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Actualité : Cour de justice, 30/09/2003, R.D.C.-T.B.H., 2004/1, p. 90-91

Cour de justice 30 septembre 2003

SOCIÉTÉS
Liberté d'établissement - Lutte contre les abus
Sièg.: Rodriguez Iglesias (président), Puissochet, Wathelet (rapporteur), Schintgen, Timmermans (présidents de chambre), Gulmann, Edward, La Pergola, Jann, Skouris, Macken, Colneric, von Bahr, Cunha Rodrigues et Rosas (juges)
Avocat-général: Alber

(Affaire C-167/01, 'Inspire Art[1])

1.En droit des sociétés, les Pays-Bas adhèrent à la théorie de l''incorporation': en ce qui concerne le droit des sociétés, une société est régie par le droit du pays où elle a son siège statutaire, même si son siège réel se situe ailleurs. La loi du 17 décembre 1997 sur les sociétés étrangères de pure forme ('Wet op de formeel buitenlandse vennootschappen', ci- après: WFBV) a été instaurée parce que les autorités néerlandaises étaient confrontées à ce qu'elles considéraient comme des abus à ce principe. Les sociétés étrangères de pure forme sont celles qui ont leur siège statutaire à l'étranger, mais qui exercent leurs activités entièrement ou presque entièrement aux Pays-Bas et qui, de surcroît, ne présentent pas de lien réel avec l'Etat conformément au droit duquel elles ont été constituées (art. 1 WFBV). Malgré le fait qu'elles soient constituées suivant le droit étranger, ces sociétés sont malgré tout soumises par les Pays-Bas à un certain nombre de dispositions en matière de droit des sociétés, soit des dispositions qui s'appliquent également aux sociétés néerlandaises, soit des obligations qui leurs sont spécifiquement destinées. La plupart de ces obligations ne s'appliquent toutefois pas aux sociétés qui sont soumises aux directives européennes relatives aux sociétés, comme la deuxième directive en matière de protection du capital, car les Pays-Bas se rendent compte que ces obligations s'opposeraient de manière trop flagrante au droit européen (art. 4, alinéa 5 et 5 alinéa 3 WFBV).

2.Inspire Art était une société active dans la vente d'objet d'art, gérée des Pays-Bas par un ressortissant néerlandais, qui avait pris la forme d'une private company limited by shares anglaise, un type de sociétés qui n'est pas assujetti à la deuxième directive CE en matière de droit des sociétés. Les autorités néerlandaises considéraient Inspire Art Ltd. comme une société étrangère de pure forme. Sur base de la WFBV (art. 4, 1 et 3), les autorités néerlandaises voulaient obliger Inspire Art à se faire inscrire au registre de commerce et à mentionner sur tous les documents émanant d'elle

qu'elle était une société étrangère de pure forme. Elle était, en outre, soumise aux mêmes dispositions en matière de capital que les sociétés néerlandaises. En cas de non-respect de ces dispositions, qui sont beaucoup plus sévères que les règles britanniques, la mesure applicable à titre de sanction, suivant la WFBV, est la responsabilité illimitée des administrateurs de la société pour les dettes sociétales (art. 4, alinéa 4 WFBV).

3.Inspire Art considérait que la WFBV était contraire à la liberté d'établissement des sociétés, telle qu'elle est garantie par les articles 43 et 48 du Traité UE, et le juge du fond néerlandais a posé à ce propos diverses questions préjudicielles.

Le Gouvernement néerlandais faisait remarquer, notamment, qu'un certain nombre d'obligations de publicité que les Pays-Bas imposent aux sociétés étrangères de pure forme, sont conformes à la onzième directive. La Cour répond que si une règle matérielle de droit national est conforme au droit européen, cela ne signifie pas pour autant automatiquement que les normes qui sanctionnent la règle matérielle, sont également conformes au droit européen. De même, la sanction, comme telle, peut constituer, par exemple, une limitation disproportionnée à la liberté d'établissement. La sanction pour les sociétés étrangères (de pure forme) ne peut, en outre, être plus sévère que celles prévues pour des infractions similaires par des sociétés néerlandaises (points 62- 64 de l'arrêt).

4.En guise de réponse aux questions préjudicielles, la Cour se prononça comme suit.

L'article 2 de la onzième directive (89/666/CEE) du Conseil du 21 décembre 1989 concernant la publicité des succursales créées dans un Etat membre par certaines formes de société relevant du droit d'un autre Etat, contient une liste limitative de mentions dont un Etat membre doit demander la publication. L'harmonisation poursuivie par cette directive est donc complète, et la législation qui impose des obligations de publicité complémentaires, comme en l'espèce la WFBV néerlandaise, est toujours contraire à la onzième directive.

Les articles 43 CE et 48 CE s'opposent à une législation nationale, telle la WFBV, qui fait dépendre la liberté d'établissement d'une succursale dans cet Etat membre par une société étrangère, de certaines conditions relatives au capital minimum et à la responsabilité des administrateurs qui sont imposées en droit des sociétés national pour la constitution des sociétés. Les raisons pour lesquelles la société a été constituée dans le premier Etat membre, ainsi que la circonstance qu'elle exerce ses activités exclusivement ou presque exclusivement dans l'Etat membre d'établissement, ne la privent pas, sauf à établir au cas par cas l'existence d'un abus, du droit d'invoquer la liberté d'établissement garantie par le traité CE.

5.L'arrêt Inspire Art démontre clairement que l'approche suivie par la Cour de justice dans l'affaire Centro [2]est devenue une jurisprudence constante: la constitution de sociétés boîte aux lettres pour échapper au droit des sociétés considéré comme gênant, aux fins d'opérer, à partir du pays de l'incorporation, exclusivement à l'étranger par le biais de la constitution de succursales ne constitue pas, en soi, un abus à la liberté d'établissement. L'abus doit être démontré au cas par cas, in concreto, par les autorités nationales qui veulent le combattre et l'on ne peut donc pas instaurer de présomptions qui impliqueraient que certaines sociétés seraient automatiquement considérées comme 'suspectes' et, par conséquent, seraient assujetties à des mesures de protection d'intérêt général, comme l'intérêt des créanciers, lorsqu'elles ouvrent un établissement secondaire dans un autre pays que celui de leur établissement primaire. Autrement dit: l'on peut combattre l'abus concrètement prouvé à la liberté d'établissement, mais pas essayer de combattre des abus potentiels au moyen de règles prophylactiques. Il devient de plus en plus clair que la Cour n'est pas encline à suivre la doctrine de l'abus de droit en matière de libertés garanties par le Traité - en matière de liberté d'établissement, on peut difficilement imaginer des situations qui seraient considérées par la Cour actuelle comme constitutives d'abus.

6.Tout comme dans l'arrêt Centros, il semble que la Cour accorde beaucoup de confiance à l'information comme moyen de protection des créanciers, d'autant plus qu'aujourd'hui l'information importante à publier est harmonisée par la onzième directive. Au point 135 de l'arrêt, il est dit qu'Inspire Art se présentait comme une société de droit anglais, que ses créanciers étaient suffisamment informés de ce qu'elle ne relevait pas du droit des sociétés néerlandais et des garanties qui y sont liées et que sur cette base, les créanciers pouvaient demander des garanties contractuelles à Inspire Art. Comme l'on sait, cette approche ne vise pas les créanciers involontaires. L'on pourrait d'ailleurs difficilement soutenir que la WFBV est inspirée par le souci de protéger les créanciers d'acte illicite. La WFBV accepte, entre autres, de protéger une autre catégorie de créanciers involontaires, à savoir l'Administration fiscale. La Cour de justice n'en tient toutefois pas compte, ni dans l'arrêt Centros, ni dans l'arrêt Inspire Art.

[1] Pas encore publié, peut être consulté sur : http://curia.eu.int/jurisp/cgi-bin/form.pl?lang=fr
[2] Arrêt du 9 mars 1999, affaire C-212/97, Jur. 1999-I,1459, commenté dans cette rubrique d'actualité par M. Cruysmans, R.D.C. 1999, 364.