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Actualité : Cour de justice des Communautés européennes, 29/04/2004, R.D.C.-T.B.H., 2004/8, p. 846-850

Cour de justice des Communautés européennes 29 avril 2004

CONCURRENCE
Abus de position dominante - Droit d'auteur - Refus d'accorder une licence d'utilisation
Siég.: P. Jann, C.W.A. Timmermans et S. von Bahr
M.P.: A. Tizzano (avocat-général)
Affaire: C-418/01

Le 29 avril 2004, la Cour européenne de justice s'est prononcée sur les questions préjudicielles posées par le Landgericht de Frankfurt am Main dans l'affaire IMS. L'arrêt commenté ici confirme et précise la jurisprudence antérieure sur la question de savoir dans quelles circonstances le refus du titulaire d'un droit de propriété intellectuelle d'accorder une licence à un tiers peut constituer un abus de position dominante.

Les faits

IMS et NDC sont deux sociétés allemandes qui collectent les résultats de vente dans le secteur des médicaments en Allemagne, et qui vendent ensuite ces données aux entreprises pharmaceutiques.

IMS formate les résultats sur base d'une structure modulaire comportant 1.860 modules ou d'une structure dérivée comportant 2.847 modules. Chaque module correspond à une aire géographique déterminée et est défini en tenant compte de différents critères, tels que les circonscriptions administratives, les secteurs postaux, la densité de population, les liaisons de transport ainsi que la répartition géographique des pharmacies et des cabinets médicaux. La structure modulaire de IMS est devenue le standard courant en Allemagne. Les clients de IMS ont adapté leur structure de vente et leur structure informatique à cette structure modulaire.

NDC est un nouveau venu sur le marché qui a essayé, à l'origine, de vendre les résultats de vente dans une structure de 2.201 modules. Les clients potentiels étant habitués aux structures développées par IMS, NDC a décidé de travailler également avec des structures comportant 1.860 ou 3.000 modules, très proches des structures utilisées par IMS.

Cependant, IMS revendique la protection accordée aux droits intellectuels pour ses structures et s'est opposée sur cette base à l'utilisation par NDC d'une structure modulaire dérivée de sa propre structure.

NDC a porté plainte auprès de la Commission européenne. NDC faisait valoir que le refus d'IMS de lui délivrer une licence d'utilisation de la structure à 1.860 modules constituait un abus de position dominante. La Commission a donné raison à NDC et a ordonné à IMS, sous forme d'une mesure provisoire, d'accorder 'à toutes les entreprises présentes sur le marché des services de fourniture de données sur les ventes régionales en Allemagne une licence d'utilisation de la structure à 1.860 modules' (affaire COMP D3/38.044 - NDC Health/IMS Health: mesures provisoires), J.O. 2002, L 59, p. 18). Le président du tribunal de première instance des Communautés européennes a ordonné qu'il soit sursis à l'exécution de cette décision (Trib. première instance 26 octobre 2001, T-184/01 R, IMS Health/Commissie, J.O., II-3193). Ce sursis a ensuite également été confirmé par la Cour de justice. Entre-temps, la Commission a retiré sa décision.

Les questions préjudicielles

Dans la procédure à l'origine de la demande de décision préjudicielle, IMS poursuivait son objectif de faire interdire, sur base de ses droits d'auteur, à NDC d'utiliser la structure à 1.860 modules. Le Landgericht Frankfurt am Main a posé à la cour trois questions préjudicielles, sur base de l'article 234 du traité CE.

La première question visait à déterminer si le refus, opposé par une entreprise détenant une position dominante et qui est titulaire d'un droit de propriété intellectuelle sur une structure modulaire sur la base de laquelle sont présentées des données sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques dans un État membre, d'octroyer une licence pour l'utilisation de cette structure à une autre entreprise, qui souhaite également fournir de telles données dans le même État membre mais qui, en raison de l'attitude de rejet adoptée par les utilisateurs potentiels, ne peut développer une structure modulaire alternative pour la présentation des données qu'elle souhaite offrir, constitue un abus de position dominante au sens de l'article 82 du traité CE.

La deuxième et la troisième question concernaient la pertinence des critères pour juger si la structure de 1.860 modules est indispensable pour permettre à des concurrents potentiels d'accéder à ce marché, à savoir:

- la mesure dans laquelle les utilisateurs ont été associés au développement de la structure modulaire de l'entreprise dominante;

- l'effort d'adaptation, en particulier en termes de coûts, que devraient fournir les opérateurs potentiels pour pouvoir acheter des études de marché qui sont présentées sur base d'une autre structure que celle offerte par l'entreprise dominante.

L'arrêt

Les droits de propriété intellectuelle donnent par définition des droits exclusifs à leur détenteur. C'est pourquoi, la Cour de justice a eu à de nombreuses reprises l'occasion de rappeler qu'un refus de licence, même s'il est le fait d'une entreprise en position dominante, ne saurait constituer en soi un abus de celle-ci (C.J.C.E. 5 octobre 1988, 238/87, Volvo, Rec., p. 6211 et C.J.C.E., C-241/91 P et C-242/91 P, Magill, Rec., I-743).

Ce n'est que dans des circonstances exceptionnelles que l'exercice de ses droits exclusifs par le titulaire d'un droit de propriété intellectuelle peut constituer un abus. C'est ainsi que la cour a décidé dans l'affaire Magill que pour que le refus d'une entreprise titulaire d'un droit d'auteur de donner accès à un produit ou à un service indispensable pour exercer une activité déterminée puisse être qualifié d'abusif, il est requis que trois conditions cumulatives soient remplies, à savoir (i) que ce refus fasse obstacle à l'apparition d'un produit nouveau pour lequel il existe une demande potentielle des consommateurs, (ii) qu'il soit dépourvu de justification et (iii) de nature à exclure toute concurrence sur un marché dérivé.

Dans l'affaire IMS, la cour a confirmé ces trois conditions d'application. La cour a toutefois profité de l'occasion pour donner un certain nombre de précisions concernant deux de ces trois conditions.

En ce qui concerne la première condition, à savoir l'introduction d'un nouveau produit, l'avocat-général Tizzano avait conclu que cette condition répond à la considération selon laquelle, dans la mise en balance de l'intérêt relatif à la protection du droit de propriété intellectuelle et à la liberté d'initiative économique du titulaire de celui-ci, d'une part, avec l'intérêt relatif à la protection de la libre concurrence, d'autre part, ce dernier ne saurait l'emporter que dans le cas où le refus d'octroyer une licence fait obstacle au développement du marché dérivé au préjudice des consommateurs.

La cour s'est ralliée à cette position. Le refus d'une entreprise en position dominante d'accorder une licence pour un produit protégé par un droit de propriété intellectuelle, alors que ce produit est indispensable pour être actif sur un marché dérivé, ne peut être considéré comme abusif que dans le cas où l'entreprise qui a demandé la licence a l'intention d'offrir des produits ou des services nouveaux que le titulaire n'offre pas et pour lesquels existe une demande potentielle de la part des consommateurs. Il n'y a par contre pas d'abus si l'entreprise qui a demandé la licence souhaite offrir les mêmes produits ou services que l'entreprise dominante. Dans ce contexte, on peut se demander quand un produit ou un service est suffisamment nouveau au regard de cette jurisprudence. La cour laisse provisoirement cette question sans réponse.

Les parties n'ont formulé aucune observation concernant la deuxième condition, à savoir l'absence de motifs justificatifs, raison pour laquelle la cour n'a abordé ce point que de façon sommaire.

Enfin, en ce qui concerne la troisième condition, à savoir le risque d'exclure toute concurrence sur un marché dérivé, la cour a précisé qu'il suffit qu'un marché potentiel, voire hypothétique, puisse être identifié. Tel est le cas dès lors que des produits ou services sont indispensables pour exercer une activité donnée et qu'il existe, pour ceux-ci, une demande effective de la part d'entreprises qui entendent exercer l'activité pour laquelle ils sont indispensables. C'est pourquoi, il est déterminant que puissent être identifiés deux stades de production différents, qui sont liés en ce que le produit en amont est un élément indispensable à la fourniture du produit en aval.

Transposé aux faits de l'affaire IMS, cela signifie qu'il faut rechercher si la structure à 1.860 modules constitue, en amont, un élément indispensable à la fourniture, en aval, de données sur les ventes de produits pharmaceutiques en Allemagne.

La deuxième et la troisième question préjudicielle ont d'ailleurs donné l'occasion à la cour d'approfondir la problématique du caractère indispensable du produit ou du service.

En se référant à l'arrêt Bronner (C.J.C.E. 26 novembre 1998, C-7/97, Bronner, Rec., I-7791), la cour a répété que pour déterminer si un produit ou un service est indispensable, il convient de rechercher s'il existe des produits ou des services constituant des solutions alternatives, même si elles sont moins avantageuses, et s'il existe des obstacles techniques, réglementaires ou économiques de nature à rendre impossible, ou du moins déraisonnablement difficile, la création, éventuellement en collaboration avec d'autres opérateurs, de produits ou services alternatifs. Pour pouvoir admettre l'existence d'obstacles de nature économique, il doit à tout le moins être établi que la création de ces produits ou services n'est pas économiquement rentable pour une production à une échelle comparable à celle de l'entreprise contrôlant le produit ou le service existant.

Au vu de ces constatations, la cour a décidé que pour déterminer en l'espèce si la structure protégée est indispensable à la vente des chiffres de vente régionaux de produits pharmaceutiques en Allemagne, il faut tenir compte:

- du degré de participation des utilisateurs au développement de cette structure;

- de l'effort, et en particulier en termes de coûts, que les utilisateurs potentiels devraient fournir pour pouvoir acheter des études sur les ventes régionales de produits pharmaceutiques reposant sur une structure alternative.

Conclusion

L'arrêt IMS se situe dans le prolongement de la jurisprudence antérieure de la cour en matière de 'biens essentiels' et d''abus de droits de propriété intellectuelle'. Plus que jamais, la théorie des 'essential facilities' fait partie intégrante du droit européen de la concurrence. Remarquons que les États-Unis connaissent quasi simultanément un mouvement inverse depuis que la Cour suprême semble s'écarter dans l'affaire Trinko (arrêt du 13 janvier 2004) de la doctrine des 'essential facilities' en droit antitrust américain.