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Droit de la concurrence et secteurs régulés

La Cour de justice de l’Union met fin à la saga Illumina/Grail et annule la décision de la Commission d’examiner la proposition d’acquisition de Grail par Illumina.

Le 3 septembre 2024, la Cour de Justice de l’Union européenne (Cour) a rendu son très attendu arrêt Illumina/Grail[1]. Cette décision majeure apporte un éclaircissement important sur la légalité de la pratique récente de la Commission européenne (Commission) d’étendre ses pouvoirs de contrôle par son interprétation spécifique du mécanisme de renvoi prévu à l’Article 22 du Règlement européen sur les concentrations (Règlement).

Le mécanisme de renvoi de certaines concentrations auprès de la Commission

L’Article 22 du Règlement prévoit la possibilité pour un ou plusieurs États membres de « demander à la Commission d’examiner toute concentration, telle que définie à l’article 3, qui n’est pas de dimension communautaire au sens de l’article 1er, mais qui affecte le commerce entre États membres et menace d’affecter de manière significative la concurrence sur le territoire du ou des États membres qui formulent cette demande »[2].

Bien qu’il existait une pratique établie selon laquelle la Commission n’acceptait que les renvois des concentrations remplissant les seuils nationaux, cet article reste toutefois silencieux sur les opérations de concentrations ne possédant pas de dimension européenne et ne remplissant pas les conditions nationales pour être notifiées malgré leur impact concurrentiel important sur le marché. Face à cette problématique et par crainte de voir ces opérations échapper à un contrôle, la Commission a adopté en 2021 de nouvelles orientations dans lesquelles elle encourage le renvoi de telles opérations en vertu de l’Article 22 du Règlement par les autorités nationales malgré le fait qu’elles ne satisfassent ni aux seuils nationaux ni aux seuils européens[3].

La saga Illumina/ Grail

L’affaire Illumina/ Grail est alors arrivée comme un cas d’école permettant à la Commission de mettre en œuvre sa nouvelle politique. Face à l’intention de l’entreprise pharmaceutique Illumina d’acquérir le contrôle exclusif de Grail, spécialiste de dépistage de cancers, l’autorité française de la concurrence, suivie par de nombreuses autres par la suite, avait fait usage de l’Article 22 du Règlement sur les concentrations et soumis une demande de renvoi à la Commission, et ce, nonobstant le fait que le chiffre d’affaires des deux entreprises n’atteignait pas les seuils de contrôle national ou européen. En conséquence, la Commission s’était penchée sur l’opération et avait informé Illumina et Grail de son intention de contrôler leur opération de fusion.

À la suite de cette décision, les deux entreprises avaient alors introduit un recours en annulation auprès du Tribunal. Toutefois, et contre toute attente, le Tribunal a, dans un arrêt du 13 juillet 2022, validé cette interprétation large du mécanisme de renvoi en soutenant que le renvoi de l’autorité française de la concurrence fondait la compétence à la Commission[4].  Suite à cet arrêt du Tribunal, Illumina et Grail ont donc dû procéder à la notification auprès de la transaction envisagée entre eux.

En septembre 2022, la Commission a adopté une décision d’interdiction la concentration envisagée afin de protéger la course à l’innovation dans le secteur des tests de dépistage du cancer. À la suite de cette décision, Illumina et Grail ont décidé d’intenter un pourvoi devant la Cour contre l’arrêt du Tribunal du 13 juillet 2022, qui avait confirmé la compétence de la Commission.

L’arrêt Illumina/Grail

C’est dans ce contexte et débat très riche que l’arrêt de ce 3 septembre 2024 s’inscrit. Afin de résoudre cette impasse, la Cour s’est adossée à un travail d’interprétation à la fois historique, contextuel et téléologique du Règlement et de son Article 22.

En synthèse, la Cour conclut que l’interprétation donnée par la Commission et le Tribunal à l’Article 22 du Règlement est erronée. Selon l’institution, ni les travaux préparatoires ni le contexte et l’objectif de la disposition n’amènent à penser que le mécanisme de l’Article 22 doit être vu comme un « mécanisme correcteur » qui « permettrait de remédier aux prétendues lacunes découlant de la rigidité des seuils prévus à l’article 1er» comme le soumet le Tribunal.  Au contraire, la Cour souligne que les seuils prévus à cet article sont « un gage important de prévisibilité et de sécurité juridique pour les entreprises concernées qui doivent pouvoir aisément et rapidement identifier à quelle autorité elles doivent s’adresser ». Dès lors, la Cour annule la décision du Tribunal pour erreurs d’interprétation ainsi que la décision de la Commission se déclarant compétente afin d’examiner la concentration à la demande des autorités nationales de concurrence.

Par cet arrêt, la juridiction européenne privilégie la sécurité juridique sur les nouveaux défis que l’évolution du marché apporte et met un coup bas à la nouvelle politique de la Commission relatif à l’Article 22 du Règlement. Néanmoins, la Cour introduit quelques portes de sortie en rappelant notamment qu’une procédure spécifique est prévue afin de réviser les seuils européens du Règlement mais aussi qu’il reste loisible aux États membres de revoir à la baisse leurs propres seuils de compétence fondés sur le chiffre d’affaires afin d’éviter de telles situations. Parallèlement, la Cour mentionne que d’autres instruments pourraient s’appliquer tel que le contrôle ex post des positions dominantes prévu à l’Article 102TFUE en référence à sa jurisprudence Towercast[5].

Il reste à présent à voir comment la Commission traitera ses autres affaires pendantes relatives à l’Article 22 du Règlement (Qualcomm/Autotalks ; EEX/Nasdaq et Brasserie Nationale/Boissons Heintz). À tout le moins, la Commissaire européenne à la concurrence, Margrethe Vestager, s’est dite prête à étudier les implications de ce jugement et à continuer d’accepter les renvois des autorités nationales de concurrence compétentes selon des seuils nationaux révisés ou de nouveaux critères introduits dans leurs législations nationales depuis l’affaire Illumina/Grail[6].


[1] Cour de justice de l’Union européenne, 3 septembre 2024, C‑611/22 et C‑625/22.

[2] Article 22 du Règlement (CE) No 139/2004 DU CONSEIL du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises.

[3] Orientations de la Commission concernant l’application du mécanisme de renvoi établi à l’article 22 du Règlement sur les concentrations à certaines catégories d’affaires (2021/C 113/01).

[4] Tribunal, 13 juillet 2022, n° T-227/21.

[5] Cour de justice de l’Union européenne, 16 mars 2023,C-449/21.

[6] Déclaration de Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive, sur l’arrêt rendu aujourd’hui par la Cour de justice concernant les décisions relatives à la compétence en matière de fusion Illumina/GRAIL, 3 septembre 2024.

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