la perspective de la liquidation “pour ramener la valeur nette comptable de celles-ci à la valeur probable de liquidation” alors que si l'on suivait la méthode d'évaluation adoptée à l'occasion de l'apport en nature de 90 actions de Cefac lors de l'augmentation de capital de Natural intervenue le 27 août 1996, c'est une importante plus-value qui devrait être enregistrée (rapport du 25 octobre 2004 de l'expert Baguette consulté par C. Bartier, dossier C.B., pièce 26).

Il ne saurait être question au stade du référé de se prononcer sur le fondement des griefs articulés par C. Bartier quant au caractère fable des comptes de la SA Natural et plus précisément sur la question des comptes courants.

Il s'agit donc d'aménager une situation d'attente qui ménage l'intérêt des parties en assurant le respect de la règle de la proportionnalité: “le juge des référés pèse deux intérêts en présence, celui du demandeur et du défendeur afin de vérifier si le rejet de la demande aurait un effet plus perturbateur pour le demandeur que celui que produirait son accueil pour le défendeur. L'opportunité de la mesure doit donc être appréciée en tenant compte de la gravité de ses conséquences pour celui qui la subit” (G. de Leval, “Le référé en droit judiciaire privé”, Act. dr. 1992, n° 38, p. 879).

En l'espèce, le rejet de la demande introduite par C. Bartier expose celle-ci à subir des effets irréversibles en cas de dissolution et de mise en liquidation de la SA Natural tandis que le recours à la procédure de retrait constitue le mode de règlement normal des conflits entre actionnaires.

Il convient à cet égard de relever que c'est à tort que l'appelant P. Chapaux soutient que la SA Natural aurait perdu sa raison d'être en raison du départ de son épouse: il n'en est rien, cette société dont l'objet social a été modifié en août 1996 conserve toujours le même intérêt tout à fait légitime sur le plan fiscal pour Pierre Chapaux.

L'argument de celui-ci selon lequel il serait contraint de toutes façons de mettre la société en liquidation en cas d'acquisition des actions de son épouse est spécieux. L'article 646 § 1er du Code des sociétés prévoit en effet que “la réunion de toutes les actions entre les mains d'une seule personne n'entraîne ni la dissolution de plein droit ni la dissolution judiciaire de la société”. Il est certain que Pierre Chapaux n'éprouvera aucune difficulté à trouver un nouvel actionnaire pour succéder à son épouse déjà remplacée au sein du conseil d'administration de Natural par la SPRL Bar du Forum elle-même représentée par le quatrième intimé Walthère De Costere.

Enfin, Pierre Chapaux ne peut être suivi lorsqu'il soutient que la dissolution doit être dès à présent autorisée parce qu'il ne dispose pas des possibilités financières lui permettant de payer le prix des actions dont son épouse est propriétaire dans Natural. Il faut rappeler à cet égard que les demandes réciproques de retrait concernent également la société Pilo en sorte qu'une “compensation” pourrait être envisagée.

La procédure de retrait entreprise par C. Bartier mérite donc d'être protégée.

L'urgence demeure car la dissolution toujours envisagée par P. Chapaux expose C. Bartier à devoir subir un préjudice d'une gravité certaine, à savoir la réalisation de la participation de Natural dans Cefac dans des conditions défavorables, ce qui justifie le prononcé d'une décision immédiate adaptant la mesure ordonnée par le premier juge aux éléments nouveaux intervenus après son prononcé.

Il ne se justifie toutefois pas de surseoir à statuer ainsi que l'intimée le demande. L'affaire est en état d'être jugée et doit l'être.

Par contre, la protection sollicitée ne doit pas s'étendre jusqu'à ce qu'il ait été statué définitivement sur les actions en nullité introduites par citation du 23 novembre 2005. Si les demandes en retrait venaient à être rejetées, plus rien ne s'opposerait en effet à ce que la SA Natural soit mise en liquidation.

Décision

La cour, statuant contradictoirement,

Reçoit l'appel et la demande incidente,

Émendant l'ordonnance entreprise,

Fait interdiction aux appelants de poursuivre la dissolution et la mise en liquidation de la SA Natural jusqu'à ce qu'il ait été statué par une décision coulée en force de chose jugée sur les actions en retrait qui font l'objet du jugement rendu le 20 janvier 2006 par le président du tribunal de commerce de Liège siégeant comme en référé en cause des mêmes parties (dossier R.G. n° 2652/05),

(...)