Par une décision datant de mai 2009, la Commission avait infligé à Intel une amende s’élevant à 1,06 milliard d’euros pour la violation de l’article 102 TFUE. Les pratiques en cause étaient des rabais conditionnels et des « restrictions non déguisées » visant à exclure un concurrent d’Intel du marché des microprocesseurs CPU x86. Le Tribunal avait rejeté, dans un arrêt de juin 2014, le recours d’Intel tendant à l’annulation de cette décision de la Commission. A présent, l’arrêt de Tribunal a lui-même été annulé par la Cour de Justice, qui renvoie l’affaire devant le Tribunal.
Dans son arrêt, rendu en grande chambre le 6 septembre 2017, la Cour de Justice apporte de précieux éclaircissements sur l’examen de la légalité des rabais de fidélité.
Tout d’abord, la Cour réaffirme le principe énoncé dans l’arrêt Post Danmark I selon lequel tout effet d’éviction ne porte pas nécessairement atteinte au jeu de la concurrence. De fait, la Cour souligne que la concurrence par les mérites peut conduire à la disparition ou la marginalisation de concurrents moins efficaces et donc moins intéressants pour les consommateurs du point de vue notamment des prix, du choix, de la qualité et/ou de l’innovation. Il n’en demeure pas moins, rappelle la Cour, que les entreprises détenant une position dominante ont une responsabilité particulière de ne pas porter atteinte, par leur comportement, à une concurrence effective et non faussée dans le marché intérieur.
La Cour réitère ensuite la jurisprudence relative aux effets d’éviction (présumés) qu’entraînent les obligations d’exclusivités et des rabais de fidélité. Elle énonce ainsi, en ce qui concerne les obligations d’exclusivité, que « pour une entreprise se trouvant en position dominante sur un marché, le fait de lier, fût-ce à leur demande, des acheteurs par une obligation ou une promesse de s’approvisionner pour la totalité ou pour une part considérable de leurs besoins exclusivement auprès de ladite entreprise constitue une exploitation abusive d’une position dominante au sens de l’article 102 TFUE, soit que l’obligation est stipulée sans plus, soit qu’elle trouve sa contrepartie dans l’octroi d’un rabais ». Tel qu’il avait été énoncé dans l’arrêt Hoffmann Laroche, la Cour souligne que les rabais de fidélité sont susceptibles d’entraîner des effets similaires : « [i]l en est de même lorsque ladite entreprise, sans lier les acheteurs par une obligation formelle, applique, soit en vertu d’accords passés avec ces acheteurs, soit unilatéralement, un système de rabais de fidélité, c’est-à-dire de remises liées à la condition que le client, quel que soit par ailleurs le montant de ces achats, s’approvisionne exclusivement pour la totalité ou pour une partie importante de ses besoins auprès de l’entreprise en position dominante ». Il s’agit, en d’autres mots, de restrictions « per se », dont les effets anticoncurrentiels sont présumés.
La jurisprudence ainsi rappelée est ensuite « précisée » par la Cour. Ainsi, l’arrêt détaille l’étendue de l’analyse que la Commission est tenue de mener lorsque l’entreprise concernée soutient, au cours de la procédure administrative, et éléments de preuve à l’appui, que son comportement n’avait pas « la capacité » de restreindre la concurrence (dans la version néerlandais de l’arrêt, « de mededinging niet kon beperken ») et, en particulier, de produire des effets d’éviction. La Cour détermine que, dans un tel cas, la Commission est tenue d’analyser, d’une part, l’importance de la position dominante de l’entreprise sur le marché pertinent et, d’autre part, le taux de couverture du marché par la pratique contestée, ainsi que les conditions et les modalités d’octroi des rabais en cause, leur durée et leur montant. La Cour ajoute que, dans un tel cas, la Commission est également tenue « d’apprécier l’existence éventuelle d’une stratégie visant à évincer les concurrents au moins aussi efficaces ».
La Cour précise que l’analyse de la « capacité » d’éviction est également pertinente au deuxième stade de l’analyse de la Commission, lors de l’évaluation de l’existence d’une justification objective pour le système de rabais. Dans ce cadre, selon la Cour, ce n’est qu’à l’issue d’une analyse de la capacité d’éviction des concurrents au moins aussi efficaces qu’une mise en balance des effets favorables et défavorables pour la concurrence de la pratique en cause peut être opérée par la Commission.
Et la Cour d’ajouter que, de manière parallèle, lorsque la Commission effectue une analyse relative à la capacité d’éviction d’un système de rabais, le Tribunal doit examiner l’ensemble des arguments de la partie requérante visant à mettre en cause les constatations faites par la Commission à ce sujet.
Or, dans la décision Intel faisant l’objet du recours, la Commission avait souligné que les rabais en cause avaient, « par leur nature même » la capacité de restreindre la concurrence, de sorte qu’une analyse de l’ensemble des circonstances et, en particulier de la capacité des rabais d’évincer un concurrent aussi efficace (as efficient competitor test, ci-après le « test AEC »), n’était pas nécessaire pour constater un abus de position dominante. Toutefois, la Commission avait mené un examen approfondi de ces circonstances et en avait conclu que la pratique de rabais en cause était susceptible d’avoir des effets d’éviction d’un concurrent aussi efficace. Dans la mesure où cette analyse revêtait une réelle importance pour l’appréciation de la Commission, la Cour a jugé que le Tribunal était tenu d’examiner l’ensemble des arguments formulés par Intel au sujet du test AEC. L’arrêt a de ce fait été annulé et renvoyé au Tribunal.
L’arrêt de la Cour de Justice aborde également deux points procéduraux importants.
Premièrement, la Cour a confirmé que la compétence de la Commission pour constater et sanctionner un comportement adopté en dehors de l’Union peut être établie soit au regard du critère de la mise en œuvre du comportement, soit au regard du critère des effets qualifiés. En vertu de ce second critère le droit de la concurrence européen est applicable lorsqu’il est prévisible que le comportement en cause, pris dans son ensemble, produise un effet immédiat et substantiel dans l’Union. A cet égard, la Cour a constaté que c’est sans commettre une erreur de droit que le Tribunal avait pris en compte les effets probables de la stratégie d’ensemble mise en œuvre par Intel.
Deuxièmement, la Cour a jugé qu’il pèse sur la Commission une obligation d’enregistrer tout entretien qu’elle mène au titre de l’article 19 du règlement n° 1/2003 aux fins de collecter des informations relatives à l’objet d’une enquête qu’elle mène. Selon la Cour, c’est donc à tort que le Tribunal avait distingué, parmi les entretiens effectués par la Commission dans le cadre d’une enquête, entre les entretiens « formels » relevant de l’application combinée de l’article 19, paragraphe 1, du règlement n° 1/2003 et de l’article 3 du règlement n° 773/2004, et les entretiens « informels », lesquels se situeraient en dehors du champ d’application de ces dispositions. Toutefois, la Cour a jugé que cette erreur de droit n’était pas de nature à invalider la conclusion du Tribunal selon laquelle la procédure administrative n’était pas entachée d’une irrégularité, au mépris des droits de la défense d’Intel, susceptible d’entraîner l’annulation de la décision de la Commission.
très bon résumé. Merci!!