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Actualité : Cour d'appel Bruxelles, 13/11/2003, R.D.C.-T.B.H., 2004/5, p. 504

Cour d'appel de Bruxelles 13 novembre 2003

SOCIÉTÉS
Responsabilité des fondateurs - Libération du capital d'une SPRL - Solidarité - Compensation - Incidence de la faillite
Siég.: D. Rutsaert (conseiller)
Pl.: Mes B.-H. Vincent (pour les parties appelantes) et A. Baum (pour la partie intimée)

Mme M. Pérot et Mme. M. Arents / Me Baum qualitate qua faillite SPRL Société Européenne de Projets, Études et Coordination

1.L'appel est interjeté contre un jugement prononcé le 20 septembre 1999 par le Tribunal de commerce de Bruxelles.

Les faits qui ont donné lieu à l'arrêt du 13 novembre 2003 de la Cour d'appel de Bruxelles, commenté ici après, concernent la libération intégrale des parts sociales d'une SPRL lorsque cet appel de fonds est demandé par un curateur après la faillite de la société.

La SPRL Société Européenne de Projets, Études et Coordination, en abrégé EUROPEC, est constituée le 30 septembre 1992 avec un capital souscrit de 750.000 FB, représenté par 750 parts d'une valeur nominale de 1.000 FB. 740 parts sont souscrites par Mme Pérot et 10 parts sont souscrites par Mme Arents. Le capital souscrit est libéré à concurrence de 400.000 FB.

2.Le 5 novembre 1997, la société EUROPEC fait aveu de faillite. À la suite de cet aveu de faillite, le curateur met en demeure les deux fondatrices de la société de verser le solde non libéré des parts. Mme Arents effectue alors un versement de 10.000 FB pour la libération intégrale de ses propres parts.

Le 18 et 25 février 1998, le curateur assigne les deux fondatrices en vue d'exiger de leur part la libération complète du capital de la société, à savoir le paiement solidaire du solde de 340.000 FB, sur la base d'une lecture combinée des articles 120 et 123, alinéa 2, 5° des anciennes lois coordonnées sur les sociétés commerciales (LCSC).

3.Le premier juge ayant fait droit à la demande du curateur, les fondatrices de la société interjettent appel en arguant du fait que, au moment de l'appel de fonds, leur dette était éteinte par paiement et, en ordre subsidiaire, par compensation.

La première appelante soutient qu'au cours des années 1993 et 1995, elle a effectué trois versements, sans aucune imputation, pour un montant global de 260.000 FB. N'ayant aucune autre dette à l'égard de la société que la libération des parts souscrites, elle se prévaut de l'article 1256 du Code civil qui stipule que lorsque la quittance ne porte aucune imputation, le paiement doit être imputé sur la dette que le débiteur a le plus intérêt d'acquitter.

La cour considère que rien n'établit que les versements ont été effectués à titre de libération du solde du capital souscrit et que, à défaut de paiement d'une dette, l'article 1256 du Code civil ne trouve pas à s'appliquer. En effet, en l'absence de toute imputation, ces versements peuvent tout aussi bien constituer un prêt ou une avance dans la société.

La cour confirme ainsi une jurisprudence bien établie selon laquelle la libération des apports promis doit résulter d'un acte non équivoque [1].

4.À titre subsidiaire, les appelantes invoquent, à l'appui de leur demande, l'application des règles civiles de la compensation, et ce, eu égard à divers versements ainsi qu'à un prêt de 1.000.000 FB que la première appelante a fait à la société. Bien que prévu pour le 21 juin 1996, le remboursement de ce prêt n'a pas eu lieu. La compensation légale aurait ainsi été acquise plus d'un an avant la faillite de la société.

L'arrêt commenté donne ainsi l'occasion à la cour de se prononcer sur la question de la compensation en matière de libération du capital, sujet à la fois complexe et controversé [2].

5.La compensation peut être définie comme un mode d'extinction de deux obligations distinctes existant en même temps entre deux personnes qui se trouvent débitrices l'une de l'autre (art. 1289 du Code civil).

Pour autant que les conditions de sa mise en oeuvre soient réunies, rien n'interdit en principe à la compensation légale de produire ses effets pour la libération du capital, lorsqu'un associé se prévaut de la double qualité de débiteur de sommes à libérer au profit de la société et de créancier de ladite société pour tout autre motif [3].

Encore faut-il que les dettes réciproques de l'associé et de la société remplissent les conditions légales de la compensation, à savoir qu'elles soient fongibles, liquides et exigibles [4].

En matière de libération ultérieure du capital, il appartient, sauf disposition statutaire dérogatoire, à l'organe d'administration de la société de décider des appels de la fraction du capital non versé à la souscription. L'associé ne peut, d'initiative, libérer ses parts anticipativement [5]. En l'espèce, aucun appel de fonds n'a été formulé par la société. La compensation légale n'est donc pas possible avant la faillite, à défaut d'exigibilité de la dette, ce que la cour a confirmé.

Les dettes à terme ne peuvent pas entrer en compensation puisque cela reviendrait à priver le débiteur du bénéfice du terme.

La compensation légale n'est pas non plus concevable après la faillite, puisque sa mise en oeuvre est tenue en échec par toute situation de concours [6].

En effet, aux termes de l'article 17, alinéa 2 de la loi du 8 août 1997, tout paiement effectué par compensation pour une dette non échue est en principe inopposable à la masse à partir de la date de la cessation de paiement.

Il en est ainsi eu égard au privilège de fait dont bénéficie le créancier qui peut se prévaloir de la compensation à l'égard des autres créanciers de son débiteur, celle-ci ayant pour effet de lui permettre d'échapper au concours en recevant un paiement automatique. Le principe d'égalité des créanciers est à ce prix.

En outre, conformément à l'article 1298 du Code civil, la compensation ne peut porter préjudice aux droits acquis par des tiers.

Une exception autorise cependant la compensation à dater du jugement déclaratif de faillite s'il existe un lien de connexité objective entre la créance de l'associé et sa dette à l'égard de la société [7], ce qui apparaît, en pratique, très difficile à démontrer [8].

Néanmoins, il est permis de se demander si, dans le cas d'espèce, les appelantes n'auraient pas été plus inspirées d'invoquer cette connexité objective, tant la situation concrète de l'arrêt annoté aurait peut-être pu fournir une assise suffisante à la compensation après faillite [9].

6.Après avoir considéré que la dette correspondant à la libération du solde du capital souscrit n'est pas éteinte, ni par paiement ni par compensation, la cour confirme le premier jugement en concluant à la responsabilité solidaire des fondatrices pour le solde de 340.000 FB à libérer.

7.C'est à l'égard de ce dernier point que l'arrêt annoté nous semble critiquable dans la mesure où une lecture combinée des articles 120 et 123, 5° LCSC (aujourd'hui art. 223 et art. 229, 2° du Code des sociétés) ne permet pas, loin s'en faut, de dégager la solution à laquelle la cour aboutit, soit la responsabilité solidaire des fondatrices pour la libération complète du capital de la société.

En effet, l'article 229, 2° du Code des sociétés stipule que 'les fondateurs sont tenus solidairement envers les intéressés, malgré toute stipulation contraire: (...) 2° de la libération effective du capital et des parts conformément à l'article 223 (...)'.

L'article 223 n'impose que des conditions minimales de libération et pas la libération totale du capital souscrit.

Il est de doctrine constante que l'article 229, 2° du Code des sociétés engage la responsabilité solidaire des fondateurs à concurrence du montant minimum légal à libérer et non pas à concurrence de l'entièreté du capital social, comme l'a considéré la cour dans l'arrêt annoté [10].

Pareille interprétation a été confirmée à de nombreuses reprises par la jurisprudence, qui précise par ailleurs qu'un associé ne peut être tenu des obligations de libération qui incombent aux autres associés, la solidarité n'étant pas de mise en cas d'appel de fonds à la demande du curateur [11].

8.Dans le cas d'espèce, le fondement légal invoqué par le curateur ne semble pas approprié dans la mesure où il n'est pas contesté que les fondatrices avaient bien rempli leur obligation de libération minimum du capital et ne devaient dès lors pas encourir de responsabilité solidaire, mais simplement contribuer individuellement en fonction du montant qu'il leur restait à libérer.

Il importe donc de distinguer clairement la responsabilité, propre à chaque associé, de libérer le solde de sa souscription, lorsqu'il en est requis par l'organe d'administration de la société ou, en cas de faillite, par le curateur, de la responsabilité solidaire des fondateurs lorsque les libérations n'atteignent pas le minimum légalement requis [12].

En outre, en pratique, le contexte dans lequel l'article 229, 2° du Code des sociétés trouverait à s'appliquer est différent de celui de l'arrêt annoté puisque la responsabilité solidaire visée par cette disposition ne concerne, en toute hypothèse, que les apports en nature. En effet, en cas d'apport en numéraire, l'obligation légale de verser sur un compte spécial les fonds à libérer dès avant la constitution de la société et de présenter au notaire une attestation bancaire de ce versement avant la passation de l'acte, permet d'éviter cet écueil [13].

9.Une action en libération complète du capital de la société ne peut dès lors, à notre sens, être intentée valablement que sur la base de l'article 199 du Code des sociétés qui permet au curateur, en tant que représentant des créanciers, d'exiger pareille libération dans la mesure de la conservation de leurs droits [14].

Ce fondement juridique, à la différence de l'article 229, 2° du Code des sociétés, autorise le curateur à faire décréter par un tribunal [15] les versements stipulés aux statuts, étant entendu que ces montants seront en tout état de cause limités à la part non libérée du capital statutairement souscrit [16]. Le curateur pourrait également agir de sa propre initiative, en se substituant aux organes de la société [17].

En guise de conclusion, l'arrêt annoté est cohérent dans son principe en ce qui concerne la discussion relative au paiement et à la compensation de la dette. En revanche, il ne nous semble pas devoir être approuvé dans la mesure où il retient la responsabilité solidaire des associées pour le versement du solde des parts sociales non libérées alors même que les associées ont versé le montant minimal devant être libéré.

[1] Voy. notamment, Gand (23e ch.) 13 février 2002, T.G.R. 2002, liv. 2, p. 101; Comm. Hasselt (4e ch.) 2 avril 2002, R.W. 2002-03, liv. 24, p. 951; Gand 23 novembre 1999, T.R.V. 2001, p. 183, note M. Wyckaert; Civ. Courtrai (2e ch.) 21 octobre 1997, DAOR 2001, liv. 60, p. 328; Anvers (5e ch.) 12 mars 1996, T.R.V. 2002, liv. 7, p. 526, note D. Herbosch.
[2] D'aucuns considèrent que 'la question même de savoir si la libération de parts souscrites en numéraire peut se réaliser par compensation est controversée eu égard aux règles spécifiques du droit des sociétés qui régissent les apports' (M.-C. Ernotte, 'L'extinction des obligations: la compensation', La théorie générale des obligations, vol. XXVII, Éd. Formation permanente C.U.P., décembre 1998, p. 307, n° 18); voy. également P. Hainaut-Hamende, G. Raucq et A. Benoît-Moury, 'La constitution de la société', Rép. not, tome XII, liv. 3, n° 101.
[3] Comm. Charleroi 11 septembre 1997, J.D.S.C. 1999, liv. 5, p. 9, note S. Gilcart; Gand (7e ch.) 25 septembre 1991, R.P.S. 1992, pp. 107 et s., note F. t'Kint.
[4] M.-C. Ernotte, o.c., pp. 287 et s.
[5] M. Coipel, 'Les sociétés privées à responsabilité limitée', Rép. not., t. XII, liv. IV, Bruxelles, Larcier, 1997, p. 125, n° 46; M. Coipel (sous la direction de), Droit des sociétés commerciales, 2éd., vol. I, Bruxelles, Kluwer, 2002, p. 281.
[6] M.-C. Ernotte, o.c., p. 297; A. Zenner, Dépistage, faillites & concordats, Bruxelles, Larcier, n°s 659 et s.;
[7] Sur la question de la connexité, voy. M.-C. Ernotte, o.c., p. 301, n° 14 et pp. 303 et s.; A. Zenner, o.c., n°s 662 à 664 et les nombreuses références citées; M. Van Quickenborne, 'Réflexions sur la connexité objective, justifiant la compensation après faillite', note sous Cass. 25 mai 1989.
[8] S. Gilcart, 'L'application des règles civiles de la compensation au droit des sociétés, en général, et à la libération des parts souscrites, en particulier', note sous Comm. Charleroi 11 septembre 1997, J.D.S.C. 1999, liv. 5, p. 12.
[9] Voy. dans une affaire similaire F. t'Kint, note sous Gand (7e ch.) 25 septembre 1991, pp. 111 et 112.
[10] Voy. en ce sens M. Coipel, 'Les sociétés privées à responsabilité limitée', o.c., p. 151, n° 97, spéc. b); A. Tschoffen et A. Lamalle, Les sociétés de personnes à responsabilité limitée, 6éd., Bruxelles, Bruylant, 1980, p. 93, n° 51; F. Hellemans, "Oprichtersaansprakelijkheid is persoons- en niet aandelengebonden', note sous Gand (7ch.) 22 mai 1997, T.R.V. 1997, p. 500.
[11] Voy. en ce sens Anvers (5ch.) 11 mai 1998, A.J.T. 2000-01, p. 97; J.D.S.C. 2001, p. 74, note B. Voglet; Anvers (5ch.) 5 mars 2001, J.D.S.C. 2002, liv. 5, p. 37, note S. Gilcart; Comm. Gand 22 mars 2001, T.G.R. 2001, p. 303.
[12] O. Ralet, Responsabilité des dirigeants d'entreprise, Bruxelles, Larcier, 1996, p. 39, n° 23; S. Gilcart, 'Preuve de la libération, appel de fonds et absence de registre', note sous Anvers 5 mars 2001, J.D.S.C. 2002, liv. 5, p. 39; Anvers 14 avril 1992, T.R.V. 1992, p. 322 avec note M. Wyckaert.
[13] O. Ralet, o.c., p. 39, n° 23.
[14] M. Coipel (sous la direction de), Droit des sociétés commerciales, o.c., p. 281; Anvers (5ch.) 5 mars 2001, J.D.S.C. 2002, liv. 5, p. 37, note S. Gilcart; Anvers (5ch.) 11 mai 1998, A.J.T. 2000-01, p. 97; J.D.S.C. 2001, p. 74, note B. Voglet.
[15] Il a déjà été jugé que le curateur pourrait également se prévaloir directement de la force exécutoire de l'acte constitutif notarié, voy. Gand 26 juin 1997, T.R.V. 1997, p. 400; M. Wyckaert, Kapitaal in NV en BVBA., Kalmthout, Biblo, 1995, pp. 355-356, n°s 508-509.
[16] B. Voglet, 'Éléments d'appréciation de l'action du créancier d'une S.P.R.L. contre un ex-associé n'ayant pas complètement libéré ses parts avant leur cession', note sous Anvers (5ch.) 11 mai 1998, J.D.S.C. 2001, liv. 7, p. 77.
[17] S. Gilcart, 'Preuve de la libération, appel de fonds et absence de registre', o.c., p. 39; M. Coipel, 'Les sociétés privées à responsabilité limitée', o.c., n° 46, p. 125.