1.Le client d'un établissement de crédit se trompe dans le montant d'un virement qu'il effectue envers l'un de ses créanciers, en le créditant d'un montant beaucoup plus élevé [1]. Ce dernier est déclaré par la suite en faillite. Le client développe deux lignes d'attaque afin d'essayer de récupérer la somme excédentaire à la créance initiale, payée par erreur.
Tout d'abord, afin d'éviter d'être considéré comme un créancier chirographaire, il défend l'idée qu'il est propriétaire des sommes virées sur le compte du bénéficiaire (futur failli). Le client vise de la sorte à bénéficier du droit de revendication du propriétaire à l'égard des biens détenus par le débiteur, tel qu'il est prévu à l'article 101 de la loi du 8 août 1997 sur les faillites.
Ensuite, il invoque l'inexistence du paiement, en raison de l'erreur qui a entaché cet acte.
2.Le donneur d'ordre créancier essaie d'échapper au concours résultant de la faillite. Il fonde son argumentation sur un droit de propriété qu'il détiendrait sur la somme excédentaire virée au compte du bénéficiaire. Il invoque l'article 101 de la loi sur les faillites, qui dispose que la faillite ne porte pas atteinte au droit de revendication du propriétaire des biens détenus par le débiteur failli [2].
La question se noue autour du problème de savoir si le donneur d'ordre est véritablement propriétaire de la somme transférée. L'arrêt rappelle que l'article 101 vise une action réelle, et non une action personnelle issue d'un contrat, ou d'une quelconque obligation. Référence est faite à un ancien arrêt de la Cour de cassation [3], selon lequel le transfert de sommes d'un compte courant à un compte bloqué, dans le cadre d'un mandat en vue d'acheter des titres au porteur, n'est pas constitutif d'une individualisation des sommes. Or, l'action en revendication doit porter sur une chose corporelle individualisée [4].
La cour d'appel reprend la qualification donnée au compte à vue par la Cour de cassation en 1993. La Cour de cassation l'envisage comme une convention sui generis. La cour d'appel en déduit que l'action en restitution du solde disponible du compte est une action personnelle.
Le droit de revendication n'a donc pas lieu d'être. Le donneur d'ordre n'était pas propriétaire des sommes se trouvant sur son compte, et le virement qui s'en est suivi n'a rien changé à cette situation. En outre, les sommes transférées ne sont pas individualisées, mais sont confondues avec les autres versements et retraits opérés sur le compte.
3.Au sein des conventions de compte, on distingue généralement les comptes de dépôts et les comptes courants. Les premiers se subdivisent en comptes à vue, caractérisés par de multiples opérations de dépôt et de retrait, et en comptes à terme, ou à préavis, qui ne comportent en principe qu'un seul dépôt et un seul retrait [5].
La théorie classique, telle que défendue par MM. Van Ryn et Heenen, attache trois effets au compte courant [6]. Il s'agit d'abord du principe de l'affectation générale de toutes créances résultant des relations d'affaires normales entre les parties, qui doivent dès lors entrer en compte. Ensuite, par l'effet “novatoire” [7], toute créance entrant en compte est éteinte et remplacée par des droits nouveaux résultant du contrat de compte lui-même. Enfin, le compte courant est “indivisible”, en ce sens que pendant la durée du contrat, les parties ne sont ni créancières, ni débitrices l'une de l'autre. Ceci tient à la fonction du compte courant, qui rend un renversement de la situation respective des parties possible à tout instant [8].
Dans l'arrêt commenté, la cour se fonde sur le crédit octroyé au bénéficiaire du virement erroné par la banque, dans le cadre de leur relation en compte, pour considérer que le compte en banque du bénéficiaire constitue, en outre, un compte courant. De la sorte, l'arrêt, par application de la théorie classique, considère que la somme transférée par erreur a été “novée” et forme un tout indivisible avec les autres articles de débit et de crédit du compte. Quand bien même le donneur d'ordre du virement erroné serait titulaire d'un droit réel, une action en revendication ne serait donc pas possible, dans la mesure où l'objet de cette action doit nécessairement être une chose corporelle individualisée.
Certes, le contrat de compte courant est souvent lié à l'octroi d'un crédit, mais ce qui le caractérise avant tout, réside dans la relation d'affaires qui se noue entre les parties, et dans l'intention, dès la conclusion du contrat, d'effectuer des opérations qui rendront l'une ou l'autre des parties, créancière ou débitrice [9]. Il eût été préférable que la cour s'appuie sur la relation d'affaires entre le bénéficiaire et la banque pour considérer en fait qu'il s'agissait d'un contrat de compte courant.
En outre, le raisonnement s'appuie sur la théorie classique, en écartant, à juste titre selon nous, implicitement les autres théories élaborées à propos du compte courant. Deux théories ont principalement été développées afin de rejeter les effets classiquement attribués au compte courant (effet novatoire et indivisibilité). Il s'agit de la théorie des compensations successives des créances entrées en compte, développée par M. Piret, et de la théorie des compensations continues, développée par M. Nelissen [10].
4.Plusieurs qualifications ont été proposées en doctrine afin de déterminer la nature juridique du contrat de “dépôt” à vue.
Selon certains, il s'agirait d'un dépôt irrégulier, c'est-à-dire d'un dépôt qui porte sur des choses fongibles, et dont le débiteur peut valablement se libérer en restituant des choses semblables [11]. Cette conception est critiquée par de nombreux auteurs. M. De Page y voit un prêt de consommation [12]. M. Winandy estime que la volonté des parties n'est pas de conclure un contrat de dépôt [13]. M. Fredericq considère que, contrairement à ce qui se passerait dans un contrat de dépôt, le banquier peut se servir des fonds versés au compte [14]. Sur ce point d'ailleurs, il est rejoint par M. De Page et par MM. Van Ryn et Heenen [15].
D'autres auteurs, tels M. De Page, appréhendent le compte en banque comme un prêt de consommation. Il invoque à l'appui de cette thèse, deux arguments. Tout d'abord, la volonté des parties, qui entendent que le banquier puisse faire usage des fonds remis. Ensuite, l'intérêt qui est versé au titulaire du compte. Celui-ci poursuivrait en réalité un but de spéculation en plaçant ses fonds et en touchant un intérêt [16].
Une troisième qualification du contrat de compte à vue consiste à l'envisager comme une opération juridique autonome, comme un contrat sui generis. MM. Van Ryn et Heenen estiment que seule la notion propre de “compte” permet d'expliquer le mécanisme du dépôt à vue, caractérisé par les remises effectuées par le client, et le solde créditeur du compte qui en résulte, et dont il peut disposer [17]. M. Fredericq semble partager cette opinion [18].
La Cour de cassation a consacré la troisième thèse, celle du contrat sui generis, dans un arrêt du 16 septembre 1993 [19]. La Cour écarte d'emblée la première qualification, en énonçant que le contrat de compte à vue n'est pas un contrat de dépôt au sens de l'article 1915 du Code civil. L'arrêt n'exclut pas expressément le prêt de consommation, mais nous partageons l'opinion de M. Poelmans et Mme Deome, qui déduisent le rejet de cette qualification d'après le raisonnement de la Cour à propos de l'obligation de restitution à laquelle le banquier est tenu. La Cour voit dans celle-ci une obligation de restitution analogue à celle du dépositaire, donc d'origine légale, s'opposant de la sorte à l'obligation de restitution contractuelle issue du contrat de prêt, telle que décrite par M. De Page.
L'arrêt commenté retient la qualification de convention sui generis ainsi dégagée, et dès lors rejette celle de dépôt. Or seule cette dernière qualification aurait permis au donneur d'ordre de se prévaloir d'un droit de propriété quant aux sommes versées.
5.Le litige à l'origine de l'arrêt commenté résulte d'une erreur dans le virement effectué par le donneur d'ordre. Ce dernier invoquait un droit de propriété sur les sommes transférées. Nous avons vu qu'il s'agit en réalité d'un droit personnel en restitution. Mais indépendamment de ce problème, le virement n'aurait pas permis de garder un caractère réel au droit du client. En effet, ainsi que le souligne l'arrêt, la banque bénéficiaire du virement ne reçoit pas à proprement parler la somme transférée, mais tout se règle au niveau de la chambre de compensation où se retrouve indistinctement l'ensemble des montants à compenser.
Le virement est défini par MM. Van Ryn et Heenen en tant que l'opération par laquelle un compte en banque est, à la demande de son titulaire, débité d'une certaine somme afin de la porter au crédit d'un autre compte [20].
Lorsqu'on envisage la nature juridique du virement, il y a lieu de faire la distinction entre le virement effectué par une seule banque et celui entre deux comptes tenus par deux banques différentes.
Dans la première hypothèse, MM. Van Ryn et Heenen y voient un mécanisme bancaire intimement lié à la notion de compte. Le virement constitue un mode d'exécution de deux contrats préexistants: le contrat de compte et la convention entre le donneur d'ordre et le bénéficiaire [21]. Ces auteurs rejettent la conception selon laquelle le virement serait dans ce cas un simple mandat, parce le banquier est tenu de procéder au virement en vertu de conventions antérieures à l'émission de l'ordre. M. Bruyneel semble pencher vers l'opinion qu'il s'agit d'un mandat, opinion qui est classiquement défendue [22]. M. Steennot analyse l'ordre de virement en une instruction, ou une déclaration unilatérale de volonté, adressée à l'institution financière, afin d'opérer une cession de créance en faveur du bénéficiaire désigné par le donneur d'ordre. La banque n'agirait pas en tant que représentant mais se limiterait à l'exécution de ses obligations contractuelles [23].
Quand deux banques interviennent, MM. Van Ryn et Heenen expliquent qu'un mécanisme supplémentaire de compensation entre en ligne de compte. Le règlement se réalise alors à l'intervention d'une chambre de compensation. Le banquier du donneur d'ordre ne transfère pas la somme qui doit revenir au bénéficiaire, mais le solde résultant de l'ensemble des compensations faites pendant la journée. Les auteurs rejettent la qualification de mandataire substitué en ce qui concerne le deuxième banquier. Selon eux, cette qualification a été dégagée dans le seul but de permettre une action en responsabilité, fondée sur l'action directe du mandant contre le mandataire substitué (art. 1994 C. civ.). En effet, le banquier du bénéficiaire n'est pas choisi par le donneur d'ordre, ou par le premier banquier, mais est imposé par le processus de virement. Il doit être celui avec lequel le bénéficiaire a conclu un contrat de compte [24]. MM. Van Ryn et Heenen fondent le recours du donneur d'ordre contre la banque bénéficiaire par analogie avec les chaînes de contrats. Pour eux, le virement est une “institution-chose” à la base de laquelle se trouvent plusieurs contrats. Ils considèrent que chaque partie adhère à une institution préexistante. Ainsi, le banquier fautif serait responsable non seulement à l'égard de son client, mais aussi envers celui qui se trouve à l'autre bout de la chaîne [25].
M. Bruyneel défend quant à lui la thèse du mandat substitué [26], tandis que M. Steennot considère que la banque du bénéficiaire doit être envisagée comme l'agent d'exécution de la banque du donneur d'ordre. Cette première agirait en une double qualité, en vertu des obligations contractuelles de la banque du donneur d'ordre, et en vertu de la convention de compte qui la lie au bénéficiaire. Eu égard à ces caractéristiques, M. Steennot analyse le virement en une institution sui generis [27].
L'arrêt du 25 novembre 2005 se réfère à la technique du virement telle qu'expliquée par MM. Van Ryn et Heenen, sans se préoccuper de la nature juridique de l'opération. Il rappelle l'intervention d'une chambre de compensation, caractérisée par un règlement du solde des créances et dettes entre les banques, compensées en fin de journée. Le transfert des sommes ne s'opère pas directement mais seul le solde en fin de journée sera transféré à l'une ou l'autre banque, suivant sa position débitrice ou créditrice. Dès lors, le virement ne pourrait conserver un droit de propriété, s'il existait, sur les sommes. Au surplus, le seul virement ne saurait rendre le donneur d'ordre propriétaire des sommes versées par erreur.
6.L'arrêt commenté doit être approuvé en ce qu'il décide qu'une action en revendication est impossible sur des sommes virées par erreur. Il résulte du contrat de compte à vue, et de l'obligation de restitution qu'il implique, qu'une action réelle n'est pas possible à l'égard des sommes versées sur le compte. Il s'agit d'un droit personnel en restitution qu'a le client envers son banquier, et le mécanisme du virement n'y change rien.
[1] | Pour un cas de virement erroné où l'erreur était le fait de la banque et non du donneur d'ordre, cons. Comm. Charleroi 30 novembre 1999, R.D.C. 2000, p. 688 et obs. J.-P. Buyle et M. Delierneux. |
[2] | M. Grégoire, Publicité foncière, sûretés réelles et privilèges, Bruylant, 2006, pp. 673 et s.; E. Dirix, mise à jour: F. Georges, “Commentaire art. 101 L. faill”, in Privilèges et hypothèques, suppl. 12, E.Story-Scientia, 2003, pp. 9 et s. |
[3] | Cass. 9 mai 1947, Pas. 1947, I, p. 192. |
[4] | H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, t. VI, 1942, nos 117 et s., pp. 105 et s. |
[5] | J. Van Ryn et J. Heenen, Principes de droit commercial, t. IV, 2e éd., Bruylant, 1988, nos 422 et s., pp. 307 et s. |
[6] | Cons. not. A. Prüm, “De la distinction entre compte de dépôt et compte courant”, Rev. banc. fin. mai/juin 2003, p. 153; J.-P. Buyle et M. Delierneux, obs. sous Mons 8 octobre 2001, R.D.C. 2003, p. 7. |
[7] | Il ne s'agit pas d'une véritable novation. La créance entrée en compte est éteinte, mais elle est remplacée par un article en compte, et non par une créance nouvelle. On parle de quasi-novation. |
[8] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., nos 491 et s., pp. 364 et s.; Mons 28 juin 2004, J.L.M.B. 2004, p. 1451 . |
[9] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 427, p. 310; a contrario, M. Winandy considère que le compte à vue ne constitue qu'un compte courant, et possède les mêmes caractéristiques que celles que la théorie classique lui attache (Ch.-Gh. Winandy, “Les comptes en banque et les intérêts”, in La banque dans la vie quotidienne, Éd. du Jeune Barreau, 1986, pp. 9 et s., plus particulièrement, n° 9, pp. 18-19). On peut lui objecter que le compte CARPA d'un avocat est un compte à vue, mais ne peut en principe jamais être en négatif, et dès lors, ne constitue pas nécessairement un compte courant. |
[10] | R. Piret, Le compte courant, Larcier, 1932; J.-M. Nelissen, De rekening-courant, Kluwer, 1976; pour une critique des deux théories, voy. J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., nos 488 et s., pp. 361 et s. |
[11] | O. Poelmans et A. Deome, “Les relations entre le banquier et son client titulaire d'un compte en banque après l'arrêt de la Cour de cassation du 16 septembre 1993”, Rev. banque 1994, p. 411; H. De Page, o.c., t. V, 2e éd., nos 263 et s., pp. 253 et s. |
[12] | H. De Page, o.c., t. V, 2e éd., n° 268, pp. 261-262. |
[13] | Ch.-Gh. Winandy, o.c., n° 1, pp. 9 et s. |
[14] | L. Fredericq, Traité de droit commercial belge, t. IX, 1952, n° 106, pp. 189 et s. |
[15] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 454, p. 335. |
[16] | H. De Page, o.c., t. V, 2e éd., n° 268, pp. 261-262. |
[17] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 455, pp. 335-336. |
[18] | L. Fredericq, o.c., n° 106, pp. 189 et s. |
[19] | Cass. 16 septembre 1993, Rev. banque 1994, p. 43. En ce sens, Bruxelles 18 novembre 1999, R.D.C. 2000, p. 680 et obs. J.-P. Buyle et M. Delierneux. |
[20] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 440, p. 321; voy. aussi B. Du Laing, “De bankoverschrijving”, in Bankcontracten, die Keure, 2004, pp. 135 et s. |
[21] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 444, pp. 324 et s. |
[22] | A. Bruyneel, “Le virement”, in La banque dans la vie quotidienne, Éd. du Jeune Barreau, 1986, pp. 347 et s. |
[23] | R. Steennot, Elektronisch betalingsverkeer, Intersentia, 2002, n° 200, pp. 148 et s. |
[24] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 445, pp. 326-327. |
[25] | J. Van Ryn et J. Heenen, o.c., n° 451, pp. 332-333. |
[26] | A. Bruyneel, o.c., n° 22, pp. 380 et s. |
[27] | R. Steennot, o.c., n° 200, pp. 148 et s. |