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Droit Financier – Abus de marché, R.D.C.-T.B.H., 2005/10, p. 1099

DROIT FINANCIER

Abus de marché

Arrêté royal du 24 août 2005 modifiant,
en ce qui concerne les dispositions
en matière d'abus de marché, la loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers
Du neuf dans les marchés financiers: la faculté de différer la publication d'une information privilégiée et les obligations complémentaires en matière de lutte contre les abus de marché.
1. Introduction

La loi du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers avait déjà transposé en droit belge, de manière anticipée, la directive européenne cadre sur les opérations d'initiés et les manipulations du marché, alors qu'elle n'était encore qu'en projet.

L'arrêté royal du 24 août 2005 [1], modifiant, en ce qui concerne les dispositions en matière d'abus de marché, ladite loi du 2 août 2002, poursuit, sans encore l'achever, la transposition en droit belge des directives européennes relatives aux abus de marché [2]. Une nouvelle loi sera requise pour la mise en oeuvre de certains aspects des directives, tandis que, pour d'autres points, des arrêtés royaux d'exécution doivent encore être adoptés.

Nous examinons ci-dessous deux des principales nouveautés introduites par cet arrêté royal, à savoir la possibilité de différer la publication de l'information privilégiée et les obligations additionnelles s'imposant aux acteurs du marché en matière de lutte contre les abus de marché [3].

2. Faculté de différer la publication de l'information privilégiée

En vertu de l'article 10 § 1er de la loi du 2 août 2002 et de l'article 6 § 1er, 1° de l'arrêté royal du 31 mars 2003, l'émetteur d'instruments financiers admis aux négociations sur un marché réglementé belge a l'obligation de rendre immédiatement publique toute information privilégiée [4].

L'article 10 § 3 de la loi du 2 août 2002 permettait déjà à la CBFA d'autoriser un émetteur à différer la publication de certaines informations, notamment si la CBFA estimait que cette publication serait contraire à l'ordre public ou porterait atteinte aux intérêts légitimes de l'émetteur. La CBFA pouvait en outre accorder des dérogations “dans des cas spéciaux dûment motivés”. Ces possibilités d'intervention de la CBFA n'étaient toutefois pas entièrement satisfaisantes, notamment en raison du délai qui pouvait s'écouler entre la naissance de l'information (ou sa connaissance par l'émetteur) et l'autorisation formelle de la CBFA de différer sa publication [5].

Désormais, en vertu du nouvel article 10 § 1bis de la loi du 2 août 2002, inséré par l'arrêté royal, l'émetteur pourra décider lui-même de différer la publication d'une information privilégiée lorsqu'il estime que cette publication est susceptible de porter atteinte à ses intérêts légitimes. Cette disposition est entrée en vigueur le 19 septembre 2005.

Les conditions et modalités du report de publication sont les suivantes:

(i) Risque d'atteinte aux intérêts légitimes de l'émetteur

Il faut tout d'abord que la publication de l'information en question soit susceptible de porter atteinte aux intérêts légitimes de l'émetteur. Dans le cadre de la préparation de la directive 2003/124/CE, il a été décidé de ne pas définir la notion d'“intérêts légitimes de l'émetteur” mais de la décrire au moyen d'exemples, afin de conserver la souplesse nécessaire [6].

Les exemples donnés par la directive 2003/124/CE (article 3) sont (i) des négociations en cours lorsque le fait de les rendre publiques risquerait d'affecter leur issue ou leur cours normal et (ii) des décisions prises ou des contrats passés par l'organe d'administration d'un émetteur, qui nécessitent l'approbation d'un autre organe de l'émetteur pour devenir effectifs, lorsque la structure dudit émetteur requiert une séparation entre les deux organes, à la condition que la publication de ces informations avant leur approbation, combinée à l'annonce simultanée que cette approbation doit encore être donnée, fausserait leur correcte appréciation par le public. Ces exemples ont été textuellement repris dans le rapport au Roi précédant l'arrêté royal [7].

L'exposé des motifs de la proposition de directive ayant donné lieu à la directive 2003/6/CE indique également comme exemple d'intérêts légitimes justifiant un report “le cas de discussions relatives à un projet d'offre publique d'acquisition”, en précisant “si ces discussions étaient rendues publiques avant la conclusion d'un accord, elles pourraient entraîner des fluctuations erratiques de cours qui rendraient difficile la détermination du juste prix auquel l'offre publique d'acquisition serait réalisée” [8].

(ii) Pas d'erreur créée dans le marché

Le report ne doit pas être susceptible d'induire le marché en erreur. Une hypothèse dans laquelle le report serait susceptible d'induire le marché en erreur est, selon nous, lorsqu'il existe une fausse rumeur dans le marché alors que l'émetteur est en possession d'une information privilégiée qui rétablirait la vérité.

(iii) Maîtrise de la confidentialité de l'information

L'émetteur doit être en mesure d'assurer la confidentialité de l'information qui n'est pas immédiatement rendue publique.

D'ailleurs, lorsqu'un émetteur, ou une personne agissant en son nom ou pour son compte, communique à un tiers l'information privilégiée dont il a différé la publication, il doit simultanément rendre cette information publique [9]. Cette obligation de publication en cas de communication à un tiers n'est toutefois pas applicable lorsque le tiers en question est tenu à une obligation de confidentialité, que cette obligation soit légale, réglementaire, statutaire ou contractuelle. Comme le rapport au Roi le souligne, eu égard à ces dispositions, les émetteurs ont intérêt à prévoir des obligations de secret à l'égard des tiers qui sont impliqués dans leur politique de communication, comme par exemple les bureaux de traduction ou les imprimeurs.

Lorsque l'information privilégiée est communiquée à un tiers de manière non intentionnelle, le report est interrompu et l'émetteur doit rendre cette information immédiatement publique, même si c'est contraire à ses intérêts légitimes.

Un arrêté royal doit encore définir les mesures à prendre par l'émetteur pour assurer la confidentialité de l'information en question.

(iv) Information de la CBFA

Lorsqu'un émetteur décide de différer la publication d'une information privilégiée, il doit informer sans délai la CBFA de sa décision de report. La communication à la CBFA ne concerne pas l'objet de l'information mais uniquement la décision de l'émetteur. Grâce à cette communication, la CBFA peut, dans le cadre de ses compétences de surveillance des marchés, assurer une surveillance accrue des mouvements sur l'instrument financier concerné.

(v) Responsabilité de l'émetteur

La décision de différer la publication d'une information privilégiée relève de la responsabilité exclusive de l'émetteur. Si l'émetteur reporte la publication d'une information privilégiée sans se trouver dans les conditions légales et que ce report cause un dommage (par exemple en raison d'une opération néfaste sur les titres conclue dans l'ignorance de l'information concernée et qui n'aurait pas été conclue si elle avait été connue), l'émetteur est responsable. En cas de doute de l'émetteur, il lui reste la possibilité, comme auparavant, de solliciter une dérogation auprès de la CBFA.

3. Nouvelles obligations des participants du marché

L'arrêté insère dans la loi du 2 août 2002 un nouvel article 25bis, lequel impose une série d'obligations aux participants du marché, destinées à prévenir les abus de marché. La méconnaissance de ces obligations constituera un manquement administratif susceptible d'être sanctionné conformément à l'article 36 de cette loi. Ce nouvel article 25bis n'entrera toutefois en vigueur que lorsque les arrêtés d'exécution nécessaires auront été adoptés.

Établissement de listes d'initiés

Les émetteurs dont les instruments financiers sont admis aux négociations sur un marché réglementé belge (ou font l'objet d'une demande d'admission), ou les personnes qui agissent au nom de ces émetteurs ou pour le compte de ceux-ci, doivent établir une liste de toutes les personnes travaillant pour eux, que ce soit dans le cadre d'un contrat de travail ou non, et ayant de manière régulière ou occasionnelle accès à des informations privilégiées concernant directement ou indirectement l'émetteur. Cette liste doit être régulièrement actualisée. Elle doit être communiquée à la CBFA sur demande de celle-ci.

Le but de ces listes est bien évidemment de faciliter la tâche de la CBFA lorsqu'elle enquête dans le cadre d'un éventuel abus de marché. L'établissement des listes permettra également aux émetteurs d'identifier les initiés et de veiller à ce qu'ils soient conscients des contraintes que cette qualité fait peser sur eux.

Il ne résulte pas clairement du texte de l'arrêté royal (identique à celui de la directive 2003/6/CE) si les tiers agissant au nom ou pour le compte de l'émetteur (par exemple, banquiers, avocats,…) doivent également eux-mêmes établir une liste d'initiés en leur sein, ou si cette obligation n'incombe qu'aux seuls émetteurs, avec la possibilité pour ceux-ci de confier cette tâche à un tiers agissant en leur nom ou pour leur compte [10]. Les avocats, banquiers, réviseurs, etc. de l'émetteur devront en tous cas, s'ils ont accès à des informations privilégiées le concernant, figurer sur la liste dudit émetteur.

Un arrêté royal doit encore déterminer les données à mentionner sur cette liste, ainsi que les autres obligations y afférentes. Il prévoira sans doute, conformément à la directive 2004/72/CE, que les listes doivent être conservées pendant au moins 5 ans après leur établissement ou leur actualisation et que les personnes figurant sur ces listes doivent être dûment sensibilisées aux obligations légales et réglementaires qui leur incombent.

Notification à la CBFA des opérations accomplies par les personnes exerçant des activités dirigeantes au sein d'un émetteur

Les personnes exerçant des responsabilités dirigeantes [11] au sein d'un émetteur qui a son siège statutaire en Belgique et dont les instruments financiers sont admis aux négociations sur un marché réglementé belge ou étranger (ou font l'objet d'une demande d'admission) et, le cas échéant, les personnes ayant un lien étroit avec elles [12], notifient à la CBFA les opérations effectuées pour leur compte propre et portant sur des actions dudit émetteur ou sur des instruments dérivés ou d'autres instruments financiers liés à celles-ci.

Cette obligation s'applique également aux personnes exerçant des responsabilités dirigeantes - et aux personnes ayant un lien étroit avec elles - au sein d'un émetteur dont le siège statutaire n'est pas situé dans un état membre de l'Espace Économique Européen et qui est tenu de déposer auprès de la CBFA les informations annuelles relatives à ses actions en vertu de l'article 10 de la directive 2003/71/CE (directive prospectus).

Il s'agit ici également à la fois de faciliter le contrôle et de faire prendre conscience des interdictions de commettre un abus de marché.

Un arrêté royal doit déterminer les modalités de la notification (délai, report, contenu, accès du public).

Présentation équitable des recommandations d'investissement et mention des intérêts financiers et des conflits d'intérêts

Les personnes qui effectuent des travaux de recherche ou autres informations recommandant ou suggérant une stratégie d'investissement (telles que visées à l'art. 2, 25° de la loi), qui sont établies en Belgique ou y exercent des activités et qui produisent ou diffusent des recommandations sur un instrument financier [13] ou sur l'émetteur de cet instrument financier, doivent veiller, avec une attention raisonnable, à ce que l'information soit présentée de manière équitable et mentionner leurs intérêts ou l'existence de conflits d'intérêts en rapport avec les instruments financiers auxquels se rapporte cette information.

Un arrêté royal doit préciser ces obligations et peut prévoir une exception à l'application de ces obligations pour certaines professions lorsque celles-ci sont soumises à une autorégulation équivalente qui répond aux exigences fixées par le Roi [14].

Notification à la CBFA des opérations suspectes

Les intermédiaires qualifiés qui ont leur administration centrale en Belgique ou une succursale en Belgique, doivent avertir la CBFA sans délai s'ils ont des raisons de suspecter qu'une opération pourrait constituer une opération d'initié ou une manipulation de marché.

Les modalités concrètes de cette notification, notamment les opérations et données à notifier, le délai et les modes de notification, doivent être précisées par un arrêté royal.

Les personnes qui procèdent à une notification à la CBFA ne peuvent en informer personne, et en particulier pas les personnes pour le compte desquelles les opérations en question ont été effectuées, sauf en vertu de dispositions légales.

La notification faite de bonne foi à la CBFA, conformément aux dispositions légales, ne constituera pas une violation d'une restriction légale ou contractuelle à la divulgation d'information. Une telle notification n'entraîne en outre, pour la personne l'ayant effectuée, aucune responsabilité d'aucune sorte. La directive 2004/72/CE prévoit également que les Etats membres doivent veiller à ce que les autorités compétentes s'abstiennent d'informer quiconque de l'identité de la personne qui a notifié, si une telle information lui nuit ou risque de lui nuire.

Dans ses orientations de niveau 3 du 11 mai 2005, le CERVM précise que des notifications ne peuvent être faites qu'au cas par cas, sur la base de motifs raisonnables de soupçon (“reasonable grounds for suspicion”), à défaut de quoi la bonne foi requise ferait défaut et la protection légale du dénonciateur ne serait pas applicable [15]. Cette obligation de notification met donc l'intermédiaire qualifié dans une situation délicate: s'il dénonce à la légère, il risque de voir sa responsabilité engagée à l'égard de son client [16]; s'il ne dénonce pas alors qu'il aurait dû le faire, il est passible de sanctions administratives et peut le cas échéant, sur base d'une violation de ses obligations réglementaires, voir sa responsabilité civile engagée à l'égard des tiers qui auraient subi un préjudice suite à son abstention. Les intermédiaires qualifiés seront donc bien inspirés de mettre en place un système interne efficace d'information et de s'inspirer des indices d'opérations suspectes proposés par le CERVM dans ses orientations précitées [17].

Équité et transparence dans la diffusion des statistiques par les institutions publiques

Les institutions publiques diffusant des statistiques susceptibles d'influencer de façon sensible les marchés financiers doivent diffuser celles-ci de manière équitable et transparente.

[1] M.B. 9 septembre 2005.
[2] À savoir la directive cadre 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 et ses directives d'application (directives 2003/124/CE du 22 décembre 2003, 2003/125/CE du 22 décembre 2003 et 2004/72/CE du 29 avril 2004). Les préambules de ces directives ainsi que les avis et orientations du Comité européen des régulateurs des marchés de valeurs mobilières (“CERVM”) seront des sources utiles pour l'interprétation du droit belge.
[3] Parmi les autres modifications importantes introduites par l'arrêté royal, on notera les précisions apportées à la notion d'information privilégiée (nouvel art. 2, 14° de la loi du 2 août 2002).
[4] Précédemment, l'art. 10 visait l' information “sensible” et il existait une controverse quant à la question de savoir si cette notion était parfaitement identique à celle d' “information privilégiée” prévue par l'art. 2, 14° de la loi du 2 août 2002. L'arrêté royal du 24 août 2005 clôt cette controverse en remplaçant, à l'art. 10 de la loi, la notion d'“information sensible” par celle d' “information privilégiée”. C'est donc désormais bien l'information privilégiée qui doit être immédiatement rendue publique.
[5] Autorisation qui n'était accordée que sur base d'un dossier écrit motivé comportant une série d'éléments (Circ. FMI/2003-02 de la CBFA, relative aux obligations incombant aux émetteurs belges d'instruments financiers admis aux négociations sur un marché réglementé belge”, p. 50).
[6] Feedback Statement du CERVM de décembre 2002 (CESR/02-287b), p. 20.
[7] Rapport au Roi, M.B. 9 septembre 2005, p. 39504.
[8] Exposé des motifs de la proposition de directive, 30 mai 2001, Com (2001) 281, p. 9.
[9] Comme le texte le rappelle, une communication à un tiers ne peut se faire que “dans l'exercice normal de son travail, de sa profession ou de ses fonctions”, à défaut de quoi il y aurait manquement d'initié, pénal et administratif (art. 25 et 40 de la loi du 2 août 2002).
[10] Le texte indique “Les émetteurs (…) ou les personnes qui agissent au nom de ces émetteurs ou pour le compte de ceux-ci établissent…”. Si l'on avait visé les deux catégories, on aurait dû écrire “les émetteurs et les personnes agissant en leur nom ou pour leur compte”.
[11] Cette notion est définie par l'art. 2, 22° nouveau de la loi.
[12] Le “lien étroit” est défini par l'art. 2, 23° nouveau de la loi.
[13] Visé à l'art. 25 § 3, c'est-à-dire, en substance, coté sur un marché belge ou coté sur un marché étranger lorsque l'acte en question est accompli en Belgique.
[14] Le cas des journalistes est donné en exemple.
[15] Level 3 - first set of CESR guidance and information on the common operation of the Directive (CESR/04-505b), p. 14.
[16] À supposer que celui-ci subisse un préjudice, ce qui est peu probable en raison du devoir au secret de la CBFA.
[17] Level 3 - first set of CESR guidance and information on the common operation of the Directive (CESR/04-505b), p. 15-17.