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Vennootschappen/Sociétés Les “corporate opportunities” (notamment au sein des groupes de sociétés), R.D.C.-T.B.H., 2005/5, p. 453-479

Vennootschappen/Sociétés
Les “corporate opportunities”
(notamment au sein des groupes de sociétés)

Didier Willermain [1]

TABLE DES MATIERES

I. Introduction

II. La doctrine des “corporate opportunities” en droit américain

III. Droit belge A. Introduction

B. La situation de l'administrateur 1. Principes

2. Applications

C. La situation de l'actionnaire de contrôle et la problématique des “corporate opportunities” au sein des groupes de sociétés 1. Principes

2. Applications

D. Les techniques “préventives”

E. Utilisation d'une “corporate opportunity” avec l'accord de la société

IV. Conclusion

RESUME
Si l'expression “corporate opportunities” peut paraître originale à première vue, la problématique qu'elle recouvre est relativement classique et particulièrement actuelle, comme en témoignent de nombreux exemples récents ainsi que les discussions ayant donné lieu à l'adoption par notre législateur de l'article 524, § 7, du Code des sociétés: comment répartir les opportunités d'affaire entre une société et les membres de ses organes de gestion? Une question similaire se pose également au sein des groupes de sociétés: à quelle société d'un groupe attribuer une opportunité d'affaire susceptible d'intéresser plusieurs sociétés de ce groupe?
Dans les pays de droit anglo-saxon, et aux États-Unis en particulier, ces questions ont fait l'objet de très nombreuses décisions judiciaires et d'intenses réflexions théoriques, tant sous l'angle juridique qu'économique. Dans les pays d'Europe continentale, et en Belgique spécialement, elles n'ont guère retenu l'attention de la doctrine et ne sont pas spécifiquement réglées par le législateur qui ne les aborde généralement que de manière marginale, sous l'angle de la réglementation des conflits d'intérêts.
La présente étude, après avoir tiré les principaux enseignements qui résultent de la doctrine des “corporate opportunities” en droit américain, tente de dégager les principes sur la base desquels, à défaut de règle spécifique dans notre droit, la question de l'allocation des opportunités d'affaire au sein des sociétés et des groupes de sociétés doit être réglée en distinguant entre la situation des administrateurs et celle, d'autre part, des actionnaires, eu égard à la nature différente de leurs relations avec la société. Sur la base de ces principes, l'étude esquisse un certain nombre de lignes directrices en fonction des différentes hypothèses envisageables.
Il ressort de cette analyse que, si le droit commun permet, dans une large mesure, de régler l'attribution des “corporate opportunities”, tant entre les sociétés et leurs administrateurs qu'entre sociétés d'un même groupe, l'application de ce droit commun peut parfois se révéler délicate, voire insatisfaisante, notamment en ce qui concerne la publicité des décisions prises en la matière. Afin de remédier à ces difficultés, l'étude suggère plusieurs techniques, inspirées de la pratique américaine et des principes de “corporate governance”, susceptibles de régler la question de manière préventive sur une base ad hoc. Une de ces techniques consiste à mettre en place une politique de groupe dans ce domaine, conformément aux principes désormais admis en matière de groupes de sociétés.
Pareille approche pragmatique, transparente et respectueuse des intérêts des différents “stakeholders”, doit être privilégiée. Elle devrait être retenue, comme le suggère la Commission européenne dans son plan d'action pour la modernisation du droit ses sociétés, si le législateur belge ou européen estimait souhaitable d'intervenir en la matière.
SAMENVATTING
Hoewel de uitdrukking “corporate opportunities” op het eerste gezicht heel origineel lijkt, is de problematiek waarop dit concept betrekking heeft betrekkelijk klassiek en bijzonder actueel, zoals blijkt uit verschillende recente voorbeelden en uit de discussies die aanleiding hebben gegeven tot de goedkeuring van artikel 524, § 7, van het Wetboek van Vennootschappen door onze wetgever: hoe moeten kansen en opportuniteiten verdeeld worden tussen een vennootschap en de leden van haar beheersorganen? Een gelijkaardige vraag stelt zich ook in het kader van vennootschapsgroepen: aan welke vennootschap van de groep moet de opportuniteit worden overgelaten wanneer verschillende vennootschappen van die groep hierin geïnteresseerd zijn?
In de Angelsaksische landen, en meer bepaald in de Verenigde Staten, zijn er heel wat gerechtelijke beslissingen en intense theoretische beschouwingen aan dit probleem gewijd, zowel vanuit juridisch als vanuit economisch oogpunt. In de landen van continentaal Europa, en meer bepaald in België, heeft de rechtsleer hieraan nog niet veel aandacht besteed en wordt dit niet specifiek geregeld door de wetgever. Deze behandelt die vragen meestal maar zijdelings in het licht van belangenconflicten.
Nadat een overzicht wordt gegeven van de belangrijkste punten uit de rechtsleer over “corporate opportunities” in het Amerikaanse recht, probeert deze bijdrage de principes bloot te leggen op basis waarvan de vraag naar de allocatie van de kansen binnen vennootschappen en vennootschapsgroepen - bij gebrek aan een specifieke regeling in ons recht - moet worden geregeld. Hierbij wordt omwille van hun verschillende relatie met de vennootschap een onderscheid gemaakt tussen de situatie van bestuurders en die van aandeelhouders. Op grond van deze principes wordt een aantal richtlijnen gegeven voor de verschillende denkbare hypotheses.
Uit deze analyse kan worden afgeleid dat het gemeen recht in grote mate toelaat om de toekenning van de “corporate opportunities” te regelen, dit zowel tussen de vennootschappen en hun bestuurders, als tussen de vennootschappen van eenzelfde groep. De toepassing van dit recht kan soms evenwel delicaat en zelfs onvoldoende blijken, met name wat de openbaarmaking betreft van de beslissingen die hierover worden genomen. Om hieraan te verhelpen, worden verschillende technieken voorgesteld die geïnspireerd zijn op de Amerikaanse praktijk ter zake en op de principes van de “corporate governance” en die gebruikt kunnen worden om dit op een preventieve en ad hoc-basis te regelen. Bij één van deze technieken moet een groepspolitiek over deze materie worden vastgelegd overeenkomstig de principes die voortaan worden aanvaard inzake vennootschapsgroepen.
Een gelijkaardige pragmatische en transparante aanpak waarin tevens de belangen van de verschillende stakeholders worden gerespecteerd, moet worden aangespoord. Zij moet behouden blijven, zoals de Europese Commissie voorstelde in haar actieplan aangaande de modernisering van het vennootschapsrecht, ook al willen de Belgische en de Europese wetgever liever zelf ingrijpen in deze materie.
I. Introduction

1.Position de la question. Notre droit des sociétés s'est récemment enrichi d'un nouvel anglicisme à l'occasion de l'introduction dans le Code des sociétés, en vertu de la loi dite de “corporate governance” du 2 août 2002, d'une disposition aux termes de laquelle les sociétés cotées sont désormais tenues d'indiquer dans leur rapport annuel “les limitations substantielles ou charges” qui leur sont imposées par leur société mère ou dont celle-ci a demandé le maintien (art. 524, § 7, du code) [2]. Les “corporate opportunities” - l'expression figure telle quelle dans les travaux préparatoires de la loi du 2 août 2002 [3] et a, depuis lors, été reprise par tous les commentateurs de cette loi [4] - faisaient ainsi officiellement leur apparition dans notre droit, même si ce concept était déjà antérieurement connu de la doctrine et des praticiens [5].

Si, en raison essentiellement de son origine anglo-saxonne, l'expression, qui est littéralement intraduisible en français [6], peut paraître originale à première vue, la problématique qu'elle recouvre est, quant à elle, relativement classique: comment répartir les chances ou les opportunités d'affaire entre une société et les membres de ses organes? Autrement dit, lorsqu'un administrateur, un gérant, un membre du comité de direction ou un délégué à la gestion journalière d'une société est saisi d'une opportunité d'affaire, que ce soit à titre personnel ou dans le cadre de ses fonctions, peut-il exploiter cette opportunité pour son propre compte ou, au contraire, est-il tenu d'en faire profiter la société?

Une question similaire se pose également au sein des groupes de sociétés: à quelle société d'un groupe attribuer une opportunité d'affaire susceptible d'intéresser les différentes sociétés de ce groupe? C'est spécialement sous ce second aspect que la question a retenu l'attention du législateur dans le cadre de la loi précitée du 2 août 2002. Le problème est résumé de la manière suivante, et quelque peu caricaturale ainsi que nous le verrons, dans l'exposé des motifs de cette loi: “dans quelle mesure une société mère peut-elle s'arroger les opportunités qui surviennent au niveau de la filiale ou du groupe” [7]?

La problématique dont nous venons d'esquisser les contours fait l'objet, en droit anglo-saxon, et spécialement en droit américain, depuis un siècle environ, de très nombreuses décisions judiciaires et d'intenses réflexions théoriques, tant sous l'angle juridique qu'économique. Ces réflexions et décisions ont donné naissance, en droit américain, à la “corporate opportunity doctrine” dont résulte un certain nombre de principes et de règles, plus ou moins bien établis dans chaque État. En Europe continentale, la question n'a, en revanche, guère retenu l'attention de la doctrine et de la jurisprudence, si l'on excepte quelques écrits récemment publiés dans notre pays [8] et certains développements en droit néerlandais et allemand [9]. Les travaux préparatoires de la loi du 2 août 2002 ne font qu'esquisser le problème, pour en souligner la complexité, sans y donner de réponse [10].

2.Objet de la présente étude. La première partie de la présente étude sera consacrée à la théorie des “corporate opportunities” en droit anglo-saxon, spécialement en droit américain où elle est, de loin, la plus élaborée. Nous décrirons l'origine de cette doctrine ainsi que sa signification exacte et dégagerons les principaux enseignements qui en résultent (sub II).

Dans la seconde partie de cette étude, nous analyserons la question au regard du droit belge (sub III): nous distinguerons entre la situation des administrateurs et celle des actionnaires et, après avoir rappelé les principes qui gouvernent les relations entre la société et ceux-ci, nous tenterons de fournir, en fonction des différentes situations envisageables, des éléments permettant de résoudre, dans notre droit, la question de l'attribution des chances d'affaire. Pour terminer, nous suggérerons diverses mesures de nature à prévenir les difficultés que soulève cette matière extrêmement délicate [11].

II. La doctrine des “corporate opportunities” en droit américain

3.Origine et aperçu. La doctrine des “corporate opportunities” trouve son origine dans le devoir de loyauté (“duty of loyalty”) [12] des administrateurs (“directors”) et autres “fiduciaries” (“officers” et “controlling shareholders”) à l'égard de la société et de ses actionnaires [13]. En substance, elle interdit aux personnes tenues par ce devoir de loyauté de s'approprier une opportunité censée appartenir à la société sans l'accord préalable de celle-ci. Selon la formulation proposée par Brudney et Clark, deux professeurs de Harvard, dans une étude devenue classique sur le sujet, “the doctrine of corporate opportunities provides that corporate fudiciaries cannot, without consent, divert and exploit for their own benefit any opportunity that should be deemed an asset of the corporation” [14].

Apparu au début du vingtième siècle, le principe selon lequel un “corporate fudiciary” ne peut s'approprier une “corporate opportunity” - principe qui n'était au départ qu'une application particulière de la théorie des devoirs fiduciaires, ainsi que nous venons de le relever - s'est peu à peu développé dans l'ensemble des États américains et est devenu, depuis le milieu du siècle dernier, suite notamment à une décision rendue en 1939 par la Cour suprême de l'État du Delaware dans l'affaire “Loft/Guth”, sur laquelle nous reviendrons ci-après (infra, n° 5), une doctrine autonome.

Si le principe de cette doctrine est consacré dans tous les États des États-Unis, ses pourtours exacts sont relativement flous et varient d'État à État, la principale question étant de savoir à partir de quel moment une “business opportunity” devient une “corporate opportunity” avec pour conséquence qu'elle ne peut être exploitée par les “fiduciaries” sans l'accord de la société. Même dans les conceptions les plus strictes de la doctrine des “corporate opportunities”, il ne suffit pas en effet qu'un “director” ou un autre “corporate fiduciary” ait connaissance d'une opportunité pour que celle-ci doive nécessairement revenir à la société. Encore faut-il qu'un lien, fut-il ténu, existe entre cette opportunité et la société qui justifie son appropriation par celle-ci.

Pour résoudre cette question extrêmement délicate, trois “tests” ont été élaborés par les cours des différents États américains: 1°) le “interest or expectancy test”, 2°) le “line of business test” et 3°) le “fairness test” (infra, n°s 4 à 6). Ces tests font apparaître un certain nombre de facteurs identiques qui sont pris en compte pour déterminer si un “corporate fidiciary” est en droit de s'approprier une “business opportunity” ou si celle-ci appartient à la société (infra, n° 7).

4.“Interest or expectancy test”. Selon ce premier test, apparu dans une décision rendue en 1900 par la Cour suprême d'Alabama dans une affaire “Lagarde/Anniston Lime & Stone Co.” [15], “the corporation may claim only opportunities to which it already has a contractual right (an 'interest') or which are likely to mature into a contractual right pursuant to pre-existing corporate initiative (an 'expectancy')” [16].

Le “interest or expectancy test” est le plus ancien développé par la jurisprudence américaine et il est généralement considéré comme la formulation la moins stricte de la doctrine des “corporate opportunities”, puisqu'il suppose, pour que la société puisse prétendre à une opportunité, soit l'existence d'un véritable droit dans son chef sur l'opportunité (l'usurpation de l'opportunité impliquant alors une violation de ce droit), soit un intérêt tout à fait circonstancié sur cette opportunité [17]. À défaut, les “corporate fiduciaries” sont libres de s'approprier l'opportunité.

Ce premier test n'est plus guère utilisé aujourd'hui dans cette acceptation stricte, et, dans les décisions où il est encore invoqué formellement (décisions des juridictions de l'État de New York en particulier), il se confond en réalité avec le “line of business test”.

5.“Line of business test”. Le “line of business test” trouve son origine dans l'affaire “Loft/Guth” tranchée par la Cour suprême du Delaware en 1939. Les faits dont était saisie la Cour suprême sont relativement simples et méritent d'être résumés ici, eu égard au retentissement considérable de cette affaire sur la doctrine des “corporate opportunities”.

Monsieur Guth était “CEO”, “Chairman” et actionnaire (à hauteur de 25% environ) de Loft Inc., société qui gérait une centaine de points de vente de friandises et de sodas, parmi lesquels le célèbre “Coca-Cola”. Loft Inc., qui fabriquait elle-même les friandises qu'elle vendait mais pas les sodas, était mécontente de la firme qui lui fournissait le “Coca-Cola” et était à la recherche d'un nouveau fournisseur. M. Guth fut alors approché par une de ses anciennes connaissances qui lui proposa d'acquérir la marque et le secret de fabrication du “Pepsi-Cola”, marque peu connue et peu développée à l'époque. M. Guth accepta cette proposition, pour son compte propre, car elle lui permettait à la fois de développer une activité de fabrication de sodas et de résoudre le problème d'approvisionnement de Loft Inc. en vendant à celle-ci les produits “Pepsi-Cola”. Il acquit donc, via une société (“Pepsi Cola Company”) et au moyen de fonds prêtés par Loft Inc., la marque et le secret de fabrication du “Pepsi Cola” qu'il développa avec succès. Plusieurs années après cette reprise, Loft Inc., dont les activités déclinaient alors que celles du “Pepsi Cola Company” étaient en pleine expansion, assigna M. Guth pour avoir “usurpé” une opportunité qui devait, selon elle, lui revenir.

La Cour suprême du Delaware donna raison à Loft, considérant que M. Guth ne pouvait s'“approprier” une opportunité devant revenir à la société et condamna M. Guth a “restituer” à Loft les bénéfices réalisés suite à l'acquisition du “Pepsi Cola” ainsi que les intérêts qu'il possédait dans la “Pepsi Cola Company”. Pour justifier sa décision, la cour considéra que “If there is presented to a corporate officer or director a business opportunity which the corporation is financially able to undertake, is, from its nature, in the line of the corporation's business and is of practical advantage to it, is one in which the corporation has an interest or reasonable expectancy and, by embracing the opportunity, the self-interest of the officer or director will be brought into conflict with that of his corporation, the law will not permit him to seize the opportunity for himself”. La cour a ensuite défini la notion de “line of business” comme “embracing an activity as to which [the corporation] has fundamental knowledge, practical experience and ability to pursue, which, logically and naturally, is adaptable to its business (…) and is one that is consonant with its reasonable needs and aspirations for expansion”.

Dans cette décision, trois critères ont donc été retenus par la Cour pour déterminer si une opportunité revient à la société: la capacité financière de la société de développer l'opportunité, le lien entre l'opportunité et l'activité de la société et l'intérêt de la société pour l'opportunité. Ces trois critères - qui seront rappelés dans des décisions ultérieures de la Cour suprême du Delaware - n'en forment en réalité qu'un seul, une opportunité n'entrant dans la “line of business” d'une société que si celle-ci est capable (notamment financièrement) de la développer et si elle peut en tirer un avantage, c'est-à-dire si elle a intérêt à son développement [18].

Le “line of business test” est le plus répandu aux États-Unis mais les contours exacts de ce test sont difficiles à cerner précisément et, de l'aveu de la meilleure doctrine outre-atlantique, il n'est guère aisé de déterminer à l'avance quand une “business opportunity” doit être considérée comme entrant dans la “line of business” d'une société avec pour conséquence qu'elle revient à celle-ci.

6.“Fairness test”. Un troisième test a été développé par la Cour suprême du Massachusetts en 1948 dans une affaire “Durfee/Durfee & Canning” [19]. Selon la cour, “the true basis of the governing doctrine rests fundamentally on the unfairness in the particular circumstances of a director, whose relation to the corporation is fiduciary, taking advantage of an opportunity [for his personal profit] when the interests of the corporation justly call for protection”. Pour sauvegarder la société contre cette “unfairness”, la cour a déclaré devoir appliquer des “ethical standards (…) of what is fair and ethical”, sans toutefois indiquer le contenu de ces “standards”.

La doctrine américaine est unanime pour considérer que ce test est encore plus vague que le précédent, même si l'on retrouve généralement les mêmes critères pour déterminer si l'appropriation par un “corporate fiduciary” d'une opportunité est “unfair”: en particulier, lien étroit entre cette opportunité et l'activité de la société et utilisation par le “corporate fiduciary” des ressources de la société pour développer l'opportunité.

Le “fairness test” n'est généralement plus appliqué tel quel par les juridictions américaines. Il est néanmoins encore utilisé par certaines juridictions, dont celles du Minnesota, comme seconde étape d'un test “hybride” consistant à appliquer, dans un premier temps, le “line of business test”. Ce ne sera que si la juridiction arrive à la conclusion qu'une “business opportunity” entre dans la “line of business” d'une “corporation” qu'elle se demandera, dans un second temps, si l'exploitation de cette opportunité par un “director” est “fair” [20]. La doctrine américaine est unanime pour considérer que cette dernière approche ne présente aucun avantage par rapport au “line of business test” et rend encore plus compliquée l'application de celui-ci [21].

7.Synthèse des éléments relevants pour l'appréciation de l'existence d'une “corporate opportunity”. On constate, à l'examen de la jurisprudence américaine, que les décisions rendues en matière de “corporate opportunities” sont avant tout basées sur un examen très poussé du contexte factuel de chaque cause - “fact driven”, pour reprendre l'expression utilisée par la doctrine américaine - et que, quelque soit le test appliqué, les mêmes éléments de fait sont généralement retenus par les juridictions pour déterminer si une “business opportunity” doit revenir à la société.

Parmi ces éléments, le premier est l'existence d'un lien entre l'opportunité et les activités de la société. Autrement dit, pour reprendre la phraséologie américaine, l'opportunité s'inscrit-elle dans la “line of business” de la société? Il semble quasi-unanimement admis [22], même par les tenants d'une application stricte de la doctrine des “corporate opportunities”, que si une opportunité est sans rapport avec l'activité de la société, elle ne pourra être considérée comme une “corporate opportunity”, et ce quel que soit le test appliqué. D'autre part, plus le lien entre une opportunité et l'activité de la société est ténu, moins la société aura de chances de revendiquer cette opportunité. Le lien entre l'opportunité et la société résultera, notamment, des activités effectivement développées par la société, de la capacité “opérationnelle” et financière de la société à développer l'opportunité, du fait que la société a besoin de l'opportunité pour se développer ou qu'elle a antérieurement marqué un intérêt pour le type d'opportunité en cause.

Un deuxième élément tient en la qualité dans laquelle le “corporate fiduciary” a été saisi de l'opportunité. L'importance de ce facteur est discutée, en particulier parce qu'il n'est pas toujours aisé de déterminer en quelle qualité un “corporate fiduciary” a eu connaissance d'une opportunité et que la doctrine des “corporate opportunities” est basée sur l'idée que les “corporate fiduciaries” doivent se consacrer entièrement et exclusivement à leur “corporation”, mais, d'une manière générale, il ressort de la jurisprudence américaine que s'il peut être établi que le “corporate fiduciary” a eu connaissance de l'opportunité dans le cadre de l'exercice de ses fonctions, l'appropriation par lui de cette opportunité, sans l'accord préalable de la société, sera jugée illégitime. En revanche, si le “corporate fiduciary” est informé d'une opportunité à titre personnel, il est en principe libre de l'exploiter, sauf si l'opportunité est essentielle au développement de la société ou si celle-ci a un intérêt circonstancié pour cette opportunité [23].

La nature du lien entre le “corporate fiduciary” et la société constitue un troisième élément d'appréciation de l'existence d'une “corporate opportunity”. Les décisions ayant appliqué la doctrine des “corporate opportunities” ne font généralement pas de distinction entre, d'une part, les “officers” et les “executive directors” et, d'autre part, les “non-management” ou “non executive directors” mais ces décisions concernent, pour la plupart, les premiers et non les seconds. La doctrine américaine recommande quant à elle de distinguer entre “executive” et “non executive directors” et d'appliquer moins sévèrement la doctrine des “corporate opportunities” à ces derniers au motif principalement qu'ils ne sont pas censés consacrer l'intégralité de leurs activités professionnelles à la société et qu'ils sont choisis en raison de leur implication dans d'autres activités.

Deux autres éléments sont très souvent retenus comme témoignant du caractère illégitime de l'exploitation par un “corporate fiduciary” d'une opportunité d'affaire: d'une part, l'utilisation non autorisée des ressources de la société pour exploiter l'opportunité [24] - ces ressources pouvant inclure, selon certaines décisions, le temps pris par le “corporate fiduciary” sur son temps de travail - et, d'autre part, le caractère concurrent de l'activité développée par le “corporate fiduciary” au moyen de l'opportunité [25].

Enfin, la question de savoir si l'incapacité de la société d'acquérir et de développer une opportunité est de nature à justifier l'appropriation de cette opportunité par le “corporate fiduciary” est discutée et fait l'objet de décisions contradictoires. Le moyen de défense tiré du manque de moyens financiers de la société (“financial inability defense”) semble être admis par une majorité de juridictions (en tout cas lorsque la société est virtuellement en état de faillite) mais d'autres l'écartent catégoriquement au motif qu'il serait de nature à encourager la déloyauté des “corporate fiduciaries” et qu'il appartient précisément à ceux-ci de trouver des solutions au manque de moyens financiers de la société. Des décisions en sens divers ont également été rendues en ce qui concerne l'admissibilité du moyen de défense tiré de l'impossibilité juridique dans laquelle se trouverait la société d'exploiter une opportunité (par exemple parce que cette opportunité n'entrerait pas dans son objet social) ou du refus du tiers, à l'origine de l'opportunité, de développer celle-ci avec la société.

8.Les Codes de “corporate governance”. La question de l'utilisation des “corporate opportunities” fait par ailleurs l'objet de dispositions spécifiques, parfois très détaillées, dans les codes de “corporate governance” élaborés aux États-Unis. Il en est ainsi, en particulier, des “Principles of corporate governance” établis en 1994 par l'American Law Institute qui, à la fois, définissent la notion de “corporate opportunity” et fixent les conditions auxquelles est subordonnée l'exploitation d'une telle opportunité par un “corporate fiduciairy”. Les critères retenus par l'American Law Institute sont utilisés par certaines juridictions américaines pour déterminer l'existence d'une “corporate opportunity”.

La définition qui est donnée de la notion de “corporate opportunity” par ces “Principles” est extrêmement large puisque elle comprend “(1) any opportunity to engage in business activity of which a director or senior executive becomes aware, either (A) in connection with the performance of functions as director or senior executive, or under circumstances that should reasonably lead the director or senior executive to believe that the person offering the opportunity expects it to be offered to the corporation or (B) through the use of corporate information or property, if the resulting opportunity is one that the director or senior executive should reasonably be expected to believe would be of interest to the corporation” et “(2) any opportunity to engage in a business activity of which a senior executive becomes aware and knows is closely related to a business in which the corporation is engaged or expects to engage” (Principles § 5.05 (b)).

Selon les “Principles”, un “director” ou un “senior executive” ne peut tirer aucun avantage d'une “business opportunity” ainsi définie sauf s'il a préalablement proposé cette opportunité à la “corporation” et si celle-ci l'a rejetée, pour autant que ce rejet soit “fair to the corporation”, qu'il ait été décidé par des “desinterested directors” et qu'il ait été autorisé ou ratifié par les actionnaires.

Les dernières règles de “corporate governance” promulguées par le New York Stock Exchange ne sont pas aussi détaillées. Elles prévoient uniquement que: “Employees, officers and directors should be prohibited from (a) taking for themselves personally opportunities that are discovered through the use of corporate property, information or position; (b) using corporate opportunity, information, or position for personal gain; and (c) competing with the company. Employees, officers and directors owe a duty to the company to advance its legitimate interests when the opportunity to do arises” (règle n° 10).

9.Consentement de la société. Il est admis, dans la quasi-totalité des États américains, qu'une société peut renoncer à développer elle-même une opportunité qui lui reviendrait en vertu de la doctrine des “corporate opportunities” et autoriser un “corporate fiduciary” à l'exploiter pour son propre compte.

Pareille décision, qui peut être prise, soit par le conseil d'administration, soit par l'assemblée générale des actionnaires, est soumise à une double condition: d'une part, l'organe appelé à se prononcer doit avoir été complètement et adéquatement informé de l'opportunité, le caractère “adéquat” de l'information impliquant généralement que cette information soit préalable à l'appropriation de l'opportunité par le “corporate fiduciary”; d'autre part, la décision doit être prise de manière “indépendante”, c'est-à-dire par des “desinterested directors” ou, si la décision est adoptée au niveau des actionnaires, par des “desinterested share­holders”.

Dans tous les cas, l'information de la société et l'obtention de son autorisation ne sont pas, en soi, des obligations s'imposant aux “corporate fiduciary”, sauf dans l'État du Massachusetts où la Cour suprême a décidé que les “corporate officers” avaient l'obligation de dévoiler à leurs employeurs les “corporate opportunities” [26]. Il s'agit uniquement d'un moyen de défense, un “safe harbor” pour reprendre l'expression de la Cour suprême du Delaware, pour le “corporate fiduciary” qui s'approprie une “corporate opportunity”. Il en résulte que, sauf dans certains États, l'accord de la société ne constitue pas nécessairement un moyen de défense absolu et, d'autre part, que la circonstance que le “corporate fiduciary” n'a pas sollicité un tel accord n'est pas, en soi, fautive.

10.Mesures “préventives”. Diverses mesures peuvent être prises par les sociétés pour prévenir les difficultés inhérentes à l'allocation des “business opportunities” entre la société et ses “corporate fiduciaries”.

D'une part, la société peut définir à l'avance, dans son acte constitutif ou par une décision de son conseil d'administration, les opportunités qui lui reviennent ou, au contraire, renoncer à certaines catégories d'opportunités. Cette dernière possibilité est, par exemple, prévue expressément par le droit de l'État du Delaware depuis une modification législative votée en 2000 (section 122 (17) du “Delaware General Corporation Law”) en vertu de laquelle une société peut renoncer, dans son “certificate of incorporation” ou par décision de son conseil, à des “specified business opportunities” ou à des “specified classes or categories of business opportunities that are presented to the corporation or one or more of its officers, directors or stockholders” [27]. Dans un même ordre d'idée, l'acte constitutif peut définir précisément l'activité pour laquelle la société est constituée limitant ainsi les opportunités auxquelles elle peut prétendre sur la base du “line of business test”.

La question peut, d'autre part, être réglée dans le cadre de conventions entre la société et ses “officers” ou “directors”. On songe, en premier lieu, aux clauses de non-concurrence qui règlent indirectement la question en faisant interdiction à leur débiteur de se livrer à certaines activités. Des clauses plus spécifiques sont également envisageables. Celles-ci peuvent, par exemple, prévoir une obligation générale dans le chef du “corporate fiduciary” de soumettre à la société toute opportunité dont il a connaissance ou, au contraire, ne réserver à la société que certaines catégories d'opportunités.

11.La situation de l'actionnaire de contrôle et les relations entre sociétés d'un même groupe. On a déjà indiqué ci-avant (supra, n° 3) qu'un actionnaire de contrôle est considéré comme un “fiduciary” et qu'il est tenu par des devoirs fiduciaires, à l'égard de la société et de ses actionnaires minoritaires. La doctrine des “corporate opportunities” est donc susceptible de lui être appliquée avec pour conséquence qu'une société mère pourrait voir sa responsabilité engagée si elle s'approprie illégitimement une opportunité devant revenir à sa société filiale.

Cela étant, très peu de décisions concernent cette hypothèse, la doctrine des “corporate opportunities” s'étant développée essentiellement à propos des “directors” et des “officers”. Certaines décisions confirment cependant l'application de la doctrine des “corporate opportunities” aux actionnaires de contrôle. Ainsi, la Cour suprême du Delaware a décidé, dans l'affaire “Thorpe/Cerbco” [28], que la possibilité de vendre une filiale était, pour la société mère de celle-ci, une “business opportunity” que l'actionnaire de contrôle de la société mère avait détournée pour pouvoir vendre ses propres actions dans la société mère.

Si la jurisprudence n'a guère été confrontée à la problématique de l'attribution des “business opportunities” entre sociétés mères et filiales, la doctrine s'y est davantage intéressée et différents modèles théoriques ont été développés. Le modèle le plus souvent cité est celui des professeurs de Harvard Brudney et Clark. Partant de l'idée que le “line of business test” sera généralement inapplicable pour régler la question des “corporate opportunities” au sein des groupes de sociétés dans lesquelles les sociétés du groupe ont souvent des activités similaires ou limitrophes, ils proposent le principe suivant: “all business opportunities that may be taken by either a parent company or its partially owned subsidiary are deemed to belong to the subsidiary, and their taking by the parent is therefore a wrongful usurpation, unless the parent shows by clear and convincing evidence that the opportunity would have a subsequent higher value if taken and developed by the parent than if taken and developed by the subsidiary” [29]. En d'autres termes, selon cette doctrine, toute opportunité d'affaire susceptible d'intéresser tant une filiale que sa société mère devrait être allouée à la première, sauf si la société mère démontre que cette opportunité serait mieux exploitée et valorisée à son niveau.

D'autre part, la doctrine considère que, dans le cadre de sociétés filiales contrôlées à 100%, la société mère doit pouvoir décider librement de l'affectation entre elle et ses filiales des “corporate opportunities”, pour autant que cette affectation ne porte pas préjudice aux droits des créanciers des sociétés concernées.

12.Observations finales sur le droit américain. De l'examen de la doctrine des “corporate opportunities” en droit américain, il résulte en premier lieu que les contours de cette doctrine d'origine prétorienne sont relativement flous et mal définis. En réalité, la question de savoir si un “corporate fiduciary” a utilisé abusivement une opportunité dépend essentiellement de l'appréciation qu'en fera, en fait, le juge qui en sera saisi. La même situation pourra donc donner lieu à des décisions différentes selon la “sensibilité” du juge qui en est saisi et du “test” retenu.

D'autre part, la doctrine des “corporate opportunities” n'a pas pour conséquence que toute opportunité dont un “fiduciary” a connaissance, même en sa qualité de “fiduciary”, doit nécessairement revenir à la société. Au contraire, l'analyse de la jurisprudence américaine montre que, dans certaines circonstances, l'appropriation par un “fiduciary” d'une opportunité peut être parfaitement légitime. Autrement dit, le principe n'est pas celui de l'interdiction de pareille appropriation, la doctrine des “corporate opportunities” tendant davantage à une allocation économiquement efficace et “fair” des opportunités entre la société et ses “fiduciaries”.

La doctrine des “corporate opportunities” est par ailleurs loin de faire l'unanimité et elle est régulièrement remise en cause dans la littérature scientifique. Ainsi, selon les professeurs Brudney et Clark, dont nous avons déjà évoqué l'étude très remarquée qu'ils ont consacrée à la question, “the law of corporate opportunities is among the least satisfactory limbs of doctrine in the corpus of corporate law”. Ces auteurs n'en concluent cependant pas pour autant que les “corporate fiduciaries” devraient être libres de s'approprier toute “business opportunity” dont ils auraient connaissance. Bien au contraire, ils suggèrent de substituer à la doctrine floue et complexe des “corporate opportunities” des règles plus simples qui seraient basées sur le principe de l'interdiction pure et simple de toute utilisation d'une opportunité d'affaire par des “full time directors” ou “officers” tandis que les “non executive directors” seraient soumis à des règles moins strictes. D'autres auteurs, qui préconisent également l'abandon de la théorie des “corporate opportunities”, plaident en faveur d'une approche contractuelle de la question [30].

On relèvera également que la doctrine des “corporate opportunities” s'est développée essentiellement à propos d'“executive directors” et d'“officers”. Les cas impliquant des “controlling shareholders” sont peu fréquents et les auteurs soulignent la difficulté de régler la question de l'allocation des “business opportunities” entre une société mère et ses filiales non contrôlées à cent pour cent. La doctrine américaine des “corporate opportunities” n'est donc pas d'une très grande utilité pour régler la question de l'attribution des “business opportunities” au sein des sociétés d'un même groupe.

Une dernière observation enfin: les décisions qui font application de la doctrine des “corporate opportunities” concernent dans la toute grande majorité des cas des “close corporations” (sociétés “privées”) et non des “public corporations” (sociétés “publiques”).

III. Droit belge
A. Introduction

13.Distinction entre la situation de l'administrateur et celle de l'actionnaire. La problématique de l'allocation des opportunités d'affaire entre une société, ses mandataires et ses actionnaires, spécialement son actionnaire de contrôle, n'a guère retenu l'attention de la doctrine belge [31] et, à notre connaissance, seule une décision de jurisprudence, rendue en référé, évoque la question, quoique de manière incidente [32]. Nul doute cependant que cette problématique n'est pas purement académique et se pose régulièrement dans la pratique des affaires, que ce soit au sein des petites sociétés ou des groupes multinationaux. Certains dossiers dont il a été question récemment dans la presse ainsi que les discussions qui ont eu lieu à l'occasion de l'adoption de la loi du 2 août 2002 (supra, n° 1) en témoignent.

Aucune disposition spécifique de notre droit des sociétés ne règle la question de l'attribution des chances d'affaire, que ce soit entre les sociétés et leurs mandataires ou entre sociétés appartenant à un même groupe (si l'on excepte, dans ce dernier cas, le nouvel art. 524, § 7, du code mais dont on a déjà souligné qu'il ne constituait, de l'aveu même de notre législateur, qu'une réponse très fragmentaire au problème; voy. également infra, n° 30). À défaut de règle spécifique, la question doit être réglée sur la base du droit commun et des principes qui s'en dégagent.

Deux situations nous paraissent devoir être distinguées sous cet angle: celle, d'une part, de l'administrateur ou du gérant (auquel on assimilera le membre du comité de direction au sens de l'art. 524bis du Code des sociétés, lorsque pareil comité a été instauré, et le délégué à la gestion journalière) [33] et celle, d'autre part, de l'actionnaire, eu égard à la nature différente des relations qui, en droit belge, unissent la société à ses administrateurs, d'une part, et la société à ses actionnaires, d'autre part.

B. La situation de l'administrateur
1. Principes

14.Nature des relations entre l'administrateur et la société. On enseigne traditionnellement que, dans le cadre interne de la société, les administrateurs sont assimilés à des mandataires de l'assemblée générale [34] ou, plus exactement, de la société [35] et que ce sont, par conséquent, les règles du mandat qui doivent, en principe, s'appliquer dans les relations entre l'administrateur et la société.

Il ne s'agit cependant que d'une assimilation ou d'une fiction car les administrateurs ne tiennent pas leur pouvoir d'un véritable mandat, mais d'une nomination faite par un autre organe [36] ainsi que des dispositions légales qui organisent les pouvoirs de l'organe dont ils font partie. En outre, ils ne sont pas uniquement chargés de l'accomplissement d'actes juridiques mais aussi de prestations matérielles et intellectuelles relevant davantage d'un contrat d'entreprise que d'un mandat [37]. Enfin, les administrateurs pris isolément n'ont aucun pouvoir, ce qui se concilie mal avec l'idée que chaque administrateur serait un “mandataire”, et il est inexact de dire que le conseil d'administration aurait pour mission d'exécuter les instructions de l'assemblée, comme un mandataire exécute les instructions de son mandant [38].

En réalité, il est plus exact de considérer que les administrateurs de société sont soumis à un statut particulier, “sui generis”, organisé, en ordre principal, par le Code des sociétés [39] et, subsidiairement, dans la mesure où il n' a pas été dérogé par le Code des sociétés, par les règles du mandat. Le Code des sociétés reflète désormais cette analyse, partiellement en tout cas: alors que l'ancien article 53 des lois coordonnées sur les sociétés commerciales énonçait que “Les sociétés anonymes sont administrées par des mandataires à temps”, l'article 517 du Code, qui remplace cette disposition, ne qualifie plus les administrateurs de mandataires énonçant simplement que “Les sociétés anonymes sont administrées par des personnes physiques ou morales”  [40]. D'autres dispositions du code continuent cependant à utiliser le terme de “mandat” pour qualifier les relations entre la société et ses administrateurs (voy. par ex. art. 518, § 3, et 527).

Les dérogations aux règles du mandat peuvent résulter de dispositions légales spécifiques ou de principes du droit des sociétés. Ainsi, en droit des sociétés, les pouvoirs des administrateurs sont normalement exclusifs, alors qu'en matière de mandat, le mandant conserve le pouvoir d'accomplir les actes couverts par le mandat. De même, dans certaines formes de sociétés, les gérants ne sont révocables que pour des motifs graves s'ils sont nommés dans l'acte constitutif pour la durée de la société (voy. art. 256 du Code des sociétés en ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité limitée), contrairement au droit commun du mandat qui veut que le mandataire soit révocable ad nutum. Le Code des sociétés peut également aménager les règles résultant des articles 1984 et suivants du Code civil. Nous verrons que tel est le cas, selon nous, de l'obligation de rendre compte consacrée, en droit commun du mandat, par l'article 1993 du Code civil (infra, n° 16).

15.Devoir de loyauté de l'administrateur - Portée. En vertu des règles applicables au contrat de mandat, le mandataire doit agir loyalement à l'égard de son mandant [41]. Le devoir de loyauté, application du principe d'exécution de bonne foi [42], n'est certes pas propre au contrat de mandat. Il revêt cependant dans ce contrat une importance particulière en raison de la confiance dont ce contrat est empreint et de la mission de représentation dont est investi le mandataire. Ce devoir de loyauté implique, en particulier, que le mandataire fasse usage des pouvoirs qui sont les siens dans l'intérêt de son mandant et non dans son intérêt propre ou dans l'intérêt de tiers [43].

La relation entre l'administrateur et la société se caractérise par une collaboration étroite et de longue durée et l'administrateur, comme le mandataire “de droit commun”, représente et gère les intérêts d'autrui. Il en résulte que, comme le mandataire “de droit commun”, l'administrateur est tenu à un devoir de loyauté renforcé [44]. La portée de ce devoir de loyauté doit être bien comprise: comme nous venons de l'indiquer, il s'agit d'une conséquence de la nature particulière de la relation unissant la société à l'administrateur ou, si l'on préfère, d'une application du principe de bonne foi à cette relation, et non d'un devoir autonome, indépendant de cette relation [45]. Il en résulte en particulier que, juridiquement, ce devoir n'existe que vis-à-vis de la société et non à l'égard des actionnaires individuellement [46] et qu'il se distingue conceptuellement du “duty of loyalty”, de nature fiduciaire, existant en droit américain [47].

Une première obligation se déduit du devoir de loyauté de l'administrateur: celui-ci doit toujours agir dans l'intérêt de la société et, confronté à une situation de conflit d'intérêts, il doit faire prévaloir les intérêts de la société sur son intérêt propre [48]. Il s'agit, en réalité, d'une simple transposition à l'administrateur de société des règles applicables au mandataire dont le législateur, la jurisprudence et la doctrine ont fait de multiples applications [49].

De cette première obligation découle un autre principe: devant utiliser ses pouvoirs exclusivement dans l'intérêt de la société, l'administrateur ne peut tirer profit à son avantage de sa position au sein de la société, au détriment de celle-ci. Ce principe connaît de nombreuses applications. C'est ainsi, pour prendre un exemple dans un domaine proche de celui qui nous intéresse, que l'on enseigne traditionnellement que l'administrateur ne peut utiliser à des fins personnelles l'information à laquelle il a accès dans le cadre de ses fonctions [50]. L'article 492bis du Code pénal fait une autre application de ce principe en réprimant pénalement les dirigeants d'une personne morale qui profitent de leur position pour utiliser illicitement, à leur avantage ou au bénéfice de tiers, les biens ou le crédit de la personne morale, au détriment de celle-ci.

Une double précision s'impose immédiatement quant à la portée de ce dernier principe: ce qui est interdit à l'administrateur c'est de réaliser un profit illicite, au détriment de la société. Il n'est en revanche pas interdit que l'administrateur puisse se voir accorder par la société des avantages particuliers. L'article 523 du Code des sociétés le confirme [51] en soumettant à une procédure spécifique les décisions du conseil d'administration d'une société anonyme dans lesquelles un administrateur a un intérêt personnel opposé, sans interdire que pareille décision puisse avoir des conséquences patrimoniales, éventuellement défavorables, pour la société [52]. L'octroi de pareil avantage procède d'une décision de la société qui devra, comme toute décision sociale, être justifiée par l'intérêt social et il ne s'agit donc pas d'un avantage illicite [53]. D'autre part, le principe que nous venons d'énoncer n'interdit pas à un administrateur de tirer tout avantage personnel généralement quelconque de sa position. Dans bien des cas en effet, la position occupée par un administrateur sera de nature à avoir pour lui des conséquences favorables, fût-ce en termes de réputation, et il n'y a là rien d'illicite. Ce qui est interdit c'est l'avantage illicite dont profite un administrateur au détriment de la société.

Une troisième conséquence se déduit enfin du devoir de loyauté: l'administrateur ne peut se livrer à des activités concurrentes à celles de la société [54] ou être membre du conseil d'administration de deux sociétés concurrentes [55]. Cette interdiction de non-concurrence, dont le principe n'est pas contestable, ne doit cependant pas être conçue de manière absolue [56], une société pouvant accepter, expressément ou tacitement [57], qu'un de ses administrateurs soit actif dans son domaine d'activité ou membre du conseil d'administration d'une société ayant des activités similaires [58]. Plus généralement, l'administrateur devra éviter de se placer dans une situation dans laquelle il pourrait se trouver en conflit d'intérêts à l'égard de la société (voy. également infra, n° 19).

16.Nature des relations entre l'administrateur et la société (suite) - Article 1993 du Code civil. Aux termes de l'article 1993 du Code civil, “Tout mandataire est tenu de rendre compte de sa gestion, et de faire raison au mandant de tout ce qu'il a reçu en vertu de sa procuration, quand même ce qu'il aurait reçu n'eut point été dû au mandant”. L'article 1996 ajoute, sur ce dernier point, que “Le mandataire doit l'intérêt des sommes qu'il a employées à son usage, à dater de leur emploi; et de celles dont il est reliquataire, à compter du jour qu'il est mis en demeure”.

Selon l'analyse qui en est faite aujourd'hui, l'article 1993 implique deux obligations distinctes pour le mandataire: une obligation d'information et une obligation de “reversement” [59]. L'obligation d'information impose tout d'abord au mandataire d'informer son mandant du déroulement de sa mission et du résultat de celle-ci [60]. Elle impose, ensuite, au mandataire de présenter, à l'issue de son mandat, un compte de sa gestion retraçant les diverses opérations effectuées au cours de celle-ci [61]. Elle est la condition d'une décharge valable. Quant à l'obligation de “reversement”, elle a pour objet, selon une interprétation traditionnelle, l'acquittement par le mandataire de l'éventuel solde positif du compte de gestion [62].

Certains auteurs ont soutenu que l'article 1993 du Code civil, et plus particulièrement l'obligation de “reversement” qu'il comporte, serait à l'origine de devoirs fiduciaires, notamment d'un devoir fiduciaire de loyauté, dans le chef des administrateurs à l'égard de l'ensemble des actionnaires, notamment en cas de changement de contrôle de la société [63]. Cette analyse est basée sur une interprétation extensive de l'article 1993 du Code civil inspirée de De Page pour qui l'obligation de “reversement” du mandataire ne s'imposerait pas seulement “par des motifs d'ordre purement juridique” mais également par des considérations morales: “elle [l'obligation de reversement] a aussi cet avantage pratique de permettre d'exiger du mandataire la plus scrupuleuse fidélité dans l'exécution du mandat. Le mandat ne peut jamais, en d'autres termes, devenir une source de profits pour le mandataire dans les rapports de celui-ci avec les tiers” [64]. Et De Page d'ajouter que l'obligation de renversement “ne s'étend pas seulement à tout ce qui a été reçu 'en vertu du mandat', mais encore, et plus exactement, à l'occasion du mandat”.

Nous ne pouvons nous rallier à cette thèse [65]. D'une part, l'interprétation faite par De Page de l'article 1993 du Code civil est isolée en doctrine et n'a pas de fondement légal. Elle confond, en réalité, obligation de rendre compte et devoir de loyauté du mandataire. La doctrine souligne, de manière unanime, que l'obligation de “reversement” est justifiée par l'idée de représentation (ce que le mandataire reçoit des tiers en vertu du mandat, il le reçoit pour compte du mandant et doit le restituer à ce dernier [66]) et qu'elle est intimement liée à l'obligation du mandataire d'établir le compte de ses recettes (parmi lesquelles figure ce que le mandataire a reçu en vertu de son mandat) et dépenses [67]. Sous cet angle, elle a pour objet, comme nous l'avons indiqué ci-avant, l'éventuel solde positif du compte du mandataire [68]. L'idée que cette obligation concernerait tout ce qui a été reçu “à l'occasion du mandat” est par ailleurs contredite par le texte même de l'article 1993 du Code civil qui ne vise que ce que le mandataire a reçu “en vertu” du mandat et n'a, à notre connaissance, jamais été consacrée par la jurisprudence [69].

D'autre part, l'article 1993 se traduit, en droit des sociétés, par l'obligation faite aux administrateurs d'établir des comptes annuels (comprenant un rapport de gestion) (Code des sociétés, art. 92, § 1er, alinéa 1er), de soumettre ceux-ci à l'assemblée générale (Code, art. 92, § 1er, alinéa 2) et d'y répondre aux questions des actionnaires [70] au sujet de leurs rapports et des points portés à l'ordre du jour (voy. art. 540 du Code pour ce qui est des sociétés anonymes) ainsi que par diverses autres dispositions légales organisant l'information des actionnaires [71]. Ce sont ces dispositions qui organisent la manière dont les administrateurs rendent compte à leur “mandant” de la façon dont ils ont géré la société et de l'usage qu'ils ont fait des biens de celle-ci. Or, en dehors de ces dispositions organisant la circulation de l'information au sein des sociétés et de celles relatives à l'information des tiers et du “marché” [72], les administrateurs sont tenus à un devoir de discrétion. Reconnaître une application en quelque sorte “résiduaire” de l'article 1993 du Code civil aurait pour conséquence de bouleverser ces principes fondamentaux, désormais unanimement admis [73].

Enfin, il est un fait que, quelle que soit l'interprétation que l'on donne à l'article 1993 du Code civil et à supposer même que cette disposition soit applicable aux administrateurs de sociétés, cette disposition ne concerne que les relations entre le mandant et son mandataire avec, pour conséquence que, s'il fallait l'appliquer aux administrateurs, elle ne concernerait que les relations de ceux-ci avec la société et ne pourrait être invoquée par les actionnaires individuellement. En tout état de cause, elle serait donc impuissante à justifier l'existence d'un devoir fiduciaire à l'égard de ces derniers.

17.Nature des relations entre l'administrateur et la société (suite) - Distinction entre administrateurs “exécutifs” et administrateurs “non-exécutifs”. La distinction entre, d'une part, l'administrateur dit “exécutif” qui est “chargé de la gestion quotidienne de [la] société” [74] et consacre normalement l'intégralité de ses activités professionnelles à la société dont il est administrateur ou qui, selon une autre expression, a des fonctions de “plein exercice” [75], le cas échéant dans le cadre d'un contrat de travail ou d'une autre relation contractuelle spécifique et, d'autre part, l'administrateur “non exécutif”, qui “n'exerce pas des fonctions de direction au sein de la société” [76], fait désormais partie intégrante de notre droit des sociétés, en tout cas en ce qui concerne les sociétés cotées [77]. Le Code belge de gouvernance d'entreprise, sur lequel nous reviendrons ci-après (infra, n° 19), réaffirme cette distinction en énonçant que “Tout en faisant partie du même organe collégial, les administrateurs exécutifs et les administrateurs non exécutifs ont un rôle spécifique et complémentaire à jouer dans le conseil d'administration” (art. 3.3).

Le professeur Dieux a montré que la jurisprudence devrait un jour tirer les conséquences de cette distinction de plus en plus nette entre ces deux “catégories” d'administrateurs en ce qui concerne leur responsabilité [78]. Nous pensons que le rôle spécifique des administrateurs “exécutifs” et des administrateurs “non exécutifs” dans l'administration de la société et l'intensité différente de leur relation avec la société justifient pareillement que les règles relatives à l'attribution des chances d'affaires leur soient appliqués différemment ou, si l'on préfère, avec une intensité variable [79]. Une telle approche est également préconisée par la doctrine américaine, ainsi qu'on l'a vu (supra, n° 7).

La mission de l'administrateur exécutif comporte, par essence, la recherche, de façon active, d'opportunités pour la société tandis que le rôle des administrateurs non exécutifs est davantage axé sur l'élaboration de la stratégie de la société et sur le contrôle de celle-ci [80]. D'autre part, si la société est en droit de s'attendre à ce que l'administrateur “exécutif” lui consacre l'ensemble de son activité professionnelle [81], il n'en va pas de même en ce qui concerne l'administrateur “non exécutif” puisque, par hypothèse, la société sait que celui-ci a d'autres activités et c'est même parfois en raison de ces autres activités qu'il a été choisi et désigné comme administrateur.

La distinction entre administrateurs “exécutifs” et “non exécutifs” s'impose également parce que la question de l'allocation des “corporate opportunities” ne se pose pas de la même manière dans les deux hypothèses: dans le premier cas, la question est uniquement de savoir qui de la société ou de l'administrateur doit se voir attribuer l'opportunité; dans le second cas, une question additionnelle est en outre susceptible de se poser si l'administrateur “non exécutif” exerce plusieurs mandats: à supposer que l'on aboutisse à la conclusion que l'administrateur ne peut faire un usage personnel d'une opportunité d'affaire, à laquelle des différentes sociétés dont il est administrateur doit revenir l'opportunité?

Si la distinction entre administrateurs “exécutifs” et administrateurs “non exécutifs” a été systématisée par les principes de “corporate governance” à propos des sociétés cotées, cette distinction, et les principes qui en résultent en matière de “corporate opportunities”, nous paraissent transposables, par identité de motifs, à toutes les sociétés dans lesquelles le conseil est composé d'administrateurs “actifs” et d'administrateurs “non actifs”, selon la terminologie antérieurement à l'honneur.

18.Autres relations entre l'administrateur et la société. Indépendamment de leur statut d'administrateur, les membres des organes d'administration peuvent également être liés à la société par des contrats particuliers. Tel est le cas de l'administrateur sous contrat de travail ou de l'administrateur ayant conclu avec la société un contrat de management ou de “consultance” [82]. Ces contrats peuvent également impliquer, dans le chef de l'administrateur/prestataire de services, des obligations spécifiques à l'égard de la société ou renforcer les obligations résultant de leur “mandat”.

Ainsi, en vertu de l'article 18 de la loi sur le contrat de travail, le travailleur à l'obligation “de s'abstenir tant au cours du contrat qu'après la cessation de celui-ci de se livrer ou de coopérer à tout acte de concurrence déloyale” et on déduit tant de ce texte que du principe de l'exécution de bonne foi du contrat de travail que le travailleur ne peut se livrer à des activités concurrentes de celle de son employeur, que celles-ci soient exercées pour son propre compte ou pour le compte d'autrui [83]. Le contrat de travail peut, en outre, prévoir des clauses de non-concurrence spécifiques, régies par l'article 65 de la loi sur le contrat de travail [84], ainsi que des clauses dites d'exclusivité de services dont la licéité est admise, moyennant le respect de certaines limites et conditions [85]. De même, les contrats de management prévoient parfois des obligations de non-concurrence spécifiques renforçant celles qui résultent du droit commun.

19.Règles en matière de “corporate governance” - Le Code belge de gouvernance d'entreprise. Ce rappel des règles organisant le statut des administrateurs ne serait pas complet sans évoquer les principes de “corporate governance”, tels que ces principes résultent plus particulièrement du récent Code belge de gouvernance d'entreprise [86]. Nous ne reviendrons pas ici sur la distinction fondamentale consacrée par ces principes entre les administrateurs “exécutifs” et les administrateurs “non exécutifs” (supra, n° 17). Nous nous contenterons ici d'identifier les dispositions du Code belge de gouvernance d'entreprise qui sont susceptibles d'intéresser la problématique des “corporate opportunities”.

Un constat s'impose d'emblée à cet égard: à la différence des “Principles” de l'ALI et des règles du NYSE (supra, n° 8), le Code belge de gouvernance d'entreprise ne traite pas spécifiquement de la question de l'allocation des chances d'affaires, que ce soit entre la société et ses administrateurs ou entre la société et ses actionnaires, ni du développement par les administrateurs ou par les actionnaires d'une activité concurrente à celle de la société. Deux dispositions du code doivent cependant être signalées dans la mesure où elles ne sont pas totalement étrangères à la matière qui nous occupe.

L'article 3.4 tout d'abord qui énonce que “Les administrateurs ne peuvent pas utiliser l'information reçue en leur qualité d'administrateurs à des fins autres que l'exercice de leur mandat”. La règle est tout à fait générale et elle est donc susceptible de s'appliquer à des informations constitutives d'une opportunité d'affaire. Elle ne fait, en outre, aucune distinction entre les “executif directors” et les “non executif directors”. Elle est expressément limitée aux informations obtenues par les administrateurs “en leur qualité d'administrateur”.

L'article 3.5 ensuite en vertu duquel: “Chaque administrateur organise ses affaires personnelles et professionnelles de manière à éviter tout conflit d'intérêts, direct ou indirect, avec la société. Tous les administrateurs informent le conseil d'administration des conflits d'intérêts quand ils surviennent et s'abstiennent de voter sur le point concerné conformément aux dispositions du Code des sociétés en la matière. Toute abstention motivée par un conflit d'intérêts est publiée conformément aux dispositions du Code des sociétés en ce domaine”.

La première partie de la disposition, en invitant les administrateurs à ne pas se placer dans des situations susceptibles de générer des conflits d'intérêts, va au-delà des obligations légales en la matière, lesquelles tendent, non à prévenir les conflits d'intérêts, mais à régler ceux-ci. Elle constitue cependant une conséquence somme toute normale du devoir de loyauté des administrateurs (supra, n° 15 in fine). Quant à la seconde partie du texte, en dépit de sa rédaction large, nous serions enclins à considérer qu'elle ne s'applique qu'aux situations de conflit d'intérêts visées par l'article 523 du Code des sociétés, les situations non visées par cette disposition étant régies par la disposition 3.6 du code, laquelle énonce que “Le conseil d'administration établit une politique relative aux transactions ou autres relations contractuelles entre la société, y compris les sociétés liées, et les administrateurs [87] lorsque ces transactions ou les autres relations contractuelles ne sont pas couvertes par les dispositions légales en matière de conflits d'intérêts” [88].

20.Distinction entre les actes accomplis en qualité d'administrateur et les actes accomplis à titre personnel. Un dernier point doit être souligné: les principes que nous venons de rappeler proviennent des règles régissant les relations entre l'administrateur et la société avec pour conséquence qu'ils ne valent et ne s'imposent, en principe, aux administrateurs que pour les actes accomplis par eux dans le cadre de leur “mandat” ou de leurs autres relations avec la société.

La Cour de cassation de France a eu l'occasion de se prononcer sur cette question à propos de l'obligation de “reversement” imposée par l'article 1993 du Code civil au mandataire (supra, n° 16) et sa jurisprudence est désormais fixée en ce sens que cette obligation ne concerne que ce que le mandataire à reçu “en sa qualité et dans l'accomplissement des actes où il est le représentant du mandant” [89]. L'enseignement qui se déduit de cette jurisprudence nous paraît parfaitement transposable aux actes accomplis par les administrateurs de sociétés, même si nous considérons, pour les motifs déjà indiqués, que l'article 1993 du Code civil ne leur est pas, tel quel, applicable. Le critère est également retenu par le Code belge de gouvernance d'entreprise, notamment par la disposition 3.6 qui ne s'applique, ainsi que nous l'avons déjà relevé ci-avant, qu'aux informations reçues par les administrateurs “en leur qualité d'administrateur” (supra, n° 19).

Le principe doit cependant être appliqué avec prudence et nuances. D'une part, la distinction entre actes accomplis dans le cadre des fonctions d'administrateur et ceux accomplis en dehors de ces fonctions est souvent ténue et le critère sera parfois difficile à appliquer en pratique. Ainsi, que penser de l'administrateur délégué qui est invité, en dehors de ses heures de travail, à une partie de golf ou à une croisière en bateau par un autre administrateur délégué qu'il a connu dans le cadre de ses fonctions? Agit-il dans le cadre de ses fonctions ou en dehors du cadre de celles-ci? Les exemples d'un tel enchevêtrement entre activité professionnelle et vie privée sont nombreux. D'autre part, si l'opportunité est présentée par un tiers à un administrateur, ce n'est pas tant la qualité en laquelle l'administrateur agit qui importe mais celle dans laquelle le tiers s'adresse à lui.

2. Applications

21.Différentes hypothèses envisageables. Une première conclusion se déduit de ce qui précède: si les administrateurs sont tenus à un devoir de loyauté à l'égard de la société, qui implique en particulier que, confrontés à des intérêts contradictoires, ils privilégient l'intérêt de la société par rapport à leur intérêt propre et qu'ils ne peuvent tirer un avantage illicite de leur position au détriment de la société, il ne s'en déduit pas une règle de portée générale qui impliquerait que toute opportunité d'affaire dont un administrateur à connaissance revienne ipso facto à la société. En particulier, une telle règle ne résulte ni du devoir de loyauté de l'administrateur, ni de l'article 1993 du Code civil, contrairement à ce que certains ont pu suggérer [90].

En l'absence d'une telle règle de portée générale, la question de l'allocation des chances d'affaires entre les sociétés et leurs administrateurs doit être résolue au cas par cas en fonction des circonstances propres à chaque espèce. Pareille approche n'exclut cependant pas que des lignes directrices soient esquissées en fonction des différentes hypothèses envisageables, tout en gardant à l'esprit que, dans la réalité, les choses sont souvent plus complexes et que des nuances devront parfois être apportées dans l'application de ces lignes directrices à chaque cas particulier.

Un certain nombre de critères nous paraissent pouvoir être retenus à cet égard, sur la base des principes qui ont été rappelés ci-avant. Un premier critère tient en la qualité dans laquelle l'administrateur a été saisi d'une chance ou d'une opportunité d'affaire. Un deuxième critère résulte de la qualité de l'administrateur, selon qu'il soit “exécutif” ou “non exécutif”. Un troisième critère, enfin, est lié à l'intérêt que la chance ou l'opportunité d'affaire présente pour la société, mais nous verrons que ce critère doit être manié avec prudence.

22.Première hypothèse: opportunités acquises dans le cadre de l'exécution du mandat d'administrateur et de nature à intéresser la société. La première hypothèse est celle de l'administrateur qui, dans le cadre de l'exécution de son “mandat”, a connaissance d'une opportunité d'affaire de nature à rencontrer l'intérêt de la société. Les exemples ne manquent pas: tel est le cas de l'administrateur d'une société active dans l'immobilier qui est informé, au cours d'une réunion du conseil d'administration ou lors d'une réunion de travail avec un client de la société, de la possibilité d'acquérir un bien. Tel est également le cas de l'administrateur d'une société holding qui est saisi d'une possibilité d'investissement au cours d'une réunion à laquelle il représente la société.

Dans cette première hypothèse, il ne paraît pas faire de doute que l'administrateur qui s'approprierait une telle opportunité d'affaire, sans obtenir l'accord préalable de la société (sur cet accord, cf. infra, n° 39), commettrait une faute dont il serait responsable à l'égard de la société. D'autre part, il nous semble également que les principes que nous avons rappelés ci-avant imposent à l'administrateur d'informer la société de l'opportunité afin de permettre à celle-ci de la saisir et de l'exploiter, si l'organe compétent estime que cette exploitation est conforme à l'intérêt social.

Une autre conclusion se justifierait-elle si l'exploitation personnelle par l'administrateur de l'opportunité d'affaire n'était pas de nature à porter atteinte aux intérêts de la société (par exemple parce qu'elle ne priverait pas la société de la possibilité d'exploiter elle-même l'opportunité en cause [91])? La question est délicate mais il nous semble que les principes dégagés ci-avant permettraient de défendre l'idée qu'elle appelle une réponse affirmative puisque, dans cette hypothèse, l'opportunité n'est pas exploitée au détriment de la société.

La question de savoir quand une opportunité correspond à l'intérêt de la société, autrement dit à intéresser celle-ci, est une question d'appréciation qui dépendra de divers éléments de fait. À cet égard, les critères, en particulier le “line of business test”, retenus par la jurisprudence américaine peuvent incontestablement être utilisés en droit belge (supra, n° 5): l'opportunité se présente-t-elle dans le même secteur d'activités que celui dans lequel la société est présente, étant précisé que le critère de l'objet social ne sera pas nécessairement pertinent puisque la plupart des statuts définissent très largement celui-ci, au-delà de l'activité réellement exercée par la société [92]? La société a-t-elle manifesté un intérêt pour des opportunités de même nature? La société a-t-elle les moyens, notamment financiers, de développer l'opportunité?

23.Deuxième hypothèse: opportunités acquises à titre personnel. Qu'en est-il, d'autre part, des opportunités dont un administrateur a eu connaissance à titre personnel, c'est-à-dire en dehors de l'exécution de son mandat d'administrateur ou des autres relations contractuelles qu'il peut avoir avec la société? Pour illustrer cette hypothèse, transposons dans notre pays l'affaire “Loft/Guth” dont il a été question ci-avant (supra, n° 5) et supposons que M. Guth, administrateur de la société de droit belge Loft, active dans la distribution de sodas et peu satisfaite de son distributeur de “Coca-Cola”, est informé par une de ses connaissances, au cours d'un dîner entre amis, de ce que la marque et le secret de fabrication du “Pepsi Cola” est à vendre. Peut-il exploiter cette opportunité à titre personnel?

Si l'administrateur en cause est un administrateur “non exécutif”, rien ne nous paraît, en droit, imposer qu'il informe la société de l'existence de l'opportunité ou qu'il s'abstienne de l'exploiter personnellement, pour autant que, ce faisant, il ne se livre pas à une activité concurrente à celle de la société et n'utilise pas les ressources de celle-ci. Comme nous l'avons vu ci-avant (supra, n° 17), la mission de l'administrateur non exécutif n'est pas axée sur la recherche d'opportunités pour la société et celle-ci sait et a accepté qu'il ne lui consacre pas l'intégralité de son temps professionnel.

Une appréciation plus nuancée nous paraît s'imposer si l'administrateur exerce une fonction “exécutive” au sein de la société. La fonction d'un tel administrateur comporte en effet la recherche, de manière active, de nouvelles opportunités pour la société et celle-ci est en droit de s'attendre à ce que ses compétences lui profitent exclusivement. Il en résulte que l'administrateur ne pourrait exploiter personnellement une opportunité d'affaire acquise à titre personnel, tout en demeurant au service de la société.

Nous hésiterions à franchir un pas supplémentaire en affirmant l'existence d'une règle générale qui imposerait à un administrateur exécutif d'informer la société de l'existence d'une opportunité d'affaire acquise à titre personnel afin de permettre à la société de profiter de cette opportunité [93]. La question est cependant délicate et la jurisprudence américaine a considéré que, dans certaines circonstances, notamment si l'opportunité est nécessaire au développement de la société, l'administrateur était dans l'obligation de s'effacer au profit de celle-ci (supra, n° 7) [94].

24.Troisième hypothèse: opportunités acquises dans le cadre des fonctions mais n'intéressant pas la société. La troisième hypothèse susceptible de se présenter est celle de l'administrateur qui est informé d'une opportunité d'affaire dans le cadre de l'exercice de ses fonctions, opportunité qui n'est pas de nature à intéresser la société. Même si elle se présentera moins fréquemment en pratique, l'hypothèse n'est cependant pas théorique. Prenons, par exemple, le cas d'un administrateur d'une banque qui, dans le cadre de ses fonctions, est invité à un dîner professionnel ou à une réunion de travail et a connaissance d'un nouveau produit d'assurances qui, pour des raisons réglementaires, ne peut être exploité par sa banque. Autre exemple: l'administrateur d'une société de construction qui a connaissance d'un marché sur un territoire qui n'est habituellement pas couvert par la société.

Deux approches contradictoires peuvent être défendues ici. Soit l'on considère que, l'administrateur ayant eu connaissance de l'opportunité dans le cadre de l'exercice de ses fonctions, il ne peut en faire aucun usage personnel, même si cette opportunité n'est pas susceptible d'intéresser la société. Soit l'on part du principe que l'opportunité n'étant pas intéressante pour la société, il n'y a aucune raison que l'administrateur ne puisse pas l'utiliser à titre personnel puisque pareille utilisation ne serait pas contraire aux intérêts de la société et ne se ferait pas au détriment de celle-ci.

Des arguments peuvent être avancés en faveur de l'une ou l'autre de ces approches mais un point nous paraît devoir être souligné ici: il n'appartient pas à l'administrateur d'apprécier, seul, en dehors des organes compétents de la société, si une opportunité présente un intérêt pour celle-ci. Ce n'est donc que si l'opportunité apparaît prima facie comme manifestement sans intérêt pour la société, par exemple parce que, comme dans le cas évoqué ci-dessus, la société ne peut l'exploiter pour des raisons réglementaires insurmontables, que la seconde approche pourra être défendue.

25.Quatrième hypothèse: le conflit de fonctions. Reste l'hypothèse de l'administrateur exerçant plusieurs mandats. Les choses sont relativement simples s'il résulte des circonstances de la cause que l'administrateur a eu connaissance d'une opportunité d'affaire dans le cadre d'un mandat déterminé [95] ou à titre personnel, indépendamment de l'exécution de ses divers mandats: dans ce cas, les solutions dégagées ci-avant peuvent s'appliquer.

Cependant, il sera parfois difficile d'établir en quelle qualité l'administrateur a eu connaissance d'une opportunité d'affaire. Prenons le cas de l'administrateur qui est présent au conseil d'administration de plusieurs sociétés de “private equity” ou de plusieurs fonds d'investissement et qui a connaissance d'une opportunité d'investissement à l'occasion d'une manifestation professionnelle à laquelle il a été convié en raison des mandats qu'il occupe dans ces différentes sociétés.

On pourrait évidemment songer à imposer à l'administrateur de proposer l'opportunité à chacune des sociétés susceptibles d'en bénéficier mais cette solution sera, le plus souvent, impossible à mettre en oeuvre et elle ne résout pas le problème si plusieurs sociétés se déclarent intéressées et si l'opportunité n'est pas “divisible”. D'autre part, rien ne justifie que l'administrateur soit dans l'obligation de s'abstenir d'exploiter l'opportunité, outre que cette solution serait économiquement contre-productive puisqu'elle conduirait soit à faire bénéficier l'opportunité à un concurrent, soit à la laisser inexploitée.

Nous pensons que, dans pareille hypothèse, il n'y d'autre solution que de laisser à l'administrateur la responsabilité d'attribuer l'opportunité à l'une (ou plusieurs) des sociétés concernées, et ce en fonction de tous les éléments pertinents de la cause, en particulier du lien entre l'opportunité et les activités de chacune des sociétés concernées (“line of business”), de l'intérêt potentiel de l'opportunité pour chaque société et de la capacité, notamment financière, de chacune d'elles d'exploiter l'opportunité. Les sociétés concernées ne peuvent se plaindre de pareille solution dès lors qu'elle est la conséquence de la pluralité de mandats de l'administrateur, situation qu'elles connaissent et qu'elles ont acceptée [96].

La solution n'est sans doute pas idéale, ni pour l'administrateur, ni pour les différentes sociétés concernées. Il est dès lors recommandé de prendre des mesures préventives visant à éviter de telles situations, notamment en limitant le nombre de mandats exercés par une même personne [97] et en évitant que ces mandats soient exercés dans des sociétés ayant des activités similaires [98].

C. La situation de l'actionnaire de contrôle et la problématique des “corporate opportunities” au sein des groupes de sociétés
1. Principes

26.Position de la question. La question de la répartition des chances d'affaires entre un actionnaire de contrôle et la société qu'il contrôle ou au sein d'un groupe de sociétés peut se poser de multiples façons et avec des “intensités” variables. Elle peut survenir tant dans les conglomérats que dans les groupes dans lesquels les sociétés mères et filiales sont présentes dans des secteurs d'activités identiques ou similaires. C'est cependant dans cette seconde hypothèse que la question se posera avec le plus d'acuité, puisque, dans le premier cas, les chances d'affaires se répartiront souvent “naturellement” entre les sociétés faisant partie du conglomérat en fonction de leurs activités respectives. Elle peut concerner tant des groupes de sociétés entièrement “privées” que des groupes dont certaines entités sont cotées en bourse. Elle peut survenir quel que soit le niveau de participation de la société mère dans sa filiale, mais lorsque la filiale est une société contrôlée à cent pour cent, elle ne concerne plus que les créanciers de celle-ci puisque, par hypothèse, il n'y a plus d'actionnariat minoritaire.

La problématique de la répartition ou de l'allocation des chances d'affaires est liée à celle, qui a déjà fait l'objet de nombreux commentaires et de quelques décisions de jurisprudence [99], de la répartition ou de l'allocation des “charges” ou des “sacrifices” au sein des sociétés appartenant à un même groupe. Nous verrons que les deux questions peuvent d'ailleurs se poser simultanément (infra, n° 29): si une société du groupe peut juridiquement prétendre à une chance d'affaire, dans quelle mesure cette société peut-elle se voir imposer, au nom de l'intérêt de groupe, la charge, le sacrifice consistant, pour elle, à renoncer à l'opportunité au profit d'une autre société du groupe?

Cependant, en dépit de leur évidente parenté - qui explique sans doute que le législateur belge les ait traitées simultanément et sans les distinguer dans le nouvel article 524, § 7, du Code des sociétés - il n'en demeure pas moins que la problématique de l'allocation des chances d'affaires et celle de la répartition des charges soulèvent, en droit, des questions différentes: la première concerne en effet avant tout la question de l'identification de la société qui, au sein d'un groupe, peut prétendre au développement d'une opportunité tandis que la seconde pose principalement la question de savoir dans quelle mesure une charge, dont le débiteur est identifié, peut être supportée par une autre société.

La problématique des “corporate opportunities” est également liée à une autre question classique au sein des groupes de sociétés: celle de l'affectation entre les différentes sociétés du groupe des moyens, notamment financiers et humains, nécessaires au développement de ces sociétés [100]. Sous l'angle juridique, cette dernière question nous semble néanmoins devoir être davantage rapprochée de celle de l'affectation des charges et des sacrifices au sein du groupe que de celle des “corporate opportunities” puisqu'il s'agit essentiellement de déterminer dans quelle mesure une société peut se voir imposer d'affecter une partie de ses ressources au développement d'une autre société du groupe.

27.Principes applicables. Nous avons vu que la doctrine des “corporate opportunities”, telle qu'elle s'est développée en droit américain, ne permet pas de résoudre, de manière satisfaisante, la question de l'allocation des chances d'affaires au sein des groupes de sociétés et que les auteurs américains en sont réduits soit à remettre en cause la doctrine elle-même, soit à prôner la mise en place de règles théoriques et arbitraires (supra, n° 11). Quant aux systèmes juridiques continentaux, et au système belge en particulier, ils ignorent presque totalement le sujet qu'ils n'abordent que de manière très fragmentaire sous l'angle des conflits d'intérêts [101].

Nous pensons que la problématique de l'allocation des chances d'affaires au sein des groupes de sociétés doit se résoudre en distinguant la situation de l'actionnaire de celle de l'administrateur, les relations juridiques entre l'actionnaire et la société étant différentes de celles liant l'administrateur à la société. Il n'existe en effet pas de relation de “mandat” entre l'actionnaire et la société, et, en droit belge l'actionnaire, même lorsqu'il détient une participation majoritaire, n'a aucun devoir fiduciaire à l'égard de la société ou des autres actionnaires.

À cet égard, la circonstance que l'actionnaire serait “représenté” en fait au sein du conseil d'administration par un ou plusieurs administrateurs n'a pas pour conséquence de faire naître dans son chef les obligations qui résultent, en droit, du “mandat”. Si certaines dispositions légales tiennent compte, dans des cas particuliers, de pareille “représentation” pour en déduire des obligations dans le chef du “représentant” de l'actionnaire [102], il n'en résulte pas une règle générale en vertu de laquelle, au-delà de ces cas spécifiquement réglementés, l'actionnaire représenté au conseil d'administration d'une société devrait être assimilé à ses représentants avec pour conséquence qu'il serait tenu à l'égard de la société aux mêmes obligations que celles s'imposant à ces derniers. L'arrêt rendu par la Cour d'appel de Bruxelles le 9 janvier 2001 dans l'affaire “Tractebel” a confirmé expressément l'inexistence d'une telle règle en refusant d'assimiler, contrairement à ce qu'avait décidé le premier juge, les administrateurs représentant l'offrant au sein du conseil d'administration de Tractebel à l'offrant lui-même [103].

D'autre part, sous réserve, pour les sociétés cotées, de l'article 524 du Code des sociétés, aucune disposition spécifique ne réglemente les conflits d'intérêts entre actionnaires et société et un actionnaire qui a un intérêt opposé à une décision soumise à l'assemblée générale peut prendre part aux délibérations et au vote, sans d'ailleurs qu'une procédure particulière ne doive être respectée [104]. Il est remarquable de constater à cet égard que l'article 524 du Code des sociétés, qui réglemente les transactions entre les sociétés cotées et les sociétés qui leur sont liées (autres que leurs filiales), n'est pas applicable aux décisions relevant de la compétence de l'assemblée générale [105].

Enfin, à la différence de l'administrateur, l'actionnaire d'une société de capitaux n'est pas tenu à une obligation de non-concurrence à l'égard de la société [106]. Les cas dans lesquels un actionnaire, fût-il de contrôle, détient des participations dans différentes sociétés ayant des activités similaires sont d'ailleurs nombreux.

L'actionnaire dispose donc a priori d'une plus grande liberté que l'administrateur et la situation en Belgique est, sur ce point, fort différente de celle qui prévaut aux États-Unis où l'actionnaire de contrôle est assimilé à un “fiduciary” et a des obligations fiduciaires tant à l'égard de la société que de ses actionnaires minoritaires (supra, n° 3).

28.Principes applicables (suite) - Limites à la liberté de l'actionnaire. La liberté de l'actionnaire n'est évidemment pas sans limite et la doctrine a identifié depuis longtemps les contraintes qui s'imposent à l'actionnaire, en particulier à l'actionnaire de contrôle, dans l'usage de ses droits et prérogatives à l'égard de la société.

Ces contraintes tiennent, d'une part, à la nécessité de respecter la loi et les statuts de la société, ce qui implique en particulier que l'actionnaire, même s'il détient l'intégralité des actions d'une société, doit respecter le fonctionnement normal de celle-ci et son autonomie juridique. Il en résulte en particulier, selon une conception traditionnellement admise dans notre droit, que le conseil d'administration d'une société filiale, même lorsqu'elle est détenue intégralement par sa société mère, ne peut déléguer à celle-ci les pouvoirs que la loi lui attribue [107]. Encore l'autonomie d'une filiale détenue à cent pour cent est-elle, dans la plus grande majorité des cas, purement formelle. Le législateur lui-même a tendance à l'admettre, même en dehors de l'hypothèse où la filiale est intégralement contrôlée par sa société mère [108].

L'actionnaire doit, d'autre part, respecter l'intérêt social de la société, ce qui n'empêche cependant pas la prise en compte de l'intérêt de groupe. On rappellera à cet égard que, selon la jurisprudence développée par la Cour de cassation de France dans l'arrêt “Rozenblum” [109], une société mère peut imposer des sacrifices à une de ses filiales à condition que ces sacrifices ne rompent pas durablement l'équilibre entre les engagements des sociétés concernées et n'excèdent pas les possibilités financières de la société filiale. Ce principe, qui permet non seulement la prise en compte de l'intérêt de groupe dans la gestion des sociétés d'un groupe, mais légitime également certains sacrifices ou charges imposés au nom de cet intérêt, est généralement accepté par la jurisprudence et la doctrine belges [110] et a été expressément consacré par le législateur dans l'article 524 du Code des sociétés [111]. On le retrouve également, au niveau européen, dans le plan d'action de la Commission pour la modernisation du droit des sociétés [112].

Ce dernier principe a, selon nous, un corollaire qui n'a pas toujours été mis en évidence par la doctrine: si la notion de groupe de sociétés peut justifier, dans les limites que nous venons d'indiquer, la prise en compte par une société filiale de l'intérêt du groupe dans son ensemble, il faut logiquement en déduire qu'une société mère peut, quant à elle, être tenue de prendre en compte l'intérêt de groupe dans ses propres décisions [113], notamment, et nous y reviendrons ci-après, lorsqu'il s'agit de répartir les chances d'affaires entre les sociétés du groupe.

Pour les sociétés cotées, les principes de “corporate governance” sont également susceptibles de limiter ou d'encadrer la marge de manoeuvre des actionnaires de contrôle ou de référence. Ces principes, qui visent à l'amélioration de la gestion et du fonctionnement des sociétés [114], tendent en effet à une objectivation de cette gestion, notamment par le recours à la technique des administrateurs indépendants, et à son affranchissement par rapport aux intérêts particuliers, notamment à l'intérêt des actionnaires dominants [115]. D'autre part, si les principes de “corporate governance” sont aujourd'hui conçus de manière neutre, sans prise de position idéologique ou politique sur la finalité du droit des sociétés, ils demeurent néanmoins parfois empreints d'une certaine méfiance à l'égard des actionnaires de contrôle [116].

29.Limites à la liberté de l'actionnaire (suite) - Article 524 du Code des sociétés. Des dispositions légales spécifiques peuvent enfin limiter ou “encadrer” la liberté de l'actionnaire, spécialement celle de l'actionnaire de contrôle, dans ses relations avec la société. De telles dispositions sont cependant peu nombreuses dans notre droit, le principal exemple venant immédiatement à l'esprit étant l'article 524 du Code des sociétés [117].

L'examen détaillé de l'article 524 excéderait le cadre limité de la présente étude [118] mais il n'est cependant pas inutile de rappeler ici que cette disposition soumet à une procédure particulière les décisions et les opérations (autres que celles ressortissant de la compétence de l'assemblée générale) “accomplies en exécution d'une décision prise par une société cotée”, dès lors que ces décisions ou ces opérations concernent les relations de cette société cotée avec les sociétés qui lui sont liées (autres que ses propres filiales) ou les relations entre une filiale de ladite société cotée et une société liée à cette société cotée (autre qu'une filiale de ladite filiale). Cette disposition est, ainsi que nous le verrons ci-après, susceptible de s'appliquer à la répartition d'opportunités d'affaire entre sociétés d'un même groupe (infra, n°s 30 et s.).

D'autre part, le septième paragraphe de l'article 524 impose aux sociétés cotées d'indiquer dans leur rapport annuel “les limitations substantielles ou charges” [119] que leur société mère leur a “imposer” ou dont elle a demandé le maintien. L'objectif poursuivi par le législateur en introduisant cette “obligation de rapportage” [120], pour reprendre l'expression utilisée par l'exposé des motifs, a été de donner “la publicité requise (…) aux actes de la direction du groupe qui ont occasionné une véritable restriction des activités de la filiale” [121] et ce dans le but de permettre à l'ensemble des actionnaires et au marché d'apprécier la politique menée par la société mère à l'égard de sa filiale.

Cette dernière disposition suscite trois réflexions particulières en relation avec la problématique qui nous occupe. En premier lien, il ressort de l'article 524 § 7 que le législateur admet désormais expressément, à propos des sociétés filiales cotées, mais rien ne justifie que la règle ne soit pas étendue à toutes les sociétés, qu'une société mère peut “imposer” à sa filiale des charges ou des limitations, mêmes “substantielles” [122]. Le législateur confirme ainsi à la fois qu'une société mère peut imposer des instructions à sa filiale, alors que cette possibilité était antérieurement discutée [123], et que ces instructions peuvent se traduire par des charges pour la filiale, ce qui était déjà admis tant par la doctrine que par la jurisprudence, comme nous l'avons vu (supra, n°28).

En deuxième lieu, si la société mère peut “imposer” à sa filiale une charge ou une limitation, il faut logiquement en déduire qu'aucun accord de la filiale n'est requis à cette fin et que, si une “délibération” de son organe compétent doit intervenir, c'est uniquement pour prendre acte des instructions de la société mère [124]. Comme nous l'avons déjà relevé (supra, n° 28), il s'agit d'une nouvelle atteinte au principe de l'autonomie de la filiale. À cet égard, l'articulation de l'article 524, § 7, avec l'article 524, § 1er, ne va pas sans poser certaines questions. En particulier si la filiale cotée agit “sur ordre” de sa société mère, comme l'envisage l'article 524, § 7, ne faut-il pas en déduire qu'il n'y a pas de “décision prise par une société cotée” au sens de l'article 524, § 1er,  avec pour conséquence que cette dernière disposition ne serait pas applicable? Nous hésiterions à franchir ce pas, eu égard à la généralité des termes de l'article 524, § 1er, et à l'objectif poursuivi par cette disposition [125].

La troisième réflexion concerne plus spécifiquement la problématique de l'allocation des “chances d'affaire”. Comme nous l'avons déjà indiqué (supra, n° 1), l'article 524, § 7, n'aborde le problème que de manière fragmentaire puisqu'il ne traite pas de la question première de l'allocation de ces opportunités d'affaire entre sociétés du groupe mais se limite à imposer une publicité de certaines des conséquences qui peuvent résulter de pareille allocation. Même sous l'angle limité ainsi envisagé, le législateur n'a pas choisi d'imposer à la société mère d'un groupe de rendre publique sa politique de répartition des chances d'affaires au sein du groupe. Les notions de “charges” et de “limitations”, utilisées par l'article 524, § 7, ne se confondent d'ailleurs pas avec la notion de chance d'affaire.

Ce ne sera en définitive que lorsque la société filiale peut prétendre à une chance d'affaire, dans les cas que nous tenterons de dégager ci-dessous (infra, n°s 30 et s.), et que sa société mère entend “s'approprier” cette chance d'affaire, pour reprendre une autre expression utilisée par l'exposé des motifs, que l'article 524, § 7, sera susceptible de s'appliquer dans la mesure où cette “appropriation” se traduirait par une “charge” ou une “limitation” dans le chef de la filiale. Encore faudra-t-il, en outre, que la “charge” ou la “limitation” ainsi imposée à la filiale soit “substantielle” [126].

2. Applications

30.Les différentes hypothèses envisageables. Il résulte de ce qui précède qu'il n'existe aucune règle qui permettrait de résoudre, de manière générale, la question de l'allocation des chances d'affaires entre sociétés d'un même groupe. À défaut d'une telle règle, cette problématique doit donc être envisagée au cas par cas en fonction des circonstances propres à chaque espèce.

Cette constatation n'exclut pas que des lignes directrices soient esquissées en fonction des différentes hypothèses envisageables, comme nous l'avons fait pour les administrateurs (supra, n°s 21 et s.). Mais, la prudence que nous avons recommandée à propos de la situation de l'administrateur s'impose également ici: en pratique, les choses sont souvent plus complexes et des nuances devront donc parfois être apportées dans l'application de ces lignes directrices à chaque cas particulier.

Sous le bénéfice de cette observation, trois hypothèses nous semblent pouvoir être distinguées. La première est celle de l'opportunité d'affaire qui surgit au niveau de l'actionnaire de contrôle ou de la société mère. Tel est, par exemple, le cas de l'actionnaire de plusieurs fonds d'investissement qui est saisi d'une possibilité d'investissement. La deuxième hypothèse est celle de la chance d'affaire développée au niveau de la filiale. Prenons, par exemple, l'hypothèse d'une filiale au sein d'un groupe pharmaceutique qui, à l'aide de ses propres laboratoires, met au point un nouveau vaccin. La troisième hypothèse est celle où il n'est pas possible d'identifier la société où est née la chance d'affaire. Tel pourrait être le cas, par exemple, si plusieurs sociétés du groupe ont des cadres ou des dirigeants communs et que l'un de ces cadre ou dirigeant est saisi d'une opportunité pouvant intéresser ces sociétés. Il en irait de même si ces sociétés ont des équipes de travail en commun.

31.Première hypothèse: opportunité au niveau de la société mère - Principes. Des principes énoncés ci-dessus (supra, n° 27), il résulte que l'on ne peut transposer à l'actionnaire d'une société, même lorsque celui-ci en détient le contrôle, les règles que nous avons esquissées à propos des administrateurs.

Sauf circonstance particulière, rien n'oblige une société mère à s'abstenir d'acquérir ou de développer une opportunité dont elle a connaissance au motif que cette opportunité intéresserait également une ou plusieurs de ses filiales. Dans un même ordre d'idée, l'actionnaire de contrôle qui a connaissance d'une chance d'affaire peut décider de développer cette chance soit via la société qu'il contrôle (ou l'une de celles-ci) en “apportant” en quelque sorte cette chance à cette société, soit développer lui-même cette opportunité. Ainsi, selon nous, pour reprendre l'exemple évoqué ci-avant (supra, n° 30), un actionnaire de plusieurs fonds d'investissement à qui une nouvelle opportunité d'investissement est présentée peut décider du fonds qui, selon lui, sera le plus apte à exploiter l'opportunité ou décider d'exploiter lui-même cette opportunité.

Aucune présomption du type de celle développée aux États-Unis par les professeurs Brudney et Clark (supra, n° 11), en vertu de laquelle toute chance d'affaire susceptible d'être exploitée à la fois par une société mère et par sa filiale devrait revenir à cette dernière, n'existe en droit belge. Pareille présomption n'a en effet aucune base légale et repose entièrement sur la prémisse, inexacte, selon laquelle la société mère abusera systématiquement de sa position par rapport à sa filiale au détriment de celle-ci. Elle sacrifie, en outre, les intérêts de la société mère et de ses actionnaires à ceux de la société filiale et de ses actionnaires. À cet égard, la déclaration contenue dans l'exposé des motifs de la loi, à propos du nouvel article 524, § 7, selon laquelle “la filiale ne connaît pas toujours ce qui s'offre au niveau de la société mère et qui devrait lui revenir normalement” [127] laisse quelque peu sceptique puisque, si la société filiale n'a pas connaissance d'une opportunité, on n'aperçoit pas à quel titre elle pourrait prétendre à cette opportunité, sauf accord particulier avec sa société mère.

Cela étant, il va de soi que la société mère pourrait estimer qu'une opportunité sera mieux exploitée au niveau de sa filiale et en faire profiter celle-ci. D'autre part, dans sa décision d'exploiter elle-même une opportunité ou de l'attribuer à telle ou telle de ses filiales, la société mère devra tenir compte, non seulement de son intérêt propre, mais également de l'intérêt du groupe (supra, n° 28).

Par ailleurs, dans cette première hypothèse, si la société mère décide de conserver l'opportunité, il n'y a pas lieu à application de l'article 524, § 1er si une des filiales de la société mère est une société cotée, puisqu'il n'y pas d'opération avec cette filiale, ni à application de l'article 524, § 7, puisque aucune charge ou limitation n'est imposée à la filiale. La seule hypothèse dans laquelle l'article 524 pourrait être applicable serait celle de la société mère décidant de confier l'exploitation de l'opportunité à sa filiale cotée, avec pour conséquence qu'il en résulterait une opération entre la société mère et la filiale et, le cas échéant, une charge pour celle-ci. Encore faut-il que les autres conditions de l'article 524 soient applicables, en particulier le seuil de “matérialité” contenu tant dans l'article 524, § 1er, que dans l'article 524, § 7.

32.Première hypothèse: opportunité au niveau de l'actionnaire de contrôle (suite) - Limites. On peut évidemment se demander si la liberté qui est ainsi accordée à l'actionnaire ne risque pas de conduire la société mère à “étouffer” les sociétés qu'elle contrôle ou à répartir les opportunités dont elle a connaissance au mieux de ses intérêts propres et au détriment de ceux des sociétés du groupe et de leurs actionnaires minoritaires. On peut également opposer à cette conception des choses que, par sa position dans le groupe, la société mère est davantage en mesure d'attirer les opportunités que la société contrôlée et qu'elle peut user, voire abuser, de son influence pour attirer ou s'approprier les opportunités d'affaire. Telles sont en tout cas les craintes qui semblent avoir été à l'origine de l'introduction dans notre droit de l'article 524, § 7 du Code des sociétés.

Le risque existe peut-être, mais un certain nombre de réalités doivent être rappelées [128]. D'une part, la société mère a, par hypothèse, un intérêt patrimonial direct dans la société qu'elle contrôle et elle serait donc préjudiciée par une politique d'“étouffement” systématique de sa filiale ou d'affectation des chances d'affaires préjudiciable à celle-ci. Il en serait notamment ainsi si la filiale en question est cotée et que la politique de l'actionnaire de contrôle en matière d'affectation des “corporate opportunities” n'est pas acceptée par le marché, ce qui se traduira par une baisse du cours de cette filiale, laquelle baisse affectera le patrimoine de l'actionnaire de contrôle. D'autre part, c'est en principe au management de la société (en ce compris son conseil d'administration) qu'il appartient de gérer celle-ci et, dans le cadre de cette gestion, de rechercher des opportunités de développement.

Sur un plan plus juridique, le principe selon lequel l'actionnaire de contrôle peut librement affecter les chances d'affaires dont il a connaissance n'implique évidemment pas que cet actionnaire puisse s'approprier les opportunités qui seraient présentées à la société qu'il contrôle et dont il aurait connaissance, par exemple en raison de sa représentation au sein du conseil d'administration de celle-ci. D'autre part, comme on l'a indiqué ci-avant (supra, n°s 28 et 31), la décision d'affectation par l'actionnaire de contrôle des chances d'affaires au sein du groupe devra être conforme, non seulement à son intérêt social, mais également à l'intérêt du groupe dans son ensemble.

33.Deuxième hypothèse: opportunité au niveau de la filiale. Si l'opportunité d'affaire est apparue au niveau de la filiale, c'est en principe à celle-ci qu'elle “appartient”, au même titre que l'on enseigne traditionnellement que la filiale est “propriétaire” des informations qui la concernent et que celles-ci ne peuvent être utilisées par un tiers, fût-il actionnaire, que moyennant son accord [129]. La circonstance que la filiale serait présente dans la même “line of business” que sa société mère, pour reprendre l'expression développée en droit américain, ne modifie pas ce principe.

L'exploitation de cette opportunité par la société mère, seule ou conjointement avec la filiale, n'est cependant pas, en soi, illicite, pour autant que cette exploitation soit autorisée par l'organe compétent de la filiale, dans le respect des règles relatives à la prise en compte de l'intérêt de groupe et, le cas échéant, des dispositions applicables en matière de conflits d'intérêts [130]. Pareille exploitation par l'actionnaire de contrôle d'une opportunité revenant à sa filiale devra, en outre, faire l'objet d'une mention dans le rapport de gestion de la filiale si celle-ci est cotée et si cette exploitation se traduit par une limitation substantielle des activités de la filiale (supra, n° 29).

34.Troisième hypothèse: opportunités dont l'origine n'est pas déterminable. Reste enfin l'hypothèse - fréquente en pratique - où il n'est pas possible de déterminer à quel niveau est apparue une opportunité, hypothèse à laquelle nous pensons pouvoir assimiler celle, voisine, dans laquelle l'opportunité est apparue simultanément au niveau de la société mère et de l'une ou plusieurs de ses filiales. Nous en avons donné une illustration ci-dessus (supra, n° 30).

Le problème est fort proche de celui que nous avons déjà rencontré à propos du conflit de fonctions des administrateurs (supra, n° 25) et il nous paraît devoir être réglé selon des principes similaires: dès lors qu'il est impossible de déterminer l'origine de l'opportunité et d'en attribuer la “paternité” à une société du groupe en particulier, il appartient, selon nous, à la société mère de déterminer, en faisant usage de son pouvoir de contrôle et au regard de l'intérêt du groupe dans son ensemble, quelle est la société la mieux placée pour exploiter l'opportunité.

Pour les motifs indiqués ci-avant (supra, n° 32), on ne peut présumer que l'opportunité serait mieux exploitée au niveau de la société filiale que de la société mère, ni partir du postulat que la société mère abusera de son pouvoir de contrôle dans l'attribution de l'opportunité. Une solution basée sur une semblable présomption ne résoudrait en outre pas la question de l'attribution de l'opportunité entre différentes filiales. D'autre part, une solution consistant à imposer à la société mère de proposer l'opportunité à toutes les sociétés du groupe susceptibles d'en bénéficier serait quelque peu artificielle puisqu'en raison du pouvoir de contrôle de la société mère, pareille solution revient, en définitive, à permettre à la société mère de décider, ce qui aboutit à la solution que nous préconisons.

La même remarque que celle formulée ci-avant s'impose cependant quant à l'usage par la société mère de son pouvoir de contrôle dans l'attribution des opportunités d'affaire (supra, n° 32): sa décision devra tenir compte de l'intérêt du groupe et être justifiée au regard de celui-ci. La société mère devra en particulier examiner quelles sont les sociétés du groupe qui, eu égard à leurs activités et à leurs capacités, notamment financière, peuvent légitiment prétendre au développement de l'opportunité (cf. le “line of business test” élaboré en droit américain - supra, n° 5). D'autre part, dans cette hypothèse, aucune mention ne devra être inscrite dans le rapport de gestion de la société filiale, si celle-ci est cotée, en application de l'article 524, § 7, dès lors que la société filiale ne peut prétendre à l'opportunité d'affaire et qu'en ne se la voyant pas octroyer, aucune “charge” ou “limitation” ne lui est imposée.

D. Les techniques “préventives”

35.Position de la question. Il ressort de ce qui précède que, si le droit commun permet, dans une large mesure, de régler l'attribution des “corporate opportunities”, tant entre les sociétés et leurs administrateurs qu'entre sociétés d'un même groupe, l'application de ce droit commun peut cependant se révéler délicate et parfois insatisfaisante, notamment en ce qui concerne la publicité des décisions prises en la matière. Nous renvoyons plus spécialement sur ce point à ce qui a été dit ci-dessus à propos du champ d'application limité de l'article 524, § 7, du Code des sociétés, lequel ne concerne, en outre, que les filiales belges cotées (supra, n° 29).

Afin de prévenir ces difficultés, il peut se recommander de régler, de manière préventive, sur une base ad hoc, la question. Plusieurs techniques, inspirées de la pratique américaine et des principes de “corporate governance”, peuvent être utilisées à cette fin.

36.Définition précise de l'objet social. En vertu du principe de la spécialité statutaire, l'objet social définit la limite juridique des activités d'une société [131]. Selon une pratique bien établie dans notre pays, l'objet social est généralement défini de manière extrêmement large, en dépit de l'article 69, 11°, du Code des sociétés qui impose que l'extrait de l'acte constitutif contienne “la désignation précise de l'objet social”, ce qui a pour conséquence de faire perdre au principe de la spécialité statutaire une partie de sa substance, l'objet social trouvant en définitive ses limites dans l'intérêt social [132].

Une première façon de prévenir les difficultés résultant de l'attribution des “corporate opportunities” consiste à revenir à une définition précise de l'objet social, de manière à circonscrire, dans l'ordre interne en tout cas (on sait en effet que, dans les sociétés visées par la première directive européenne en matiére de sociétés, le dépassement de l'objet social n'est pas opposable aux tiers de bonne foi), la sphère d'activité de la société, notamment par rapport aux autres sociétés d'un groupe. Pour reprendre un exemple déjà cité ci-avant, l'objet social de différentes sociétés holding ou d'investissement faisant partie d'un même groupe pourrait spécifier le type de participations dans lequel chaque société du groupe est appelée à investir. La méthode est fréquente aux États-Unis et n'est pas sans précédent chez nous [133].

37.Aménagements contractuels et règlement d'ordre intérieur. La question de l'attribution des “business opportunities” pourrait également, comme on le suggère aux États-Unis, faire l'objet de dispositions contractuelles spécifiques dans les conventions liant les administrateurs à la société. Les clauses de non-concurrence ou d'exclusivité, qui sont parfois insérées dans les contrats de travail ou dans les conventions de management, constituent une première ébauche de ce type de dispositions [134]. Il en est de même des dispositions contractuelles prévoyant le transfert à l'entreprise des droits intellectuels ou de propriété industrielle générés par l'activité de ses employés [135]. D'autres formules plus spécifiques sont également concevables.

De même manière, la répartition des chances d'affaires entre sociétés d'un même groupe peut faire l'objet d'accords entre les sociétés de ce groupe [136]. Ces accords peuvent prendre diverses formes: accords de spécialisation, accords de distribution, constitution de sociétés communes en vue d'exploiter conjointement une même opportunité, voire accords de répartition ou de partage de marchés. De tels accords sont, en principe, soumis au droit commun, sous réserve de l'application de règles spécifiques, justifiées par l'existence d'une relations de groupe ou de contrôle entre parties. Au niveau du droit des sociétés, nous songeons, en particulier, à la possible prise en compte de l'intérêt de groupe par les sociétés concernées et à l'éventuelle application des dispositions en matière de conflit d'intérêts (supra, n° 28 et 29; voy. également infra, n° 38). Le droit de la concurrence prend également en compte l'existence d'une telle relation, spécialement pour apprécier la licéité d'accords ou de pratiques au regard de l'article 81 du Traité CE [137]. Selon une jurisprudence désormais bien établie, il est ainsi admis que les accords par lesquels une société mère partage des marchés avec des filiales, sur lesquelles elle exerce un contrôle effectif et qui ne disposent pas d'une réelle autonomie, ne sont pas visés par cette disposition [138].

D'autre part, la question pourrait également être traitée dans le règlement d'ordre intérieur de la société ou dans un code “interne” mis en place par le conseil d'administration. Ces règlements pourraient, par exemple, définir la procédure à suivre, en termes de “reporting”, lorsqu'un administrateur est informé d'une opportunité, que ce soit dans ou en dehors de l'exercice de ses fonctions [139]. On relèvera à cet égard que le Code belge de gouvernance d'entreprise consacre expressément la pratique des règlements d'ordre intérieur, reconnaissant ainsi leur utilité inconstatable, en imposant au conseil d'administration d'établir un règlement d'ordre intérieur des comités qu'il instaure ainsi qu'un “règlement d'ordre intérieur du management exécutif”, lequel doit notamment décrire la composition et le mode de fonctionnement ainsi que les responsabilités, les obligations et les pouvoirs de ce management.

38.Mise en place d'une politique de groupe en matière de “corporate opportunities”. Dans le cadre de la mise en place d'une politique de groupe, la société mère du groupe pourrait indiquer le degré d'autonomie qu'elle entend laisser aux différentes sociétés du groupe, fixer la sphère d'activité de chaque société concernée (en particulier lorsque ces sociétés développent des activités dans des domaines similaires ou limitrophes) et organiser la manière dont les opportunités d'affaire seront réparties entre les différentes sociétés du groupe [140].

Une telle répartition des opportunités d'affaire peut se faire selon des critères géographiques ou “sectoriels”. Des formules plus complexes peuvent également être imaginées. Le professeur Wymeersch a suggéré ainsi que les opportunités d'affaire soient attribuées par adjudication interne entre les différentes sociétés du groupe [141]. Encore faut-il évidemment déterminer des critères d'adjudication adéquats et organiser une évaluation objective de ces critères par des personnes indépendantes.

La mise en place d'une telle politique de groupe en matière de répartition des chances d'affaires nous paraît possible dans l'état actuel du droit positif belge, même si la question demeure délicate, eu égard en particulier à la conception stricte, dépassée par la réalité des faits et du droit, que l'on a encore de l'autonomie des sociétés du groupe. La notion d'intérêt de groupe et la possibilité d'imposer au nom de cet intérêt des charges et des limitations aux sociétés faisant partie du groupe sont désormais admises par le législateur lui-même (supra, n°s 28 et 29). Il faut en tirer toutes les conséquences et, notamment, en déduire qu'une société mère peut, plus généralement, imposer à ses filiales une politique de groupe, y compris en matière de chances d'affaire.

Cette politique de groupe devra évidemment respecter les principes que nous avons rappelés ci-avant quant à la prise en compte de l'intérêt de groupe (supra, n° 28). Le principe d'autonomie des sociétés composant le groupe implique, d'autre part, que cette politique soit formellement acceptée par chaque société du groupe, dans le respect des règles applicables en matière de conflits d'intérêts, ce qui, lorsqu'une des sociétés du groupe est une société belge cotée, pose la question de l'application éventuelle de l'article 524 du Code des sociétés [142]. Enfin, dans la mesure où cette politique de groupe impliquera des “limitations substantielles ou charges” pour une filiale belge cotée, celle-ci devra en rendre compte dans son rapport annuel. Indépendamment de cette contrainte légale, il est essentiel que la politique du groupe soit rendue publique afin de permettre aux actionnaires et aux différents “stakeholders”, d'en apprécier la qualité et les conséquences pour chaque société du groupe.

L'adoption d'une politique de groupe constitue, selon nous, la meilleure manière de régler la question de la répartition des chances d'affaires au sein des groupes de sociétés. Si le législateur belge devait estimer intervenir en la matière, au-delà de la première tentative dont résulte l'article 524, § 7, du Code des sociétés, une des voies à privilégier consisterait à recommander l'élaboration d'une telle politique au sein des groupes de sociétés, en déterminant, sur la base des principes actuellement admis, les conditions de sa mise en place et les modalités, notamment de publicité, de son exécution. La Commission européenne semble être de cet avis: si elle a renoncé à “réactiver” le projet de neuvième directive sur les groupes de sociétés [143], elle suggère, ainsi que nous l'avons déjà revelé (supra, n° 28), que les États membres permettent aux dirigeants de groupes de sociétés “d'adopter et de mettre en oeuvre une politique de groupe coordonnée, pour autant que les intérêts des créanciers de ces sociétés soient efficacement protégés et qu'un juste équilibre entre les intérêts des différents actionnaires soit garanti dans la durée” et préconise “une information et une transparence complètes sur la structure des groupes et les relations en leur sein” [144].

E. Utilisation d'une “corporate opportunity” avec l'accord de la société

39.Modalités. Une société peut renoncer à une chance d'affaire, si elle estime que l'exploitation de cette chance d'affaire n'est pas conforme à son intérêt social. Comme nous l'avons déjà suggéré ci-avant (supra, n° 33), une société peut également autoriser un de ses administrateurs ou une société du groupe à acquérir et développer une opportunité d'affaire qui, en vertu des règles que nous avons esquissées, doit normalement lui revenir.

Pareille autorisation relève de la compétence de l'organe d'administration de la société. Elle devra être prise dans le respect de l'intérêt social et des dispositions en matière de conflit d'intérêts. Si le bénéficiaire de la décision est un administrateur, l'article 523 du Code des sociétés sera applicable, dès lors que cet administrateur aura un intérêt opposé de nature patrimoniale à la décision. Si la société est une société anonyme cotée et que le bénéficiaire de la décision est une société liée (autre qu'une de ses filiales), la question de l'application de l'article 524 devra être envisagée [145].

IV. Conclusion

40.Pragmatisme et transparence. La situation juridique particulière des administrateurs et des actionnaires en droit américain ne permet pas la transposition dans notre droit de la doctrine des “corporate opportunities” telle qu'elle s'est développée aux États-Unis. L'“importation” d'une telle doctrine serait d'ailleurs peu souhaitable, eu égard à son caractère flou et parfois arbitraire, ainsi qu'aux critiques dont elle fait l'objet dans son pays d'origine. En outre, cette doctrine ne fournit pas de réponse uniforme à la problématique de l'affectation des chances d'affaire, en particulier au sein des groupes de sociétés. Cela étant, certains critères retenus par cette doctrine pour déterminer à qui doit revenir une “business opportunity” sont incontestablement pertinents et peuvent être utilisés de ce côté-ci de l'Atlantique. Nous songeons, en particulier, au critère de la “line of business”.

Le droit commun des sociétés permet d'apporter des réponses à la plupart des questions que soulève la question des “corporate opportunities”. Encore faut-il appliquer ce droit commun de manière pragmatique et se garder en la matière de toute approche dogmatique ou trop académique. Les quelques règles que nous avons cru pouvoir esquisser dans la présente étude ne sont que des lignes de conduite générale qui, comme nous l'avons souligné, doivent être appliquées avec nuance pour tenir compte de toutes les circonstances de chaque cas d'espèce.

Indépendamment de l'application de ces règles de droit commun, différents mécanismes “préventifs” peuvent également être mis en place par les sociétés et les groupes de sociétés. Nous pensons, en particulier, à l'élaboration d'une politique de groupe relative à l'attribution des opportunités d'affaire, conformément aux principes désormais admis en matière de groupes de sociétés. Cette politique de groupe devrait être rendue publique afin de permettre aux actionnaires, à tous les “stakeholders” et au marché d'en apprécier la qualité et les conséquences pour chaque société du groupe.

Si le législateur belge ou européen devait estimer intervenir en la matière, une des voies à privilégier consisterait à recommander l'élaboration d'une telle politique au sein des groupes de sociétés, en déterminant, sur la base des principes actuellement admis, les conditions de sa mise en place et les modalités, notamment de publicité, de son exécution. Le plan d'action de la Commission européenne pour la modernisation du droit des sociétés semble aller en ce sens et on ne peut que se réjouir d'une telle approche souple et pragmatique.

[1] Avocat au Barreau de Bruxelles (Willkie Farr & Gallagher). Maître de Conférences à l'Université libre de Bruxelles.
[2] L'art. 917, § 7, du code, introduit par l'arrêté royal du 1ère septembre 2004 portant exécution du règlement (CE) n° 2157/2001 du Conseil du 8 octobre 2001 relatif au statut de la société européenne, contient une disposition similaire applicable aux sociétés européennes.
[3] Doc. parl. Ch., sess. 2000-01, n° 50 1211/001, p. 20.
[4] Voy. les indications bibliographiques relatives à l'art. 524 du Code des sociétés citées par X. Dieux et D. Willermain, “Corporate Governance, La loi du 2 août 2002”, Les dossiers du J.T., Larcier, 2004, p. 142.
[5] Voy. spécialement les développements consacrés à la question par le professeur Wymeersch dans ses différentes études sur les groupes de société, et en particulier “Comment le droit positif pourrait aborder certains groupes de sociétés?”, in Mélanges Van Ommeslaghe, Bruylant, 2000, p. 703, spéc. n°s 8 et s., ainsi que par H. De Wulf dans sa thèse, Taak en loyauteitsplicht van het bestuur in de naamloze vennootschap, Intersentia, 2002, spéc. pp. 705 à 842; voy. également P. Ernst, Belangenconflicten in naamloze vennootschappen, Intersentia Rechtswetenschappen, 1997, spéc. p. 397, n°s 400 et s.; H. Seeldrayers, “Art. 492bis SW.: Het paard van Troje voor een efficiënt gesanctioneerde 'corporate opportunity doctrine' naar Belgisch recht?, Standpunt”, T.R.V. 1998, p. 313.
[6] Tout au plus peut-on traduire l'expression “business opportunities” par “chances d'affaire” ou “opportunités d'affaire” en français et “zakenkans” en néerlandais. L'expression “corporate opportunities” recouvre cependant une acception plus précise, comme nous le verrons ci-après, traduisant l'idée que, dans certaines circonstances, une “business opportunity” appartient ou revient à la “corporation”. Nous utiliserons, dans le présent texte, indifféremment les expressions “business opportunities”, “chances d'affaire” et “opportunités d'affaire” sans attribuer à ces notions de portée juridique particulière.
[7] Doc. parl. Ch., sess. 2000-01, n° 50 1211/001, p. 20.
[8] Voy. les références citées en note 4.
[9] Voy. les références citées par H. De Wulf, o.c., p. 706, spéc. notes 1904 et 1905; voy. également H. Fleischer, “The responsability of the management and its enforcement”, in Reforming company and takeover law in Europe, Oxford University Press, 2004, p. 373, spec. p. 388.
[10] Les travaux préparatoires ne contiennent en effet guère d'éléments de nature à faire progresser le débat. On lit ainsi dans l'exposé des motifs: “La question des 'corporate opportunities' est plus compliquée [que celle, déjà complexe, de la réglementation des relations intragroupe telle qu'elle résulte de l'art. 524, §§ 1er à 6]. Dans quelle mesure une société mère peut-elle s'arroger les opportunités qui surviennent au niveau de la filiale du groupe? Il est particulièrement difficile d'apporter une solution à cette problématique. D'une part, la filiale ne connaît pas toujours ce qui s'offre au niveau de la société mère et qui devrait lui revenir normalement. D'autre part, intervenir juridiquement au niveau de la société mère est indispensable pour éviter que les opportunités qui reviennent normalement à la filiale ne soient déviées vers la société mère ou vers d'autres sociétés du groupe” (Doc. parl. Ch., sess. 2000-01, n° 50 1211/001, p. 20).
[11] Nous n'aborderons pas spécifiquement la question des sanctions de la violation des principes relatifs à la répartition des chances d'affaire, ni celle de l'application éventuelle à la matière de l'art. 492bis du Code pénal relatif à l'abus de biens sociaux. Voy. sur ces questions, H. De Wulf, o.c., p. 811, n°s 1302 et s. et H. Seeldrayers, o.c., p. 313.
[12] Le devoir de loyauté est également à l'origine des règles en matière de conflits d'intérêts, sur lesquelles il n'est pas inutile de s'arrêter un instant compte tenu du lien entre cette dernière problématique et celle des “corporate opportunities”. À l'origine, selon la “common law”, toute transaction conclue par une “corporation” avec un de ses “directors” (ou toute transaction dans laquelle ce “director” a un intérêt) était susceptible d'annulation, sans égard à son caractère “fair” pour la “corporation”, l'objectif poursuivi par la règle étant de protéger la “corporation” contre toute tentative d'un “director” d'user de ses pouvoirs au détriment de la “corporation”. Cette règle de “common law” a désormais été abandonnée et la totalité des États américains ont adopté des dispositions particulières régissant la conclusion de transactions dans lesquels un “director” se trouve, directement ou indirectement (via une “related person” ou une société dans laquelle il a un intérêt) en situation de “conflict of interests”. Ces dispositions varient d'État à État mais, d'une manière générale, elles ont pour objet de permettre la conclusion de pareilles transactions, pour autant soit qu'elles soient autorisées par les “desinterested directors” ou les actionnaires, soit qu'elles soient “fair and reasonable to the corporation”. D'autre part, si au départ le principe de l'annulation des transactions entachées d'un conflit d'intérêts s'appliquait également aux transactions entre deux sociétés ayant des administrateurs communs, la situation est aujourd'hui différente et, dans la plupart des États, le simple fait que deux sociétés traitant ensemble ont des administrateurs en commun n'a plus, en soi, pour conséquence d'entraîner l'application des règles en matière de conflit d'intérêts. Quant aux transactions entre sociétés mères et sociétés filiales, elles ne rentrent généralement pas dans le champ d'application des réglementations en matière de conflit d'intérêts mais sont appréciées au regard du devoir fiduciaire de l'actionnaire de contrôle à l'égard de la société et des actionnaires minoritaires.
[13] Selon une décision de la Cour suprême du Delaware, le devoir de loyauté “mandates that the best interests of the corporation and its shareholders takes precedence over any interest possessed by a director, officer or controlling shareholder and not shared by the stockholders generally” (Cede & Co./Technicolor Inc., 634 A.2d 345, 361 (Del. 1993)). Le “fiduciary duty” est parfois présenté comme impliquant que les “directors” “should not use their corporate position to make a personal profit or gain or for other personal advantage” (D.J. Block, N.E. Barton et S.A. Radin, The business judgment rule, Fiduciary duties of corporate directors, 5ème éd., 1998, p. 262). On aperçoit immédiatement le lien entre le devoir de loyauté, ainsi présenté, et la doctrine des “corporate opportunities”.
[14] V. Brudney et C. Clark, “A new look at corporate opportunities”, 94 Harv. L. Rev., 997 (1980-81).
[15] Les faits de la cause étaient les suivants: Lagarde était une société minière qui avait acquis un tiers d'un terrain sur lequel se trouvait une mine et souhaitait acquérir les deux autres tiers de ce terrain. À cette fin, elle avait conclu un contrat de location portant sur un deuxième tiers du terrain (contrat qui lui donnait le droit d'acquérir ledit terrain) et était, d'autre part, en négociation en vue de l'acquisition du troisième tiers. Des “corporate officers” de Lagarde avaient cependant acquis les deux autres tiers du terrain convoités par Lagarde avant elle. La question soumise à la Cour suprême d'Alabama était de savoir si, ce faisant, ces “corporate officers” avaient méconnu leurs “fiduciary duties” en s'emparant illégitimement d'une opportunité intéressant la société. La Cour suprême d'Alabama a rendu sur cette question une décision nuancée, qui illustre la portée du “interest or expectancy test”. Elle considéra en substance que Lagarde avait une “expectancy” sur le deuxième tiers du terrain, puisqu'un contrat avait été conclu ayant pour objet cette partie du terrain convoité, mais pas sur le troisième.
[16] W. Savitt, A new look at Corporate Opportunities, Columbia Law School, The Center for Law and Economic Studies, Working Paper, n° 235, p. 18.
[17] Le “interest or expectancy test” est parfois appliqué de manière moins stricte que dans l'affaire “Lagarde”. Ainsi, dans une affaire “Farber/Servan Land Company Inc.” (662 F.2d 371 (5th Cir. 1981)), la Cour suprême de Floride a estimé que la société Servan, qui exploitait un golf, avait un intérêt pour l'acquisition de terrains nécessaires à l'expansion du golf (terrains qui avaient été acquis par deux “officers” et actionnaires de la société) alors que la société n'avait pas entamé de négociations en vue de l'acquisition de ces terrains et que la société n'avait pris aucune décision en ce sens. Pour justifier sa décision, la Cour releva en particulier qu'il y avait eu des discussions entre les actionnaires de la société Servan quant à l'acquisition possible de nouveaux terrains et que l'acquisition des terrains “usurpés” “was advantageous and fit into a present, significant corporate purpose and ongoing corporate policy”.
[18] E. Brodsky et M.P. Adamski, o.c., § 4.2.
[19] Durfee/Durfee & Canning, 323 Mass. 187, 80 N.E. 2d 522, 529 (1948).
[20] Ce test dit “hybride” a été imaginé par la Cour suprême du Minnesota dans l'affaire “Miller/Miller”: 301 Minn. 207, 222 N.W. 2d, 71, 82, 77 A.L.R. 3d 941 (1974). La Cour suprême du Minnesota conclut sa décision en indiquant que si “the opportunity is found to be a corporate one, liability should not be imposed upon the acquiring officer if the evidence establishes that his acquisition did not violate his fiduciary duties of loyalty, good faith, and fair dealing toward the corporation. Thus (…) the ultimate question of liability involves close scrutiny of the equitable considerations existing prior to, at the time of, and following the officer's acquisition”.
[21] Voy. par ex. les critiques exprimées par T. Woolf, “The venture capitalist's corporate opportunity problem”, 2001, Colum. Bus. L. Rev., 473 (2001), spéc. p. 484.
[22] À notre connaissance, seuls les professeurs Brudney et Clark ne partagent pas ce point de vue en ce qui concerne les “full time officers” et “executives” des “public corporations”. Ils plaident en effet en faveur d'une interdiction totale de toute exploitation d'une “business opportunity” par ces “fiduciaries”, sans distinguer selon qu'elle entre ou non dans la “line of business” de la “corporation” (o.c., pp. 1022 et s.).
[23] La Cour suprême du Delaware souligna ainsi, dans l'affaire précitée “Loft/Guth”, que “when a business opportunity comes to a corporate officer or director in his individual capacity rather than in his official capacity”, cette opportunité ne pouvait être exploitée par le “fiduciary” que si elle n'était pas “essential to the corporation” et si celle-ci n'avait pas un “interest or expectancy” pour l'opportunité.
[24] En outre, l'utilisation des ressources de la société par un “corporate fiduciary” à titre personnel constitue en soi un manquement à ses devoirs fiduciaires.
[25] Relevons que le développement par un “officer” ou un “director” d'une activité concurrente à celle de la société est également susceptible de constituer un manquement à ses devoirs fiduciaires, indépendamment de toute application de la théorie des “corporate opportunities”. L'obligation de non-concurrence est, en droit américain, une obligation distincte de celles résultant de la doctrine des “corporate opportunities”, même si ces obligations se recoupent largement.
[26] Voy. sur ce point J.M. Gallagher, “Not a matter of choice: a corporate officer's duty to disclose”, 34 Suffolk U. L. Rev., 455 (2000-01).
[27] De telles dispositions sont recommandées, par ex., lors de la mise en bourse par une société mère d'une partie des actions de sa filiale alors que les deux sociétés sont dans la même “line of business” et que la société mère ne souhaite pas nécessairement restreindre ses activités en faveur de sa filiale. Un fonds d'investissement présent dans plusieurs sociétés actives dans le même secteur d'activité peut se trouver dans une situation identique et souhaiter prévoir des clauses adéquates dans les statuts des sociétés concernées.
[28] Thorpe by Castleman/Cerbco, Inc., 676 A.2d 436 (Del. 1996).
[29] V. Brudney et C. Clark, o.c., p. 1055.
[30] T. Woolf, o.c., pp. 496 et s.
[31] Voy. les références citées en note 5.
[32] Prés. Comm. Bruxelles 27 avril 1978, R.D.C.B. 1978, p. 354. Dans cette affaire, des actionnaires minoritaires d'une société anonyme reprochaient, notamment, à l'actionnaire majoritaire d'avoir “détourné” à son profit un important contrat de la société. Le Président du Tribunal de Commerce de Bruxelles estima que ce fait n'aurait pu mener au dessaisissement des administrateurs, sollicité par les actionnaires minoritaires, que s'il en avait résulté une mise en péril de la société, ce qui n'était pas le cas en l'espèce, la société recevant une part importante du bénéfice réalisé par l'actionnaire majoritaire sur le contrat en cause.
[33] Pour éviter les répétitions et les lourdeurs, nous utiliserons uniquement le terme “administrateur” étant entendu que, sauf indication contraire, les développements consacrés aux administrateurs valent également mutatis mutandis pour les gérants, les membres du comité de direction et les délégués à la gestion journalière.
[34] La solution est constante. Voy. par ex. J. Guillery, Des sociétés commerciales en Belgique, Commentaire de la loi du 18 mai 1873, Bruylant, 1882, t. II, 2ème éd., n° 604, p. 325; J. Van Ryn, Principes, t. Ier, 1ère éd., Bruylant, 1954, n° 585; B. Tilleman, Bestuur van vennootschappen, Maklu, 1996, n° 5, p. 14; J. Malherbe, P. Lambrecht et P. Malherbe, Précis de droit des sociétés, Bruylant, 2004, p. 535, n° 914.
[35] L. Simont et P. Van Ommeslaghe, “La notion de l'organe statutaire et la répartition des pouvoirs par le conseil d'administration des sociétés anonymes”, n° 14. L'assemblée générale, en tant qu'organe, ne dispose en effet pas de la personnalité juridique et ne peut agir que pour compte de la société.
[36] J. Van Ryn, o.c., p. 262, n° 372.
[37] P. Van Ommeslaghe, “Le droit commun de la société et la société de droit commun”, in Aspects récents du droit des contrats, Jeune Barreau de Bruxelles, 2001, n° 49, p. 221.
[38] P. Van Ommeslaghe, Le régime des sociétés par actions et leur administration en droit comparé, Bruylant, 1960, n° 200, p. 345.
[39] Dans le même sens, P. Van Ommeslaghe, o.c., Le régime des sociétés par actions et leur administration en droit comparé, n° 200, p. 345.
[40] Ce changement a uniquement pour but d'aligner la terminologie utilisée par la loi belge sur celle de la première directive européenne en matière de sociétés et ne modifie pas, sur le fond, le statut des administrateurs (K. Geens et consorts., Het wetboek van vennootschappen en zijn uitvoeringsbesluit, Maklu, 2002, p. 270).
[41] Ph. Petel, Les obligations du mandataire, Paris, Litec, 1988, pp. 114 et s.; P.-A. Foriers, “Le contrat de prestation de services: obligations des parties et responsabilité contractuelle”, in Les contrats de service, Jeune Barreau de Bruxelles, 1994, p. 121, spéc. n° 19; P. Wéry, “Le mandat”, Rép. not., Larcier, 2000, pp. 143 et s. et les références à Domat et au discours de B. de Greuille devant le Corps législatif.
[42] P. Van Ommeslaghe, “L'exécution de bonne foi, principe général de droit?”, R.G.D.C. 1987, p. 101, spéc. n°s 5 et 6.
[43] Voy. notamment P. Wéry, o.c., n° 104.
[44] En ce sens également H. De Wulf, o.c., spéc. p. 409, n° 556. P.-A. Foriers rappelle, dans le même sens, que, de manière générale, tous les contrats qui impliquent une collaboration étroite et prolongée des parties comportent un devoir de loyauté renforcé (P.-A. Foriers, o.c., in Les contrats de service, p. 138, n° 19). Le devoir de loyauté des administrateurs est également largement reconnu en droit comparé (K.-J. Hopt, “Trusteeship and conflicts of interest in corporate, banking and agency law: toward common legal principles for intermediaries in the modern service-oriented society”, in Reforming company and takeover law in Europe, ouvrage précité, p. 51). Outre en Angleterre et aux Etats-Unis (supra, n°3), un tel devoir est notamment consacré par la jurisprudence en Allemagne (H. Fleischer, o.c., p. 378.) et en France (Cass. Comm. 27 février 1996, RTDCiv. 1997, p. 114; Cass. Comm. 24 février 1998, RTDCom. 1998, p. 612; Cass. Comm. 12 mai 2004, Rev. Soc. 2005, p. 140). On relèvera à cet égard que, dans ce dernier arrêt, la Cour de cassation de France a considéré que le devoir de loyauté des dirigeants existe “à l'égard de tout associé”. Cette jurisprudence s'est développée à propos de l'acquisition par le dirigeant à un associé de titres de la société - le reproche fait au dirigeant consistant généralement à avoir dissimulé à l'associé vendeur l'existence de négociations en vue de la revente des titres à un prix supérieur - mais il semble que le devoir de loyauté “à l'égard de tout associé” ait une portée générale et résulte de la fonction de dirigeant elle-même (L. Godon, “Précisions quant au fondement juridique du devoir de loyauté du dirigeant social envers les associés”, Rev. Soc. 2005, p. 140). Le devoir de loyauté des administrateurs est par ailleurs consacré par les “Principes de gouvernement d'entreprise de l'OCDE” qui indiquent que ce devoir existe “vis-à-vis de la société et de tous ses actionnaires” (voy. Principes n°IV.A et notes explicatives IV.A, p. 65 et 66). Si le Code belge de gouvernance d'entreprise (sur ce Code, voy. infra n°19) n'évoque pas tel quel le devoir de loyauté des administrateurs, il énonce néanmoins que “Tous les administrateurs font preuve d'intégrité et d'engagement” (Principe n°3).
[45] Dans le même sens, notamment H. De Wulf, o.c., spéc. p. 409, n° 556.
[46] P. Van Ommeslaghe, “Les devoirs des administrateurs et des actionnaires prépondérants envers les actionnaires d'une société en cas de cession du contrôle de cette société, en droit belge et en droit comparé”, in Festschrift für J. Bärmann, Munich, Beck, 1975, p. 995, spéc. p. 1015. Les actionnaires ne pourraient d'ailleurs agir à titre individuel contre les administrateurs à qui ils reprocheraient un manquement à leur devoir de loyauté, sauf si ce manquement constituait une faute au sens de l'article 1382 du Code civil et leur causait un préjudice propre, distinct de celui subi par la société (sur l'absence dans notre droit d'une action individuelle des actionnaires à l'égard des administrateurs, voy. notamment: J. Van Ryn, o.c., t. Ier, n°612 et s.; P. Van Ommeslaghe, “Développements récents de la responsabilité civile professionnelle en matière économique”, in L'évolution récente du droit commercial et économique, Jeune Barreau de Bruxelles, 1978, n°7, p. 18. Pour un cas d'application récent: Liège, 9 septembre 2004, J.T. 2005, p. 85 ). Encore peut-on se demander si la jurisprudence récente de la Cour de cassation en matière de responsabilité des organes à l'égard des tiers laisse place à une telle action fondée sur l'article 1382 du Code civil dès lors en tout cas que la faute reprochée aux administrateurs n'est pas constitutive d'une infraction pénale (voy. spécialement Cass. 16 février 2001). L'expression, utilisée notamment par les Principes de l'OCDE (supra, note 44), selon laquelle les administrateurs auraient un devoir de loyauté “vis-à-vis de la société et de tous ses actionnaires” est donc juridiquement impropre, les devoirs que les administrateurs peuvent avoir à l'égard des actionnaires s'exerçant par l'intermédiaire de la société et de ses organes. Cela étant, les standards de bon comportement résultant de l'article 1382 du Code civil peuvent également impliquer des obligations particulières dans le chef des administrateurs à l'égard des actionnaires individuels, les seconds étant légitimement en droit d'attendre des premiers qu'ils se comportent de manière loyale à leur égard. Mais la violation de pareilles obligations ne pourrait donner lieu qu'à une responsabilité aquilienne dans le chef des administrateurs et la mise en cause de cette responsabilité se heurtera aux difficultés que nous venons de signaler à propos notamment de l'établissement du préjudice.
[47] Sur les devoirs fiduciaires des “directors” en droit américain, voy. D.J. Block et consorts, o.c., pp. 107 et s.
[48] H. De Wulf, o.c., spéc. p. 409, n° 556.
[49] Sur l'intérêt social comme finalité de la compétence des organes sociaux, et spécialement du conseil d'administration, voy. X. Dieux, “La société anonyme: armature juridique de l'entreprise ou 'produit financier'”, in Legal Tracks, Bruylant, 2003, p. 643; sur le fondement du caractère fonctionnel des prérogatives de l'administrateur, voy. également A. François, Vennootschapsbelang, Intersentia Rechtswetenschappen, 1999, spéc. p. 578, n°s 430 et s.
[50] Le principe est aujourd'hui constant. Voy. notamment P. Van Ommeslaghe, “L'acquisition du contrôle d'une société anonyme et l'information de l'acquéreur”, in Mélanges R.-O. Dalcq, Larcier, 1994, p. 591, spéc. n° 4, p. 601; voy. plus récemment X. Dieux, “Questions relatives aux opérations préparatoires et au lancement d'une opa volontaire”, in Mélanges G. Horsmans, Bruylant, 2004, p. 413, spéc. n° 5 qui justifie l'obligation de discrétion des administrateurs par “la subordination absolue des pouvoirs du conseil et de ses membres à l'intérêt social”. Nous verrons que ce principe est également consacré par la disposition 3.4 du Code belge de gouvernance d'entreprise (infra, n° 19).
[51] D'autres dispositions du Code des sociétés le confirment également. Voy. par ex. l'art. 706 du Code qui impose de mentionner dans le projet de fusion “8° tous avantages particuliers attribués aux membres des organes de gestion des sociétés appelées à être dissoutes”.
[52] De même, au niveau pénal, il est admis qu'il n'y a pas abus de biens sociaux, au sens de l'art. 492bis du Code pénal, lorsqu'un avantage est octroyé par la société à l'un de ses dirigeants en vertu d'une décision de son organe compétent, et ce, même si cet avantage est disproportionné par rapport aux capacités financières de la société (T. Afschrift et V.-A. de Brauwere, Manuel de droit pénal financier, Kluwer, 2001, n° 167, p. 129).
[53] L'art. 3.6 du Code belge de gouvernance d'entreprise, sur lequel nous reviendrons ci-après (infra, n° 19), paraît aller plus loin en énonçant que “Les transactions entre la société et les administrateurs doivent être conclues aux conditions normales de marché”. Ce code est cependant basé sur le principe “comply or explain”, ce qui autoriserait une société à s'écarter de la règle ainsi énoncée, pour peu qu'elle s'en explique.
[54] En ce sens B. Tilleman, o.c., n° 138, p. 92 qui fonde l'obligation de non-concurrence de l'administrateur sur le principe de l'exécution de bonne foi du mandant; B. Feron et J. Meunier, “La 'double casquette' de l'administrateur de société anonyme”, J.T. 2000, p. 689 , spéc. p. 697.
[55] H. De Wulf, o.c., p. 693, n°s 1105 et s. En droit commun du mandat, le “mandat double”, par lequel un mandataire agit pour le compte de mandants ayant des intérêts opposés, est également prohibé: P. Wéry, o.c., n° 109, p. 158.
[56] En matière de mandat, il est admis que la prohibition du “double mandat” cesse de s'appliquer si le mandataire peut se prévaloir du consentement de ses mandants: P. Wéry, o.c., n° 109, p. 159.
[57] Tel serait le cas si l'assemblée générale désigne aux fonctions d'administrateur une personne dont elle sait (ou ne peut ignorer) qu'elle exerce une activité similaire à celle de la société (voy. également en ce sens H. De Wulf, o.c., n° 1111, p. 696). On admet pareillement qu'il peut être tacitement renoncé au devoir de discrétion de l'administrateur lorsque celui-ci “représente” en fait un actionnaire auquel il doit rendre compte (P. Van Ommeslaghe, o.c., in Mélanges R.-O. Dalcq, spéc. n° 4, p. 601).
[58] Nous songeons en particulier à l'hypothèse de la société qui compte parmi ses administrateurs sa société mère, active dans son domaine d'activité.
[59] H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, t. V, 2ème éd., Bruylant, 1975, p. 416, n° 420; Ph. Petel, o.c., p. 236; P. Wéry, o.c., n° 110, p. 159 (ce dernier auteur distingue plus nettement entre l'obligation d'information, de “compte rendu” et l'obligation de rendre compte); P.-A. Foriers, o.c., Les contrats de services, p. 163, n° 44; B. Tilleman, Le mandat, Kluwer, 1999, p. 151, n° 227.
[60] P. Wéry, o.c., p. 160, n° 111; sur les modalités de l'obligation d'information en cours de mandat, voy. spéc. Ph. Petel, o.c., pp. 241 à 301.
[61] P. Wéry, o.c., p. 163, n° 114.
[62] Ph. Petel, o.c., p. 363, n°s 625 et s.; P. Wéry, o.c., p. 171, n° 122.
[63] J. Ronse et consorts, “Overzicht van de rechtspraak (1968-1977): vennootschappen”, T.R.V. 1978, p. 681, spéc. n° 342, p. 932; P. Ernst, o.c., p. 299, n° 323.
[64] H. De Page, o.c., n° 422, p. 419.
[65] En ce sens également H. De Wulf, o.c., spéc. p. 447, n° 714.
[66] R.P.D.B., v° Mandat, n° 527; B. Tilleman, o.c., p. 153, n° 234.
[67] Ph. Petel, o.c., p. 364, n° 626; P. Wéry, o.c., n° 122, p. 171; Jurisclasseur, v° Mandat, artt. 1991 à 2002, fascicule 40, n° 28; Dalloz Civil, v° Mandat, n° 272.
[68] La doctrine n'envisage d'ailleurs l'obligation de “reversement” qu'à propos des “fonds” (Ph. Petel, o.c., p. 331; Jurisclasseur, v° Mandat, o.c., n° 28; P.-A. Foriers, o.c., n° 44, p. 163) et des autres “choses” reçues par le mandataire. On cite traditionnellement l'exemple des marchandises que le mandataire a reçu en vertu de son mandat (R.P.D.B., o.c., n° 531). Certains auteurs ajoutent que le mandataire doit restituer à la fin du mandat les documents et autres pièces qu'il a reçus du mandant pour exécuter son mandat (P. Wéry, o.c., n° 122, p. 172; B. Tilleman, o.c., pp. 153 et 154) mais cette obligation de restitution ne résulte pas de l'art. 1993 du Code civil; elle est une conséquence de la fin du mandat (H. De Page, o.c., n° 472, p. 467).
[69] La thèse de De Page va, en outre, à l'encontre de la jurisprudence de la Cour de cassation de France qui a décidé, à plusieurs reprises, à propos de sommes versées par erreur par un tiers au mandataire, que l'obligation de “reversement” ne concerne que ce que le mandataire à reçu “en sa qualité et dans l'accomplissement des actes où il est le représentant du mandant” (Cass. (fr.) 17 et 22 juillet 1918, Cass. (fr.) 15 novembre 1950 et Cass. (fr.) 8 juillet 1975, cités par Ph. Petel, p. 333, n°s 564 et s.).
[70] Il s'agit d'un nouvel aménagement aux règles du mandat puisque les administrateurs ne sont pas les mandataires des actionnaires mais de la société.
[71] Pour un aperçu de ces dispositions, voy. X. Dieux, “La divulgation d'informations concernant la société anonyme, Principes et sanctions”, in Legal Tracks, ouvrage précité, p. 79, spéc. n° 4.
[72] Voy. notamment l'arrêté royal du 31 mars 2003 relatif aux obligations des émetteurs d'instruments financiers admis aux négociations sur un marché réglementé belge.
[73] X. Dieux, o.c., in Legal Tracks, spéc. n° 14; P. Van Ommeslaghe, o.c., in Mélanges R.-O. Dalcq, p. 561; Y. De Cordt, L'égalité entre actionnaires, Bruylant, 2004, p. 831, n°s 631 et s.; O. Clevenbergh, “La communication d'informations confidentielles dans le cadre de 'due diligence', en particulier dans le cas des sociétés cotées”, R.D.C.B. 2005, p. 115.
[74] Selon la définition de la récente recommandation de la Commission européenne concernant le rôle des administrateurs non exécutifs et des membres du conseil de surveillance et les comités du conseil d'administration ou de surveillance (art. 2.1).
[75] L'expression est notamment utilisée dans le protocole sur l'autonomie de la fonction bancaire.
[76] J. Malherbe, P. Lambrecht et P. Malherbe, o.c., p. 535, n° 915.
[77] Pour une analyse critique de cette distinction, voy. X. Dieux, “Corporate governance: W. Kent v. Lenôtre”, in Legal Tracks, ouvrage précité, p. 49, spec. n°s V et VIII et s.
[78] X. Dieux, “Corporate governance - Perspectives européennes et internationales”, in Corporate Governance, Séminaire Vanham & Vanham du 28 octobre 2004, p. 21.
[79] En ce sens également H. De Wulf, o.c., n° 1192.
[80] Ainsi, selon le Code belge de gouvernance d'entreprise, le management exécutif, qui comprend au moins tous les administrateurs exécutifs (art. 6.2), “est chargé de la conduite de la société” (art. 6.5) tandis que les administrateurs “non exécutifs” “discutent de manière critique et constructive la stratégie et les politiques clés proposées par le management exécutif et contribuent à les développer” (ligne de conduite de l'art. 3.3).
[81] En tout cas lorsque cet administrateur exerce ses fonctions à temps plein, raison pour laquelle nous pensons pouvoir assimiler, pour les besoins des présents développements, l'administrateur exécutif “part time” à l'administrateur non exécutif.
[82] Rappelons à cet égard que si le principe de la révocabilité ad nutum des administrateurs et l'absence de lien de subordination s'opposent à ce que les fonctions d'administrateur puissent, en tant que telles, faire l'objet d'un contrat de travail, le cumul dans le chef d'une même personne de ces fonctions avec la qualité d'employé est admissible si le contrat de travail a pour objet d'autres activités, de nature technique, commerciale ou administrative, et que le lien de subordination, caractéristique du contrat de travail, existe entre l'administrateur et la société pour l'exercice de ces fonctions distinctes (P. Van Ommeslaghe et X. Dieux, “Examen de jurisprudence: les sociétés commerciales”, n° 119). De même, l'absence de pouvoir d'injonction du conseil d'administration à l'égard du comité de direction s'oppose à ce que les fonctions de membres d'un comité de direction puissent, en tant que telles, faire l'objet d'un contrat de travail (X. Dieux et D. Willermain, o.c., in Les dossiers du J.T., n° 12, p. 35).
[83] V. Vannes, Le contrat de travail: aspects théoriques et pratiques, Bruylant, 2004, n° 457, p. 337: “Dès lors qu'il est rémunéré par l'employeur pour l'exécution d'un travail déterminé, il est inadmissible qu'il [le travailleur] profite de cette activité rémunérée pour exercer, en même temps, à son propre compte ou pour le compte d'autrui, une même activité”; M. Jamoulle, Le contrat de travail, Éd. juridique ULg, 1986, t. II, p. 128; B.-H. Incent, La concurrence de l'ancien salarié à son ancien employeur: les enseignements de l'art. 17 de la loi sur les contrats de travail, Orientations, mars 2001, p. 70.
[84] Pour une analyse de ces clauses, voy. V. Lebe-Dessard, “La clause de non concurrence et la concurrence déloyale”, in Clauses spéciales du contrat de travail, Bruylant, 2003, p. 215; voy. également J. Clesse et F. Kéfer, “Examen de jurisprudence (1995 à 2001): contrat de travail”, spéc. n°s 82 à 88.
[85] Pour une étude approfondie de l'utilité et de la validité de ces clauses, voy. S. Wynsdau, “La clause d'exclusivité de services”, in Clauses spéciales du contrat de travail, ouvrage précité, p. 179, n° 36.
[86] Le Code de gouvernance d'entreprise, entré en vigueur le 1er janvier 2005, est le fruit d'une initiative conjointe de la Commission bancaire, financière et des assurances, de la Fédération des Entreprises de Belgique et de Euronext Brussels. Il ne vise que les sociétés cotées, mais peut néanmoins “servir de cadre de référence pour toutes les autres sociétés” (point 8 du préambule du code). Sur ce Code, voy. X. Dieux, “'Corporate governance' - De la loi du 2 août 2002 au 'Code Limpens'”, J.T. 2005, p. 57 .
[87] En vertu de la disposition 6.7 du code, la disposition 3.6 est également applicable “aux transactions entre la société et les managers exécutifs”.
[88] La politique arrêtée par le conseil d'administration doit être publiée dans la charte de Gouvernance d'entreprise (annexe f du Code).
[89] Voy. les références à la jurisprudence de la Cour de cassation de France citées en note 69.
[90] Voy. notamment les développements consacrés à la question par P. Ernst, o.c., n° 326, p. 302.
[91] Nous pensons, par exemple, à l'hypothèse d'un investissement ayant pour objet des actions d'une société cotée qui pourraient être acquises tant par la société que par l'administrateur. Nous mettons ici de côté les questions de délit d'initié et d'abus de marché que peut poser une telle éventualité.
[92] Sur cette pratique, voy. infra, n° 36.
[93] La reconnaissance d'une telle règle générale impliquerait, concrètement, que l'administrateur ne pourrait, sans l'accord de la société, exploiter lui-même l'opportunité, même après avoir démissionné.
[94] Voy. supra n° 5 et la référence à l'affaire “Loft/Guth”. Comme le relève W. Saviit, “the corporate opportunity doctrine assumes that corporate fiduciaries are (or should be) committed entirely and exclusively to the corporation” (o.c., p. 51) avec, pour conséquence que la qualité dans laquelle un “fiduciary” acquiert une opportunité n'est pas toujours déterminante. Ce dernier auteur relève cependant que cette vision des choses ne correspond plus à la réalité actuelle dans laquelle “Entrepreneurs (and occasionally even executives) may move from one project - one firm - to the next”.
[95] Prenons l'exemple de l'administrateur d'une société de construction qui n'occupe pas d'autres mandats dans des sociétés actives dans ce secteur et qui, à l'occasion d'un voyage d'affaire organisé par la société de construction pour prospecter de nouveaux marchés, est informé de l'existence d'un appel d'offres de travaux.
[96] Nous réservons ici l'hypothèse où une personne exerce plusieurs mandats à l'insu de ses “mandants”.
[97] Le Code belge de gouvernance d'entreprise énonce ainsi que les administrateurs non exécutifs “ne peuvent envisager d'accepter plus de cinq mandats d'administrateur dans des sociétés cotées” (disposition 4.5).
[98] Voy. à cet égard la disposition 3.5 du Code belge de gouvernance d'entreprise qui énonce que “Chaque administrateur organise ses affaires personnelles et professionnelles de manière à éviter tout conflit d'intérêts, direct ou indirect, avec la société” (supra, n° 19).
[99] La littérature sur le sujet est extrêmement abondante. Voy., en droit belge, notamment P. Van Ommeslaghe, “Rapport général”, in Droits et devoirs des sociétés mères et de leurs filiales, Kluwer, 1985, p. 59; L. Cornelis, “De aansprakelijkheid van bestuurders van vennootschappen in groepsverband”, in Aspects des groupes d'entreprises, Kluwer, 1989, p. 109; E. Wymeersch, The groups of companies in Belgian law, in Groups of companies in the EEC, Walter de Gruyter, 1993, p. 1; E. Wymeersch, Le droit belge des groupes de sociétés, in Liber Amicorum CDVA, Bruylant, 1998, p. 615; E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, n° 8, p. 716; P. Ernst, o.c., p. 989; A. François, o.c., p. 688; Y. De Cordt, o.c., p. 442, n° 283; voy. également les différents rapports du colloque organisé par L'Institut des Juristes d'Entreprises le 18 novembre 2004 sur le thème des relations intragroupes (Le droit des affaires en évolution, Les relations intragroupes, Bruylant, Kluwer, 2004), et notamment le rapport de T. Tilquin, La gouvernance d'entreprise et les groupes de sociétés, p. 57 et celui de I. D'Haeyer, Intragroepsfinanciering: doen of laten, p. 193.
[100] Le professeur Wymeersch évoque à cet égard des “opportunités négatives” (E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, ouvrage précité, n° 8, p. 716).
[101] E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, ouvrage précité, n° 8, p. 717.
[102] Nous songeons en particulier à l'art. 15, § 2, de l'arrêté royal du 8 novembre 1989 relatif aux offres publiques d'acquisition et aux modifications du contrôle qui impose aux administrateurs d'une société faisant l'objet d'une offre publique d'acquisition de “demander aux titulaires de titres qu'en fait ils représentent” s'ils vont vendre à l'offrant, dans le cadre de l'offre, les titres qu'ils détiennent.
[103] Voy. notre étude “Conflits d'intérêts et droit à l'information dans le cadre d'une offre publique d'acquisition: quelques observations sur l'arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles dans l'affaire 'Tractebel'”, in Legal Tracks, I, ouvrage précité, p. 187, spéc. n° 13. L'art. 523 du Code confirme également l'absence d'une telle règle générale dans toute la mesure où il ressort de cette disposition qu'un administrateur qui représente, en fait, un actionnaire en situation de conflit d'intérêts n'est pas lui-même dans une telle situation.
[104] Voy. sur cette question V. Simonart, “Les conflits d'intérêts au sein de l'assemblée générale de la société anonyme en droit comparé”, in Les conflits d'intérêts, Bruylant, 1997, p. 190.
[105] La solution est incontestée en dépit du texte de l'art. 524, § 1er (X. Dieux et D. Willermain, o.c., in Les dossiers du J.T., n° 31, p. 71).
[106] Nous mettons ici de côté l'hypothèse, relativement rare en pratique, de l'actionnaire qui a réalisé un apport en industrie, lorsque pareil apport est autorisé.
[107] Sur cette conception traditionnelle et sa critique, P. Van Ommeslaghe, o.c., in Droit et devoirs des sociétés mères et de leurs filiales, p. 79, n°s 26 et s.; voy. également dans la littérature plus récente, A. François, o.c., p. 688, n°s 509 et s et E. Wymeersch, “L'organisation du pouvoir dans les groupes de sociétés”, in L'organisation du pouvoir dans la société anonyme, Bruylant, 2004, p. 219.
[108] On en veut pour preuve, par exemple, l'art. 524, § 5, du Code des sociétés qui soumet “les décisions ou les opérations relatives aux relations d'une filiale belge non cotée d'une société belge cotée avec les sociétés liées à cette dernière” à l'“autorisation de la société mère”. L'art. 627 du Code des sociétés en fournit une autre illustration puisque, selon l'interprétation qui en est faite par la doctrine majoritaire, le texte subordonne l'acquisition par une filiale directe d'actions de la société mère à une autorisation préalable de l'assemblée générale de la société mère. Nous verrons ci-dessous que l'art. 524, § 7, illustre également notre propos (infra, n° 29).
[109] Cass. (fr.) 4 février 1985, D. 1985, p. 478: “le concours financier apporté, par des dirigeants de fait ou de droit, à une entreprise d'un même groupe dans laquelle ils sont intéressés directement ou indirectement, doit être dicté par l'intérêt économique, social ou financier commun, apprécié au regard d'une politique élaborée pour l'ensemble de ce groupe, et ne doit pas être démuni de contrepartie ou rompre l'équilibre entre les engagements respectifs des diverses sociétés concernées, ni excéder les possibilités financières de celle qui en supporte la charge”.
[110] A. François, o.c., p. 705, n° 522 et les références citées en note 3181; Y. De Cordt, o.c., n° 283, p. 443 et les références citées; E. Wymeersch, o.c., in Liber Amiconum CDVA, p. 631 et s. et les références citées.
[111] L'art. 524, § 2, prévoit en effet que, lorsque le comité des administrateurs indépendants constate qu'une décision ou une opération soumise à cette disposition “n'est pas manifestement abusive, mais qu'elle porte toutefois préjudice à la société”, il précise dans son avis “quels bénéfices la décision ou l'opération prend en compte pour compenser les préjudices mentionnés”. L'art. 524, § 7, sur lequel nous reviendrons ci-après (infra, n° 29) autorise par ailleurs une société mère à “imposer” des sacrifices et des charges “substantielles” à sa filiale cotée.
[112] Le point 3.3 de ce plan, intitulé “Mise en oeuvre d'une politique de groupe”, énonce que: “Les États membres devraient être tenus de mettre en place une règle-cadre sur les groupes qui permettrait aux dirigeants de sociétés appartenant à un même groupe d'adopter et de mettre en oeuvre une politique de groupe coordonnée, pour autant que les intérêts des créanciers de ces sociétés soient efficacement protégés et qu'un juste équilibre entre les intérêts des différents actionnaires soit garanti dans la durée”. Sur le plan d'action de la Commission, voy. G. Carton de Tournai, La modernisation du droit européen des sociétés et son impact sur le droit belge des sociétés, Forum Financier, 2003, p. 327; B. Lecourt, “L'avenir du droit français des sociétés: que peut-on encore attendre du législateur européen?”, Rev. soc. 2004, p. 223.
[113] En ce sens, voy. également J. Malherbe, P. Lambrecht et P. Malherbe, o.c., n° 1625, p. 996; Y. De Cordt, o.c., n° 283, p. 444 et les références citées en note 1261. Ces auteurs paraissent cependant envisager la question exclusivement sous l'angle des créanciers et de la possibilité de mettre à charge de la société mère tout ou partie des dettes de ses filiales.
[114] X. Dieux et D. Willermain, o.c., in Les dossiers du J.T., ouvrage précité, n° 1, p. 8; voy. également la définition retenue par la Commission européenne dans son plan d'action déjà cité: “Le gouvernement d'entreprise (…) est en général compris comme le système par lequel les entreprises sont dirigées et contrôlées” (p. 12); comp. avec la définition retenue par le Code belge de gouvernance d'entreprise: “La gouvernance d'entreprise recouvre un ensemble de règles et de comportements en fonction desquels les sociétés sont gérées et contrôlées” (point 1 du préambule).
[115] E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, ouvrage précité, n° 15, p. 725.
[116] On en trouvera une illustration dans l'art. 8.12 du Code belge de gouvernance d'entreprise qui dispose que “Dans les sociétés ayant un ou plusieurs actionnaire(s) de contrôle, le conseil d'administration veille à ce que celui-ci (ceux-ci) use(nt) judicieusement de sa (leur) position et qu'il(s) respecte(nt) les droits et les intérêts des actionnaires minoritaires”.
[117] On pourrait également citer le projet, heureusement abandonné depuis, de société anonyme “autonome” (voy. sur ce projet P. Van Ommeslaghe, “Vers une société anonyme 'autonome'?”, in Liber Amicorum CDVA, ouvrage précité, p. 389).
[118] Voy. X. Dieux et D. Willermain, o.c., in Les dossiers du J.T., ouvrage précité, pp. 61 et s.
[119] L'exposé des motifs donne les exemples suivants de “charges” et de “limitations”: “La filiale belge cotée devra ainsi préciser dans son rapport annuel si la société mère lui a intimé l'ordre de ne pas pénétrer certains segments, soit géographiquement, soit par rapport à la gamme de produit ou à d'autres domaines d'activités. La répartition des charges que la société mère ventile sur diverses filiales - pour autant qu'elles ne donnent pas lieu à l'application de l'article 524 du Code des sociétés - sera ainsi également soumise à cette obligation de rapportage. (…) En outre sont également soumis à ce règlement les ordres relatifs à l'utilisation en groupe de droits intellectuels qui, sans être fondés sur des opérations ou décisions, peuvent en fait entraîner un appauvrissement de la filiale”. L'exposé des motifs se réfère également à différents cas dont a eu à connaître la Commission bancaire, financière et des assurances dans son contrôle des sociétés à portefeuille (voy. pour une description de ces cas M. Wyckaert, “De nieuwe belangenconflictregeling: op naar een Belgisch groepsrecht?”, in Nieuw vennootschaprecht 2002 - Wet corporate governance, Maklu, 2003, p. 157, spéc. n° 190, note 107).
[120] On a déjà souligné les difficultés pratiques considérables auxquelles cette obligation, qui pèse sur la filiale et non sur la société mère, est susceptible de donner lieu: X. Dieux et D. Willermain, o.c., in Les dossiers du J.T., ouvrage précité, p. 86, n° 39.
[121] Doc. parl. Ch., sess. 2000-01, n° 50 1211/001, p. 20.
[122] Il ressort du texte néerlandais de l'art. 524, § 7, que le qualificatif “substantiel” vise tant les charges que les limitations.
[123] Certains admettent que le groupe implique “le droit pour l'entreprise qui se trouve à la tête du groupe de donner des instructions aux sociétés et entreprises membres qui devront s'y conformer” (P. Van Ommeslaghe, “Les groupes de sociétés et le droit européen des sociétés”, in Les groupes de sociétés, Martinus Nijhoff, 1973, p. 253. En ce sens également: T. Tilquin, o.c., in Les relations intragroupes, p 81) mais cette solution est contestée par d'autres (A. François, o.c., p. 695, n°514). La possibilité pour une société mère d'imposer des instructions à sa filiale est une conséquence légitime du contrôle qu'elle exerce sur celle-ci. Elle est, du reste, en phase avec les réalités de la pratique. Il faut évidemment que ces instructions respectent les équilibres entre les différentes sociétés du groupe (supra, n° 28).
[124] L'exposé des motifs le confirme expressément en parlant d'“ordre” de la société mère à la société filiale.
[125] Les travaux préparatoires le confirment implicitement en indiquant que si l'art. 524, § 1er a été appliqué, l'art. 524, § 7, ne doit pas l'être, ce dont on peut déduire que l'imposition par une société mère d'une charge ou d'une limitation à sa filiale est susceptible de déclencher la procédure de l'art. 524, §§ 1er et s. si les conditions de cette disposition sont remplies, notamment le seuil de “matérialité” prévu par l'art. 524, § 1ère, dernier al.
[126] La question de savoir dans quelle mesure l'appropriation d'une opportunité par la société mère implique une limitation ou une charge “substantielle” dans le chef de la filiale est une question de fait qu'il appartiendra à son conseil d'administration de trancher en tenant compte de toutes les circonstances de la cause, et notamment de l'importance de la limitation ou de la charge par rapport aux activités et au patrimoine de la filiale. Selon nous, les éventuelles contreparties dont bénéficie la filiale ne doivent en principe pas entrer en ligne de compte pour apprécier s'il y a lieu ou non de mentionner une charge ou une limitation dans le rapport annuel (en ce sens également: J. Cataruzza, “Spécificités du Code des sociétés appliqué aux groupes de société”, in Les relations intragroupes, ouvrage précité, p. 103, spéc. p. 133). Ces contreparties ne suppriment en effet pas l'existence des limitations et des charges. Elles les compensent uniquement et permettent de les justifier au regard des règles en matière d'intérêt de groupe (supra, n° 28). Quoiqu'il en soit, l'article 524 § 7 ne fait l'objet d'aucune sanction spécifique. Le droit commun, spécialement l'article 528 du Code, sera applicable. La société ou le tiers devra donc établir un dommage en relation de causalité avec la faute consistant à ne pas avoir repris dans le rapport annuel une limitation ou une charge substantielle imposée par la société mère. Signalons, enfin, que l'article 524 § 7 ne prévoit pas la possibilité pour une société filiale cotée de ne pas mentionner dans son rapport annuel une charge ou une limitation si cette mention est susceptible de lui porter préjudice (comp., par exemple, avec l'article 540 du Code). Il nous semble cependant que la responsabilité des administrateurs qui, au nom de l'intérêt social, décident de ne pas mentionner une charge ou une limitation dans le rapport annuel de la société ne saurait être mise en cause, à défaut, précisément, de préjudice dans le chef de la société.
[127] Doc. parl. Ch., sess. 2000-01, n° 50 1211/001, p. 20.
[128] Voy. également à ce propos les observations très pertinentes du professeur Dieux sur la “diabolisation” de l'actionnaire de contrôle, “'Shareholdership v. Stakeholdership': plaidoyer pour l'actionnaire de contrôle”, in Mélanges De Bandt, Bruylant, 2004, p. 369.
[129] Voy. les développements consacrés ci-avant à cette question (supra, n° 15) et les références citées en note 50.
[130] Sur l'exploitation d'une opportunité d'affaire avec l'accord de la société, voy. infra, n° 39.
[131] On sait que, techniquement, le principe de la spécialité statutaire n'est plus conçu comme une limite à la capacité de la personne morale mais comme une limite au pouvoir de ses organes. Voy. J. Malherbe, P. Lambrecht et P. Malherbe, o.c., p. 195, n° 436; A. Benoit-Moury, “Représentation des sociétés de capitaux et limitations relatives à l'objet social”; adde sur la question de la définition de l'objet social, S. Maquet et C. Dumont, ”Au coeur de la société, son objet social”, in Le Code des sociétés: aspects pratiques et conseils aux notaires, Bruylant, 1999, p. 233.
[132] T. Tilquin et V. Simonart, Traité des sociétés, t. Ier, Kluwer, 1996, p. 693, n° 916; sur l'origine de cette pratique et les critiques qu'elle suscite A. Benoit-Moury, o.c., spéc. n°s 15 et 16.
[133] En outre, rien ne s'oppose, selon nous, à ce que l'objet social soit défini de façon à la fois “positive” (liste des activités que la société peut entreprendre) et “négative” (liste des activités que la société n'accomplira pas). Il nous semble, en revanche, qu'une société ne pourrait renoncer définitivement et irrévocablement à accomplir telle ou telle activité, son objet social pouvant toujours être modifié par son assemblée générale conformément aux procédures prévues par le Code des sociétés. Une autre question est de savoir si l'intérêt social pourrait imposer la modification de l'objet social ou si l'intérêt social est circonscrit par les limites de l'objet social, tel qu'il résulte des statuts.
[134] Sur ce type de clause, voy. l'étude déjà citée de S. Wynsdau, o.c., in Clauses spéciales du contrat de travail, ouvrage précité, p. 179.
[135] Voy. sur ces questions, le récent ouvrage de V. Lamberts, “La propriété intellectuelle des créations de salariés”, Les dossiers du J.T., Larcier, 2004.
[136] J.-M. Nelissen Grade, “Les aménagements statutaires et conventionnels”, in L'organisation du pouvoir dans la société anonyme, ouvrage précité, p. 248, spéc. n°32.
[137] Commentaire J. Megret, “Le droit de la CE”, t. 4, Concurrence, 2ème éd., par M. Waelbroeck et A. Frigani, Ed. de l'ULB, 1997, p. 43; R. Whish, Competition law, 5ème ed., LexisNexis, 2003, p. 87.
[138] Sur cette jurisprudence et son évolution, voy. P. Van Ommeslaghe et B. Van de Walle de Ghelcke, “Les articles 85 et 86 du Traité de Rome à travers les arrêts de la Cour de Justice et les décisions de la Commission”, Cah. Dr. Eur. 1984, p. 3, spéc. p. 15, n°5; G. Vandersanden, “Examen de jurisprudence: Communautés européennes”, spéc. n°90, p. 587; voy. également les nombreuses décisions de la Cour de Justice citées par R. Whish, o.c., p. 87, notes 73 à 75.
[139] Sur la notion de règlement d'ordre intérieur, voy. notre étude “Les pactes d'actionnaires: principes fondamentaux et clauses relatives à l'exercice du pouvoir”, in Legal Tracks, I, ouvrage précité, p. 205, spéc. n°s 13 et s. et les références citées (notamment aux écrits de Mme Laga).
[140] E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, n° 17, p. 727; H. De Wulf, o.c., pp. 801 et s.
[141] E. Wymeersch, o.c., in Mélanges Van Ommeslaghe, n° 17, p. 727.
[142] Voy. sur cette question H. De Wulf, o.c., p. 809, n°s 1299 et s. Selon nous, la difficulté réside essentiellement dans le fait qu'au moment où la politique de groupe en matière de chances d'affaires est adoptée, il sera très difficile d'en mesurer l'impact précis pour chaque société. Or, cet impact est important pour déterminer si le “seuil de matérialité” prévu par le dernier alinéa de l'art. 524, § 1er, est atteint et le comité des administrateurs indépendants doit, dans son rapport, apprécier “le gain ou le préjudice” de l'opération ou de la décision pour la société et ses actionnaires et en chiffrer “les conséquences financières”. Ces termes ne doivent cependant pas être pris au pied de la lettre et la circonstance qu'au moment de l'adoption des règles relatives à l'attribution des chances d'affaire, il n'est pas possible d'en chiffrer, à l'euro près, les conséquences financières pour la société, n'a pas pour conséquence d'empêcher l'application de l'art. 524. Ce qui compte en effet c'est que le comité des administrateurs indépendants soit en mesure d'apprécier les avantages et les inconvénients de ces règles pour la société et de déterminer si, globalement, elles respectent l'intérêt social et l'intérêt de groupe. Une autre question est de savoir si, une fois la politique en matière de chances d'affaires adoptée, l'attribution effective des chances d'affaires en application de cette politique implique également le respect de l'art. 524. Une réponse négative nous paraît pouvoir se justifier dès lors qu'il ne s'agit que de mesures d'exécution d'une décision préalablement adoptée dans le respect de l'art. 524 du Code des sociétés.
[143] Cette proposition fut présentée à titre consultatif par la Commission en 1984. Sur le contenu de cette proposition et les motifs de son retrait, voy. le plan d'action précité, p. 21, note 21.
[144] Plan d'action précité, point 3.3.
[145] Voy. à ce propos la note n° 142.