Article

Cour d'appel Bruxelles, 10/06/2005, R.D.C.-T.B.H., 2007/1, p. 85-88

Cour d'appel de Bruxelles 10 juin 2005

DROIT BANCAIRE
Responsabilité du banquier - Devoir de discrétion professionnelle - Référé - Possibilité d'invoquer un jugement étranger sans reconnaissance ou exequatur préalable
Les banques ne sont pas tenues par un secret professionnel mais par une simple obligation contractuelle de discrétion qui ne s'inscrit pas dans le cadre du droit au respect de la vie privée et au secret des lettres.
Pour que le juge des référés puisse intervenir et prescrire des mesures conservatoires en matière contractuelle, la partie demanderesse doit démontrer qu'il y a urgence, c'est-à-dire qu'elle risque de subir un préjudice irréparable ou à tout le moins des inconvénients sérieux, qu'elle possède des droits apparents et que son cocontractant commet une voie de fait ou pose un acte soit manifestement fautif soit pris dans des conditions irrégulières.
Dès lors qu'une banque belge a une succursale à l'étranger, il n'est pas contraire à l'ordre public international belge qu'elle soit attraite en justice dans le pays où est située la succursale, ce qui ne porte pas atteinte à la souveraineté des tribunaux belges.
L'exequatur d'un jugement étranger n'est nécessaire que pour entraîner à l'égard de la partie adverse des effets contraignants. Rien n'interdit à celle-ci d'acquiescer à une telle décision sans exiger qu'elle soit préalablement reconnue et déclarée exécutoire par un tribunal belge.
Un jugement étranger, même reconnu, est un fait juridique que le banquier peut opposer à son client pour soutenir qu'il ne commet pas de faute au regard de son obligation contractuelle de discrétion en communiquant les informations qui lui sont demandées par la décision judiciaire étrangère.
BANKRECHT
Aansprakelijkheid van de bankier - Professionele discretieplicht - Kort geding - Recht een buitenlandse beslissing in te roepen zonder voorafgaande erkenning of exequatur
De banken zijn niet gehouden tot een beroepsgeheim maar tot een gewone contractuele discretieplicht die niet kadert in het recht op eerbiediging van het privéleven en het brief­geheim.
Opdat de kortgedingrechter zou mogen tussenkomen en bewarende maatregelen op het contractuele gebied zou kunnen voorschrijven, moet de eiseres het bestaan van hoogdringendheid bewijzen, met andere woorden dat zij het risico loopt een onherstelbare schade of ten minste ernstige nadelen te ondergaan, dat zij schijnbare rechten bezit en dat haar wederpartij een feitelijkheid begaat of een handeling stelt die hetzij manifest foutief is, hetzij in onregelmatige omstandigheden is genomen.
Zodra een Belgische bank een zetel in het buitenland bezit, is het niet tegen de internationale Belgische openbare orde dat zij gedagvaard wordt in het land waar de zetel is opgericht, wat geen afbreuk doet aan de soevereiniteit van de Belgische rechtbanken.
De uitvoerbaarverklaring van een buitenlands vonnis is alleen maar nodig om dwingende effecten mee te brengen tegenover de tegenpartij. Niets verbiedt deze om een dergelijke beslissing in te willigen zonder te eisen dat die vooraf erkend en uitvoerbaar verklaard wordt door een Belgische rechtbank.
Een buitenlands vonnis, zelfs erkend, is een juridisch feit dat de bank kan tegenwerpen aan haar client om voor te houden dat zij geen fout begaat op de contractuele discretieplicht door inlichtingen mede te delen, die aan haar gevraagd werden bij een buitenlandse beslissing.

KBC Bank SA / North American Indemnity SA, E. McNicoll et J.F. Anderson

Siég.: Ch. Schurmans (conseiller ff. de president), H. Mackelbert (conseiller) et S. Vanommeslaghe (conseiller suppléant)
Pl.: Mes D. Blommaert, D. Raes et G. Van Grieken, P. Conrads

(...)

I. Décision attaquée

L'appel est dirigé contre l'ordonnance prononcée contradictoirement par le président du tribunal de commerce de Bruxelles, le 13 juillet 2004.

Les parties ne produisent aucun acte de signification de cette ordonnance.

II. Procédure devant la cour

L'appel principal est formé par requête, déposée par la KBC au greffe de la cour, le 22 novembre 2004.

Par conclusions déposées le 25 janvier 2005, les intimés introduisent un appel incident.

Il est fait application de l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues.

III. Faits et antécédents de la procédure

1. North American Indemnity est une société de réassurance qui a conclu, le 3 février 2001, un contrat de réassurance avec la société américaine Connely Management Inc., dans le cadre de l'assurance soins de santé aux États-Unis.

North American Indemnity et ses administrateurs, MM. McNicoll et Anderson, sont titulaires de plusieurs comptes bancaires ouverts, selon l'exposé de la KBC, auprès de sa succursale à New York.

Les primes payées par Connely sont virées sur le compte de la North American Indemnity auprès de la KBC.

Soutenant que Connely n'a plus payé ses primes depuis le début 2002, North American Indemnity obtient, le 16 mai 2003, un jugement par défaut rendu par le tribunal de commerce de Bruxelles, condamnant Connely à payer 219.027,88 USD.

Connely affirme, quant à elle, que North American Indemnity a exercé une activité illégale d'assurances aux États-Unis, n'a pas payé les sinistres et que MM. McNicoll et Anderson l'auraient vidée de sa substance en transférant à d'autres sociétés toutes les primes qui avaient été versées sur le compte de la KBC.

Des poursuites pénales sont en cours au Texas, notamment contre M. McNicoll.

2. Le 28 octobre 2003, saisi par Connely, le tribunal du district de Caroline du Sud, section de Charleston, statuant par défaut, ordonne, entre autres, le blocage des comptes ouverts par North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson à la KBC et décrète l'obligation pour toute personne qui recevrait copie de sa décision de lui déclarer les actifs qu'elle détiendrait pour compte de ces personnes. Le même jour, le conseil de Connely enjoint à la KBC de ne pas se dessaisir des fonds qu'elle détient, alléguant qu'ils constituent le produit d'un système illégal d'assurances.

Par courrier du 31 octobre 2003, la KBC lui répond qu'elle ne peut satisfaire au jugement du tribunal de Charleston tant qu'il n'a pas fait l'objet d'une procédure d'exequatur, conformément à l'article 570 du Code judiciaire.

3. Le 23 avril 2004, dans le cadre d'une procédure “subpoena” mise en oeuvre par Connely, le tribunal du district sud de New York ordonne à M. Scheerlink, General Manager de la succursale américaine de la KBC, de produire tous les comptes, ordres de transfert, chèques et tous documents quelconques relatifs à tous les transferts effectués à partir du compte 427-9192841-11 de North American Indemnity, ainsi que tous les dossiers en sa possession en rapport avec North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson.

Par courrier du 26 avril 2004, la KBC informe ses clients et leur conseil de son intention d'exécuter l'ordre qui lui a été donné par le tribunal de New York, le 30 avril 2004 au plus tard.

Le 27 avril 2004, le conseil de North American Indemnity signale à la KBC qu'il a reçu instruction d'introduire un recours contre le jugement rendu par le tribunal de New York et qu'une citation en référé sera introduite. Dans l'intervalle, il demande à la KBC de suspendre la communication des informations demandées.

Le 28 avril 2004, la KBC le prévient qu'à défaut de citation en référé pour le 30 avril 2004 à 12 h au plus tard, elle s'exécutera.

Le même jour, Mme Hannon, Assistant United States Attorney, en charge du dossier pénal ouvert au Texas, demande à un certain M. Andriola - qui doit être un préposé de la KBC - de l'avertir de l'issue de la procédure civile en Belgique afin qu'elle puisse, le cas échéant, avoir également accès aux documents de la banque par une procédure “subpoena” qu'elle introduirait alors.

4. Par citation du 28 avril 2004, North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson font citer la KBC devant le président du tribunal de commerce de Bruxelles pour s'entendre interdire de communiquer à des tiers toute information bancaire ou financière quelconque détenue par elle, sous peine d'une astreinte de € 1.000.000, tant que les cours et tribunaux belges n'auront pas statué, par une décision coulée en force de chose jugée, sur l'exequatur en Belgique du jugement étranger ordonnant la production de ces informations.

Le 17 mai 2004, Connely dépose une requête devant le tribunal de New York pour qu'il ordonne à la KBC et à son directeur la production des documents faisant l'objet de la décision du 23 avril 2004 sous peine d'être déclarés coupables du délit de “contempt of court”. À ce jour, cette procédure est toujours pendante.

Le président du tribunal de commerce fait droit à la demande en référé de North American Indemnity et de MM. McNicoll et Anderson, mais omet de statuer sur l'astreinte.

5. La KBC interjette appel de cette décision dont elle postule la réformation.

North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson forment un appel incident en ce que le premier juge a omis de statuer sur l'astreinte. Ils demandent à la cour d'assortir l'interdiction prononcée d'une astreinte de € 1.000.000 par infraction.

IV. Discussion

6. Les banques ne sont pas tenues par le secret professionnel mais par un simple devoir de discrétion (Cass. 25 octobre 1978, Pas. 1979, I, 237). Il s'agit d'une obligation contractuelle qui se résout en dommages et intérêts (J.-P. Buyle, “Le secret professionnel du banquier à l'égard de l'assureur”, Rev. dr. U.L.B. 2000, vol. 21, 111 et s.). Ce devoir connaît de nombreuses dérogations, notamment en matière civile, comme par exemple l'obligation de déclaration de tiers-saisi ou la production de documents dans le cadre de l'article 877 du Code judiciaire.

La demande, telle qu'elle est formulée, s'inscrit dans le cadre d'un contrat et tend à faire respecter une obligation contractuelle par le juge des référés.

Pour que le juge des référés puisse intervenir et prescrire des mesures conservatoires en matière contractuelle, la partie demanderesse doit démontrer qu'il y a urgence, c'est-à-dire qu'elle risque de subir un préjudice irréparable ou à tout le moins des inconvénients sérieux (Cass. 13 septembre 1990, Pas., I, p. 41; Cass. 21 mai 1987, Pas., I, p. 1160), qu'elle possède des droits apparents et que son cocontractant commet une voie de fait ou pose un acte soit manifestement fautif soit pris dans des conditions irrégulières (Civ. Bruxelles (réf.) 6 juin 1997; Liège 15 septembre 1998; Bruxelles 23 janvier 1998, cités par J. Englebert, “Inédits de droit judiciaire”, J.L.M.B. 2000, pp. 356 et s.).

En l'espèce, pour justifier de l'urgence, il appartient à North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson de démontrer que la production par la KBC de tous les comptes, ordres de transfert, chèques et tous documents quelconques relatifs à tous les transferts effectués à partir du compte 427-9192841-11 et de tous les dossiers en sa possession, est de nature à leur causer un préjudice grave difficilement réparable ou des inconvénients sérieux qu'une procédure ordinaire serait impuissante à empêcher en temps voulu, rendant ainsi une décision immédiate souhaitable.

7. Contrairement à ce qu'avait annoncé son conseil, il n'est pas établi que North American Indemnity a introduit un recours contre le jugement du tribunal de New York du 23 avril 2004.

North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson n'expliquent pas en quoi la production par la KBC des documents sollicités entraînerait pour eux un préjudice grave et difficilement réparable.

Ils ne donnent aucune information sur les causes et l'étendue du litige civil qui les oppose à Connely et ne disent pas en quoi le fait que cette société puisse être informée de l'emploi des primes qu'elle a versées sur le compte bancaire de North American Indemnity à la KBC et du détail des mouvements bancaires enregistrés sur ce compte serait de nature à engendrer un péril d'une importance telle qu'il faille ordonner à la KBC de ne pas exécuter volontairement un jugement dont elle est l'objet.

Ils se bornent à soutenir que le préjudice qu'ils subiraient par l'exécution volontaire par la KBC de l'injonction qui lui a été faite est constitué par une atteinte à leurs droits fondamentaux (respect de la vie privée et du secret des lettres, droit à l'accès à un juge conféré par la Constitution, la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et les conventions internationales).

C'est ainsi qu'ils estiment que le jugement américain du 23 avril 2004:

- est contraire aux articles 144 de la Constitution et 6 de la CEDH;

- porte atteinte à la souveraineté belge;

- ne peut être exécuté que s'il a été préalablement déclaré exécutoire par une juridiction belge;

- ne respecte pas les droits de la défense;

- n'est pas une décision coulée en force de chose jugée;

et que la demande de l'Assistant Attorney, Mme Harmon, est illégale, car contraire à la convention du 28 janvier 1988 conclue entre la Belgique et les États-Unis sur l'entraide pénale.

8. L'injonction “subpoena duces tecum” faite par les juridictions américaines consiste à ordonner à un témoin de comparaître en justice ou de produire des documents ou toute autre preuve. Elle se traduit littéralement par “Sous peine de sanction vous apporterez avec vous” (cf. Language Log, Pseudo-Latin Plurals; www.itre.cis.upenn.edu/myl/languagelog/archives/000814.html ). Cette procédure est mise en oeuvre par l'article 45 des règles fédérales américaines de procédure civile (2003) qui prévoit, notamment, que tout refus de satisfaire à la demande, sans excuse adéquate, peut constituer un “contempt of court” (traduction: une offense à la cour). Le paragraphe 2308 des New York Civil Pratice Laws and Rules dispose en outre que des dommages et intérêts peuvent être alloués à la partie qui avait demandé la production de documents.

Elle est donc à rapprocher de la procédure en production de documents organisée par l'article 877 du Code judiciaire.

Ainsi que cela a été rappelé au point 6, les banques ne sont soumises qu'à un devoir contractuel de discrétion qui ne s'inscrit pas dans le cadre du droit au respect de la vie privée et au secret des lettres.

On n'aperçoit pas en quoi une procédure de production de documents serait contraire à l'article 144 de la Constitution.

Par ailleurs, le fait que le jugement américain ait été prononcé par défaut et sur requête unilatérale n'est pas, en soi, contraire à l'article 6 de la CEDH et au principe général du respect des droits de la défense dans la mesure où il n'est pas contesté que des voies de recours sont possibles aux États-Unis. Si elles n'ont pas été mises en oeuvre, la décision en revient à North American Indemnity et à MM. McNicoll et Anderson, et ne pourrait constituer une faute dans le chef de la KBC.

Enfin, dès lors que la KBC a une succursale à New York, il n'est pas contraire à l'ordre public international belge qu'elle soit attraite en justice à New York, ce qui ne porte pas atteinte à la souveraineté des tribunaux belges.

9. C'est à tort que North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson soutiennent que la KBC ne pourrait pas exécuter volontairement le jugement du 23 avril 2004 au motif qu'il n'a pas fait l'objet d'une procédure d'exequatur.

L'exequatur d'un jugement étranger n'est nécessaire que pour entraîner à l'égard de la partie adverse des effets contraignants. Rien n'interdit à celle-ci d'acquiescer à une telle décision sans exiger qu'elle soit préalablement reconnue et déclarée exécutoire par un tribunal belge. De même, elle est en droit de l'exécuter même si la décision peut encore faire l'objet d'un recours ordinaire selon le droit de l'État dans lequel elle a été rendue.

En outre, un jugement étranger, même non reconnu, est un fait juridique que toute partie peut opposer à son cocontractant, notamment pour justifier les raisons pour lesquelles elle se trouve dans l'impossibilité d'exécuter ses obligations.

Enfin, ce n'est pas parce que la KBC a refusé de faire droit au jugement du 28 octobre 2003 rendu par le tribunal de Charleston qu'elle est tenue d'adopter la même attitude pour le jugement du tribunal de New York du 23 avril 2004. En tout état de cause, l'objet des actions n'était pas le même, la compétence du tribunal de Charleston était contestable et des faits nouveaux, tels que l'ouverture d'une procédure pénale, avaient été portés à la connaissance de la KBC.

La KBC peut donc, prima facie, valablement opposer ce jugement pour soutenir qu'elle ne commet pas de faute contractuelle à son devoir de discrétion en communiquant les informations qui lui sont demandées par une décision judiciaire.

10. Il est sans intérêt de statuer sur la légalité de la demande de production de documents émanant de Mme Harmon puisque la KBC n'entend se conformer qu'au seul jugement du 23 avril 2004. Mme Harmon reconnaît d'ailleurs elle-même que les autorités américaines ne pourraient obtenir ces documents qu'à l'issue d'une procédure spéciale “subpoena” qu'elle n'a pas encore introduite.

11. Il se déduit de ce qui précède que North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson ne prouvent pas qu'ils subiraient un préjudice matériel grave et irréparable ou que leurs droits fondamentaux seraient mis en péril si la KBC exécutait le jugement du 23 avril 2004.

La condition d'urgence n'étant pas établie, il n'y a pas lieu à référé.

L'appel principal est dès lors fondé et par voie de conséquence l'appel incident ne l'est pas.

V. Conclusion

Pour ces motifs,

la cour, statuant contradictoirement,

1. Dit l'appel principal recevable et fondé;

2. Met l'ordonnance attaquée à néant, sauf en tant qu'elle a reçu la demande et liquidé les dépens;

Statuant à nouveau,

Dit la demande originaire de North American Indemnity et de MM. McNicoll et Anderson non fondée et les en déboute.

3. Dit l'appel incident recevable mais non fondé et en déboute North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson.

4. Met les dépens des deux instances à charge de North American Indemnity et MM. McNicoll et Anderson.

(...)