Cour d'arbitrage 17 mars 2004
FAILLITE
Administration de la faillite - Remplacement d'un curateur - Pas de possibilité d'appel - Question préjudicielle concernant le caractère constitutionnel
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Siég.: A. Arts et M. Melchior (présidents), L. François, M. Bossuyt, A. Alen, J.-P. Moerman et E. Derycke (conseillers) |
Pl.: H. De Loose, S. Voet, O. Vanhulst loco P. Hofströssler |
(Arrêt 43/2004)
1.La Cour d'arbitrage devait, dans cette affaire, se prononcer sur la légalité de l'article 37, alinéa 2 de la Loi sur les faillites (loi sur les faillites du 8 août 1997 [1], ci-après 'L.Faill.'), à savoir l'impossibilité pour un curateur de se pourvoir en appel contre son remplacement.
Les faits qui ont donné lieu à cette procédure peuvent se résumer de manière simple. Suite à une notification du 19 octobre 2001, Maître V.K. a été convoqué pour être entendu le 7 novembre 2001, en chambre du conseil, relativement à son remplacement en qualité de curateur de la faillite de R.B. NV. La cause a été reportée deux fois jusqu'à l'audience du 19 juin 2002. Finalement, le 4 septembre 2002 [2], Maître V.K. a été remplacé par le Tribunal de commerce de Bruges en tant que curateur dans huit procédures de faillite pendantes. Le remplacement a lieu en raison de manquements persistants dans sa gestion des faillites. Maître V.K. n'est pas d'accord avec cette décision et se pourvoit en appel contre son remplacement dans deux affaires.
2.L'article 37, alinéa 2, L.Faill. exclut toutefois toute opposition ou appel contre un jugement décidant du remplacement d'un curateur. En raison de l'impossibilité légale de se pourvoir en appel contre la décision de remplacement, Maître V.K. demande à titre subsidiaire que la cour pose une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage. La Cour d'appel de Gand considère que la décision de remplacer un curateur pour des motifs liés à sa gestion est à ce point lourde de conséquences pour l'intéressé qu'une appréciation en second ressort paraît s'imposer. C'est pourquoi la cour d'appel pose une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage dans deux arrêts du 14 avril 2003.
3.La question préjudicielle est la suivante: 'l'article 37 de la loi sur les faillites du 8 août 1997, et plus précisément sa deuxième partie, est-il contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution et au principe d'égalité dès lors qu'il prive le curateur qui s'oppose à sa révocation de la possibilité d'interjeter appel du jugement de révocation litigieux?'.
4.Pour juger d'une violation du principe d'égalité, la Cour d'arbitrage retient différents critères. Le premier critère est l'examen de la comparabilité. Une violation du principe d'égalité n'est possible qu'entre des catégories comparables. Sur ce point, la question préjudicielle pose déjà problème. La formulation de la question préjudicielle ne fait en effet pas apparaître avec quelles catégories de personnes le curateur, ou avec quelles procédures, le remplacement est comparé. La Cour d'arbitrage estime pouvoir déduire de la décision de renvoi de la cour d'appel que la procédure de remplacement est comparée à une mesure disciplinaire ou une sanction, contre laquelle d'autres catégories professionnelles peuvent en règle interjeter appel.
La Cour d'arbitrage examine donc successivement si les curateurs constituent une catégorie professionnelle spécifique et si la procédure de remplacement peut être assimilée à une mesure disciplinaire ou une sanction.
5.La Cour d'arbitrage considère que le curateur est un mandataire judiciaire qui exerce les pouvoirs prévus par la loi dans l'intérêt tant de la masse des créanciers que du débiteur. Le curateur est choisi parmi les personnes inscrites sur une liste de curateurs, laquelle est obligatoirement composée d'avocats qui sont inscrits au tableau de l'Ordre d'un Barreau belge et qui satisfont aux conditions légales. Sur base de cette constatation et renvoyant à l'intention du législateur telle qu'elle est exprimée dans les travaux parlementaires de la loi sur les faillites, la Cour d'arbitrage décide que les curateurs ne peuvent être considérés comme un groupe professionnel organisé et peuvent encore moins y être comparés. La fonction du curateur est une mission spécifique que l'on accepte, et elle ne peut être considérée comme une profession.
6.Ensuite, la Cour d'arbitrage examine si la procédure de remplacement peut être assimilée à une mesure disciplinaire ou une sanction. La cour constate que la loi sur les faillites ne précise pas dans quels cas un curateur doit être remplacé. Sur base de l'article 31 L.Faill., le tribunal de commerce peut remplacer le curateur, à tout moment, après l'avoir entendu et après le rapport du juge commissaire. Il appartient au tribunal de commerce d'apprécier souverainement quand un remplacement s'impose. Dès qu'un curateur accepte sa mission, il est soumis à l'autorité des organes de la faillite, le tribunal de commerce et le juge commissaire, et par conséquent également à leur décision. Le tribunal de commerce est responsable du bon déroulement de la procédure de la faillite et est compétent pour prendre les mesures nécessaires en la matière. À la lumière de ces considérations, le remplacement ne doit pas être assimilé, selon la Cour d'arbitrage, à une sanction mais à une décision d'ordre organisationnelle. En ce qui concerne l'impossibilité de former opposition et de se pourvoir en appel contre une décision de remplacement, la cour renvoie à la nécessité d'un règlement rapide et efficace de la faillite. La cour se fonde ici sur les travaux parlementaires de la loi sur les faillites [3] qui insiste expressément sur le fait que l'article 37 L.Faill. s'inscrit dans le cadre de l'objectif du législateur de régler le plus rapidement possible la procédure de faillite.
7.La Cour d'arbitrage renvoie également au fait que le remplacement est une disposition qui ne porte que sur une procédure de faillite bien précise. Le remplacement n'empêche pas que la personne concernée puisse à nouveau être désignée comme curateur dans une autre faillite. Et cela à l'inverse de la procédure de radiation de la liste des curateurs [4]. Cette radiation a pour conséquence que la personne concernée ne peut plus être désignée comme curateur. La loi sur la faillite prévoit cependant la possibilité de se pourvoir en appel contre une telle procédure de radiation. Par cette comparaison, la cour semble suggérer, de manière implicite, que cette procédure de radiation peut être considérée comme une sanction infligée à un curateur incompétent.
8.Sur base des arguments repris ci-dessus, la Cour d'arbitrage décide que la procédure de remplacement ne peut être considérée comme une sanction disciplinaire mais comme une mesure interne du tribunal visant au règlement rapide et efficace de la faillite.
Vu l'absence de comparabilité entre, d'une part, la procédure visant au remplacement d'un curateur et, d'autre part, les mesures disciplinaires qui peuvent être prises pour certaines catégories professionnelles déterminées, la Cour d'arbitrage décide que le traitement différencié ne peut être confronté au principe d'égalité. Sur cette base, la Cour d'arbitrage décide que la question préjudicielle n'appelle pas de réponse. La cour ne donne donc pas de réponse à la question de fond, soit celle de savoir si l'impossibilité pour un curateur d'intenter un recours en appel contre une décision de remplacement est inconstitutionnelle.
9.La problématique du remplacement d'un curateur est une question délicate, où, vu l'impossibilité légale d'intenter un appel, il y a peu de jurisprudence. À titre d'exemple unique, on peut renvoyer à une décision rendue par la Cour d'appel de Bruxelles aux termes de laquelle le recours en appel d'un curateur remplacé a été déclaré recevable, en raison d'une application fautive de l'article 31 L.Faill. [5] En l'espèce, le curateur avait été remplacé par un seul jugement dans toutes les faillites dans lesquelles il était désigné. La Cour d'appel a décidé qu'il s'agissait là d'une mauvaise application de l'article 31 L.Faill. parce que cet article porte sur le remplacement d'un curateur dans une faillite bien déterminée.
10.La question la plus importante qui apparaît dans la problématique de remplacement est la question de la nature d'une décision de remplacement.
Des considérations de l'arrêt, il apparaît que la Cour d'arbitrage s'est ralliée à la conception traditionnelle selon laquelle le remplacement d'un curateur doit être considéré comme une mesure administrative [6]. Le remplacement est une mesure de type organisationnel, que le tribunal prend en vue d'un bon déroulement de la procédure.
Sous l'ancienne loi sur la faillite (loi du 18 avril 1851 sur les faillites, banqueroutes et sursis [7], ci-après 'Anc.Faill.'), cette procédure de remplacement existait aussi (art. 462 Anc.Faill.) et également sans que le curateur puisse introduire un appel contre celui-ci (art. 465, 1°, Anc.Faill.).
Suivant cette conception, la mesure de remplacement peut être comparée à une mesure d'ordre interne, contre laquelle aucune opposition ni appel n'est ouvert sur base de l'article 1046 C.jud.
11.Si la problématique est appréciée sous l'angle du bon déroulement de la procédure de la faillite, cette conception est parfaitement défendable. Mais si nous analysons le remplacement du point de vue du curateur, nous pouvons apporter quelques nuances.
Un remplacement peut s'effectuer pour différentes raisons: maladies, problèmes personnels, conflits d'intérêts, mauvaises prestations,... Cet éventail de possibilités illustre que le remplacement n'est pas compris comme une sanction mais comme une mesure de type organisationnel. Le tribunal de commerce et le juge commissaire doivent toujours veiller à ce que le curateur soit en état de traiter et de clôturer la faillite d'une manière rapide, correcte et efficace.
Dans certains cas, le remplacement peut toutefois apparaître comme une sanction. À titre d'exemple, nous pouvons renvoyer au dernier alinéa de l'article 51 L.Faill. (tel qu'il a été remplacé par l'art. 17 de la loi du 4 septembre 2002 modifiant la loi du 8 août 1997 sur les faillites, le Code judiciaire et le Code des sociétés [8], deuxième édition, intitulée ci-après 'Loi de réparation'). Le remplacement d'un curateur y est expressément prévu, si le curateur ne dépose pas les fonds de la masse en temps utile auprès de la Caisse des dépôts et consignations. Le remplacement d'un curateur dans une telle hypothèse se rapproche d'une sanction [9].
12.Du point de vue du curateur remplacé, la publication du jugement qui ordonne le remplacement est incontestablement le point le plus délicat. L'article 31 L.Faill. dispose que tout jugement dans lequel le remplacement d'un curateur est décidé doit être publié par le greffe, dans les cinq jours, par extrait au Moniteur belge. Il convient de signaler ici que le remplacement d'un juge commissaire n'est pas soumis à une telle publication.
Le fait qu'il ne s'agisse que d'un extrait a pour conséquence que les motifs de remplacement ne sont pas mentionnés. Cette discrétion n'est toutefois pas appréciée par tous les curateurs dans la mesure où le remplacement se fait parfois à leur propre demande, pour des raisons personnelles. C'est pour rencontrer ce problème que l'article 31 L.Faill. a été modifié par l'article 9 de la Loi de réparation. L'article 31, dernier alinéa, L.Faill., dispose que si le curateur est remplacé à sa demande, il en est fait explicitement mention dans la publication. De cette manière, il est clairement communiqué au monde extérieur que le remplacement n'a pas eu lieu suite à de mauvaises prestations du curateur. La distinction entre le remplacement sur demande et le remplacement forcé avait déjà été commentée lors de la rédaction de la loi sur la faillite de 1997 mais, à l'époque, on avait renoncé à faire une différenciation [10]. La demande persistante de pouvoir publier expressément qu'il s'agit d'un remplacement qui fait suite à une demande personnelle du curateur indique donc bien qu'un remplacement peut avoir un effet stigmatisant.
La possibilité de mentionner expressément qu'il s'agit d'un remplacement sur demande, éclaire donc la procédure de remplacement d'un jour nouveau. La non-mention du fait que le remplacement se fait suite à une demande personnelle, implique en effet qu'il s'agit d'un remplacement forcé, ce qui va indubitablement à nouveau dans le sens d'une sanction [11].
13.En tenant compte des nuances reprises ci-dessus, il n'est donc pas incompréhensible que les curateurs postulent un second recours dans le cadre d'une procédure de remplacement. Un curateur qui a été remplacé, d'après lui à tort, dispose pourtant encore d'autres possibilités que le recours en appel. D'une part, il existe la possibilité d'introduire un recours en cassation contre un jugement de remplacement d'un curateur [12]. L'appréciation de la Cour de cassation ne peut toutefois porter que sur des questions de droit et non sur des questions de fait (art. 608 C.jud.). D'autre part, un curateur qui a été remplacé à tort peut éventuellement citer l'État belge (artt. 1382 ou 1384, 3ème alinéa, C.civ.) ou le magistrat concerné (art. 1140 C.jud.) pour l'indemnisation de son dommage matériel et moral [13]. Cette possibilité entraîne toutefois une charge de la preuve particulièrement difficile pour le curateur remplacé.
Nous estimons cependant que dans la majorité des cas, les tribunaux de Commerce décideront avec la circonspection nécessaire à la lumière des circonstances concrètes et en tenant compte des arguments du curateur concerné.
[1] | M.B. 28 octobre 1997, errata M.B. 7 février 2001. |
[2] | Voy. M.B. 13 septembre 2002. |
[3] | Doc. parl. Sénat 1996-97, n° 1-498/11, p. 116. |
[4] | Voy. à propos de la distinction entre les deux procédures, entre autres: C. Van Buggenhout, 'De organen van het faillissement - De Curator', dans F. De Tandt, E. Dirix, E. Van Camp e.a. (éd.), Gerechtelijk Akkoord & Faillissement, Anvers, Kluwer, 2000, II.D.20, pp. 5-7. |
[5] | Bruxelles 15 juillet 1999, J.T. 1999, 698 . |
[6] | En ce sens, entre autres, A. Cloquet, Les Novelles: corpus juris Belgici. Droit commercial, IV, Bruxelles, Larcier, 1985, p. 628, n° 2157; A. Zenner, Dépistage, faillites et concordats, Bruxelles, Larcier, 1998, p. 312, n° 423; E. Cusas et J.P. Renard, Le nouveau droit du concordat et de la faillite, Diegem, Kluwer, 1997, p. 141, n° 69. Voy. aussi Doc. parl. Chambre 1991-92, n° 631/1, pp. 17 et 20. |
[7] | M.B. 24 avril 1851. |
[8] | M.B. 21 septembre 2002. |
[9] | Voy. aussi A. Zenner, Faillites et Concordats 2002: la réforme de la réforme et sa pratique, Bruxelles, Larcier, p. 148, n° 127. |
[10] | Doc. parl. Sénat 1996-97, n° 1-498/11, pp. 112-113. |
[11] | Dans ce sens également I. Verougstraete, Manuel de la faillite et du concordat, Diegem, Kluwer, 2003, p. 270, n° 400. |
[12] | Doc. parl. Chambre 1991-92, n° 631/1, p. 19; I. Verougstraete, Manuel 2003, o.c., p. 269, n° 399. |
[13] | I. Verougstraete, Manuel 2003, o.c., p. 270, n° 400; voy. en général concernant cette problématique, A. Van Oevelen, De overheidsaanprakelijkheid voor het optreden van de rechterlijke macht, Anvers, Maklu, 1987, 940 p. |