Cour d'appel de Bruxelles 20 décembre 2005
SA KBC Bank / Alphonsine Binyanga
Siég.: M. Remion (conseiller ff. de président), P. Grégoire (magistrat suppléant) et S. Van Ommeslaghe (conseiller suppléant) |
Pl.: Mes S. Cloet et Tshibangu Kalala, Kikangala Ngoie |
(...)
1. | Le jugement attaqué |
1. Le premier juge statuant après expertise judiciaire (par laquelle l'expert Silvestri a conclu que la signature figurant sur l'ordre de paiement litigieux du 9 mars 1994 n'était pas celle de Madame Binyanga mais avait été falsifiée) a considéré que la KBC Bank devait être déclarée responsable du préjudice subi par Madame Binyanga pour avoir commis une faute grave en exécutant un ordre de paiement revêtu d'une fausse signature pour un montant important de 1.800.000 FB sans demander aucune confirmation alors que l'ordre provenait d'un pays où Madame Binyanga ne résidait pas vers un bénéficiaire dans un pays lointain, et en débitant un compte à terme alors que la demande visait le débit d'un compte à vue qui était insuffisamment créditeur.
Le premier juge a reproché à la banque de ne pas avoir suivi la procédure de vérification écrite et orale systématique des ordres de paiement qu'elle avait mis en place notamment pour les comptes non résidents et spécialement résidant au Congo, alors que ces ressortissants étaient victimes de tentatives frauduleuses de soustraction d'espèces sur leurs comptes.
2. Le premier juge a accordé à Madame Binyanga, les montants suivants en réparation du préjudice subi du fait de la banque:
1) - la somme de 44.620,83 EUR (étant le montant versé suite à l'ordre de paiement falsifié) majorée des intérêts demandés au taux conventionnel de 5% l'an depuis le 30 mai 1994;
2) - le remboursement de ses frais d'avion pour comparaître personnellement en première instance, ainsi que le tribunal l'avait ordonné et participer à l'expertise judiciaire qu'il avait ordonnée: 2.683,47 EUR;
- ses frais de séjour en Belgique, pour quatre jours à 125 EUR par jour soit: 500 EUR;
- la réparation de son dommage moral suite à la dépossession évalué ex aequo et bono à la somme demandée de 2.478,93 EUR
soit un total de 5.662,40 EUR augmenté des intérêts judiciaires au taux légal du 16 juin 1998 jusqu'au complet paiement;
3) il a condamné la banque aux dépens y compris les frais d'expertise et a déclaré en conséquence non fondée la demande reconventionnelle de la banque en remboursement desdits frais.
3. Le premier juge a autorisé l'exécution provisoire du jugement.
II. | Objet des appels principal et incident |
1. La KBC Bank poursuit la mise à néant du jugement entrepris, le rejet comme non fondée de la demande originaire de Madame Binyanga, et l'accueil de sa demande reconventionnelle en remboursement des frais d'expertise judiciaire qu'elle a été condamnée à provisionner, soit 867,63 EUR à majorer des intérêts au taux légal à partir du 15 octobre 2001 et la somme de 902,08 EUR à augmenter des intérêts au taux légal à partir du 2 mai 2002 jusqu'à parfait paiement outre les dépens des deux instances.
La KBC Bank fait grief au premier juge d'avoir retenu à sa charge une faute grave alors qu'elle n'aurait commis ni faute grave ni négligence et que la procédure concernant les ordres de paiement décrite par le premier juge aurait été exceptionnelle et appliquée uniquement dans le cas d'un chéquier volé pour lequel Madame Binyanga avait fait opposition.
2. Madame Binyanga déclare introduire un appel incident et des demandes nouvelles quant à l'indemnisation de son préjudice:
- elle demande que les intérêts de 5% lui soient octroyés comme prévu pour le compte à terme indûment débité, par six mois avec capitalisation des intérêts, à partir du 30 mars 1994;
- elle demande une augmentation de ses frais de séjour à 7 jours à 125 EUR ou 875 EUR;
- elle évalue désormais son dommage moral et le dommage pour appel téméraire et vexatoire, à 5.000 EUR.
III. | Faits et antécédents |
1. Madame Binyanga est domiciliée en République démocratique du Congo, à Kinshasa.
Elle était titulaire de deux comptes (l'un à vue 437-6490890-77 et l'autre à terme 437-6490890-76) auprès de la SA KBC Bank, agence de l'avenue de Tervueren, 16 A à 1040 Bruxelles.
Selon les extraits produits, il est établi qu'avant l'opération litigieuse, les soldes positifs de ces deux comptes s'élevaient à:
- 20.037 FB pour le compte courant 437-6490890-77 (selon l'extrait du 3 janvier 1994);
- 2.112.669 FB pour le compte à terme 437-6490890-76 (ouverture le 30 avril 1992, terme 6 mois, nouvelle échéance au 30 avril 1994) (selon l'extrait du 2 novembre 1993).
2. Le 9 mars 1994, l'agence de l'avenue de Tervueren de la KBC Bank a reçu par DHL, en provenance d'Afrique du Sud, un document dactylographié au nom de Alphonsine Binyanga, avenue Petunias, 514, zone de Limete, Kinshasa, Zaïre adressé à l'attention de Mr Pauwels et rédigé comme suit:
“concerne compte n° 437-6490890-77
Monsieur,
Afin de me permettre d'effectuer une opération urgente, prie ma banque de bien vouloir débloquer avant mon échéance, la somme d'un MILLION HUIT CENT MILLE FRANCS BELGES (1.800.000 FB) et de transférer ladite somme au profit de Monsieur MARONI ROBERT, titulaire du compte n° 2950-489516 domicilié sur la NEDBANK
BRAAMFONTEIN BRANCH
17, WOLMARANS STREET
JOHANNESBOURG/AFRIQUE DU SUD
Après cette opération, prière de reconduire mon compte à terme.
Ce transfert doit se faire avec mention: Achat de maison à Johannesbourg.
Veuillez agréer, chers messieurs, l'expression de mes salutations distinguées.
Fait à Johannesbourg, le 08 mars 1994
ALPHONSINE BINYANGA
(NDLR suit la signature qui s'est révélée falsifiée)
N.B. Ce transfert doit se faire par S.W.I.F.T.
Prière de me confirmer le paiement par FAX n° 725-1419
Johannesbourg/Afrique du Sud”.
Sur le bon d'envoi de l'enveloppe DHL, figurent dans les mentions relatives à l'expéditeur, le nom de Alphonsine Binyanga, avec une adresse en Afrique du Sud, “Joel Road, Berea/Johannesbourg AFR DU SUD”, et une signature, - qui s'est révélée falsifiée -, de Madame Binyanga.
3. M. Jos Pauwels était le nouveau chef de bureau de l'agence au moment de l'ordre de paiement falsifié.
Dans sa relation des événements qu'il a écrite le 4 décembre 2002 (pièce 24 du dossier de la KBC), il explique que:
- il ne connaissait pas cette cliente Binyanga;
- quelqu'un qui s'est présenté comme Madame Binyanga a téléphoné à l'agence en demandant M. Herman De Vrieze, étant le précédent chef de bureau de l'agence à qui M. Pauwels a succédé;
- on lui a passé la communication et que la personne en ligne après s'être présentée comme étant Alphonsine Binyanga, a communiqué son numéro de compte ainsi que le solde (qui dans son souvenir était de 2.200.000 FB) et l'a requis d'effectuer un paiement de 1.800.000 FB pour l'achat d'un immeuble;
- il dit avoir averti la “cliente” qu'il ne pouvait exécuter cet ordre de paiement sur la base d'un coup de téléphone et qu'il lui fallait un ordre écrit;
- la “cliente” a acquiescé et déclaré qu'elle faisait le nécessaire pour envoyer un ordre écrit;
- quelques jours plus tard, l'ordre écrit était arrivé par recommandé (NDLR en réalité par envoi DHL);
- compte tenu de ce que la signature était entièrement conforme et qu'il n'avait pas retrouvé de code spécial pour cette cliente, il avait effectué le paiement.
4. À la réception des extraits de compte où apparaissait le paiement effectué à partir de son compte à terme et le transfert via son compte à vue, Madame Binyanga a aussitôt réagi par courrier du 21 mars 1994, pour demander des explications et contester avoir jamais donné un quelconque ordre de transfert sur son compte à vue et ne comprenant pas le solde de celui-ci.
(...)
5. Le 30 mars 1994, Madame Binyanga a contesté formellement l'ordre de transfert de 1.800.000 FB, considérant pour des motifs circonstanciés (notamment la procédure de vérification habituelle mise en place par la KBC pour les comptes de non résidents vu les tentatives de fraudes connues) la banque entièrement responsable de l'exécution de cet ordre falsifié et invitant celle-ci à faire le nécessaire pour reconstituer les soldes créditeurs de ces comptes hors l'opération contestée.
Deux mois plus tard, le 20 mai 1994, la banque déclara qu'elle n'avait commis aucune faute, l'ordre verbal par téléphone ayant été confirmé par un ordre écrit portant une signature identique au spécimen si bien qu'elle n'entendait pas tenir compte de la contestation de l'ordre tant que Madame Binyanga ne prouvait pas la fausseté de la signature.
(...)
IV. | Discussion |
IV.1. Sur la responsabilité de la banque |
1. La fausseté des signatures tant sur l'ordre de transfert que sur l'envoi DHL a été établie par l'expertise judiciaire et est admise par la banque.
2. La banque oppose à la mise en cause de sa responsabilité contractuelle, la clause d'exonération prévue à l'article 75(2) du règlement général des opérations bancaires qui prévoit que la banque doit uniquement comparer la signature avec le spécimen et qu'elle n'encourt de responsabilité de ce chef qu'en cas de faute grave de sa part.
La validité de la clause n'est pas contestée et le premier juge l'a confirmé comme suit: “Les parties conviennent qu'une fois la fausseté des signatures établie par l'expertise, il appartient à la demanderesse d'établir que la défenderesse a commis une faute grave, seule susceptible d'entraîner sa responsabilité contractuelle”.
Madame Binyanga demande la confirmation du jugement entrepris qui a retenu l'existence d'une faute grave et la responsabilité contractuelle de la banque.
C'est en effet à la lumière des dispositions contractuelles qui régissent les rapports des parties et notamment le règlement général des opérations remis par la banque à sa cliente lors de l'ouverture du compte mais aussi des mesures particulières prises par la banque pour les comptes non résidents (procédure de sécurité qu'elle ne conteste pas ou plus mais qu'elle dit avoir respectée) ainsi que de la manière habituelle de traiter entre les parties, que la question de la responsabilité de la banque qui exécute un ordre falsifié doit être examinée pour vérifier dans quelle mesure elle a à répondre des conséquences de cette exécution.
3. La banque estime n'avoir commis aucune faute grave, pas même une simple négligence, alors que selon elle, les signatures falsifiées étaient identiques à la signature de Madame Binyanga figurant sur le spécimen à la banque, et que l'ordre téléphonique a été confirmé par écrit, sans qu'aucune procédure particulière de sécurité ne doive être mise en place.
4. La banque reconnaît qu'une procédure de sécurité avait été mise en place pour parer aux risques de malversations et accroître la sécurité des opérations, avec une procédure de confirmation systématique des ordres de paiement établis notamment par les titulaires de comptes non résidents.
Au motif qu'elle a reçu un ordre écrit avec une signature comparable au spécimen qui confirmerait un entretien téléphonique préalable avec la titulaire du compte, la banque affirme qu'elle a respecté ses obligations et la procédure spéciale de sécurité.
Or tel n'est pas le cas.
(...)
En tout état de cause, outre que la manière de procéder n'était pas dans les habitudes de Madame Binyanga, l'ordre écrit présentait une série d'anomalies qui notamment au vu du montant et de ce qu'il s'agissait d'un compte d'une non résidente, justifiaient amplement que la banque avant d'exécuter le transfert même s'il était urgent, contacte Madame Binyanga à sa résidence habituelle pour avoir confirmation.
(...)
Pour l'ensemble de ces raisons, outre l'importance du montant et le caractère inhabituel et même exceptionnel de l'opération, l'ordre de transfert envoyé par envoi DHL, à partir de l'Afrique du Sud, le 9 mars 1994 devait faire l'objet après un examen sommaire qui permettait de se rendre compte de différentes anomalies, d'une demande de confirmation et de précision de l'ordre donné, auprès de Madame Binyanga, à sa résidence habituelle. La vérification du titulaire du fax communiqué en Afrique du Sud aurait été souhaitable également.
La procédure de sécurité mise en place par la KBC n'a pas été respectée: recevant un ordre écrit suspect, le cas échéant même après un coup de téléphone, resté non identifié, que l'on ne peut donc assimiler à un ordre verbal, la banque devait selon ses propres normes de sécurité, et conformément aux obligations de tout banquier normalement diligent et prudent, obtenir les confirmations voulues de cet ordre écrit inhabituel (qui ne peut être analysé comme la confirmation d'un ordre verbal lui-même irrégulier dans les circonstances de l'espèce) alors qu'elle connaissait le contexte d'insécurité dû à des malversations frauduleuses répétées commises sur les comptes de non résidents.
À raison, Madame Binyanga a pu s'étonner de la manière désinvolte avec laquelle la banque prétend pouvoir traiter une opération d'un tel montant en comparaison avec le suivi sérieux d'opérations antérieures pourtant moins importantes soumises à la procédure de sécurité régulièrement suivie ce qui avait permis de déjouer auparavant d'autres soustractions frauduleuses.
À tort en conséquence, la banque invoque le mandat apparent et la légitime confiance.
C'est à bon droit et pour des motifs que la cour fait siens que le premier juge a retenu dans le chef de la banque l'existence d'une faute grave l'obligeant à assumer sa responsabilité contractuelle et à réparer le dommage causé par sa faute grave.
À aucun moment, alors qu'elle a été avertie très vite après le paiement de la contestation de l'ordre, la banque n'a jugé bon de se renseigner auprès de la Nedbank, ni de vérifier l'identité du titulaire du n° de fax communiqué, ni l'adresse de l'expéditeur en Afrique du Sud.
(...)
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant contradictoirement,
Déclare l'appel principal non fondé (...)