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Spécialité légale – Spécialité statutaire et but de lucre Quelques observations sur l'arrêt de la Cour de cassation du 30 septembre 2005, R.D.C.-T.B.H., 2006/10, p. 1029-1034

SOCIÉTÉS
Personnalité morale - Spécialité
La capacité de la société et le pouvoir de ses organes de l'engager valablement se limitent aux actes qui comportent, pour les associés, un bénéfice patrimonial direct ou indirect.
VENNOOTSCHAP
Rechtspersoonlijkheid - Specialiteitsbeginsel
De bekwaamheid van de vennootschap en de bevoegdheid van haar organen om haar rechtsgeldig te verbinden zijn beperkt tot de handelingen die de vennoten een rechtstreeks of onrechtstreeks vermogensvoordeel bezorgen.
Spécialité légale - Spécialité statutaire et but de lucre
Quelques observations sur l'arrêt de la Cour de cassation du 30 septembre 2005
Paul Alain Foriers [1]

1.L'octroi d'un crédit ne va pas sans risques et ceux-ci ne sont pas seulement économiques; ils peuvent être juridiques. Le droit des sociétés comporte à cet égard ses pièges [2] parmi lesquels le principe de la spécialité légale liée à l'idée que les sociétés “ne peuvent être constituées qu'en vue de l'exploitation d'une activité dans un but de lucre” [3]. Tous les auteurs en soulignent les dangers pour les actes à titre gratuit, et notamment les cautionnements consentis sans contrepartie [4], même si tous constatent qu'il n'aboutit que rarement à une remise en cause des actes sujets à discussion [5].

L'arrêt annoté témoigne de ce que ces avertissements ne sont pas sans fondement en dépit du peu d'accidents rencontrés en pratique.

Il casse un arrêt de la cour d'appel de Liège qui avait refusé d'annuler sur la base du principe de spécialité légale un cautionnement consenti par une société anonyme (la SA Ascott Investments) au profit d'une autre société (la SPRL Les Messes de Minuit) au motif que “cet acte n'a pas été souscrit sans contrepartie puisqu'il n'est pas contesté que X.D. (administrateur-délégué de la caution) était aussi l'administrateur-délégué d'une SA Espace Lulay, bailleresse de la SPRL Les Messes de Minuit” (la société cautionnée).

“Attendu” en effet, souligne la Cour de cassation, “que l'article 1er alinéa 1er du Code des sociétés dispose qu'une société est constituée par un contrat aux termes duquel deux ou plusieurs personnes mettent quelque chose en commun, pour exercer une ou plusieurs activités déterminées et dans le but de procurer aux associés un bénéfice patrimonial direct ou indirect; Qu'en vertu de cette disposition, la capacité de la société et le pouvoir de ses organes de l'engager valablement se limitent aux actes qui comportent pour les associés, un tel bénéfice.”.

Or, il allait de soi que la simple circonstance que l'administrateur-délégué de la société caution était aussi l'administrateur-délégué de la société bailleresse de la société “Les Messes de Minuit” n'impliquait pas que la caution ait agi dans un but intéressé.

2.La solution ne doit pas surprendre. Elle est empreinte d'un certain classicisme.

Sans doute la Cour de cassation a-t-elle rappelé de manière constante depuis 1928 que “pour tous les actes juridiques que n'exclut pas sa nature de personne abstraite, la capacité (d'une personne morale) est la même que celle des personnes physiques, si la loi ne l'a pas restreinte.” [6].

L'on enseigne cependant de manière constante que le principe de la spécialité légale constitue “une première règle limitative de l'activité des personnes morales” [7]. Selon la summa divisio qui distingue “la société de l'association”, écrivait à cet égard la regrettée Anne Benoît-Moury, “la première ne peut se livrer qu'à des activités lucratives alors qu'elles sont en principe interdites à la seconde” [8]. “Si les instruments juridiques mis à la disposition de groupements d'individus varient suivant la nature de l'activité poursuivie”, précisait le professeur Van Ommeslaghe, “il est logique de décider qu'un groupement ne peut poursuivre une activité différente de celle qu'organise le cadre juridique dans lequel il s'est coulé. Le principe de la spécialité légale est donc une règle fondamentale, indispensable dès le moment où le législateur réglemente différemment le contenu de la personnalité morale en tenant compte des particularités de chaque type de groupement.” [9].

3.Cette approche ne se résume pas dans l'idée qu'en adoptant telle ou telle forme de groupement personnalisé, le législateur aurait entendu implicitement leur interdire certaines activités. Elle s'inscrit dans une conception théorique plus générale de la personnalité qui, par nature, serait spéciale en raison à la fois des fins que le législateur aurait assignées à telle ou telle forme de groupement et des buts poursuivis par les constituants.

Le professeur Van Ryn écrivait à ce propos que “la notion même de la personne morale implique nécessairement sa spécialité.”. Citant Waline, il ajoutait: “On ne conçoit pas une personne morale qui se donne à la fois plusieurs buts sans aucun lien logique entre eux, parce qu'il lui manquerait cette unité qui permet de rattacher les intérêts défendus par elle à un même centre.”. Il concluait: “le principe de la spécialité des personnes morales, unanimement reconnu… et qui limite leur capacité (elles ne peuvent agir que pour atteindre le but que les fondateurs lui ont assigné…) tient donc à l'essence de la personnalité morale elle-même.” [10].

Plus loin encore, M. Van Ryn insistait sur ce que la capacité des personnes morales n'était complète que dans le cadre de leur objet. “La personnalité juridique a été imaginée pour donner une armature juridique à un ensemble d'intérêts déterminés. L'activité de la personne morale est donc nécessairement limitée par ces intérêts eux-mêmes” définis dans le cas de sociétés par leur objet social. “Au-delà de ces limites, la capacité de la personne morale n'existe plus: l'acte qui serait accompli en son nom par ses organes en dehors du cadre tracé par l'objet statutaire, tomberait dans le vide…” [11].

Le principe de spécialité se rattache ainsi à ce que l'on a appelé le “particularisme des personnes morales” [12]. Il s'agirait d'entités essentiellement tournées vers une fin (et organisées comme telles par le législateur) de sorte que leur activité ne serait concevable que dans la mesure de la poursuite de leur finalité [13].

Finalité légale bien sûr, mais aussi finalité voulue par les fondateurs. D'où la distinction entre spécialité légale et spécialité statutaire [14], la première étant principalement [15] appréciée en fonction du caractère lucratif ou non lucratif suivant la distinction classique entre sociétés et associations [16], la seconde était appréciée en fonction de l'objet social, de l'objet statutaire.

Si cette distinction était claire, la nature de la spécialité des personnes morales était discutée. Une large partie de la doctrine la rattachait, comme Van Ryn, à l'idée de capacité [17]. D'autres auteurs, en revanche, soulignaient la différence de logique entre le concept de capacité et celui de spécialité [18]. Comme le soulignait, à cet égard, le professeur Van Omme­slaghe: “Étudier la capacité des personnes morales, c'est examiner quels actes juridiques elles peuvent conclure, quels droits elles peuvent acquérir, quelles obligations elles peuvent contracter, eu égard à la nature de ces droits, actes ou obligations. C'est par exemple déterminer si une association sans but lucratif peut recevoir des dons ou des legs et à quelles conditions. Etudier le principe de la spécialité statutaire c'est vérifier si les actes accomplis par telle personne morale dans telle ou telle circonstance s'expliquent par les nécessités de la réalisation de son objet social. Si l'on admet par exemple que les sociétés commerciales ne sont pas incapables de faire des donations, il faut cependant vérifier si telle ou telle donation particulière est justifiée par l'objet que la société s'est assigné.” [19].

4.Par un important arrêt du 31 mai 1957, la Cour de cassation, abordant le principe de la spécialité statutaire, a clairement indiqué que celui-ci était étranger à la capacité des personnes morales mais touchait, en revanche, aux pouvoirs des organes sociaux.

“Attendu” énonce cet arrêt, “que, suivant l'article 2, alinéa final, des lois sur les sociétés commerciales, coordonnées par l'arrêté royal du 30 novembre 1935, la société demanderesse est une personne civile;

Que, pour tous les actes juridiques que n'exclut pas sa nature d'être moral, sa capacité est en principe la même que celle des personnes physiques, si la loi ne l'a pas restreinte;

Mais attendu que l'être moral ne peut agir qu'à l'intervention de personnes physiques, ses organes;

Que ceux-ci n'agissent en cette qualité, et dès lors ne s'identifient avec l'être moral, que s'ils restent dans les limites de leurs attributions;

Attendu que, l'opération litigieuse étant étrangère à l'objet de la société demanderesse et les personnes physiques qui l'ont accomplie en son nom, partant, sorties de leurs attributions, ladite opération n'est pas un acte de la société.” [20].

Cet arrêt se ralliait à la position du droit allemand en déplaçant le problème de la spécialité statutaire du domaine de la capacité de la personne morale vers le domaine des pouvoirs de ses organes. À la différence du droit allemand, le droit belge continuait toutefois à considérer que les limitations statutaires aux pouvoirs des organes étaient, en principe, opposables aux tiers [21].

On sait que la transposition en droit belge de la première directive, par la loi du 6 mars 1973, allait résoudre cette dernière difficulté en matière de spécialité statutaire, du moins pour les sociétés par actions et les SPRL: la société est liée par les actes de ses organes même si ceux-ci “excèdent l'objet social, à moins qu'elle ne prouve que le tiers savait que l'acte dépassait cet objet ou qu'il ne pouvait l'ignorer, compte tenu des circonstances sans que la seule publication des statuts suffise à constituer cette preuve.” (art. 258 C. soc. en matière de SPRL, art. 526 C. soc. en matière de SA: anciens art. 130 al. 5 et 63bis LCSC).

En réalité, ce système se borne à présumer, dans un but de sécurité juridique, que les tiers ont pu se fier aux pouvoirs apparents des organes sociaux dans la mesure où les nécessités des affaires empêchent de vérifier lors de chaque opération si minime soit-elle les statuts de la société contre­partie. On rappellera, à cet égard, que la théorie de l'apparence constitue un tempérament classique aux conséquences des excès de pouvoirs commis par les organes des personnes morales, celles-ci fussent-elles de droit public [22]. Elle peut ainsi tenir en échec des règles qui relèvent de l'ordre public [23]. Telle est d'ailleurs la portée de la règle error communis facit jus qui est intimement liée à des mécanismes de droit public et administratif, et notamment au concept de fonctionnaire de fait [24].

La consécration de la sécurité juridique comme principe de base, et non comme simple correctif aux effets d'un excès de pouvoir, n'est pas neutre. Elle conduit, en effet, à faire glisser la problématique de la spécialité statutaire vers l'ordre interne de la société. Reléguée au niveau des pouvoirs des organes en 1957, la spécialité statutaire était, en 1973, en fait, réduite à une règle de conduite interne sanctionnée par la seule responsabilité des organes sociaux vis-à-vis de la société, le tiers contractant n'étant, quant à lui, inquiété qu'en cas de tierce complicité.

Un équilibre judicieux était ainsi trouvé entre sécurité juridique et protection des intérêts légitimes de la société, du moins dans les personnes morales visées par la première directive.

5.En dépit de la généralité des termes des articles 63bis et 130 alinéa 5 LCSC (art. 526 et 258 C. soc.), on considère cependant généralement que ceux-ci laissent intacts les principes relatifs à la spécialité légale [25]. Avec, bien entendu, toutes les nuances quant à la nature de cette dernière et aussi sans doute quant au contenu concret de cette notion.

Une partie de la doctrine demeure, à cet égard, attachée à l'idée qu'il s'agirait d'un principe lié à la capacité des personnes morales [26]. Une autre partie de la doctrine paraît étendre, en revanche, la solution de l'arrêt du 31 mai 1957 à la spécialité légale [27]. Cette analyse se conçoit aisément dès lors qu'antérieurement à 1957, spécialité légale et statutaire étaient traitées dans le même temps [28]. Ronse enfin, a clairement distingué spécialité légale - restriction à la capacité des sociétés [29] - et but lucratif des sociétés - relevant du pouvoir des organes spécialement sous l'angle de l'objet social [30]. Il écrivait avec ses coauteurs de la chronique de jurisprudence (1978-1985) du Tijdschrift voor Privaat Recht que la question des actes à titre gratuit ne relevait pas de la capacité d'une société mais du pouvoir de ses organes [31]: ces actes sont soumis dans les SPRL, SC et SA (SCA) aux dispositions concernant l'opposabilité de l'objet social [32].

Dans ce dernier système, la spécialité légale s'identifie en réalité avec les cas spécifiques d'incapacité frappant certaines personnes morales, par exemple, l'ancien article 118 LCSC qui faisait défense aux SPRL d'avoir pour objet “l'assurance, la capitalisation ou l'épargne” [33].

6.L'arrêt annoté qui s'écarte de cette analyse rattache l'exigence du but de lucre dans les sociétés tout à la fois à la capacité et aux pouvoirs des organes sociaux. Il fait en tout cas preuve de rigueur. Il impose, en effet, aux cocontractants d'une société (fût-elle une société par actions ou une SPRL) de s'interroger sur la finalité de l'opération envisagée. Il en est ainsi non seulement en présence d'une libéralité consentie par une société mais encore chaque fois qu'une société entend souscrire un cautionnement ou consentir des sûretés au profit d'un tiers crédité et plus généralement chaque fois qu'elle envisage de s'engager sans contrepartie apparente.

Cette solution paraît difficilement conciliable avec les exigences de la pratique puisque le principe de spécialité légale, ainsi conçu par la Cour de cassation, ne sanctionne pas une catégorie d'actes qui seraient objectivement interdits à une société, mais bien tous les actes dont la finalité serait inconciliable avec le but de lucre propre aux sociétés. On se rappellera, à cet égard, en effet, qu'une société peut parfaitement consentir des dons pour autant qu'ils ne soient pas purement désintéressés, soit qu'il s'agisse d'une forme de sponsoring lié à une certaine publicité, soit qu'il s'agisse d'encourager certaines activités, par exemple, de recherche universitaire qui pourraient présenter des retombées positives sur ses activités [34].

Si l'on ajoute à cet élément que deux dirigeants sociaux peuvent avoir des opinions radicalement différentes à propos de l'utilité d'une opération “désintéressée” ou “gratuite”, on imagine aisément les difficultés pratiques spécialement pour des opérations relativement courantes. Faudra-t-il donc que, dans chaque cas, le tiers concerné demande des consultations juridiques et se livre à une étude approfondie du contrôle de l'opération envisagée?

Cela me semble difficilement acceptable.

La solution retenue par l'arrêt attaqué ne serait dès lors conciliable avec la vie des affaires que si une large application de la théorie de l'apparence était faite. Mais ne reviendrait-on pas dans ce cas à un système comparable à celui des articles 258 et 526 du Code des sociétés, ce qui serait paradoxal?

7.Certes, de simples considérations d'opportunité ne sauraient aller contre le texte de la loi.

Mais en l'espèce, on ne peut que constater que le texte de la loi est soit muet, soit en sens contraire de la solution adoptée.

L'arrêt annoté qui, rappelons-le, concernait une société anonyme ne peut en réalité s'expliquer que par le poids des conceptions doctrinales de la personnalité morale et non par les seuls textes.

8.Tout d'abord, en effet, il est étrange de déduire, comme le fait l'arrêt annoté, une limitation à la capacité des sociétés personnalisées de l'article 1er alinéa 1er du Code des sociétés qui ne fait que reprendre la substance de l'article 1832 alinéa 1er du Code civil dont la seule ambition était de définir le contrat de société indépendamment - à l'origine - de toute idée de personnalité morale. Définissant le contrat de société, l'article 1er alinéa 1er du Code des sociétés concerne, d'abord et avant tout, les parties à ce contrat puisqu'il permettra de déterminer le régime juridique de ce dernier.

Et sur le plan contractuel, ce régime ne s'impose aux tiers que dans ses effets externes (art. 1165 C. civ.). Les tiers ne sauraient être liés par les obligations découlant du pacte social, sauf tierce complicité.

La société non personnalisée n'a, par ailleurs, aucune capacité propre puisqu'elle n'a pas d'existence distincte. Tout au plus, conçoit-on que la circonstance que les parties aient entendu conclure un contrat de société avec un certain objet social nécessairement intéressé implique l'obligation pour les gérants de servir cet objet social intéressé, comme ils ont d'ailleurs, de manière plus générale, l'obligation d'agir dans l'intérêt social. À défaut, ils engageraient leur responsabilité vis-à-vis de la société. À la limite, pourrait-on même concevoir que la finalité lucrative de la société non personnalisée retentisse sur les “pouvoirs” de gérants. Mais, encore peut-on se demander s'il s'agit d'un véritable problème de “pouvoir” au sens de “pouvoir de représentation” à l'égard des tiers [35].

Peut-on, en effet, considérer sérieusement que commettrait un excès de pouvoir, le mandataire qui, tout en accomplissant un acte qui entre formellement dans les limites de sa procuration, ne veillerait pas aux intérêts de son mandant, donc, en l'espèce, n'agirait pas dans le but de réaliser un profit à partager entre les associés? On ne l'a jamais soutenu.

Et le soutenir aboutirait à des conséquences inacceptables du point de vue de la sécurité juridique sauf à faire une application systématique de la théorie du mandat apparent. Mais, comme je l'ai déjà relevé plus haut, pareille application systématique, qui conduirait à transformer en principe un correctif aux effets normaux d'un excès de pouvoir (la théorie de l'apparence), aboutirait, en réalité, à déplacer le problème de l'excès de pouvoir vers l'ordre interne des relations représentant représenté. Tout se passerait comme si le tiers cocontractant n'était jamais inquiété en cas d'acte contraire aux intérêts du mandant, sauf s'il s'était rendu tiers complice de la violation par le mandataire de ses obligations contractuelles vis-à-vis de ce dernier.

9.Ensuite, si ce n'était la force des traditions doctrinales relatives à la finalité légale, institutionnelle ou voulue des personnes morales, les articles 522 § 1er et 526 du Code des sociétés pourraient parfaitement être lus en ce sens que le conseil d'administration de la société anonyme lie toujours la société dès lors qu'il n'empiète pas sur les pouvoirs de l'assemblée générale. Sans doute l'article 526 n'envisage-t-il expressément que le dépassement de l'objet social. Mais qui ne voit que le but du lucre, caractéristique du contrat de société, est intimement lié à ce dernier [36].

C'est au demeurant au regard de l'objet défini par les parties que l'on pourra, dans un premier temps en tout cas, faire le partage entre société et simple association [37]. Or, si l'on raisonne en termes contractuels, comme l'article 1er alinéa 1er du Code des sociétés invite à le faire, l'objet social d'un groupement relève de la cause de l'accord des parties, donc de la finalité voulue par ces dernières.

C'est donc bien la volonté des parties et non la loi qui déterminera si l'activité de ce groupement sera ou non intéressée. Ce n'est que ce choix une fois fait que ce groupement entrera, le cas échéant, dans un cadre légal correspondant aux fins des parties. L'idée d'un objet légal incorporant un but de lucre séparé de l'objet social est donc purement artificielle.

Certes, il appartient au législateur d'apporter certaines limites aux activités d'un groupement personnalisé ou non. Sans doute, la loi pourrait-elle interdire certains actes à une personne morale ou les soumettre à un contrôle particulier. Mais ces exceptions limitées doivent, à mon sens, être expresses lorsqu'elles ne découlent pas de la nature des choses, donc du caractère abstrait des personnes morales. Les personnes morales ont en effet, en principe, une pleine capacité.

Rien à vrai dire ne permet donc rationnellement de traiter de manière différente le dépassement de l'objet social, méconnaissance du but lucratif de toute société.

10.En vain objecterait-on que le législateur a clairement entendu distinguer sociétés intéressées et associations désintéressées et qu'il convient d'assurer l'efficacité de cette distinction.

En effet, cette distinction concerne essentiellement l'activité générale de ces formes de groupement et non chacun de leurs actes envisagés isolément.

C'est pourquoi d'ailleurs en matière d'ASBL, l'article 18 de la loi du 27 juin 1921 prévoit, en règle, comme sanction, la dissolution judiciaire de l'association qui affecte son patrimoine ou les revenus de celui-ci à un but autre que ceux en vue desquels elle a été constituée ou contrevient gravement à ses statuts ou à la loi ou encore à l'ordre public (art. 18 al. 1er, 2° et 3° de la loi du 27 juin 1921) [38].

11.L'arrêt annoté apparaît ainsi en retrait par rapport à la solution qu'avait adoptée la Cour en 1957 puisqu'il raisonne non seulement en termes de pouvoirs mais aussi en termes de capacité, en retrait par rapport à l'évolution du droit des sociétés depuis 1973 et surtout en retrait par rapport à l'exigence croissante de sécurité juridique. Il est à espérer qu'il demeure isolé et que, dans la ligne des enseignements de Ronse, la jurisprudence traite les actes gratuits accomplis par les SPRL et les SA à la lumière des articles 258 et 526 du Code des sociétés [39].

[1] Avocat, Professeur ordinaire à l'Université Libre de Bruxelles.
[2] J.-M. Nelissen Grade, “Le crédit bancaire et le droit des sociétés”, Le crédit aux entreprises, aux collectivités publiques et aux particuliers, Bruxelles, Éd. Jeune Barreau de Bruxelles, 2002, pp. 361 et s.
[3] P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, “Examen de jurisprudence. Les sociétés commerciales (1979 à 1990)”, R.C.J.B. 1992, n° 27, p. 636.
[4] Voy. outre la réf. citée en note (122), D. Napolitano, “Ondernemingsfinancering door kredietinstellingen. Vennootschapsrechtelijke aandachtspunten: het specialiteitsbeginsel en het vennootschapsbelang”, R.W. 1999-2000, pp. 417 et s.; D. Napolitano, “Zekerheidstelling in groepsverband - de bankier als jurist tegen wil en dank” (note sous Cass. 9 mars 2000), T.R.V. 2001, pp. 94 et s.; F. Jenné, “Welke sancties in geval van overschrijding van de wettelijke en de statutaire specialiteit en miskenning van het vennootschapsbelang?” (note sous Gand 1 février 2001), T.R.V. 2002, pp. 388 et s.; G. Schaeken Willemaers et J. Richelle, Sûretés dans un groupe de sociétés. Réflexions sur les risques et les sanctions pour le bénéficiaire; comp. L. du Jardin, “Le crédit et les garanties entre sociétés groupées”, J.T. 2000, pp. 609 et s.
[5] Voy. not. V. Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruxelles, Bruylant, 1995, n° 218, p. 181.
[6] Cass. 31 mai 1928, Pas. 1928, I, p. 168; Cass. 31 mai 1957, Pas. 1957, I, p. 1176 et les concl. de M. le procureur général Hayoit de Termicourt, R.C.J.B. 1957, p. 283 et la note de P. Van Ommeslaghe; Cass. 17 mai 1962, Pas. 1962, I, 1054; Cass. 13 avril 1989, Pas. 1989, I, n° 454, p. 825.
[7] P. Van Ommeslaghe, “Observations sur les limites imposées à l'activité des personnes morales”, n° 3.
[8] A. Benoît-Moury, “Représentation des sociétés de capitaux et limitations relatives à l'objet social”, R.C.J.B. 1989, pp. 391 et 392, n° 3.
[9] P. Van Ommeslaghe, o.c., l.c.
[10] J. Van Ryn, Principes de droit commercial, T. I, 1ère éd., Bruxelles, Bruylant, 1954, n° 355.
[11] J. Van Ryn, o.c., n° 364.
[12] P. Coulombel, Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé, Langres, Librairie moderne, 1950.
[13] M. Coipel, “Introduction au droit des sociétés et autres groupements”, Guide juridique de l'entreprise, Titre I, Livre 11.1, 2ème éd., 1er septembre 2002, Bruxelles, Kluwer, n° 133, p. 31; G. Marty et P. Raynaud, Droit civil - Les personnes, T. I, Paris, Sirey, 1961, n° 1059, p. 1281; L. Michoud, La théorie de la personnalité morale, T. II, 2ème éd., par L. Trotabas, nos 243-244, pp. 144-147; B. Tilleman, L'administrateur de sociétés, Bruges, la Charte, 2005, n° 955, pp. 589-590; Th. Tilquin et V. Simonart, Traité des sociétés, T. I, Diegem, Kluwer, 1996, n° 896, p. 679; P. Van Ommeslaghe, o.c., R.C.J.B. 1958, n° 3, pp. 289-290; J. Van Ryn, o.c., n° 355, p. 250; G. Wicker,Personne morale, Encyclopédie Dalloz - Civil, T. VIII, juin 1998, n° 68, p. 15.
[14] G. Marty et P. Raynaud, o.c., n° 1059, pp. 1281-1282; J. Ronse, Algemeen deel van het vennootschapsrecht, 3ème éd., Louvain, Acco, 1975, p. 323; J. Van Ryn, o.c., nos 364-366, pp. 255-257; G. Wicker, o.c., n°s 68-70, p. 15.
[15] En matière de société, les sociétés agricoles et le GIE se seraient vu attribués une spécialité légale plus spécifique (M. Coipel, o.c., n° 135, pp. 131-132; Th. Tilquin et V. Simonart, o.c., n° 901, pp. 682-683).
[16] M. Coipel, o.c., n° 135, pp. 131-132; G. Marty et P. Raynaud, o.c., n° 1059, p. 1281; Th. Tilquin et V. Simonart, o.c., n° 897, p. 680; P. Van Ommeslaghe, o.c., R.C.J.B. 1958, n° 3, pp. 289-290; G. Wicker, o.c., n° 69, p. 15.
[17] G. Marty et P. Raynaud, o.c., n° 1059, pp. 1280-1281; J. Van Ryn, o.c., n° 355, p. 250 et nos 364-366, pp. 255-257. Cons. également les réf. cit. par Th. Tilquin et V. Simonart, o.c., note de bas de page (785), p. 679.
[18] L. Michoud, o.c., n° 232 et note de bas de page (1), p. 115, n° 233, n° 246, p. 153; P. Van Ommeslaghe, o.c., R.C.J.B. 1958, n° 5, pp. 291-293 et les références citées.
[19] O.c., R.C.J.B. 1958, n° 5, p. 292.
[20] Pas. 1957, I, p. 289 et les concl. de M. le procureur général Hayoit de Termicourt et la note de P. Van Ommeslaghe précitée.
[21] A. Benoît-Moury, o.c., R.C.J.B. 1989, n° 4, p. 394; P. Van Ommeslaghe, o.c., R.C.J.B. 1958, n° 10, p. 300.
[22] Cass. 29 mai 1947, Pas. 1947, I, 216 et la note R.H.
[23] P.A. Foriers, “Aspects de la représentation en matière contractuelle”, Les obligations contractuelles, 2000, nos 29 et 30, pp. 256 et s.
[24] P.A. Foriers, “L'apparence, source autonome d'obligation ou application du principe général de l'exécution de bonne foi”, J.T. 1989, p. 257; cons. not. sur le fonctionnaire de fait, M.A. Flamme, Droit administratif, T. I, Bruxelles, Bruylant, 1989, pp. 336 à 338; Cass. 11 juin 1953, Pas. 1953, I, p. 787; comp. en droit des sociétés, L. Simont, “Les administrateurs 'de facto' et les enseignements des droits anglais et américains”, R.C.J.B. 1966, pp. 462 et s.
[25] Voy. not. L. Simont, La loi du 6 mars 1973 modifiant la législation relative aux sociétés commerciales, Bruxelles, Bruylant, 1975, n° 59; J. Ronse, De vennootschapswetgeving 1973, Gent-Leuven, E.Story-Scientia, 1973, n° 353.
[26] A. Benoît-Moury, o.c., n° 3, p. 391; M. Coipel, o.c., n° 133, p. 31; B. Tilleman, o.c., nos 953-955, pp. 589-590 et les références citées; Th. Tilquin et V. Simonart, o.c., n° 896, pp. 689-680 et les réf. cit.
[27] P. Van Ommeslaghe, o.c., R.C.J.B. 1958, n° 4, p. 291: “… il n'est pas douteux que la solution de l'arrêt annoté ne doive trouver application en cas de violation de la spécialité légale aussi bien qu'en cas de violation de la spécialité statutaire.”.
[28] Aujourd'hui encore il n'est pas rare de les voir traiter côte à côte sous le titre “capacité”, les auteurs prenant le soin de dire qu'une évolution a eu lieu pour la spécialité statutaire: M. Coipel, o.c., n° 137, p. 32; Th. Tilquin et V. Simonart, o.c., n° 873, p. 661.
[29] J. Ronse, Algemeen deel van het vennootschapsrecht, o.c., p. 323 et p. 325.
[30] J. Ronse, ibid., p. 326.
[31] J. Ronse, K. Van Hulle, J.-M. Nelissen Grade et B. van Bruystegem, “Overzicht van rechtspraak. Vennootschappen (1978-1985)”, T.P.R. 1986, n° 56, p. 912; voy. aussi J. Ronse, Algemeen deel van het vennootschapsrecht, o.c., p. 326 et pp. 380 et s.
[32] J. Ronse, J.-M. Nelissen Grade, K. Van Hulle, J. Lievens et H. Laga, “Overzicht van rechtspraak. Vennootschappen (1968-1977)”, T.P.R. 1978, n° 79, p. 747; voy. Bruxelles 10 mars 1982, Rev. prat. soc. 1984, p. 265.
[33] Voy. J. Ronse, De vennootschapswetgeving 1973, o.c., n° 253; comp. L. Simont, La loi du 6 mars 1973 modifiant la législation sur les sociétés commerciales, o.c., n° 59.
[34] Cass. 13 avril 1989, Pas. 1989, I, n° 454, note J.M. Nelissen Grade, R.W. 1989-90, p. 853, T.R.V. 1989, p. 321, notes M. Wyckaert et F. Bouckaert, Rev. not. belge 1989, p. 410, J.T. 1990, p. 751, note D. Michiels.
[35] En dépit des termes de l'art. 61 C. soc. qui, à l'instar de l'arrêt de 1957, considère que l'objet social constitue, en principe, une limite aux pouvoirs des organes.
[36] Voy. l'enseignement de Ronse cité ci-dessus en notes (151) et (152).
[37] P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, o.c., R.C.J.B. 1992, nos 1 et 2, pp. 578 et s.
[38] Comp. P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, o.c., R.C.J.B. 1992, n° 3, pp. 586 et s.
[39] On ajoutera qu'une nouvelle réflexion devrait être menée sur la portée de l'idée que l'objet social constituerait, comme le dit l'art. 61 C. soc., une limite au pouvoir des organes (du moins sur le plan externe).