Cour d'appel Bruxelles 10 novembre 2003
CONCURRENCE
Droit belge - Concentrations - uspension d'une concentration notifiée - Amende
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Siég.: S. Raes (conseiller ff. président), Ch. Schurmans et B. Lybeer (conseillers) |
Pl.: Mes B. Van Lidth loco D. Putzeys (pour Lyfra Partagro en Tabavin) et Me Jean-François De Bock (pour le ministre de l'Économie) |
(Arrêt 'Lyfra Partagro, Tabavin')
1. | Introduction |
La loi belge sur la concurrence [1] (ci-après 'LBC') prévoit un système de notification préalable des concentrations (fusions, reprises, joint-ventures,...) qui dépassent les seuils de chiffres d'affaires déterminés dans celle-ci [2]. Pour éviter que cette obligation de notification préalable reste lettre morte, l'article 12, § 4, LBC dispose que, jusqu'à ce que le Conseil de la concurrence rende une décision sur l'admissibilité de la concentration, les entreprises concernées 'ne peuvent prendre que des mesures liées à la concentration qui n'entravent pas la réversibilité de la concentration et ne modifient pas de façon durable la structure du marché'.
Contrairement au Règlement européen sur les concentrations, la LBC ne prévoit donc pas de suspension générale de la mise en oeuvre des concentrations notifiées, dans l'attente d'une décision concernant leur admissibilité. Les parties concernées peuvent mettre la transaction (partiellement) en oeuvre de manière anticipée, à condition toutefois que les mesures d'exécution utilisées 1) n'entravent pas la réversibilité de la concentration et/ou 2) ne modifient pas de façon durable la structure du marché.
Il ressort des décisions prises par le Conseil de la concurrence que le Conseil ne s'oppose pas, sous certaines conditions, à l'accomplissement anticipé ou 'closing' de la transaction, en tout cas en ce qui concerne les concentrations dans lesquelles le contrôle est acquis par le repreneur par le biais d'une cession d'actions. La cession des actions peut donc intervenir avant que la transaction notifiée ne soit approuvée par le Conseil. Le repreneur ne peut toutefois pas faire usage des droits de contrôle qui sont attachés aux actions de manière telle que cela engendre des effets irréversibles sur le marché belge. En outre, si le Conseil devait finalement décider du caractère non admissible de la concentration, le repreneur doit toujours avoir la possibilité de retransférer les actions déjà cédées [3].
Il en résulte que le repreneur ne pourra en tout cas pas prendre un certain nombre de décisions avant que la concentration n'ait été déclarée admissible par le Conseil: la fermeture de l'entreprise, la cessation de ses activités ou la vente à des tiers de certaines unités de production [4].
Pour éviter que des litiges ne naissent à propos de la réversibilité, les parties notifiantes peuvent confirmer expressément le caractère réversible de la transaction en prévoyant une clause résolutoire qui entraîne la nullité de la transaction si celle-ci devait être finalement interdite par le Conseil de la concurrence.
Dans le cas des transactions où les actions ne sont pas cédées, mais bien un certain nombre d'immobilisations corporelles et incorporelles, comme la clientèle, la question du caractère admissible d'une exécution anticipée reçoit une réponse moins unanime. Cette problématique sera examinée ci-dessous dans le contexte de l'arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles du 10 novembre 2003.
À l'heure actuelle, le Conseil de la concurrence ne dispose pas de la compétence de dispenser une partie de l'obligation de suspension (partielle). Ce n'est que si une deuxième phase d'enquête est ouverte (après une première phase de 45 jours), en raison de doutes sérieux concernant l'admissibilité de la concentration notifiée, que le Conseil de la concurrence peut se prononcer, à la demande des parties concernées, sur le caractère réversible ou non ou sur le caractère de modification durable ou non de la structure de marché, des mesures que les entreprises parties à la concentration désirent exécuter anticipativement [5].
En revanche, la Commission européenne a, en ce qui concerne le contrôle des concentrations qui dépassent les seuils européens, la possibilité d'accorder, à la demande des parties concernées, une exonération (partielle) de l'obligation de suspension et ce, à toutes les phases de l'examen - même préalablement à la notification. Elle peut donc, si nécessaire, autoriser de manière anticipée certaines mesures irréversibles ou des mesures structurelles durables [6]. Vu la flexibilité qu'entraîne cette possibilité d'exonération, et le parallélisme important qui existe déjà entre le contrôle belge et européen des concentrations, il serait opportun que le Conseil de la concurrence se voit également reconnaître une compétence similaire à l'avenir.
Si les parties notifiantes souhaitent déjà exécuter (partiellement) la concentration avant que le Conseil de la concurrence n'ait donné son approbation, elles le font à leurs propres risques et périls. Outre le risque commercial qu'une mise à exécution anticipée soit défaite par une décision de déconcentration du Conseil, les mesures d'exécution qui vont au-delà de que ce qui est permis sur base de l'article 12, § 4, LBC peuvent être sanctionnées par le Conseil de la concurrence - même en cas de décision positive concernant l'admissibilité - par des amendes de maximum 10% du chiffre d'affaires des entreprises concernées par l'infraction [7].
2. | L'arrêt de la Cour d'appel de Bruxelles du 10 novembre 2003 |
L'arrêt commenté ici de la Cour d'appel de Bruxelles traite du recours en appel contre une décision du Conseil de la concurrence aux termes de laquelle le Conseil avait décidé que les parties concernées avaient pris, en violation de l'article 12, § 4, LBC, des mesures d'exécution d'une concentration notifiée qui entravaient la réversibilité de la concentration [8]. Quoique le Conseil ait finalement approuvé la concentration notifiée, il a infligé aux deux parties notifiantes une amende (35.000 et 2.500 EUR).
La concentration notifiée ne concernait pas la cession des actions d'une entreprise absorbée mais seulement la cession des différents éléments de son patrimoine. La concentration prévoyait plus précisément la reprise par la SA Lyfra Partagro (un grossiste en produits de tabac) de certains moyens d'exploitation, du stock, du personnel et de la clientèle de la division commerce en gros de produits de tabac de la SPRL Tabavin.
Le Conseil avait décidé que la réversibilité de la transaction notifiée était entravée par le fait que dans le cadre de celle- ci, le gérant, également co-propriétaire de la SPRL Tabavin, avait été engagé comme représentant de commerce par le repreneur, Lyfra Partagro, et ce dès la notification et donc avant l'approbation par le Conseil. À cet égard, l'ex-gérant devait veiller à ne pas donner l'impression, dans l'exercice de sa nouvelle fonction, qu'il agissait encore pour compte de Tabavin. La convention prévoyait, en outre, que les clients qu'il apportait reviendraient exclusivement à Lyfra Partagro. Le caractère irréversible de l'exécution anticipée était encore, selon le Conseil, renforcé par le fait qu'aucune garantie n'existait que l'ex-gérant soit réintégré dans ses anciennes fonctions, dans le cas d'une éventuelle décision d'interdiction.
Cette décision du Conseil de la concurrence semble être motivée par le souci qu'en cas de décision négative éventuelle du Conseil, (les effets de) la transaction ne pourrai(en)t être complètement annulé(e)(s). La désignation du gérant de l'entreprise absorbée comme représentant de commerce du repreneur au moment de la notification permettait une reprise active de la clientèle du cédant par le repreneur avant l'approbation par le Conseil. En l'espèce, la nomination du gérant de Tabavin permettait à Lyfra Partagro d'approcher la clientèle de Tabavin et de conclure avec eux des contrats. Du point de vue de la clientèle existante de Tabavin, la désignation du gérant pouvait en outre donner l'impression qu'il s'agissait d'une action commune des deux entreprises.
Quoique la décision du Conseil sur ce point ne soit pas motivée de manière très détaillée, le raisonnement du Conseil semble consister à considérer qu'une décision éventuelle d'interdiction n'aurait pas pu empêcher les clients déjà approchés par le repreneur de passer définitivement dans le giron de ce dernier [9].
La cour d'appel n'a pas accepté ce raisonnement en l'espèce et a annulé la décision du Conseil dans la mesure où celle-ci inflige une amende aux parties notifiantes. Suivant la cour d'appel, la conclusion d'un contrat de travail comme représentant de commerce entre le gérant de l'entreprise absorbée, Tabavin, et le repreneur, Lyfra Partagro, ne peut être assimilée en l'espèce à une mesure qui entrave la réversibilité de la concentration ou qui modifie de façon durable la structure du marché.
Pour la cour, le passage du gérant de Tabavin vers Lyfra Partagro ne peut même pas être qualifié de mesure de concrétisation de la concentration. Selon la cour, un tel passage est en effet une pratique extrêmement courante dans la vie économique. Il s'ensuit qu'est sans incidence le fait que l'ex- gérant de Tabavin puisse ou non être à nouveau réintégré dans son ancienne fonction.
En ce qui concerne la cession anticipée de la clientèle existante, la cour prend en considération la composition spécifique du marché concerné lorsqu'elle apprécie si l'exécution anticipée modifie ou non durablement la structure du marché (Tabavin avait seulement 146 clients, ce qui constituait une part de marché qui représente suivant les parties 0,96% du marché. En outre, sur le marché concerné, il y avait une cinquantaine d'entreprises actives avec une part de marché inférieure à 3% et 6 entreprises disposant d'une part de marché entre 5 et 22%). Sur base de ces données, la cour décide que même si, en cas de rejet de la concentration, il serait apparu que la clientèle de Tabavin était restée fidèle au repreneur, cela n'aurait pas entraîné de conséquences significatives ni durables sur le marché.
On peut donc apparemment en déduire que toute modification de la structure du marché qui résulte d'une exécution anticipée d'une concentration notifiée ne constitue pas une infraction à l'article 12, § 4, LBC. Il ressort de la décision de la cour d'appel dans l'affaire commentée ici que l'impact sur la structure du marché doit être significatif, et qu'un mouvement de parts de marché entre les parties notifiantes de moins de 1% n'est manifestement pas considéré comme tel.
En outre, contrairement au Conseil de la concurrence, la cour d'appel ne s'oppose pas, en l'espèce, par principe à une cession anticipée à Lyfra Partagro de la clientèle existante de Tabavin. Dans la conception de la cour, la réversibilité de la transaction est en l'espèce suffisamment garantie eu égard au fait qu'une clause résolutoire a été attachée à l'approbation par le Conseil de la concurrence. Une telle clause résolutoire impliquerait qu'en cas de refus éventuel de la concentration, la clientèle existante de Tabavin au moment de la notification serait retournée automatiquement chez Tabavin. Lyfra Partagro devrait s'abstenir, en cas de décision négative éventuelle, d'encore approcher activement les clients de Tabavin.
On peut toutefois douter du fait que cette obligation dans le chef de Lyfra Partagro emporte également, pour les anciens clients de Tabavin qui ont été approchés activement par le repreneur au cours de la période précédant la décision du Conseil de la concurrence, l'obligation de s'approvisionner à nouveau auprès de Tabavin après le refus éventuel de la concentration par le Conseil. Cela ne semble pas être le cas, ce qui signifie que la concentration serait devenue - partiellement - irréversible.
Par cette décision, la cour d'appel semble interpréter l'obligation de suspension contenue à l'article 12, § 4, LBC de façon remarquablement moins large que le Conseil de la concurrence. Elle a en tout cas laissé plus d'espace pour une exécution (partielle) anticipée des concentrations notifiées, même lorsque celles-ci portent sur la cession d'immobilisations incorporelles, comme la clientèle.
L'arrêt commenté sera publié intégralement, accompagné d'une note plus complète de Johan Ysewyn et Thomas Franchoo, dans un prochain numéro.
[1] | Loi sur la protection de la concurrence économique, coordonnée le 1er juillet 1999, M.B. 1er septembre 1999. |
[2] | Art. 11 juncto 12, § 1, LBC. |
[3] | Rapport annuel du Conseil de la concurrence 2002, p. 18. |
[4] | Pour un aperçu de la jurisprudence du Conseil de la concurrence en ce qui concerne l'application de l'art. 12, § 4, LBC: voy. J. Ysewyn, 'Overzicht van rechtspraak van de Raad voor de Mededinging in 1999 en 2000', R.D.C. 2001, 648-649. |
[5] | Art. 12, § 5, LBC. Il convient de souligner que cette possibilité n'existe pas lorsque le projet de convention a été annoncé. |
[6] | Art. 7, al. 3 du Règlement n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises [2004], J.O. L 24/1. |
[7] | Art. 38 juncto 36, § 1, LBC. |
[8] | Lyfra Partagro et Tabavin, 2002-C/C-58, 2 août 2002, Driem. Tijdschr. RM 2002/3, 40. |
[9] | Voy. également Electrabel Customer Solutions, Electrabel et Intercommunale Maatschappij voor Energievoorziening, 2003-C/C-12, 14 février 2003, Driem. Tijdschr. RM 2003/01, 50 où les parties notifiantes se sont vu imposer une amende de 1.000.000 EUR en raison de la violation de l'art. 12, § 4, LBC. |