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Le droit des obligations existe-t-il ? Propos sur les clauses abusives dans les rapports B2B, R.D.C.-T.B.H., 2019/2, p. 155-157

Le droit des obligations existe-t-il?
Propos sur les clauses abusives dans les rapports B2B

Rafaël Jafferali [1]

1.Le 21 mars 2019 au matin, la Cour de cassation rendit hommage au professeur Pierre Van Ommeslaghe, décédé le 10 décembre 2018 à l'âge de 86 ans, qui enseigna le droit des obligations à l'ULB pendant 30 ans. Dans le beau discours qu'il lui a consacré [2], M. le premier président Jean de Codt offrit un panaroma des réalisations professionnelles et scientifiques du grand juriste sans pouvoir épuiser le sujet: une audience entière de la Cour n'y aurait pas suffi. Dans l'impressionnante bibliographie de Pierre Van Ommeslaghe, on trouve notamment une étude intitulée « Le droit public existe-t-il? » [3], question délibérément provocatrice posée par le Centre de droit public de l'ULB, à laquelle l'auteur avait apporté une réponse rigoureuse quoique non dépourvue de facétie.

Et le droit des obligations, existe-t-il vraiment? La question pourrait sembler ridicule, mais elle s'impose curieusement à l'esprit si l'on songe au déroulement de la suite de la journée.

En effet, le 21 mars 2019 en fin d'après-midi, la Chambre des représentants adoptait à l'unanimité, sans discussion et dans une certaine précipitation, une « proposition de loi modifiant le Code de droit économique en ce qui concerne les abus de dépendance économique, les clauses abusives et les pratiques du marché déloyales entre entreprises » [4]. Ce texte, dont une synthèse a déjà été publiée [5], est appelé - à moins qu'une loi de réparation n'en restreigne la portée - à changer profondément la conception que l'on se fait du droit belge des contrats, en transposant dans les rapports entre entreprises (B2B) les principes appliqués jusqu'alors exclusivement dans les rapports de consommation (B2C).

Dans le cadre limité de cet avant-propos, je me bornerai à formuler trois critiques en me concentrant sur le volet « clauses abusives » du texte.

2.Tout d'abord, le texte transpose dans les rapports B2B l'interdiction du recours aux clauses abusives qui valait jusqu'alors uniquement dans les rapports entre entreprises et consommateurs [6]. En soi, le procédé n'est pas surprenant, étant déjà connu en droit comparé [7].

Le champ d'application du texte aurait toutefois mérité une discussion plus approfondie. On sait en effet que la réglementation des clauses abusives à l'égard des consommateurs est justifiée par l'idée que ceux-ci « se trouve[nt] dans une situation d'infériorité à l'égard du professionnel en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d'information, situation qui le conduit à adhérer aux conditions rédigées préalablement par le professionnel, sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci » [8]. De même, le législateur a estimé que « certaines entreprises n'ont souvent pas d'autres choix que d'accepter les conditions contractuelles de leurs cocontractants, sans possibilité réelle de négociation » et que « bon nombre des arguments avancés [pour protéger les consommateurs] s'appliquent également aux autres contrats, particulièrement entre les petits commerçants et leurs fournisseurs » [9]. Toutefois, « [i]l a volontairement été choisi de conserver un champ d'application personnel général et de ne pas le limiter, par exemple, à la seule protection des PME. L'existence d'une position privilégiée n'est pas nécessairement liée à la dimension de l'entreprise, de petits opérateurs de niche pouvant également abuser de leur pouvoir de marché. L'appréciation du caractère déséquilibré du contrat ne dépend pas de la taille de l'entreprise mais de la situation de fait » [10].

Le texte est donc applicable à tout contrat conclu entre entreprises [11], c'est-à-dire « toute[s] personne[s] physique[s] ou personne[s] morale[s] poursuivant de manière durable un but économique, y compris [leurs] associations » [12], et ce indépendamment de leur taille, de leur position sur le marché ou de leurs connaissances juridiques. Il est permis de se demander si le dispositif adopté est bien proportionné au but annoncé [13].

3.Ensuite, le texte comporte deux listes de clauses, les unes toujours réputées abusives (liste noire), les autres simplement présumées abusives sous réserve de la preuve contraire (liste grise) [14].

Contrairement à ce qui est affirmé dans les travaux préparatoires [15], le recours à de telles listes n'est guère systématique en droit comparé dans les rapports B2B, en raison sans doute de leur excessive rigidité [16]. Mais le problème provient surtout en l'espèce de la rédaction de ces listes dont l'imprécision fait frémir. Sont ainsi présumées abusives les clauses ayant pour objet de « placer, sans contrepartie, le risque économique sur une partie alors que celui-ci incombe normalement à l'autre entreprise ou à une autre partie au contrat » ou d'« exclure ou limiter de façon inappropriée les droits légaux d'une partie, en cas de non-exécution totale ou partielle ou d'exécution défectueuse par l'autre entreprise d'une de ses obligations contractuelles » [17]. Chacun des termes en italiques donnera lieu, à n'en pas douter, à de longues batailles doctrinales et jurisprudentielles qui ne contribueront certes pas à résorber l'arriéré judiciaire.

4.Mais ces deux listes sont surtout problématiques en raison des bouleversements qu'elles risquent d'apporter. Elles remettent en effet en cause le recours à des mécanismes aussi usuels que la promesse unilatérale de contrat [18], la clause d'arbitrage [19], la partijbeslissing [20], la reconduction tacite [21], les clauses d'exonération de responsabilité [22], le contrat à durée indéterminée [23], la clause imposant le recours à certaines formalités probatoires telles que l'envoi d'un recommandé [24] ou encore la clause pénale [25]. D'autres parties du texte voté élargissent considérablement les obligations d'informations entre entreprises et, ainsi, le domaine du dol par réticence [26].

Certes, le juriste astucieux parviendra sans doute à désamorcer les conséquences les plus extrêmes de ce texte par une interprétation raisonnable. On peut cependant déplorer qu'une réflexion plus approfondie n'ait pas été menée avant d'adopter un texte aux conséquences aussi fondamentales [27]. Alors, le droit des obligations existe-t-il? Le 21 mars 2019 du moins, le législateur ne semble guère s'en être préoccupé.

[1] Chargé de cours titulaire de la chaire de Droit des obligations à l'Université libre de Bruxelles (ULB), avocat au barreau de Bruxelles (Simont Braun).
[2] Accessible sur www.bit.ly/HommageCassPVO.
[3] P. Van Ommeslaghe, « Le droit public existe-t-il? », Rev. dr. ULB, 2006/33, pp. 15 et s.
[4] C.R.I.V, Chambre, 2018-2019, n° 54 PLEN 276 du 21 mars 2019, p. 48. Voy. égal. le rapport du 7 mars 2019 de la Commission de l'Economie, de la Politique scientifique, de l'Education, des Institutions scientifiques et culturelles nationales, des Classes moyennes et de l'Agriculture, Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 1451/005, pp. 19 et s. Le texte voté est entièrement issu d'amendements introduits le 12 février 2019 (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 1451/003).
[5] O. Vanden Berghe, « Relations B2B - L'abus de dépendance économique et les clauses abusives entre entreprises, nouveautés insérées dans le Code de droit économique par la loi du 21 mars 2019 », R.D.C. Actualités, 21 mars 2019, accessible sur www.bit.ly/VandenBergheB2B.
[6] Nouveaux art. VI.91/3 et VI.91/6 du Code de droit économique; comp. art. I.8, 22°, VI.82 et VI.84.
[7] Voy. ainsi, en France, l'art. 1171 du Code civil; aux Pays-Bas, l'art. 6:233, a, NBW; en Allemagne, le § 307 BGB; adde la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un droit commun de la vente (COM(2011) 635 final), art. 86. Voy. à ce propos S. De Pourcq, Oneerlijke handelspraktijken en bedingen in contracten tussen ondernemingen, Antwerpen, Intersentia, 2019; S. Van Loock, « Unfair Terms in Contracts Between Businesses. A Comparative Overview in Light of the Common European Sales Law », The Position of Small and Medium-Sized Enterprises in European Contract Law, Cambridge, Intersentia, 2014, pp. 83 et s.
[8] C.J.U.E. (gr. ch.), 26 mars 2019, C-70/17, Abanca Corporación Bancaria, ECLI:EU:C:2019:250, pt. 49.
[9] Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/003, p. 24. Voy. égal. la discussion générale en commission, Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/005, p. 20, où le texte est présenté comme ayant pour objectif d'« apporter une protection accrue en faveur des petits acteurs économiques face aux acteurs puissants, notamment en apportant des solutions aux PME, par exemple dans le secteur agricole, face à la force de négociation des grands groupes de distribution » et d'« offrir aux PME des droits comparables à ceux des consommateurs pour mieux se défendre contre les pratiques déloyales, agressives ou trompeuses des grandes entreprises ».
[10] Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/003, p. 32.
[11] Nouvel art. VI.91/3, § 1er, du Code de droit économique. Sont exclus les services financiers (tels que définis à l'art. I.8, 18°) ainsi que les marchés publics et « les contrats qui en découlent », sous réserve d'un arrêté royal contraire (nouvel art. VI.91/1).
[12] Art. I.8, 3°, du Code de droit économique.
[13] Comp. l'approche graduée retenue dans l'accord politique trouvé le 19 décembre 2018 entre le Parlement européen, le Conseil et la Commission pour interdire une liste de pratiques commerciales déloyales dans le secteur de l'agroalimentaire qui « s'appliquera à toute personne intervenant dans la chaîne de l'approvisionnement alimentaire dont le chiffre d'affaires maximal est de 350 millions d'euros, avec des niveaux différenciés de protection en-dessous de ce seuil » (communiqué de presse IP/18/6790). Comp. égal. l'art. 6:235 NBW, qui prive en substance de la protection contre les clauses abusives les grandes entreprises (al. 1er) ainsi que celles qui utilisent dans leurs conditions générales des clauses identiques ou similaires (al. 3).
[14] Nouveaux art. VI.91/4 et VI.91/5 du Code de droit économique.
[15] Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/003, p. 40.
[16] Voy. ainsi en droit français l'art. 1171 du Code civil (mais comp. l'art. L-442-6 du Code de commerce); en droit néerlandais, l'art. 6:233, a, NBW (les listes figurant aux art. 6:236 et 6:237 n'étant applicables que dans les rapports avec les consommateurs); en droit allemand, les § 307 et 310 BGB (ce dernier excluant l'application envers une entreprise des listes figurant aux § 308 et 309); adde la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à un droit commun de la vente (COM(2011) 635 final), art. 86. Comp. cependant l'accord politique précité visant à interdire au plan européen une liste de pratiques commerciales déloyales dans le secteur de l'agroalimentaire (communiqué de presse IP/18/6790).
[17] Nouvel art. VI.91/5, 3° et 4°, du Code de droit économique.
[18] Voy. le nouvel art. VI.91/4, 1°, du Code de droit économique.
[19] Voy. le nouvel art. VI.91/4, 3°, lu à la lumière de Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/003, p. 37.
[20] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 1°, du Code de droit économique.
[21] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 2°, du Code de droit économique.
[22] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 4° et 6°, du Code de droit économique.
[23] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 5°, du Code de droit économique. Les travaux préparatoires semblent certes considérer que l'absence de stipulation d'un délai raisonnable de résiliation doit être sanctionné par l'octroi du droit de donner un tel préavis (Doc. parl., Chambre, 2018-2019, n° 54-1451/003, p. 43), mais le texte ne déroge pas formellement au principe selon lequel la clause abusive est frappée de nullité (nouvel art. VI.91/6).
[24] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 7°, du Code de droit économique.
[25] Voy. le nouvel art. VI.91/5, 8°, du Code de droit économique qui frappe la clause pénale excessive de nullité (comp. le mécanisme de la réduction prévu à l'art. 1231 C. civ.).
[26] Voy. les nouveaux art. VI.105 et VI.105/1 du Code de droit économique.
[27] Comp. la proposition de loi portant insertion du livre 5 « Les obligations » dans le nouveau Code civil (Doc. parl., Chambre, s.o., 2018-2019, n° 54-3709/001), préparée par la Commission de réforme du droit des obligations, dont le travail s'est étendu sur plus de 3 ans. Ce texte ne sera pas adopté sous cette législature en raison de la chute du Gouvernement.