Article

Cour d'appel Mons, 29/01/2018, R.D.C.-T.B.H., 2019/2, p. 255-258

Cour d'appel de Mons 29 janvier 2018

DROIT JUDICIAIRE (PRINCIPES GÉNÉRAUX)
Notions - Action en justice - Intérêt
CONTRATS SPÉCIAUX
Prêt - Prêt à intérêt - Banque et crédit - Autres
Si l'intérêt à agir en justice doit être né et actuel dès l'introduction de la demande, il n'est cependant pas requis qu'à ce moment, le demandeur ait subi un dommage ou ait payé une indemnité.
La dénomination formelle du crédit, imposée par la banque s'agissant d'un contrat d'adhésion, importe peu ; seules ses caractéristiques intrinsèques et la volonté réelle des parties devant être prises en considération par le juge.
La caractéristique essentielle de l'ouverture de crédit est la liberté de prélèvement des fonds, et son corollaire, le droit pour le crédité d'utiliser ou non les fonds, en tout ou en partie, au moment de son choix, selon ses besoins, à la différence du prêt à intérêt qui se caractérise par la remise d'une somme d'argent à l'emprunteur qui s'engage à rembourser le prêteur selon les modalités convenues.
Le crédit d'investissement destiné à financer l'acquisition d'un immeuble qui devra être prélevé dans sa totalité au jour de l'acquisition dudit immeuble, sans pouvoir être utilisé avant, constitue un prêt auquel s'applique l'article 1907bis du Code civil.
GERECHTELIJK RECHT (ALGEMENE BEGINSELEN)
Begrippen - Rechtsvordering - Belang
BIJZONDERE OVEREENKOMSTEN
Lening - Lening op interest - Bank- en kredietwezen - Overige
De vereiste van een reeds verkregen en dadelijk belang bij het indienen van de rechtsvordering veronderstelt niet dat de eiser reeds schade heeft geleden of een vergoeding heeft betaald.
De formele benaming van het krediet, opgelegd door de bank in een toetredingscontract, is niet relevant voor de kwalificatie ervan; enkel de intrinsieke kenmerken en de werkelijke wil van de partijen zullen door de rechter in overweging genomen worden.
Het wezenlijke kenmerk van een kredietopening is de vrijheid om fondsen op te nemen en het daarmee samenhangend recht van de kredietnemer om de fondsen al dan niet te gebruiken, in hun geheel of gedeeltelijk, op een door hem gekozen tijdstip, in functie van zijn behoeften, in tegenstelling tot de lening, die wordt gekenmerkt door de afgifte van een som geld aan de lener die zich ertoe verbindt de uitlener terug te betalen volgens de overeengekomen voorwaarden.
Het investeringskrediet bestemd voor de financiering van de aankoop van een onroerend goed, dat moet worden opgenomen in zijn geheel op de datum van de aankoop, zonder dat het eerder kan gebruikt worden, maakt een lening uit in de zin van artikel 1907bis Burgerlijk Wetboek.

SA BNP Paribas Fortis / SPRL Geobe

Siég.: C. Knoops (conseiller f.f. président), B. Inghels (conseiller) et C. Dufrasne (conseiller suppléant)
Pl.: Mes A.-P. Andre-Dumont et L. Frankignoul
Affaire: 2017/RG/164
I. Faits et antécédents de procédure

Le litige concerne l'application de l'article 1907bis C. civ. au montant de l'indemnité de remploi « funding loss » réclamée par la banque en cas de remboursement anticipé d'une ouverture de crédit hypothécaire, consentie sous forme de crédit d'investissement par la SA BNP Paribas Fortis - ci-après Fortis ou la banque - à la SPRL Geobe - ci-après Geobe - suivant lettre du 22 décembre 2009, signée le 7 janvier 2010, et convention signée le 7 janvier 2010, selon les modalités suivantes:

- montant: 608.000 EUR;

- but du crédit: financement partiel de l'achat d'une maison d'habitation à Kain;

- durée: 25 ans;

- taux d'intérêt fixe: 4,83%;

- sûretés: garantie hypothécaire en premier rang;

- prélèvements: sur la base de justificatifs ou de preuves de paiement, au plus tard le 10 février 2010;

- remboursement: 300 mensualités de 3.517,95 EUR en capital et intérêts à partir du 10 mars 2010;

- renonciation: indemnité de remploi due en cas de non-prélèvement.

L'acte d'achat est signé le 5 février 2010, l'hypothèque constituée par acte authentique du même jour et le montant du crédit prélevé intégralement et remis au vendeur à la même date.

En 2014, Geobe manifeste son intention de rembourser anticipativement le crédit hypothécaire afin de bénéficier d'un taux plus avantageux.

La banque ne s'y oppose pas, mais calcule, en septembre 2014, l'indemnité conventionnelle de remploi au montant de 258.203,76 EUR.

Par courrier du 9 mars 2015, le conseil de Geobe conteste ce montant et soutient qu'il s'agit d'un prêt à intérêt auquel s'applique l'article 1907bis C. civ., l'indemnité de remploi maximale étant plafonnée à 6 mois d'intérêts.

Par courrier du 24 mars 2015, Fortis conteste l'application de l'article 1907bis C. civ., mais propose, à titre commercial, de limiter l'indemnité à 190.000 EUR jusqu'au 10 juin 2015.

Geobe refuse.

Il s'ensuit un échange de correspondances, mais aucun accord n'intervient.

Geobe continue à rembourser les mensualités prévues.

(…)

3. Quant à la qualification du contrat de crédit d'investissement
A. Principes

L'article 1907bis C. civ., inséré par la loi du 27 juillet 1934, prévoit: « Lors du remboursement total ou partiel d'un prêt à intérêt il ne peut en aucun cas être réclamé au débiteur, indépendamment du capital remboursé et des intérêts échus, une indemnité de remploi d'un montant supérieur à six mois d'intérêts calculés sur la somme remboursée au taux fixé par la convention.  »

Suivant la jurisprudence de la Cour de cassation, « la limitation à 6 mois d'intérêts calculés sur la somme remboursée au taux fixé par la convention s'applique à toute indemnité réclamée par le prêteur en cas de remboursement anticipé total ou partiel d'un prêt à intérêt. Viole l'article 1907bis C. civ. l'arrêt qui écarte l'application de cette disposition légale au motif que le remboursement anticipé n'était pas permis par le contrat de prêt ” (Cass., 24 novembre 2016, C.15.0409.F, juridat.be).

Cet arrêt a cassé l'arrêt de la cour d'appel de Bruxelles du 24 avril 2015 qui avait décidé, s'agissant d'un crédit d'investissement, que l'indemnité réclamée ne devait pas « être soumise à la limitation du plafond instauré par l'article 1907bis du Code civil » au motif qu' « aucun remboursement total ou partiel n'était autorisé ».

Le critère de l'interdiction de remboursement anticipé ne peut donc être retenu pour considérer que l'indemnité réclamée n'est pas une indemnité de remploi ou de « funding loss  » et justifier d'écarter l'application l'article 1907bis C. civ.

Il est cependant admis, par la doctrine et la jurisprudence, que l'article 1907bis C. civ. n'est pas applicable aux ouvertures de crédit.

Il a été jugé par la Cour constitutionnelle qu'interprété en ce sens qu'il n'est pas applicable aux ouvertures de crédit, l'article 1907bis C. civ. ne viole pas les articles 10 et 11 de la Constitution (C.C., 7 août 2013, n° 119/2013).

Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle définit comme suit la différence entre l'ouverture de crédit et le prêt à intérêt: « A la différence d'un contrat d'ouverture de crédit, qui est un contrat consensuel en vertu duquel les fonds ne sont pas mis à la disposition immédiate du crédité, mais peuvent être utilisés lorsque et dans la mesure où ce dernier le jugerait nécessaire, moyennant paiement à la fois d'une commission et d'un intérêt, s'il s'agit d'une somme d'argent, le contrat de prêt est un contrat réel en vertu duquel le prêteur transfère en une seule fois la totalité du montant prêté à l'emprunteur, contre remboursement, avec intérêt, à une date déterminée ou à des dates d'échéance, et qui est soumis à certaines règles impératives spécifiques établies au Titre X du Code civil (considérant B.4.); le contrat d'ouverture de crédit permet au crédité de différer la mise en possession effective des fonds et, partant, le paiement des intérêts (considérant B.6.4.). »

Dans un arrêt du 26 novembre 2009, cité par Fortis, rendu dans un autre contexte, la Cour de cassation a défini l'ouverture de crédit comme « un contrat qui confère au preneur le droit personnel de faire usage, à sa demande, de la disponibilité accordée en vertu du contrat de crédit » (Cass., 26 novembre 2009, D.B.F., 2010/2, p. 100).

La Cour Suprême n'a cependant pas explicitement tranché la question de la distinction entre le prêt et l'ouverture de crédit.

Suivant la doctrine, il semble pouvoir se déduire de la décision de la Cour de cassation du 24 novembre 2016, relative à un crédit d'investissement, que, « dès lors qu'elle épouse les caractéristiques essentielles de l'avance de fonds, à savoir un concours financier isolé, immédiatement réalisé, en une fois, l'opération dénommée 'crédit d'investissement' peut être légalement qualifiée de prêt à intérêt […] La qualification de l'indemnité importait peu [...] L'on croit dès lors pouvoir conclure qu'en précisant que la limitation instaurée par l'article 1907bis C. civ. s'applique à 'toute' indemnité (...), la Cour de cassation fait entrer dans le champ d'application de cette disposition toutes les indemnités conventionnelles dont la débition est provoquée par le remboursement anticipé (total ou partiel) d'un prêt, quelles qu'en soient la nature, la qualification ou la 'cause' » (voir M.-D. Weinberger, « Funding loss: status quo? » (note sous Cass., 24 novembre 2016), R.D.C., 2017, pp. 887-889).

Encore convient-il de vérifier, au cas par cas, quelle que soit sa dénomination, si le contrat litigieux doit être qualifié d'ouverture de crédit ou de prêt à intérêt.

Les juridictions de fond retiennent majoritairement, à titre de critère de distinction, la liberté de prélever le crédit, en tout ou en partie, et de choisir le moment du prélèvement (voir en ce sens Liège, 16 mars 2017, R.D.C., 2017, pp. 890 et s.; Bruxelles, 13 mai 2016, D.A.O.R., 2016/3, n° 119, pp. 13 et s. et jurisprudence citée par l'intimée - pièces 23 à 31 de son dossier).

B. Application au cas d'espèce

Fortis soutient que la requalification du crédit d'investissement en prêt à intérêt opérée par le premier juge n'est pas fondée.

Elle en veut pour preuve que les documents contractuels parlent d'ouverture de crédit; elle rappelle que le contrat ne peut être requalifié que s'il s'y trouve des éléments incompatibles avec la qualification choisie par les parties et que l'élément essentiel du contrat d'ouverture de crédit est le droit de prélever les fonds.

Selon elle, en l'espèce, le contrat ne peut être qu'une ouverture de crédit, à savoir un contrat innommé, synallagmatique et consensuel qui permet aux parties de convenir des modalités de remise des fonds, et notamment d'une mise à disposition des fonds différée, ce qui n'est pas permis en cas de prêt, lequel est un contrat nommé, unilatéral et réel.

Elle invoque la foi due aux actes, la prééminence de l'écrit et la commune intention des parties.

La cour ne partage pas son analyse.

La dénomination formelle du crédit, imposée par la banque s'agissant d'un contrat d'adhésion, importe peu, seules ses caractéristiques intrinsèques et la volonté réelle des parties devant être prises en considération par le juge.

La caractéristique essentielle de l'ouverture de crédit est la liberté de prélèvement des fonds, et son corollaire, le droit pour le crédité d'utiliser ou non les fonds, en tout ou en partie, au moment de son choix, selon ses besoins, à la différence du prêt à intérêt qui se caractérise par la remise d'une somme d'argent à l'emprunteur qui s'engage à rembourser le prêteur selon les modalités convenues.

Suivant la doctrine, cette liberté implique notamment qu'aucune indemnité autre que la « commission de réservation » ne soit réclamée au crédité en cas de non-prélèvement (voir C. Alter et L. Van Muylem, « Article 1907bis du Code civil et (re)qualification de l'ouverture de crédit », R.D.C., 2015/2, p. 197).

Au regard des pratiques bancaires actuelles, le critère de la simultanéité de l'accord de la banque et de la remise des fonds prêtés ne peut plus être retenu pour distinguer le prêt bancaire de l'ouverture de crédit, un certain décalage existant quasiment toujours entre la signature du contrat et la mise à disposition des fonds dans le cadre d'un prêt bancaire (voir en ce sens J. Cattaruzza, « L'indemnité de remploi au coeur des débats », J.T., 2013, p. 721).

Le caractère réel stricto sensu n'est pas davantage pertinent, vu le caractère virtuel, sur un compte bancaire, et non matériel, de la mise à disposition des fonds, dans les deux cas.

La remise différée des fonds par rapport à la signature du contrat ne fait donc pas obstacle à la qualification de prêt, la meilleure doctrine analysant cette opération en une promesse de prêt suivie d'un contrat de prêt au sens du Code civil lors de la remise effective des fonds (voir H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, t. V, p. 122, n° 117; I. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, Bruylant, 2010, p. 130; C. Biquet, « Crédit hypothécaire et crédit d'investissement - Indemnités, frais et pénalités », in Le crédit hypothécaire. Actualités et réponses pour la pratique, Anthemis, 2015, p. 114).

Il est constant que le contrat de crédit d'investissement lequel n'est ni nommé, ni réglementé comme tel, est susceptible de revêtir la forme d'un prêt auquel l'article 1907bis C. civ. est applicable (voir Cass., 24 novembre 2016, précité; C. Biquet-Mathieu, « L'article 1907bis limite l'indemnité de remploi à six mois d'intérêts en cas de remboursement anticipé », R.G.D.C., 2007, p. 633; J. Cattaruzza, « Le crédit bancaire », GU.J.E., suppl. 107, 2015, nos 060 et 150).

En l'espèce, la période de prélèvement du crédit d'investissement, du 7 janvier 2010 au 10 février 2010, était très brève et les conditions de prélèvement (production de factures - constitution de garanties) et de remboursement (300 mensualités fixes) extrêmement strictes.

Ces conditions se conjuguaient avec l'obligation de payer une indemnité de remploi à défaut de prélèvement et d'affecter les fonds au financement de l'achat d'un immeuble prédéfini.

Geobe n'avait d'autre choix que de prélever en une seule fois, dans un délai d'un mois et trois jours, la totalité des fonds et de les utiliser à l'achat de l'immeuble indiqué, affecté en garantie hypothécaire, sous peine d'une sanction financière, outre le paiement d'une commission de réservation.

Partant la liberté de prélèvement qui confère au crédité le droit de recourir au crédit selon ses besoins, c'est-à-dire au moment et à concurrence du montant qui lui conviennent, était, en réalité, inexistante, élément totalement incompatible avec la qualification d'ouverture de crédit.

En effet, la période et les conditions d'utilisation du crédit d'investissement étaient à ce point restreintes que Geobe ne disposait pas d'une réelle liberté de prélèvement et d'utilisation du crédit consenti.

Il s'en déduit que c'est à bon droit que le premier juge a requalifié le contrat en prêt à intérêt et lui a fait application de l'article 1907bis C. civ.

Partant il convient de faire droit à la demande, telle que modifiée, et de condamner Fortis à respecter le prescrit de l'article 1907bis C. civ. en limitant l'indemnité de remploi à payer par Geobe lors du remboursement anticipé du crédit d'investissement n° 245-5626681-95 à 6 mois d'intérêts maximum.

(…)