Article

Cour d'arbitrage, 24/03/2004, R.D.C.-T.B.H., 2004/6, p. 530-533

Cour d'arbitrage 24 mars 2004

SAISIE
Saisie-contrefaçon - Article 1481 du Code judiciaire - Contrefaçon en matière de marques - Principe d'égalité et de non-discrimination - Article 13bis de la LBM - Saisie-contrefaçon ouverte aux titulaires de marques
L'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire, en tant qu'il est interprété en ce sens qu'il exclut les titulaires d'une marque de la procédure de saisie en matière de contrefaçon, n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
Il y a lieu, toutefois, de tenir compte de l'article 13bis de la LBM, aux termes duquel les dispositions du droit national relatives aux mesures conservatoires sont applicables. En droit belge, celles-ci comprennent la procédure de saisie en matière de contrefaçon.
Interprété en ce sens qu'il n'exclut pas les titulaires d'une marque de la procédure de saisie en matière de contrefaçon, l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire n'est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.
BESLAG
Beslag inzake namaak - Artikel 1481 Gerechtelijk Wetboek - Namaak inzake merken - Beginsel van gelijkheid en niet-discriminatie - Artikel 13bis BMW - Beslag inzake namaak ook voor merkhouders
In zoverre artikel 1481, eerste lid, van het Gerechtelijk Wetboek in die zin wordt geïnterpreteerd dat het de merkhouders uitsluit van de procedure van beslag inzake namaak, is het niet bestaanbaar met de artikelen 10 en 11 van de Grondwet.
Er dient evenwel rekening te worden gehouden met artikel 13bis van de BMW, naar luid waarvan de bepalingen van het nationale recht omtrent middelen van bewaring van zijn recht van toepassing zijn. In het Belgisch recht maakt de procedure van beslag inzake namaak daarvan deel uit.
In die zin geïnterpreteerd dat het de merkhouders niet uitsluit van de procedure van beslag inzake namaak, is artikel 1481, eerste lid, van het Gerechtelijk Wetboek niet onbestaanbaar met de artikelen 10 en 11 van de Grondwet.

SA Euromedix, SPRL Euromedix Consulting et SA Euromedix Point of Care / Cholestech Corporation, société de droit de l'État de Californie

Siég.: A. Arts et M. Melchior (présidents), P. Martens, R. Henneuse, M. Bossuyt, E. De Groot et L. Lavrysen (juges)
Pl.: Mes E. Meesseman loco L. Peeters, A. Puts, G. Verfaillie, N. Weinstock loco D. Gérard

(Arrêt 53/2004)

En cause: la question préjudicielle relative à l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire, posée par le Juge des saisies de Louvain.

(...)

I. Objet de la question préjudicielle et procédure

Par jugement du 27 mai 2003 en cause de la SA Euromedix et autres contre Cholestech Corporation, dont l'expédition est parvenue au greffe de la Cour d'arbitrage le 18 juin 2003, le Juge des saisies de Louvain a posé la question préjudicielle suivante:

'L'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire viole-t-il les articles 10 et 11 de la Constitution, interprété comme n'étant pas applicable aux titulaires d'un droit de marque?'

(...)

II. Les faits et la procédure antérieure

La société de droit américain Cholestech Corporation a conçu un système permettant d'obtenir en cinq minutes un bilan lipidémique et glycémique complet. Le système est commercialisé sous les marques 'Cholestech' et 'Cholestech LDX', qui sont protégées dans le Benelux.

Cholestech Corporation vend ces produits en Europe et au Moyen-Orient via des revendeurs. La SA Euromedix était l'un de ceux-ci. Le 11 juillet 2002, Cholestech Corporation mit fin à cette relation commerciale, avec effet immédiat, en raison de manquements graves de la SA Euromedix.

Le 31 décembre 2002, la SA Euromedix a cité Cholestech Corporation à comparaître devant le Tribunal de commerce de Louvain en raison de cette rupture.

Le 30 janvier 2003, la société de droit américain Cholestech Corporation, défenderesse dans l'instance principale, a été citée à comparaître par la SA Euromedix, la SPRL Euromedix Consulting et la SA Euromedix Point of Care, dans le cadre d'une procédure en tierce opposition contre la décision du Juge des saisies de Louvain du 10 janvier 2003 accueillant la requête en saisie, en matière de contrefaçon, introduite par Cholestech Corporation. Les parties demanderesses sur tierce opposition font valoir que le titulaire d'une marque n'a pas accès à la procédure de saisie en matière de contrefaçon.

Les parties demanderesses dans l'instance principale invoquent notamment la non-applicabilité de l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire, qui contiendrait une liste limitative des titulaires du droit d'action visé dans cette disposition.

Cholestech Corporation conteste ce caractère limitatif, spécialement en corrélation avec l'article 13bis de la loi uniforme Benelux sur les marques et avec la proposition de directive du 30 janvier 2003 relative aux mesures et procédures visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. En ordre subsidiaire, ladite société soutient que l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire, dans l'interprétation qu'en font les parties demanderesses, serait contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Puisqu'il considère que l'énumération contenue dans l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire est limitative et que cette disposition n'est pas contraire aux normes supérieures invoquées par la partie défenderesse dans l'instance principale, le Juge des saisies de Louvain pose la question préjudicielle précitée à la Cour d'arbitrage.

III. En droit
- A -

A.1. La partie défenderesse devant le juge a quo fait valoir que l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire viole les articles 10 et 11 de la Constitution parce qu'il n'existe pas de critères objectifs qui justifieraient que le titulaire d'une marque doive être exclu de la catégorie des titulaires de droits intellectuels qui sont autorisés à utiliser la saisie en matière de contrefaçon. Il est en outre manifestement disproportionné de priver le titulaire d'une marque de cette voie de droit efficace en vue, d'une part, de démontrer l'existence et l'importance des atteintes à ses droits et, d'autre part, de sauvegarder son droit à une interdiction de dessaisissement, cette exclusion n'étant pas conforme au but du législateur.

A.2.1. Le Conseil des ministres considère que les catégories de personnes à comparer ne sont pas comparables. Il relève de l'essence même d'une marque d'être reconnaissable et d'offrir un signe distinctif pour le titulaire et ses produits. Sans pouvoir distinctif, il ne peut être question d'une marque. Tel n'est manifestement pas le cas des droits intellectuels énumérés à l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire. Le bien juridique protégé par les brevets, certificats d'obtention, droits d'auteur et droits voisins n'est pas le pouvoir distinctif mais la créativité artistique ou scientifique de leur titulaire.

Le Conseil des ministres ne voit en outre pas l'utilité d'étendre la protection offerte par l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire. La disposition en cause ne concerne que la désignation d'experts en vue de la description des objets qui résulteraient de la contrefaçon et ne porte pas sur la saisie en tant que telle, laquelle est définie à l'alinéa 2 de cette même disposition. Cet alinéa 2 ne fait toutefois pas l'objet de la question préjudicielle.

En outre, il existe déjà, pour les titulaires d'une marque, une possibilité spécifique de saisie, visée à l'article 12 de la loi du 1er avril 1879, laquelle crée une protection équivalente reposant, il est vrai, sur un autre fondement juridique.

Le Conseil des ministres soutient, à titre subsidiaire, que si la cour devait considérer que la disposition en cause, dans l'interprétation qui lui est donnée par le juge a quo, viole les articles 10 et 11 de la Constitution, une autre interprétation est possible, selon laquelle la liste figurant à l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire est considérée comme une liste 'quasi limitative' au lieu d'une liste réellement limitative, de sorte que le titulaire d'une marque serait présumé figurer dans la liste précitée.

A.2.2. En réponse à la thèse défendue par la partie défenderesse devant le juge a quo, le Conseil des ministres fait valoir que la distinction opérée entre les titulaires de marques et les titulaires d'autres droits de propriété intellectuelle repose sur un critère objectif. La distinction opérée peut être déduite de la nature du droit dont l'intéressé demande la protection ainsi que de la forme de protection que celui-ci souhaite retirer de la marque. Contrairement aux autres droits de propriété intellectuelle, le droit de marque ne porte pas sur la spécificité des produits mais exclusivement sur le logo de la marque concernée, qui doit servir à désigner un bien, un service ou un produit.

Le Conseil des ministres estime ensuite que la différence de traitement est proportionnée à l'objectif poursuivi par le législateur. Celui-ci s'était en effet donné pour but d'éviter une inflation de régimes spéciaux de protection et considérait que les marques étaient déjà protégées de manière efficace par la loi du 1er avril 1879 concernant les marques de fabrique et de commerce. Il s'agit donc d'un but légitime, celui de favoriser l'uniformité de la procédure judiciaire en matière de saisie en formulant de manière restrictive les règles dérogatoires.

A.3. Les parties demanderesses devant le juge a quo estiment que la différence de traitement entre les titulaires de marques et les titulaires d'autres droits de propriété intellectuelle repose sur un critère objectif, parce que la situation du titulaire d'une marque diffère fondamentalement de celle du titulaire d'un autre droit de propriété intellectuelle. La saisie en matière de contrefaçon n'a que peu ou pas d'utilité pour les titulaires d'une marque.

Contrairement au droit de brevet ou au droit d'auteur, le droit de marque ne protège pas un produit en tant que tel mais un signe qui renvoie à un produit ou à un service; ce signe n'est pas protégé de manière absolue mais de manière relative, dans sa capacité à indiquer la provenance d'un produit et dans sa capacité à individualiser les produits et services d'une entreprise et à les distinguer des produits et services d'autres entreprises. La mesure de description visée à l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire est avant tout destinée aux droits de propriété intellectuelle qui protègent un produit ou un service en tant que tel, alors que le droit des marques ne protège pas un produit en tant que tel. Il faut donc considérer que l'objet de la protection est totalement différent dans les droits d'auteur ou de brevet, d'une part, et dans le droit des marques, d'autre part.

Les parties demanderesses soutiennent ensuite que les marques doivent être protégées d'une autre manière que les autres droits de propriété intellectuelle parce que les droits des titulaires de marques diffèrent totalement de ceux des titulaires d'autres droits de propriété intellectuelle. En cas de violation prétendue, le titulaire d'une marque doit démontrer qu'il est fait usage, dans la vie des affaires, de cette marque; pour ce faire, il ne doit pas disposer des mêmes informations que les titulaires d'autres droits de propriété intellectuelle.

Ensuite, conformément à l'article 13, A, 1, a), de la loi uniforme Benelux sur les marques, le titulaire d'une marque dispose du droit de s'opposer à tout usage qui, dans la vie des affaires, serait fait de la marque pour les produits pour lesquels la marque est enregistrée, sans avoir à procéder au préalable à une saisie en matière de contrefaçon.

- B -

B.1. La question préjudicielle concerne l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire. Cette disposition est libellée comme suit:

'Les possesseurs de brevets, les titulaires d'un certificat complémentaire de protection, les titulaires et demandeurs de certificats d'obtention, leurs ayants droit, les titulaires du droit d'auteur et les titulaires d'un droit voisin, y compris les titulaires du droit des producteurs de bases de données, peuvent, avec l'autorisation du juge obtenue sur requête, faire procéder, par un ou plusieurs experts, que désignera ce magistrat, à la description des appareils, machines, ouvrages, variétés, matériel de reproduction et de multiplication et tous objets et procédés, prétendus contrefaits, ainsi que des plans, documents, calculs, écrits, plantes ou parties de plantes de nature à établir la contrefaçon prétendue, et des ustensiles qui ont directement servi à la fabrication incriminée'.

Le juge a quo considère que les titulaires d'une marque n'ont pas accès à la procédure de saisie en matière de contrefaçon, parce qu'ils ne sont pas mentionnés dans l'énumération figurant à l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire et que cette énumération doit être considérée comme limitative.

Le juge a quo demande à la cour si l'exclusion des titulaires de marques de la procédure de saisie en matière de contrefaçon, alors que les titulaires d'autres droits de propriété intellectuelle ont accès à cette procédure, viole les articles 10 et 11 de la Constitution.

B.2. Contrairement à ce que soutient le Conseil des ministres, les titulaires d'une marque sont suffisamment comparables aux titulaires de droits intellectuels en ce qui concerne la nature des droits protégés. Les droits de marque, les droits d'auteur, les droits de brevet, etc., sont tous des droits intellectuels.

B.3. Il ressort des travaux préparatoires de la loi du 10 octobre 1967 contenant le Code judiciaire qu'avec la saisie conservatoire en matière de contrefaçon, le législateur entendait unifier le système de la saisie en matière de contrefaçon dans le domaine des brevets et dans celui du droit d'auteur (Doc. parl. Sénat 1963-64, n° 60, p. 330). En outre:

'Le Commissaire royal a expliqué que si cet article [l'article 1481 du Code judiciaire] ne s'applique pas aux marques, c'est à raison du fait que la protection de celles-ci est efficacement organisée par la loi du 1er avril 1879.' (Doc. parl. Sénat 1964-65, n° 170, p. 197).

B.4. La différence de traitement contestée repose sur un critère objectif, à savoir la nature des droits auxquels il est porté atteinte. Alors que d'autres droits intellectuels protègent la créativité artistique ou scientifique de leur titulaire, c'est le pouvoir distinctif de la marque qui est protégé par le droit des marques. L'article 1er de la loi uniforme Benelux sur les marques (ci-après: LBM) dispose que sont considérés comme marques individuelles: 'les dénominations, dessins, empreintes, cachets, lettres, chiffres, formes de produits ou de conditionnement et tous autres signes servant à distinguer les produits d'une entreprise'.

B.5. L'exclusion des marques du champ d'application de l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire n'est toutefois pas raisonnablement justifiée, étant donné que les titulaires d'un droit de marque, contrairement aux titulaires des droits intellectuels mentionnés dans cette disposition, sont privés d'un moyen efficace de sauvegarder leurs droits. Ce défaut n'est pas compensé par la loi du 1er avril 1879 concernant les marques de fabrique et de commerce, étant donné que cette loi se borne à punir, sur plainte de la personne lésée, certaines atteintes au droit des marques en tant que délits.

B.6. L'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire, en tant qu'il est interprété en ce sens qu'il exclut les titulaires d'une marque de la procédure de saisie en matière de contrefaçon, n'est pas compatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.

B.7.1. Il y a lieu, toutefois, de tenir compte de l'article 13bis de la LBM, aux termes duquel les dispositions du droit national relatives aux mesures conservatoires sont applicables. Cet article a été inséré dans la LBM à la suite du Protocole du 2 décembre 1992 portant modification de la loi uniforme Benelux sur les marques. Cet article vise à permettre de lutter plus efficacement contre la contrefaçon de produits de marque (Doc. parl. Sénat 1993-94, n° 1130/1, p. 2).

Dans le droit national, auquel l'article 13bis de la LBM fait référence, l'article 1481 du Code judiciaire constitue la disposition cruciale et le moyen par excellence de constater les atteintes aux droits intellectuels et de permettre la saisie conservatoire sur les marques contrefaites.

Il s'ensuit que, par mesures conservatoires des droits de marque, les autorités belges visaient, lors de l'adoption du Protocole précité, l'article 1481 du Code judiciaire et non la saisie mobilière conservatoire, étant donné que cette dernière est soumise à certaines conditions qui l'empêchent d'atteindre le but visé par l'article 13bis de la LBM.

B.7.2. Interprété en ce sens qu'il n'exclut pas les titulaires d'une marque de la procédure de saisie en matière de contrefaçon, l'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire n'est pas incompatible avec les articles 10 et 11 de la Constitution.

Par ces motifs,

la cour

dit pour droit:

L'article 1481, alinéa 1er, du Code judiciaire ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution, en tant qu'il est interprété en ce sens que les titulaires d'une marque ont également accès à la procédure de saisie en matière de contrefaçon.

(...)

[1] Chargée de cours à l'ULB. Avocate (De Corte & Puttemans).
[2] Docente aan de ULB. Advocate (De Corte & Puttemans).