Article

Cour d'appel Liège, 08/09/2005, R.D.C.-T.B.H., 2006/6, p. 662-665

Cour d'appel de Liège 8 septembre 2005

PRATIQUES DU COMMERCE
Action en cessation - Compétence
Le juge des cessations en matière de pratiques du commerce est compétent pour dire, alors que le titulaire de la marque enregistrée demande une décision de protection de celle-ci, si cette marque est nulle: le juge de l'action est aussi celui de l'exception.
MARQUES
Caractère distinctif de la marque - Slogan - Usage indu de la marque - Usages honnêtes en matière commerciale
Le caractère distinctif d'une marque n'exige ni qu'elle soit le fruit d'une imagination particulière ni qu'elle soit constituée d'éléments particulièrement originaux et il ne faut pas appliquer aux slogans des critères plus stricts que ceux applicables aux autres types de signes.
L'usage sans nécessité, pour désigner des sous-vêtements, d'un slogan identique à celui enregistré comme marque et utilisé par un tiers pour distinguer une bière, permet de tirer indûment profit de la renommée de cette marque antérieure et est de nature à lui porter préjudice.
L'emploi indu d'une marque dont un autre vendeur est titulaire est un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale.


HANDELSPRAKTIJKEN
Vordering tot staking - Bevoegdheid
De stakingsrechter inzake handelspraktijken is bevoegd om, indien een merkhouder van een geregistreerd merk een beschermingsmaatregel voor dit merk vordert, te beslissen dat dit merk nietig is: de rechter die zich uitspreekt over de hoofdvordering, spreekt zich ook uit over de exceptie.
MERKEN
Onderscheidend vermogen van het merk - Slogan - Oneigenlijk gebruik van het merk - Eerlijke handels­praktijken
Het onderscheidend vermogen van een merk vereist niet dat dit merk het resultaat is van een bijzondere verbeeldingskracht, noch dat ze zou bestaan uit bijzonder originele elementen en op slogans dienen geen striktere criteria toegepast te worden dan deze die gehanteerd worden voor andere types van tekens.
Het nodeloze gebruik van een slogan voor ondergoed die identiek is aan de slogan die als merk is geregistreerd en die door een derde gebruikt wordt voor een biermerk, laat toe dat ten onrechte geprofiteerd wordt van de reputatie van dit oudere merk en is van aard schade aan dit merk te berokkenen.
Het oneigenlijke gebruik van het merk waarvan een andere verkoper de houder is, is een daad strijdig met de eerlijke handelspraktijken.

SA Interbrew / SA Eminence

Siég.: R. de Francquen (président), M. Ligot et A. Jacquemin (conseillers)
Plaid.: Mes N. Clarembaux, Th. Van Innis et L. Van Bunnen

Vu la signification le 12 décembre 2002 de l'arrêt rendu le 14 avril 2000 par la Cour de cassation;

Les éléments de fait

Le 6 mars 1991, Interbrew fait enregistrer au Bureau Benelux des Marques le syntagme “Les hommes savent pourquoi” qu'elle utilise comme slogan pour accompagner ses publicités écrites et télévisées destinées à susciter et soutenir la consommation de la bière “Jupiler” qu'elle fabrique et commercialise, l'appellation “Jupiler” étant elle-même enregistrée comme marque internationale de produits depuis 1987 au moins. L'enregistrement Benelux, également acquis pour la traduction du syntagme en néerlandais “mannen weten waarom”, est renouvelé le 20 décembre 2000 et porte sur la classe de produits comprenant les “bières, eaux minérales et gazeuses et autres boissons non alcooliques; boissons de fruits et de jus de fruits, sirops et autres préparations pour faire des boissons”.

Un budget important (entre 52 et 124 millions FB de 1990 à 1996) est chaque année consacré à la promotion de la bière Jupiler. Les publicités produites dans les dossiers des parties illustrent celle-ci et montrent un ou plusieurs personnages masculins à proximité d'un verre ou d'une canette de bière portant la dénomination Jupiler, l'image portant en surimpression le slogan “les hommes savent pourquoi”. Tout un chacun se souvient des spots télévisés se terminant par le signe vocal “Jupiler, les hommes savent pourquoi”.

Fin octobre 1995, la société française Eminence qui commercialise des sous-vêtements masculins entreprend d'utiliser le même slogan “les hommes savent pourquoi” dans les publicités destinées à promouvoir la vente de slips ou strings “Athéna” (voy. hebdomadaire Autoplus distribué en Belgique). Alors qu'elle ne l'avait pas intégré à son catalogue précédent, son catalogue “automne-hiver 1996” intègre le slogan tel quel en page 8 et y présente la pochette de vente d'un string à “la ligne sexy qui n'a pas fini de faire parler d'elle” sur laquelle le slogan enregistré par Interbrew est reproduit. Dans des publicités diffusées à l'étranger, la présentation de slips Athéna est accompagnée du slogan en allemand “männer wissen warum” ou en anglais “men know why”.

Le 10 janvier 1996, alors qu'une mise en demeure d'Interbrew l'a sommée par courrier du 6 décembre 1995 de cesser toute utilisation du slogan, Eminence fait enregistrer en France par l'Institut National de Propriété industrielle le slogan “Athéna, les hommes savent pourquoi” ainsi que les traductions anglaises et allemandes dudit slogan.

La procédure

Par citation du 29 avril 1996, Interbrew convoque la firme française devant le président du tribunal de commerce de Bruxelles, siégeant en cessation, pour que celle-ci se voit interdire sous peine d'astreinte l'emploi du slogan litigieux, l'usage dudit slogan devant être considéré comme un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale.

Le jugement du 30 septembre 1996 qui déboute Interbrew constate la compétence du juge des cessations mais dit l'action non fondée et, d'office, prononce la radiation de l'enregistrement Benelux relatif à la dénomination “Les hommes savent pourquoi” au motif que le slogan est une formule exclusivement publicitaire dont il ne serait pas démontré que le public le considère comme une marque distincte de la marque “Jupiler” à laquelle il est associé sans figurer sur les bouteilles, canettes et verres portant cette marque, tout risque d'association ou de confusion entre les deux entreprises étant au surplus exclu.

Sur l'appel de la brasserie, la cour de Bruxelles maintient la solution du premier juge non sans avoir auparavant déclaré que le juge des cessations n'était pas compétent et, statuant en vertu de l'effet dévolutif comme juridiction d'appel du tribunal de commerce qu'elle déclarait compétent, constaté que le slogan est une phrase usuelle banale susceptible de s'appliquer à une infinité de produits et services, qu'il est toujours accompagné du mot “Jupiler” et ne saurait être perçu comme une marque individuelle pour désigner les bières. Et examinant la demande sous le seul aspect de concurrence déloyale, elle constate qu'eu égard à la différence fondamentale entre les produits des deux entreprises, il n'existe aucun risque de confusion ou d'erreur susceptible de nuire à Interbrew d'où résulterait un profit parasitaire en faveur de l'intimée.

Deux moyens étaient invoqués par l'appelante devant la Cour de cassation: l'un tenant au caractère distinctif du slogan, l'autre à la déloyauté commerciale de l'intimée.

Par arrêt du 14 avril 2000, la Cour de cassation censure la juridiction d'appel en rappelant que “la marque est un signe servant à distinguer les produits d'une entreprise, ce qui implique que le signe soit apte à être perçu et reconnu comme tel par le public” et “qu'il ne ressort pas des considérations de l'arrêt... que la cour d'appel ait eu égard à la perception par le public du vocable litigieux”.

Discussion

Il est paradoxal qu'alors qu'elle a elle-même veillé à faire protéger le slogan par un enregistrement comme marque, l'intimée dénie à la formule un pouvoir distinctif. Certes, le dépôt français porte sur le syntagme “Athéna les hommes savent pourquoi” mais “Athéna” faisait l'objet d'un enregistrement international antérieur comme marque (5 juillet 1965) et l'ajout qui lui est accolé ne s'imposait pas d'évidence.

Il est peut-être symptomatique aussi que l'intimée n'ait pas songé à invoquer spontanément l'argument. La réponse donnée le 16 janvier 1996 par le conseil de l'intimée à la mise en demeure de l'appelante insiste sur ce que les sous-vêtements n'ont aucun point commun avec les bières, que le slogan ne donne aucune exclusivité et ne jouit d'aucune renommée particulière et encore que l'intimée ne tire aucun profit indu en l'utilisant. Si l'intimée a repris l'argument de la nullité de l'enregistrement en degré d'appel et le soutient encore actuellement, c'est le premier juge qui en a pris l'initiative.

La véritable question est celle de savoir si, alors que les campagnes publicitaires financées à grands frais par l'appelante ont associé la marque “Jupiler” au slogan “Les hommes savent pourquoi”, cette dernière formule, prise isolément, peut être considérée comme une marque faisant immédiatement penser à la bière Jupiler qu'elle est censée vanter en insistant sur l'intérêt que les hommes lui portent. Et autrement dit, le slogan publicitaire peut-il être utilisé séparément de la marque désignant le produit et être néanmoins perçu comme désignant de la même manière ledit produit; sera-t-il distinctif en l'absence de cet autre élément additionnel?

Il n'est pas contesté qu'un slogan publicitaire puisse constituer une marque si, outre l'aspect publicitaire vantant les qualités du produit, il est apte à identifier le produit comme provenant d'une entreprise déterminée (A. Braun, Précis des marques, p. 63, n° 59; J.-J. Evrard et Ph. Péters, La défense de la marque dans le Benelux, Larcier, 1996, p. 22, n° 17; Th. van Innis, Les signes distinctifs, p. 213, n° 274; C.J.C.E. 4 octobre 2001, C-517/99, Merz & Krell, pt. 40; T.P.I.C.E. 5 décembre 2002, pt. 19, Ing.-Cons. 2003, p. 334).

Il est également admis que le caractère distinctif d'une marque n'exige ni qu'elle soit le fruit d'une imagination particulière ni qu'elle soit constituée d'éléments particulièrement originaux et il ne faut pas appliquer aux slogans des critères plus stricts que ceux applicables aux autres types de signes (T.P.I.C.E. 11 décembre 2001, Erpo/OHMI, pt. 44).

La protection n'est pas subordonnée à la constatation d'un tel degré de similitude entre la marque renommée et le signe qu'il existe dans l'esprit du public un risque de confusion. Il suffit que le public concerné puisse établir un lien entre le signe et la marque (voy. C.J.C.E. 23 octobre 2003, Adidas/Fitnessworld Trading), qu'ayant un certain degré de connaissance de la marque, il puisse effectuer d'emblée un rapprochement entre celle-ci et l'entreprise qui distribue le produit.

Le caractère distinctif d'une marque composée de signes ou d'indications qui sont par ailleurs utilisés en tant que slogans publicitaires incitant à acheter des produits doit être apprécié en ce que la marque permet à un public pertinent composé de consommateurs moyens de ces produits, normalement informés et raisonnablement attentifs et avisés d'identifier les produits comme provenant d'une entreprise déterminée et donc de distinguer ces produits de ceux d'autres entreprises (C.J.C.E. 21 octobre 2004, OHMI/Erpo, pts. 42-44; T.P.I.C.E. 5 décembre 2002, déjà cité).

Le juge national dispose d'une large liberté d'appréciation et doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause (A. Braun, Précis des marques, p. 45, n° 41). Il importe de vérifier sur base des données de la cause si le slogan “Les hommes savent pourquoi” est apte à être reconnu par le public comme le signe distinctif indiquant l'origine commerciale d'un produit et en particulier la bière fabriquée et commercialisée par l'appelante.

Enfin, la marque vantée par l'appelante ne serait-elle pas reconnue comme telle, qu'il serait possible de sanctionner sur base du droit commun l'utilisation d'un slogan emprunté à un autre vendeur (voy. Th. van Innis, o.c., p. 214).

La solution

Tout d'abord, en tant que juge des cessations, le premier juge était compétent pour dire, alors que le titulaire de la marque enregistrée demandait une décision de protection de celle-ci, si cette marque était nulle ou si son enregistrement dont le renouvellement conserve à la procédure son intérêt devait conduire à condamner son usage par une autre entreprise, en l'occurrence l'intimée. Le juge de l'action est aussi celui de l'exception, comme l'a clairement exposé un commentateur de l'arrêt censuré par la Cour de cassation (A. Puttemans, “'Les hommes savent pourquoi', mais les juges? Ou: que reste-t-il de la compétence du juge de la cessation (en matière de marque par exemple) si le juge de l'action n'est plus le juge de l'exception?”, R.D.C. 1999, p. 122).

En tout état de cause, il était compétent pour sanctionner un acte de concurrence déloyale et donc interdire l'utilisation par l'intimée d'un slogan identique à celui que l'appelante utilisait avant elle.

Le syntagme “Les hommes savent pourquoi” constitue une phrase complète en soi banale mais laisse en même temps place à l'imagination de celui qui la perçoit.

Il n'est pas discuté que l'appelante a utilisé ce syntagme à partir de 1990 pour en faire un slogan assurant la publicité de sa bière Jupiler et que ce slogan n'avait pas été utilisé antérieurement par une autre entreprise.

La publicité associant le syntagme à la marque de bière Jupiler a pris plusieurs formes, été diffusée soit par la presse écrite soit dans les cinémas ou à la télévision où le slogan prenait une forme verbale. Divers sujets ont illustré le syntagme que l'appelante a fait enregistrer comme marque le 6 mars 1991: un homme seul avec un chien; un homme seul plongeant d'un pont vers un verre de Jupiler; trois hommes étendus sur des matelas flottant sur l'eau et plongeant la main pour saisir une canette de bière Jupiler; deux hommes dont l'un muni d'une canne à pêche faisant une pose pour boire un verre de bière; deux hommes assis devant un feu, un verre de bière à la main; deux hommes au bord d'un puits s'apprêtant à boire leur verre de bière (farde 9 dossier de l'appelante qui en sa farde 8 fait également référence à des campagnes publicitaires, cite et situe aussi dans le temps des sujets représentés par les mots “transat”, “hamacs” et “benji”).

Le matraquage médiatique a produit dans le public un impact que l'appelante a cherché à mesurer par rapport aux campagnes publicitaires de ses concurrents directs. Les études de marché dont elle produit les résultats mois par mois montrent qu'une très grande majorité des personnes interrogées (de l'ordre de 60 à près de 90%) identifie le syntagme à la bière Jupiler vendue par l'appelante dès lors que le slogan leur est cité avec la question de savoir à quoi elles l'associent. Les réponses du public fusent donc spontanément, bien que le slogan enregistré comme marque ne comporte aucun terme suggérant l'idée de boisson ou de bière et ne figure pas sur les emballages du produit identifié également par la marque “Jupiler”.

Il se vérifie ainsi que le slogan publicitaire de l'appelante, au départ utilisé en combinaison avec la marque Jupiler, a acquis un caractère autonome et qu'en dépit de son caractère banal, il est et était apte à être perçu par le public et plus particulièrement par le consommateur raisonnablement attentif au produit que l'appelante fabrique sous la dénomination “Jupiler” comme étant, indépendamment de son autre appellation, un produit ayant pour origine l'appelante elle-même.

Le syntagme dont l'appelante fut la première à faire usage a donc le caractère distinctif requis pour être admis comme une marque individuelle et son enregistrement ne doit pas être annulé.

Son enregistrement confère à l'appelante un droit exclusif.

Même si le dossier déposé par l'appelante n'actualise pas les modes d'utilisation de la marque “Les hommes savent pourquoi” comme aussi les enquêtes de marché confirmant une continuité de son utilisation, le renouvellement de l'enregistrement en 2000 fait présumer chez l'appelante une volonté de continuer à s'en servir, non infirmée par l'intimée qui n'apporte pas d'indice de déchéance de la marque.

L'intimée entend par ailleurs qu'il soit affirmé que comme ses propres produits n'ont rien de similaire à ceux de l'appelante, il soit reconnu qu'elle ne tire aucun profit indu du caractère distinctif de la marque, de sa renommée et ne lui porte pas préjudice.

Il est vrai sans doute que le consommateur qui lit ou entend le message “Les hommes savent pourquoi” ne va pas imaginer un instant que l'appelante, entreprise brassicole, s'est diversifiée et lancée dans la fabrication de sous-vêtements masculins.

Mais, eu égard au caractère distinctif donné au slogan par l'appelante et reçu comme tel par le public, son utilisation pour les slips distribués par l'intimée conduira nécessairement le public à faire un rapprochement avec la bière pour laquelle le slogan est une marque. En adoptant sans nécessité exactement le même slogan et en le faisant même enregistrer comme marque adjointe à la dénomination Athéna, l'intimée profite ainsi de la renommée de l'appelante et est susceptible de lui porter préjudice, la captation de la marque pour des sous-vêtements que l'on n'a pas coutume d'exhiber fièrement en public n'étant pas de nature, tant s'en faut, à rehausser le prestige de la bière à laquelle l'appelante a voulu, par son slogan, coller une image de force valorisant celui qui la consomme.

L'emploi indu d'une marque dont un autre vendeur est titulaire est un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale et doit être prohibé.

L'action de l'appelante aurait dû être accueillie par le premier juge et la circonstance qu'un délai relativement long se soit écoulé depuis l'arrêt rendu par la Cour de cassation ne lui confère pas un caractère téméraire ou vexatoire dès lors qu'il a été dit à l'audience que l'intimée n'utilisait plus le slogan, ce qui ne laissait plus à la demande qu'un caractère théorique.

Comme l'intimée échoue dans ses prétentions de faire annuler l'enregistrement de la marque, elle ne peut obtenir l'indemnité qu'elle postule en outre sur base de l'article 48 de l'accord de Marrakech;

Par ces motifs,

(...)

La cour, statuant contradictoirement,

Réformant la décision entreprise sauf en ce qu'elle statue sur la compétence, condamne l'intimée à cesser de faire emploi du slogan “Les hommes savent pourquoi” sous peine d'une astreinte de 5.000 EUR par acte d'usage dudit slogan en Belgique.

(...)