Cour d'appel de Bruxelles
29 septembre 2004
CONCURRENCE
Accords - Article 81, alinéa 1er, traité CE - Règlement 1/2003 - Affectation sensible du commerce entre États membres
|
Siég.: S. Raes (conseiller f.f. de président), M. Regout et B. Lybeer (conseillers) |
Pl.: Mes V. Wellens loco N. Duerinck et P. Maeyaert (pour la Koninklijke Gilde van Vlaamse Antiquairs) et P. De Keukelaere (pour la NV M.S.A.) |
1. | Introduction |
Dans une contribution récente, le professeur Steenbergen affirmait que le règlement 1/2003 et ce qu'on appelle la modernisation du droit européen de la concurrence constitueraient le défi le plus important pour les juges nationaux [1]. Il se référait surtout ici à l'application de l'article 81, alinéa 3, du traité CE parce qu'il s'agit d'un terrain encore en friche pour ceux-ci [2]. Il ressort pourtant de l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles que les juges nationaux rencontrent également des problèmes au niveau de l'application de l'article 81, alinéa 1er, du traité CE conjointement aux dispositions du règlement 1/2003.
2. | L'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 29 septembre 2004 |
Dans l'arrêt commenté ici, la cour d'appel de Bruxelles devait se prononcer sur un recours qui avait été introduit contre deux décisions du président du Conseil de la concurrence datant respectivement des 27 mai 2002 et 24 décembre 2002 [3]. Dans cette dernière décision, le président du conseil avait constaté que la Gilde van Vlaamse Antiquairs avait commis prima facie une infraction à l'article 2 de la loi sur la protection de la concurrence économique (ci-après la “LPCE”) [4] parce qu'elle avait interdit à ses membres de participer à des foires d'antiquaires organisées par la SA M.S.A. Ce faisant, la concurrence sur le marché belge de l'organisation des foires d'antiquaires et sur les marchés des antiquaires avait été restreinte de manière sensible. Le président avait constaté plus particulièrement une infraction à l'article 2, § 1, b) et c), de la LPCE qui consistait en une limitation illégale de débouchés et une répartition des marchés. Le président avait suspendu la décision attaquée de la gilde et imposé à la gilde l'obligation de communiquer cette décision à ses membres.
La cour d'appel de Bruxelles a confirmé l'infraction prima facie à l'article 2, § 1, de la LPCE mais elle constate que depuis la décision du président, on doit tenir compte de l'article 3, alinéa 2, du règlement 1/2003 qui est applicable depuis le 1er mai 2004 [5]. Cet article prévoit que: “l'application du droit national de la concurrence ne peut pas entraîner l'interdiction d'accords, de décisions d'associations d'entreprises ou de pratiques concertées qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres, mais qui n'ont pas pour effet de restreindre la concurrence au sens de l'article 81, paragraphe 1, du traité, ou qui satisfont aux conditions énoncées à l'article 81, paragraphe 3, du traité ou qui sont couverts par un règlement ayant pour objet l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité”.
Cela implique, suivant la cour, que, si la décision de la gilde ne tombe pas sous l'interdiction des ententes prévue par l'article 81, alinéa 1er, du traité CE, l'infraction apparente à l'article 2 de la LPCE ne peut plus être interdite et les mesures ordonnées par le président ne peuvent être maintenues pour l'avenir. C'est pourquoi la cour examine si la décision attaquée est “visée” par l'article 81 du traité CE.
La cour part de l'idée que l'on peut admettre que le commerce entre les États membres puisse être influencé de manière raisonnable vu que sur le marché belge ou sur le marché flamand, des antiquaires étrangers sont également actifs et participent aux bourses de M.S.A. Si la décision attaquée peut avoir comme conséquence que les bourses de M.S.A. ne peuvent plus être organisées, on enlève aux antiquaires étrangers la possibilité d'offrir leurs marchandises.
La cour décide cependant que l'on ne peut considérer que l'effet de l'interdiction attaquée aurait une influence sensible sur la concurrence intracommunautaire. La cour arrive à cette conclusion parce que le nombre de participants étrangers aux foires organisées par M.S.A. est assez réduit.
La cour en conclut que l'interdiction attaquée de la gilde n'est pas une décision d'une association d'entreprises interdite par l'article 81, alinéa 1er, du traité CE et que vu que le droit national de la concurrence ne peut entraîner l'interdiction de ce qui n'est pas contraire à l'article 81 CE, la décision attaquée du président ne peut être maintenue, s'il a été décidé à bon droit le 24 décembre 2002 (avant le 1er mai 2004) que la gilde avait commis une infraction manifeste à l'article 2 LPCE. Les mesures provisoires imposées par le président du conseil sont par conséquent levées pour l'avenir.
3. | Commentaire |
Cet arrêt fera indubitablement couler beaucoup d'encre, en témoigne le commentaire critique et “la notoriété” qui a déjà été donnée à l'arrêt dans les milieux académiques et non académiques. Le résultat final de l'arrêt est en effet tout à fait insatisfaisant. Les parties sont confrontées à une situation “catch 22” dans laquelle il n'existe plus de possibilité d'appliquer le droit national ou européen de la concurrence. Dans ce bref commentaire, nous allons démontrer que l'article 81, alinéa 1er, du traité CE et le règlement 1/2003 n'ont pas été correctement appliqués.
Les termes de l'arrêt ne sont pas très clairs. On ne peut déduire avec une certitude absolue de l'arrêt si la cour a opéré une analyse au fond de l'article 81, alinéa 1er, du traité CE, ou si la cour s'est limitée à traiter de la question de la compétence, à savoir si le droit de la concurrence belge ou européen était d'application conformément à l'article 81, alinéa 1er, du traité CE et l'article 3, alinéa 2, du règlement 1/2003. Aussi allons nous examiner les deux hypothèses.
3.1. | Une question de compétence? |
En analysant l'article 81, alinéa 1er, du traité CE, la cour conclut que l'on peut admettre que le commerce est “raisonnablement” affecté entre les États membres parce que l'interdiction attaquée de la gilde empêche également les antiquaires étrangers de participer aux bourses de M.S.A. et d'offrir leurs marchandises. Cette constatation semble correcte parce que l'approche de la structure concurrentielle a en l'espèce un impact [potentiel] sur le flux des marchandises entre au moins deux États membres.
La question de la cour de savoir si la mesure attaquée “n'affecte pas de manière sensible” la “concurrence intracommunautaire” est controversée. À ce niveau, il faut simplement se référer au fait que le nombre de participants étrangers aux foires organisées par M.S.A. est assez réduit. Ici, on peut faire deux observations essentielles.
Tout d'abord le critère retenu par la cour, à savoir le nombre réduit de participants étrangers, témoigne d'une analyse assez superficielle dans laquelle tout fondement économique ou basé sur des données de marché fait défaut. La cour aurait dû au minimum prendre en considération la communication de la commission sur la notion d'“affectation du commerce” [6]. Dans cette communication, un certain nombre de critères sont énumérés afin d'identifier l'importance de l'affectation sensible. À ce niveau, on prend en considération tant le chiffre d'affaire que la part de marché des entreprises concernées. On ne retrouve aucune trace de ce genre d'analyse dans l'arrêt.
Deuxièmement, - et ceci est extrêmement important - la cour semble présupposer le fait que le critère de l'affectation du marché entre les États membres et le caractère sensible de cette affectation est également un critère “juridictionnel” pour tracer la limite entre le droit national de la concurrence et le droit européen de la concurrence [7]. Au paragraphe 18 de la communication sur le critère de marché entre les États membres, il est stipulé que pour l'application de ce critère on doit examiner trois éléments: (i) la notion de “commerce entre les États membres”, (ii) la notion “susceptibles d'affecter” et (iii) la notion de “caractère sensible”.
En l'espèce, la cour a “examiné” le troisième élément et arrive à la décision que la conclusion de la Gilde van Antiquairs n'affecte pas de manière sensible la concurrence intracommunautaire. Par conséquent, comme le dit la cour, il n'y a pas de décision interdite par l'article 81, alinéa 1er, du traité CE et on ne peut non plus interdire celle-ci, par application de l'article 3, en vertu de l'article 2 du règlement 1/2003 de la LPCE. Ce raisonnement est inexact. La cour aurait dû décider que l'article 81, alinéa 1er, du traité CE n'était pas applicable et elle aurait dû retomber sur le droit de la concurrence national [8]. La décision attaquée de la gilde reste donc interdite sous l'article 2, § 1, de la LPCE, également pour l'avenir et les mesures ordonnées par le président doivent être exécutées si elles ne l'ont pas encore été.
3.2. | Une analyse au fond? |
La cour admet que cette mesure de la gilde affecte le commerce entre les États membres et elle ne se pose aucune autre question à ce propos. Cela implique que l'article 81, alinéa 1er, du traité CE est applicable et que le droit national de la concurrence est mis hors jeu conformément à l'article 3, alinéa 2, du règlement 1/2003.
La cour examine ensuite l'effet de la mesure attaquée sur la concurrence intracommunautaire et affirme que l'effet de cette mesure n'est pas sensible et elle affirme que les pièces présentées montrent que le nombre de participants étrangers aux foires organisées par M.S.A. s'élève tout au plus à une vingtaine. Sur base de ceci, la cour décide qu'il n'y a pas de violation de l'article 81, alinéa 1er, du traité CE et que la mesure en cause ne peut plus être interdite sur base de l'article 2, § 1, de la LPCE et de l'article 3, alinéa 2, du règlement 1/2003.
Le raisonnement suivi par la cour pose questions. Il est clair que l'affectation sensible d'une mesure qui limite la concurrence n'est pas déterminée en comparant l'importance numérique des entreprises qui sont touchées par la mesure concernée dans un ou plusieurs États membres au nombre d'entreprises qui sont touchées par la mesure litigieuse dans l'État membre où la mesure qui limite la concurrence va s'appliquer. On doit en outre tenir compte de l'importance des marchés des parties concernées et de la nature de la limitation de la concurrence. En appréciant l'article 2 de la LPCE, la cour a décidé que la part de marché des membres de la gilde sur le marché belge en cause s'élevait à 18% et au double en Flandre. La cour aurait pu toutefois décider que le territoire belge ou flamand constitue une part substantielle du marché communautaire et que là se situait l'infraction. Apparemment, on applique des bases différentes pour une appréciation conformément à l'article 2, § 1, de la LPCE et pour une appréciation conformément à l'article 81, alinéa 1er, du traité CE.
Le résultat de tout cela est que le plaignant ne dispose plus d'aucun moyen de défense et qu'il ne peut invoquer ni le droit de la concurrence belge ni le droit de la concurrence européen. Bien sûr, on peut intenter un recours en cassation contre cette décision. Il est en effet plus que souhaitable que la Cour de cassation, au titre de juridiction suprême puisse corriger ici le tir. La question se pose de savoir si les parties concernées iront aussi loin. Si elles ne le font pas, le ministre de l'Économie [ou l'État belge] devrait s'atteler à assurer l'application du droit belge et européen de la concurrence. Dans un arrêt de cassation récent, il a été décidé que le recours en cassation du ministre de l'Économie était irrecevable parce que le ministre n'était partie ni à la procédure devant le conseil, ni à la procédure devant la cour d'appel [9]. L'arrêt de la cour d'appel commenté ici montre que l'État belge a formulé des remarques écrites et que par conséquent il disposerait de la possibilité d'intenter un recours en cassation. A l'heure actuelle on ne peut pas certifier qu'il fera usage de ces possibilités mais on peut toujours l'espérer.
Enfin signalons que le principe de loyauté communautaire pourrait pousser le procureur auprès de la Cour de cassation à introduire un recours sur base de l'article 1089 du Code judiciaire.
[1] | J. Steenbergen, “De Nationale Rechter en een Coherente Handhaving van de Mededingingsregels na 1 mei 2004”. |
[2] | Voy. à ce propos, E.H. Pijnacker Hordijk, “De richtsnoeren inzake de toepassing van artikel 81 lid 3 EG”, Markt & Mededinging 2004, 129. |
[3] | Décision du président du Conseil de la concurrence du 27 mai 2002, n° 2002-V/M-38, NV M.S.A./Gilde van Vlaamse Antiquairs, M.B. 12 février 2002, p. 7229 et décision du président du Conseil de la concurrence du 24 décembre 2002, n° 2002-V/M-95, NV M.S.A./Gilde van Vlaamse Antiquairs, M.B. 4 décembre 2003, p. 57990. |
[4] | Loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique (LPCE), M.B. 11 octobre 1991, p. 22493. Cette loi a été modifiée à plusieurs reprises depuis son entrée en vigueur le 1er avril 1993. Pour une version coordonnée, nous renvoyons à l'arrêté royal du 1er juillet 1999 portant coordination de la loi du 5 août 1991 sur la protection de la concurrence économique, M.B. 1er septembre 1999, p. 32315. Dans cet article, nous nous référons au texte coordonné. Pour un premier aperçu concernant l'application de la LPCE, nous pouvons renvoyer aux contributions dans J. Stuyck et P. Wytinck (éd.), De Belgische Mededingingswet anno 2003. 10 jaar WEM en de toekomst van het Belgisch mededingingsrecht na de modernisering van het mededingingsrecht, Malines, Kluwer, 2003, 238 p. |
[5] | Règlement 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002 relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux artt. 81 et 82 du traité, J.O.C.E. L 1/1 du 4 janvier 2003. La cour d'appel d'Anvers a décidé dans un arrêt (interlocutoire) du 21 juin 2004 que les dispositions du règlement 1/2003 sont immédiatement applicables, également aux procédures pendantes. Voy. Anvers 21 juin 2004, 2003/RK/364, The Diamond Company Ltd. et NV Diamond Trading Company (PTY) Ltd./BVBA Diamanthandel A Spira, non publié. |
[6] | Communication de la commission du 27 avril 2004 relative aux “Lignes directrices relatives à la notion d'affectation du commerce figurant aux articles 81 et 82 du traité”, J.O.C.E. C 101/81. |
[7] | P.J. Slot et F.O.W. Vogelaar, “Het definitieve moderniseringspakket”, Markt & Mededinging 2004, p. 127. Ces auteurs affirment qu'aujourd'hui une question de compétence est reprise dans la notion de “commerce entre les États membres”. |
[8] | Voy. dans le même sens F. Wijckmans, M. Beeuwsaert et J. Steenlant, “Zelfredzaamheid in het Europees Kartelrecht”, Liber Amicorum Marcel Storme, T.P.R. 2004, p. 1003. Ces auteurs affirment que s'il n'y a pas d'influence sensible du commerce entre les États membres, la situation visée ne doit être exclusivement analysée conformément au droit national de la concurrence applicable. |
[9] | Cass. 8 octobre 2004, Minister van Economie en Wetenschappelijk Onderzoek en de Belgische Staat/Daems Racing, de Vlaamse Autosportfederatie en de Raad voor de Mededinging, publié dans R.D.C. 2004. |