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Les mesures provisoires et conservatoires après l'adoption du Règlement Bruxelles Ibis : l'exemple de l'arrêt de la cour d'appel d'Anvers du 26 octobre 2017, R.D.C.-T.B.H., 2019/1, p. 122-131

EUROPEES EN INTERNATIONAAL GERECHTELIJK RECHT
Executie en bevoegdheid - Verordening 1215/2012/EU van 12 december 2012 - Rechterlijke bevoegdheid, erkenning en tenuitvoerlegging van beslissing in burgerlijke en handelszaken - Bevoegdheid
De Europese wetgever heeft een duaal systeem opgezet om de bevoegdheid van een nationale rechter vast te leggen om voorlopige of bewarende maatregelen te nemen. Enerzijds kan de rechter die ten gronde bevoegd is, overeenkomstig artikelen 2 tot en met 24 van de Brussel Ibis-Verordening, voorlopige en bewarende maatregelen nemen die in de nationale wetgeving zijn toegestaan. Het Europees Unierecht legt geen voorwaarden op voor dergelijke maatregelen, die bijvoorbeeld een extraterritoriale werking kunnen hebben. Anderzijds verwijst artikel 35 van de Brussel Ibis-Verordening naar het nationaal recht als basis voor de bevoegdheid van de nationale rechter die niet ten gronde bevoegd is om voorlopige of bewarende maatregelen te nemen. Het Europees Unierecht conditioneert deze verwijzing, hoofdzakelijk door een autonome definitie van het begrip “voorlopige en bewarende maatregelen”, de omkeerbaarheid van de maatregel en het bestaan van een reële band tussen het voorwerp van de gevraagde maatregel en de op territoriale criteria gebaseerde bevoegdheid van de staat van de aangezochte rechter. Op grond van deze beginselen moet een nationale rechter die een verzoek om een voorlopige of bewarende maatregel wilt indienen, eerst beslissen of hij ten gronde bevoegd is en, indien dit niet het geval is, analyseren of zijn nationaal recht voorlopige bevoegdheid vastlegt, alvorens te analyseren of deze laatste bevoegdheid voldoet aan de voorwaarden van het Europese Unierecht.
DROIT JUDICIAIRE EUROPÉEN ET INTERNATIONAL
Exécution et compétence - Règlement 1215/2012/UE du 12 décembre 2012 - Compétence judiciaire, reconnaissance et exécution des décisions en matières civile et commerciale - Compétence
Le législateur européen a mis en place un double système pour fonder la compétence d'un juge national pour prendre des mesures provisoires ou conservatoires. D'une part, le juge compétent au fond, conformément aux articles 2 à 24 du Règlement Bruxelles Ibis, peut prendre les mesures provisoires et conservatoires que son droit national autorise. Le droit de l'Union européenne ne fixe pas de conditions à ces mesures, lesquelles peuvent par exemple avoir un effet extraterritorial. D'autre part, l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis renvoie au droit national pour fonder la compétence au provisoire ou conservatoire du juge national, non compétent au fond. Le droit de l'Union européenne conditionne ce renvoi, principalement via une définition autonome de la notion de « mesures provisoires et conservatoires », le caractère réversible de la mesure et l'existence d'un lien de rattachement réel entre la compétence territoriale de l'Etat du juge saisi et la mesure demandée. En application de ces principes, un juge national saisi d'une demande de mesure provisoire et conservatoire doit tout d'abord décider s'il est compétent au fond, et s'il ne l'est pas, analyser si son droit national fonde sa compétence au provisoire, avant d'analyser si cette dernière compétence respecte les conditions du droit de l'Union européenne.
Les mesures provisoires et conservatoires après l'adoption du Règlement Bruxelles Ibis: l'exemple de l'arrêt de la cour d'appel d'Anvers du 26 octobre 2017
Alexandre Hublet  [1]

Les mesures provisoires et conservatoires sont souvent considérées comme l'enfant pauvre du droit international privé européen. En effet, le législateur européen n'a pas opéré une harmonisation de la compétence internationale, mais a préféré mettre en place un double système de compétence: soit dérivée de la compétence du juge à connaître du fond du litige, en vertu des articles 2 à 24 du Règlement Bruxelles Ibis [2], soit un renvoi, via l'article 35 de ce même règlement, aux règles de droit national du juge saisi pour décider au provisoire, avec des garde-fous fixés par le droit de l'Union européenne [3].

L'arrêt commenté de la cour d'appel d'Anvers est une illustration de la complexité de cette matière, et de la faiblesse du système mis en place par le législateur européen, malgré l'importance que peuvent représenter ces mesures pour la partie requérante.

Dans le cadre du présent commentaire, nous allons tout d'abord rappeler le principe de la compétence dérivée du juge saisi au fond du litige pour prendre des mesures provisoires et conservatoires (1.), en la distinguant de la possibilité, instituée par l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, pour le juge non compétent au fond de se référer à son droit national pour décider de mesures provisoires ou conservatoires (2.), détaillant les conditions d'exercice de cette dernière compétence (3.). Sur cette base, nous commenterons la décision de la cour d'appel d'Anvers (4.).

1. De la possibilité pour le juge compétent sur le fond du litige de décider de mesures provisoires ou conservatoires sans autre condition

Historiquement, ni la Convention de Bruxelles [4] ni le Règlement Bruxelles I [5] ne réglaient la question de la compétence du juge saisi au fond pour prendre des mesures provisoires et conservatoires.

Dans son arrêt Van Uden, la Cour de justice de l'Union européenne a décidé que « la juridiction compétente pour connaître du fond d'une affaire en vertu d'un des chefs de compétence prévu à la convention [devenue depuis le Règlement Bruxelles Ibis] reste également compétente pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, sans que cette dernière compétence soit subordonnée à d'autres conditions » [6].

Cet arrêt consacre la compétence provisoire du juge comme une compétence dérivée de sa compétence internationale à connaître du fond de l'affaire. C'est le droit national qui détermine la nature et la portée de la mesure qui peut être adoptée.

Cette compétence n'est pas fondée sur l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, et ne doit donc pas respecter les conditions qui encadrent l'application de cette disposition (voy. infra). La mesure sollicitée peut donc, si le droit national le permet, avoir des effets extraterritoriaux ou autoriser le paiement, par anticipation, de tout ou partie de la demande principale [7].

En droit judiciaire belge, la possibilité de décider de mesures provisoires ou conservatoires pour le juge saisi du fond du litige découle, notamment, de l'article 19, § 3, du Code judiciaire. La compétence dérivée n'est toutefois pas limitée au juge saisi du fond du litige, mais s'applique à tout juge de l'Etat dont les juridictions sont internationalement compétentes. En conséquence, le juge des référés pourrait se prévaloir de la compétence internationale des juridictions belges pour ordonner une mesure provisoire ou conservatoire [8].

Le Règlement Bruxelles Ibis a renforcé l'importance, pour le juge saisi d'une demande de mesure provisoire ou conservatoire, d'être également compétent pour connaître du fond de l'affaire, puisque seules les décisions rendues par le juge compétent au fond peuvent circuler au sein de l'Union européenne sans exequatur, conformément au Chapitre III du Règlement Bruxelles Ibis.

Cette innovation fondamentale par rapport au Règlement Bruxelles I est subtilement glissée à l'article 2, a), du Règlement Bruxelles Ibis, lequel dispose que « le terme 'décision' englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond » [9].

L'on peut regretter qu'un changement aussi majeur au régime de la libre circulation des décisions rendues au provisoire soit apporté par le truchement d'une définition, ce qui ne facilite pas la compréhension du texte pour le lecteur non averti [10].

En tout état de cause, cette disposition consacre le principe de la compétence dérivée du juge compétent pour connaître du fond du litige [11], et limite la circulation des décisions au provisoire à celles rendues par le juge compétent au fond [12].

2. Le renvoi au droit national pour qu'un juge non compétent sur le fond de l'affaire puisse décider de mesures provisoires ou conservatoires

Le Règlement Bruxelles Ibis n'a pas exclu la possibilité, pour un juge non compétent au fond, de décider de mesures provisoires ou conservatoires. L'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, reprenant les termes des articles 24 de la Convention de Bruxelles de 1968 et 31 du Règlement Bruxelles I, dispose que:

« [l]es mesures provisoires ou conservatoires prévues par la loi d'un Etat membre peuvent être demandées aux juridictions de cet Etat, même si les juridictions d'un autre Etat membre sont compétentes pour connaître du fond ».

Le législateur européen a fait le choix de ne pas créer un chef de compétence autonome pour l'action, au provisoire, devant un juge non compétent au fond. Le Règlement Bruxelles Ibis renvoie en effet au droit national afin de déterminer si une mesure provisoire ou conservatoire peut être demandée. En synthèse, l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis n'est pas un fondement autonome de compétence internationale, mais un renvoi au droit national [13].

Ce système ouvre la porte à certaines compétences extraordinaires reconnues dans certains Etats membres. Ainsi, le droit français permet une action basée sur la nationalité française du demandeur, l'Allemagne sur la présence de biens du défendeur sur le territoire national ou l'Angleterre lorsque le défendeur est physiquement présent sur le territoire national lorsqu'il est cité [14].

En droit belge, la compétence au provisoire peut être fondée sur l'article 584 du Code judiciaire, lequel organise la compétence du juge des référés.

3. Des conditions entourant l'octroi de mesures provisoires ou conservatoires sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis

Si le texte de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis renvoie au droit national pour autoriser le juge internationalement incompétent à prendre des mesures provisoires ou conservatoires, ce renvoi n'est que conditionnel, « les conditions de mise en oeuvre de la loi nationale devant s'adapter à ce qu'exige la fonction qui se dégage de la définition communautaire » [15]. Le droit de l'Union européenne, et plus particulièrement la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne, a mis en place des limites et conditions aux mesures qui peuvent être prises en vertu de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis. Celles-ci peuvent être résumées à trois grands principes: une définition autonome de la notion de « mesures provisoires et conservatoires », le caractère réversible de la mesure et l'existence d'un lien de rattachement réel entre la juridiction saisie et la mesure demandée [16].

Vu l'existence de certains chefs de compétence extraordinaire dans le droit de certains Etats membres, ces conditions sont indispensables pour éviter un contournement des règles de compétence du Règlement Bruxelles Ibis, au profit d'une compétence provisoire jugée plus favorable par le demandeur [17].

La Cour de justice a consacré l'importance de ces garde-fous dans son arrêt Miets:

« [i]l importe toutefois de veiller à ce que l'exécution, dans l'Etat requis, des mesures provisoires ou conservatoires prétendument fondées sur la compétence prévue à l'article 24 de la convention [devenu l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis], mais qui vont au-delà de cette compétence, n'aboutisse pas à contourner les règles de compétence du fond, énoncées aux articles 2 et 5 à 18 de la convention [devenus les articles 4 et 7 à 26 du Règlement Bruxelles Ibis] » [18].

Elle invite d'ailleurs le juge incompétent au fond à la plus grande prudence:

« l'octroi de ce genre de mesures demande de la part du juge saisi une circonspection particulière et une connaissance approfondie des circonstances concrètes dans lesquelles les mesures sollicitées sont appelées à produire leurs effets » [19].

3.1. La définition des mesures provisoires et conservatoires au sens de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis

Dans son arrêt Reichert II, la Cour de justice de l'Union européenne a défini la notion de « mesures provisoires et conservatoires » comme:

« les mesures qui, dans les matières relevant du champ d'application de la convention, sont destinées à maintenir une situation de fait ou de droit afin de sauvegarder des droits dont la reconnaissance est par ailleurs demandée au juge du fond » [20].

Cette définition consacre la fonction conservatoire de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis. Dans l'affaire Reichert II, la Cour de justice de l'Union européenne a décidé que l'action paulienne, par laquelle un créancier cherchait à annuler une opération (en l'espèce la donation par des époux résidant en Allemagne à leur fils de la nue-propriété de biens immobiliers situés en France) qui avait été effectuée en fraude de ses droits, n'était pas une mesure provisoire car elle ne cherchait pas à préserver une situation.

La mesure provisoire ou conservatoire est donc une « mesure d'attente, en ce sens qu'elle intervient dans l'attente de la décision au fond, dont elle prépare, facilite, permet l'avènement et garantit l'efficacité » [21].

Une mesure provisoire, au sens de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, peut-elle anticiper la décision à intervenir au fond? Dans son arrêt susmentionné Van Uden, la Cour de justice de l'Union européenne a accepté le principe du référé provision, à savoir « le paiement, à titre de provision, d'une contre-prestation contractuelle ou de toute autre dette, lorsque l'existence de l'obligation sur laquelle se fonde la demande n'est pas sérieusement contestable » [22]. Il s'agit d'un concept juridique partagé par de nombreux Etats membres, notamment la France, l'Italie, les Pays-Bas, l'Allemagne ou la Belgique [23].

En termes prudents, la Cour de justice a décidé

« qu'il ne peut être exclu à l'avance, de façon générale et abstraite, qu'un paiement à titre de provision d'une contre-prestation contractuelle, même pour un montant correspondant à celui demandé au principal, soit nécessaire pour garantir l'efficacité de l'arrêt au fond et, le cas échéant, apparaisse justifié, au regard des intérêts en présence » [24].

La Cour de justice de l'Union européenne n'a pas donné une autorisation de principe au référé provision, mais a assorti toute application provisoire de cette faculté du droit national de certains Etats membres à deux conditions, à savoir garantir le remboursement au défendeur de la somme allouée au cas où le demandeur devait ne pas obtenir gain de cause au fond et le fait que la mesure sollicitée ne peut porter que « sur des avoirs déterminés du défendeur se situant, ou devant se situer, dans la sphère de la compétence territoriale du juge saisi » [25].

Il n'est pas possible de dresser une liste exhaustive des mesures qui peuvent être ordonnées sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, vu la grande diversité des situations qui peuvent se présenter au juge [26]. Le juge saisi d'une telle demande, sans être compétent au fond, devra procéder à un « test d'utilité », afin de déterminer si, après sa décision, une décision sur le fond conservera encore son utilité [27].

3.2. Le caractère réversible de la mesure

Dans son arrêt Denilauler [28], la Cour de justice de l'Union européenne a précisé que les mesures prises au titre du provisoire ou conservatoire doivent être réversibles [29]: le juge national doit « subordonner son autorisation d'octroi de mesures provisoires au respect de toutes les conditions garantissant le caractère provisoire ou protecteur de la mesure ordonnée » [30].

Pour que la mesure soit qualifiée de provisoire ou conservatoire, la Cour de justice de l'Union européenne a précisé que:

« [s]uivant le cas, et notamment suivant les usages commerciaux, [le tribunal] doit pouvoir limiter son autorisation dans le temps ou, en ce qui concerne la nature des avoirs ou marchandises qui font l'objet des mesures envisagées, exiger des garanties bancaires ou désigner un séquestre, et de façon générale subordonner son autorisation à toutes les conditions qui garantissent le caractère provisoire ou conservatoire de la mesure qu'il ordonne » [31].

Nous avons vu que, dans son arrêt Van Uden, la Cour de justice de l'Union européenne a insisté sur le caractère réversible d'un référé provision, en précisant que « le remboursement au défendeur de la somme allouée soit garanti dans l'hypothèse où le demandeur n'obtiendrait pas gain de cause au fond de l'affaire » [32].

L'on peut ainsi regretter que la Cour d'appel de Bruxelles, sur la base du Règlement Rome I, ait refusé que soit ordonné à titre provisoire le paiement d'une garantie bancaire à première demande. A notre estime, la cour aurait pu assortir la libération du montant d'une garantie, et accéder à la demande [33].

Le juge doit en conséquence s'assurer du caractère réversible de la mesure qu'il envisage de prendre. Ce caractère réversible peut être simple à mettre en place, notamment lorsque la mesure porte sur la saisie de biens situés sur le territoire du juge saisi. Lorsqu'il est demandé d'anticiper un paiement, le juge national devra accompagner sa décision de mesures de réversibilité, comme une garantie bancaire ou le paiement de l'argent sur un compte bloqué ou auprès d'un séquestre [34].

3.3. L'exigence d'un lien réel entre l'objet de la mesure sollicitée et la compétence territoriale de la juridiction requise

La condition d'un « rattachement réel » entre le juge saisi au provisoire et la mesure demandée a été initiée dans l'arrêt Denilauler de la Cour de justice de l'Union européenne [35]. Elle a finalement été consacrée par l'arrêt Van Uden:

« l'octroi de mesures provisoires ou conservatoires en vertu de l'article 24 [de la Convention de Bruxelles, devenu l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis] est subordonné, notamment, à la condition de l'existence d'un lien de rattachement réel entre l'objet des mesures sollicitées et la compétence territoriale de l'Etat contractant du juge saisi » [36].

La Cour de justice de l'Union européenne n'a cependant pas défini les critères du lien de rattachement réel qu'elle exige, laissant aux juridictions nationales une marge d'appréciation qui peut se révéler délicate, notamment lorsque les mesures concernent un paiement ou des biens incorporels dont la localisation peut s'avérer complexe [37].

En substance, deux interprétations sont possibles de ce critère: il s'agit soit du lieu où la mesure doit être exécutée, comme le lieu où se trouve le bien à saisir, soit d'un simple rattachement « effectif et non artificiel de sorte que l'existence d'un lien véritable entre le destinataire de l'injonction et le for saisi suffirait à fonder la compétence du juge provisoire » [38]. En d'autres termes, la première interprétation requiert un lien entre l'objet de la mesure et le forum, comme une saisie conservatoire à effectuer sur le territoire du juge saisi, alors que la deuxième, plus souple, requiert une connexion « effective » entre la mesure et le forum.

La Cour de cassation française applique une interprétation stricte de ce critère, requérant un lien entre l'objet de la mesure et le forum. Ainsi, à l'occasion d'une affaire relative à la rupture brutale d'une relation commerciale entre une entreprise exportatrice allemande et une entreprise importatrice française, celle-ci a confirmé la décision du premier juge quant à l'absence d'un « lien de rattachement réel », dès lors que « les mesures sollicitées visent essentiellement à imposer sous astreinte à la société […] de respecter les conditions de fourniture de ses produits, il apparaît que, même dans ses relations avec un client français, cette obligation devrait être essentiellement exécutée dans les locaux de la société […] en Allemagne, peu important à cet égard que le dommage éventuel puisse se réaliser en France » [39]. De même, elle a décidé que les juridictions françaises n'étaient pas compétentes sur la base de l'article 24 de la Convention de Bruxelles (aujourd'hui art. 35 du Règlement Bruxelles Ibis) pour ordonner des mesures d'investigation qui devaient être exécutées en Angleterre [40].

Les doctrines française [41] et belge [42] semblent avoir suivi cette thèse. Ainsi, pour les mesures qui visent « à obtenir le paiement provisoire d'une somme d'argent, il faut qu'elles soient susceptibles d'exécution dans ce même lieu » [43].

L'interprétation, en droit anglais, de cette notion a été initialement plus libérale, ce critère se limitant à une « exigence modératrice de proximité » [44], qui n'empêcherait pas le juge saisi de prendre des mesures d'effet extraterritorial, dès lors que sa compétence est fondée in personam. Ainsi, selon cette interprétation, un juge anglais pouvait ordonner une mesure de blocage (« freezing order ») à effet mondial, le critère de rattachement étant rempli dès lors que le juge anglais est le seul à pouvoir prendre une mesure efficace [45].

Les juridictions anglaises ont toutefois réduit cette interprétation extensive. Dans son arrêt Banco National, la Court of Appeal a refusé un freezing order mondial, dès lors qu'il n'y avait pas de lien entre la mesure, sollicitée par un non-résident alors que les biens localisés en Angleterre font déjà l'objet d'une décision, et le territoire anglais [46]. Dans une autre affaire, la Court of Appeal a accepté d'accorder un freezing order mondial en soutien à une procédure de fraude civile pendante en Suisse, fondant sa compétence sur le domicile du défendeur en Angleterre [47]. La doctrine anglaise enseigne en conséquence que le critère du « lien de rattachement réel » est rencontré lorsque les biens faisant l'objet de la mesure sont situés en Angleterre ou lorsque le défendeur se trouve en Angleterre, précisant que le lien de rattachement réel est toutefois interprété de manière plus souple dans les cas de fraudes [48].

En pratique, une mesure qui concerne une personne ou un bien qui se situe sur le territoire de l'état du juge qui rend la décision remplit indéniablement le critère du « lien de rattachement réel » [49]. C'est notamment ce qu'a décidé à bon droit le président du tribunal de commerce de Courtrai [50].

La doctrine admet que la mesure sollicitée puisse également produire des effets dans un autre état contractant dès lors qu'elle est exécutable au moins partiellement, dans l'état du for saisi [51]. Ceci serait le cas, notamment, si l'objet de la mesure était déplacé en cours de procédure ou si la mesure tend au transfert du bien vers un autre Etat membre [52]. Dans ce cas, c'est au juge national qu'il appartient de déterminer s'il existe un lien de rattachement suffisant, ou au contraire que pareil lien serait insuffisant ou artificiel [53].

Toutefois, le considérant 33 du Règlement Bruxelles Ibis jette des doutes quant à la possibilité d'une exécution (partielle) à l'étranger. Ce considérant énonce, in fine, que

« [l]orsque des mesures provisoires ou conservatoires sont ordonnées par une juridiction d'un Etat membre non compétente au fond, leur effet devrait être limité, au titre du présent règlement, au territoire de cet Etat membre ».

La restriction territoriale est formulée en termes de limitation de l'effet des mesures. Si cette restriction devait être considérée comme s'adressant également au tribunal qui l'applique, elle empêcherait ce tribunal de prendre des mesures provisoires produisant des effets transfrontaliers. La restriction serait beaucoup plus importante que l'exigence posée par la Cour de justice de l'Union européenne d'un lien de rattachement réel, qui n'interdit pas un certain effet extraterritorial des mesures provisoires lorsqu'il existe un lien significatif avec l'état saisi au provisoire [54]. Pareille restriction pourrait avoir pour effet pervers d'encourager les transferts d'avoirs en dehors de l'Etat ayant compétence pour ordonner des mesures provisoires sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, dès lors que la mesure qui serait ordonnée ne pourrait plus se transporter au-delà des frontières de cet état [55].

Il ne nous semble pas qu'il faille lire ce considérant 33 comme instituant une condition de compétence pour le juge saisi. Nous rejoignons le professeur Nuyts selon lequel, lorsqu'il est fait référence à l'effet de la mesure provisoire au-delà du territoire de l'état du for, le considérant ne mentionne que la question de la reconnaissance et de l'exécution de ces mesures [56]. Une mesure provisoire transfrontalière peut présenter un intérêt pour le demandeur sans qu'il soit nécessaire de passer par la procédure de reconnaissance et d'exécution de la mesure dans d'autres Etats membres. Le respect de la mesure provisoire peut être volontaire, ou peut être obtenu par des moyens indirects de persuasion ou même de coercition, tels que l'application de sanctions, qui peuvent être exécutées dans l'état du for, comme l'astreinte [57]. Cette interprétation est d'ailleurs cohérente avec l'approche adoptée par le législateur européen, qui a choisi de ne pas fixer de critère uniforme pour déterminer les mesures qui pouvaient être prises sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, mais n'a pas permis la circulation de ces décisions.

En conséquence, le critère du « lien de rattachement réel » n'empêche pas que la mesure produise des effets dans d'autres Etats membres, si au moins une partie de la mesure doit être exécutée dans l'état du juge qui prend la mesure.

De longue date, le projet a existé d'intégrer l'obligation d'un lien de rattachement dans le texte légal organisant la compétence au provisoire du juge non compétent au fond, aujourd'hui l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis. Ainsi, en 1997, la Commission européenne a reçu une proposition d'ajouter comme condition explicite le fait que les mesures doivent être exécutées sur le territoire de l'Etat sollicité, « quel que soit le lieu où doivent se produire leurs effets » [58]. Ce projet n'a pas abouti.

Lors de l'adoption du Règlement Bruxelles Ibis, le rapport Heildeberg [59] a suggéré de supprimer le critère du « lien de rattachement réel », laissant au juge du fond la possibilité de modifier ou d'adapter la mesure décidée par un autre juge. Alternativement, l'idée a émergé d'intégrer ce concept dans un considérant, invitant le juge à prendre en considération tant l'existence d'un lien de rattachement réel entre la mesure et l'état saisi au provisoire, ainsi que l'impact de la mesure sur la procédure du fond [60].

Le législateur européen a finalement décidé de ne pas suivre la voie d'une limitation de compétence en amont, mais a décidé, comme nous l'avons vu ci-avant, de réduire la capacité de circulation des décisions rendues par un juge non compétent au fond [61]. Ce choix, plutôt qu'une harmonisation des règles de compétence, a été critiqué [62].

Il a en tout cas ouvert la question de savoir si le Règlement Bruxelles Ibis avait maintenu le critère du « lien de rattachement réel » comme condition de compétence. Certains ont vu dans le choix du législateur européen de se concentrer sur l'exécution le passage d'une condition de la compétence du juge saisi à un problème pour l'état d'exécution [63]. A l'inverse, le professeur Nuyts est d'avis que, vu l'absence de changement de texte par rapport à l'article 31 du Règlement Bruxelles I, le Règlement Bruxelles Ibis a maintenu ce critère [64]. La jurisprudence viendra clarifier cette question.

Toutefois, vu la limitation de la circulation des décisions au stade de l'exécution, il nous apparaît que, si le critère du « lien de rattachement réel » devait ne pas avoir été supprimé, son interprétation devrait être large, ne limitant pas la compétence aux mesures purement territoriales [65]. En effet, cette interprétation ne nous paraît pas conforme à l'intention du législateur européen, qui n'a pas interdit un certain effet extraterritorial à une décision rendue sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, mais en a limité la circulation.

Il est regrettable que, sur un point aussi fondamental, le législateur européen ait laissé se développer un tel flou.

Notons que le critère du lien de rattachement réel doit être distingué de la condition, énoncée dans l'arrêt Van Uden, d'une exécution sur le territoire de l'Etat du juge saisi. En effet, cette dernière condition concerne la définition des mesures provisoires et conservatoires qui peuvent être ordonnées dans le cadre d'un référé provision, et impose un lien territorial plus strict que le critère du lien de rattachement réel [66].

4. Mise en perspective de l'arrêt de la cour d'appel d'Anvers
4.1. Les circonstances entourant l'arrêt commenté

Les faits sous-jacents à l'arrêt commenté concernaient un litige entre un distributeur belge de médicaments et une entreprise espagnole spécialisée dans le développement, la production et la vente de médicaments pour le traitement de traumas cardiovasculaires. Suite à la rupture du contrat par l'entreprise espagnole, le distributeur belge a saisi les juridictions belges demandant la condamnation de l'entreprise espagnole à lui payer une indemnité pour la rupture du contrat (que le distributeur qualifie de contrat de distribution exclusive à durée indéterminée). Avant dire droit, le distributeur demande que la société espagnole soit condamnée à reprendre le stock de médicaments et à en payer la valeur.

Devant le premier juge, la société espagnole a contesté, notamment, la compétence internationale des juridictions belges. Le premier juge a suivi cette thèse et s'est déclaré incompétent.

Le distributeur belge a interjeté appel et a demandé, sur la base des débats succincts prévus à l'article 1066 du Code judiciaire et de la possibilité pour le juge de prendre, à tout stade de la procédure, un jugement ou arrêt avant dire droit [67], que la cour d'appel tranche le débat de sa compétence et lui accorde les mesures provisoires demandées.

Après avoir entendu les parties, la cour a décidé que la décision sur sa compétence internationale était une décision sur le fond, et qu'elle ne pouvait pas être adoptée sur la base de l'article 19, § 3, du Code judiciaire.

Ensuite, la cour a décidé, sur la base de l'article 1066 du Code judiciaire, que la question de sa compétence internationale ne pouvait être tranchée dans le cadre des débats succincts.

A titre subsidiaire, le distributeur fondait la compétence de la cour d'appel d'Anvers sur l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis susmentionné, afin d'ordonner la mesure provisoire demandée. La cour d'appel d'Anvers a déclaré la demande recevable, mais non fondée, décidant que la restitution des produits n'était pas une mesure provisoire, dès lors que, vu leur date d'expiration, en cas de décision sur le fond ordonnant l'inverse, les médicaments n'auraient plus de valeur. Concernant le remboursement de la contre-valeur, la cour a décidé que la mesure demandée ne serait provisoire qu'avec certaines modalités et que, de toute façon, vu le caractère inséparable de cette mesure de la restitution des stocks, elle ne peut être qualifiée de provisoire non plus.

En synthèse, la cour d'appel d'Anvers décide, en invoquant le droit judiciaire belge, de ne pas se prononcer sur sa compétence au fond du litige, mais d'analyser si les mesures demandées entrent dans le champ d'application de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis. Le raisonnement adopté par la cour d'appel d'Anvers nous semble malheureux à deux égards. A notre estime, la cour d'appel d'Anvers aurait dû se prononcer sur sa compétence au fond, et l'article 19, § 3 du code judiciaire ne pouvait pas fonder la compétence d'une juridiction belge saisie sur la base de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis.

4.2. De la nécessité pour le juge saisi d'une mesure provisoire ou conservatoire de trancher la question de la compétence internationale

Sur la base des développements théoriques qui précèdent, il nous semble que, si sa compétence est contestée, ou en cas de défaut du défendeur, le juge saisi du fond de l'affaire doit au préalable se prononcer sur sa compétence au fond. Le professeur Nuyts voit dans cette décision préalable sur la compétence le prérequis pour que ladite décision puisse circuler au sein de l'Union européenne, et donc être exécutée dans un autre Etat membre, dès lors que la décision du juge sur sa compétence au fond est indispensable pour que la décision soit une décision au sens de l'article 2, a), du Règlement Bruxelles Ibis susmentionné, et qu'elle puisse donc être exécutée dans un autre Etat membre que celui de la juridiction qui a rendu la décision [68].

Si cette compétence est en effet indispensable à la circulation de la décision, conformément au nouveau système mis en place par le Règlement Bruxelles Ibis, la question de la compétence au fond du juge est, avant tout, indispensable pour déterminer sa compétence au provisoire. En effet, le juge compétent au fond bénéficiera d'une compétence dérivée à décider au provisoire, de sorte qu'il pourra prendre toutes les mesures que lui permet son droit national, sans autre limitation. A l'inverse, le juge non compétent au fond ne bénéficie lui que d'un renvoi conditionnel à son droit national, conformément à l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, de sorte qu'il doit s'assurer que les mesures sollicitées respectent les conditions du droit de l'Union européenne.

Dans ce contexte, la décision de la cour d'appel d'Anvers de ne pas décider sur sa compétence dans le cadre d'une demande de mesure avant dire droit nous apparaît éminemment regrettable quant à l'efficacité des mesures provisoires ou conservatoires qui peuvent être adoptées par le juge belge dans un contexte international. En effet, en ne prenant pas pareille décision, la cour d'appel limite les mesures qui peuvent être sollicitées, et leur circulation.

Une conséquence, à notre sens dangereuse, de cette jurisprudence serait que, en cas d'urgence, le demandeur saisisse le juge des référés d'une demande au provisoire. En ce cas, celui-ci décidera sur la compétence au fond des juridictions belges [69], avec un risque de contrariété avec la décision à intervenir du juge du fond.

L'effet de la décision de la cour d'appel d'Anvers doit toutefois être relativisé au regard des règles de droit judiciaire belge. En effet, conformément à l'article 735, § 2, du Code judiciaire, le juge saisi au fond peut statuer, dans le cadre des débats succincts, tant sur les mesures provisoires que sur la question de sa compétence.

Cette procédure en débats succincts doit, en principe, être suivie même si les questions apparaissent complexes. En pratique, l'engorgement des tribunaux rend parfois ce principe utopique [70].

En pratique, le juge belge compétent au fond pourra donc être saisi sur la base de l'article 19, § 3 du Code judiciaire pour adopter des mesures provisoires ou conservatoires. L'article 19, § 3 peut être invoqué dans l'acte introductif d'instance ou à l'audience d'introduction, auquel cas elles seront traitées lors de la première audience ou à une date rapprochée, soit en cours de procédure, auquel cas elles seront également instruites selon les règles procédurales applicables aux débats succincts [71]. En cas de contestation de la compétence au fond, le juge belge devra trancher cette question préalablement.

En première instance, le juge belge dispose d'une compétence dérivée pour adopter des mesures provisoires et conservatoires à tout stade de la procédure. La décision à intervenir ne sera pas limitée par les conditions de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis et pourra circuler dans l'Union européenne. Depuis la réforme dite Pot-Pourri I, la décision sur la compétence, ou sur une mesure avant dire droit (sauf si le juge en décide autrement) n'est pas susceptible d'appel [72].

La décision de la cour d'appel d'Anvers met par contre en doute l'efficacité de mesures provisoires demandées pour la première fois en appel. En effet, en décidant que l'article 1066 du Code judiciaire n'autorise pas une cour d'appel à décider de sa compétence dans le cadre des débats succincts, la cour d'appel d'Anvers prive de tout effet la compétence dérivée reconnue par le droit international privé de l'Union européenne.

L'on peut s'interroger sur l'application de l'article 1066 du Code judiciaire à une mesure avant dire droit demandée en appel, dès lors que cet article ne règle les critères d'application des débats succincts que sur la base de la décision rendue en première instance. Dès lors que des mesures sollicitées en appel sur la base de l'article 19, § 3 ne sont pas liées à la décision dont appel, seul l'article 19, § 3 devrait s'appliquer. Les parties devraient donc être convoquées à la demande de la partie la plus diligente par le greffe.

En tout état de cause, rien, à notre sens, ne vient justifier une discrimination entre la demande faite en première instance de celle faite en degré d'appel, d'autant que l'article 19, § 3 du Code judiciaire précise que la demande peut être faite « à tout moment », soit en ce compris en degré d'appel [73]. Saisi d'une demande de mesure provisoire sur la base de l'article 19, § 3, du Code judiciaire, le juge d'appel doit trancher la question de sa compétence. A défaut, l'article 19, § 3 ne pourrait jamais être appliqué dès que la compétence (internationale) de la cour d'appel est contestée.

En pratique, vu l'encombrement des cours d'appel, pareille mesure peut s'avérer difficile à mettre en place. Il est pourtant indispensable, à notre sens, que le justiciable puisse utiliser les possibilités du droit judiciaire belge pour défendre ses droits, surtout dans le cadre d'un litige international, où l'exécution d'une décision à intervenir peut s'avérer complexe, et très coûteuse.

4.3. L'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis ne crée pas un chef de compétence autonome, mais renvoie au droit national

Ensuite, après avoir refusé de décider, à ce stade, quant à sa compétence au fond, la cour d'appel se réfère à l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, et analyse les conditions d'application de cette disposition, en l'espèce le lien de rattachement réel et le caractère provisoire des mesures sollicitées.

Dès lors que l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis n'est pas un chef de compétence autonome, il nous semble que la cour d'appel aurait d'abord dû décider si l'article 19, § 3, du Code judiciaire fonde la compétence provisoire d'un juge belge, non compétent pour connaître du fond de l'affaire.

Il nous paraît douteux que le juge belge, non compétent au fond, puisse fonder sa compétence sur l'article 19, § 3, du Code judiciaire. En effet, cette compétence est dérivée de la compétence au fond. En l'absence de pareille compétence, il ne peut être question d'une quelconque compétence dérivée [74]. Décider l'inverse permettrait un contournement des règlements de compétence du Règlement Bruxelles Ibis, visant à saisir un juge belge incompétent pour obtenir une mesure provisoire.

4.4. De l'application des conditions issues du droit de l'Union européenne pour décider de mesures provisoires ou conservatoires par un juge non compétent pour connaître du fond de l'affaire

Enfin, en appliquant l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis, l'arrêt commenté analyse les conditions issues du droit de l'Union européenne pour que le juge, incompétent, puisse prendre des mesures provisoires ou conservatoires. Il ne s'agit pas encore d'un examen du fond des mesures avant dire droit sollicitées, mais uniquement de leur recevabilité.

La cour d'appel d'Anvers commence son analyse par énoncer une définition de la notion de « mesure provisoire ou conservatoire » qui paraphrase, sans le citer, l'arrêt Reichert II susmentionné. La cour d'appel n'analyse pas si les mesures sollicitées entrent dans le cadre de cette définition, et notamment s'il s'agit d'une demande anticipant la décision à intervenir au fond, de sorte que les deux critères de l'arrêt Van Uden trouveraient à s'appliquer. Vu la nature de la demande de mesure provisoire, à savoir des restitutions réciproques entre parties, il nous apparaît que cette question aurait dû être posée.

La cour d'appel applique ensuite le critère du « lien de rattachement réel ». La cour d'appel ne s'exprime pas explicitement sur la question du maintien de ce critère après l'entrée en vigueur du Règlement Bruxelles Ibis, et les circonstances de l'arrêt ne permettent pas de déterminer si la cour d'appel a effectivement envisagé cette question. En tout état de cause, la cour d'appel nous apparaît faire une application appropriée de ce principe, en décidant que les mesures sollicitées concernent principalement le retour de médicaments situés en Belgique. De ce fait, la cour d'appel n'exige pas que la mesure soit uniquement exécutée en Belgique, mais accepte certains effets extraterritoriaux, comme le transport des médicaments en Espagne ou le paiement de la contre-valeur par une entreprise espagnole (paiement dont la localisation peut être difficile).

La cour d'appel décide par contre que les mesures sollicitées ne sont pas « provisoires » dès lors que, vu la date d'expiration des médicaments, ceux-ci seront périmés à la date d'une décision sur le fond. En conséquence, une restitution éventuelle porterait sur des biens sans valeur. En ce qui concerne la demande de paiement, cette mesure étant intrinsèquement liée à la restitution des médicaments, la cour d'appel décide que le rejet de l'une entraîne celle de l'autre.

Les faits de la cause ne nous permettent malheureusement pas d'entrer dans le détail des mesures sollicitées, et de comprendre, en fait, les causes de ce rejet de la cour d'appel d'Anvers. L'argument de la cour d'appel d'Anvers nous paraît en tout cas surprenant si le distributeur belge ne peut plus vendre les médicaments, dès lors que celui-ci reste avec des biens sans valeur, qui seront éventuellement restitués trop tard.

5. Conclusions

L'arrêt de la cour d'appel d'Anvers démontre la difficulté, pour les juridictions nationales, de déterminer leur compétence internationale au provisoire. La matière est complexe et, en l'absence d'un chef autonome de compétence au provisoire, le juge national est obligé de décider d'abord sur sa compétence au fond avant de pouvoir prendre de telles mesures. Pareille décision peut s'avérer complexe, et nécessiter de rentrer en profondeur dans le litige, à un stade où celui-ci n'est pas encore en l'état. L'organisation des juridictions belges, notamment vu leur encombrement, surtout en degré d'appel, s'accommode mal de cette condition préalable.

Malgré cet écueil, il est fondamental que le juge belge détermine sa compétence au fond avant de décider d'accorder des mesures provisoires ou conservatoires. Cette compétence lui permet de prendre toute mesure autorisée par son droit national, et à sa décision de circuler au sein de l'Union européenne. L'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis ne peut pas être utilisé comme un palliatif à l'absence de décision sur la compétence. D'une part, ce n'est pas l'objectif de cette disposition. D'autre part, cela limite fortement les possibilités de mesures qui peuvent être sollicitées par le demandeur, vu les conditions (supplémentaires) imposées par le droit de l'Union européenne, le privant ainsi de la pleine possibilité de protéger ses droits en attendant une décision sur le fond.

[1] Avocat (White&Case) et assistant à l'Université libre de Bruxelles.
[2] Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (J.O.C.E., L. 351 du 20 décembre 2012, p. 13).
[3] C. Honorati, « Provisional measures and the recast of Brussels I Regulation, a missed opportunity for a better ruling », in Rivista di diritto internazionale privato e procedurale, 2012, n° 1; C. Heinze, « Choice of Courts Agreements, Coordination of Proceedings and Provisional measures in the Reform of the Brussels I Regulation », Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationale Privatrecht, 2011, p. 602.
[4] Convention de Bruxelles de 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (J.O.C.E., L. 299 du 31 décembre 1972, p. 36); J.-F. Van Drooghenbroeck, « Les compétences internationales et territoriales du juge du provisoire », in J. Van Compernolle et G. Tarzia (dirs.), Les mesures provisoires en droit belge, français, et italien, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 486-487.
[5] Règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (J.O.C.E., L. 12 du 16 janvier 2001, p. 12).
[6] C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 22.
[7] H. Boularbah, « Les mesures provisoires en droit commercial international: développements récents au regard des Conventions de Bruxelles et de Lugano », R.D.C., 1999, p. 605; J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, « Les mesures provisoires et conservatoires dans le Règlement Bruxelles Ibis », Le nouveau Règlement Bruxelles Ibis, Bruxelles, Larcier, 2014, p. 169.
[8] J.-F. Van Drooghenbroeck, o.c., p. 487.
[9] L'article 2, a), du Règlement Bruxelles Ibis ajoute que la décision au provisoire doit être contradictoire, « à moins que la décision contenant la mesure n'ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l'exécution ». Nous n'aborderons pas cette question dans le cadre du présent commentaire, la procédure devant la cour d'appel d'Anvers ayant été contradictoire. Voy. J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., p. 199-202; A. Nuyts, « Les mesures provisoires dans le Règlement Bruxelles Ibis », R.D.C., 2013/5, pp. 352-354 ou C. Heinze, o.c., p. 615.
[10] C. Honorati, o.c., n° 4.
[11] Un débat existe en doctrine quant à savoir si la notion de « juge compétent » englobe tout juge national théoriquement compétent pour connaître du fond de l'affaire ou si, dès qu'une procédure est effectivement introduite, seul ce juge reste compétent, sur base dérivée, pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires à l'exclusion du juge de tout autre Etat membre compétent sur la base du règlement Bruxelles Ibis. Ce débat sort du commentaire du présent arrêt, et nous renvoyons le lecteur à la doctrine sur ce point. Voy. not. J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., pp. 191-193; C. Honorati, o.c., n° 6.
[12] C. Heinze, o.c., p. 614.
[13] A. Nuyts, « Provisional measures », in A. Dickinson et E. Lein (dirs.), The Brussels I Regulation Recast , OUP, 2015, p. 362.
[14] O.c., p. 363.
[15] J. Normand, note sous Cass. fr. (1ère civ.), 3 avril 1999, Rev. crit. dr. intern. privé, 1999, p. 359.
[16] C. Heinze, o.c., pp. 602-603.
[17] J.-F. Van Drooghenbroeck, « De Bruxelles I à Bruxelles Ibis. Mesures provisoires et conservatoires », J.T., 2015, p. 100.
[18] C.J.U.E., 27 avril 1999, C-391/95, pt. 46.
[19] C.J.U.E., 21 mai 1980, 125/79, Denilauler, pt. 15.
[20] C.J.U.E., 26 mars 1992, C-261/90, Reichert II, Rec., 1992, I-2149, pt. 34.
[21] J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., p. 177.
[22] J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., p. 184; voy. égal. C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 47.
[23] J. Normand, o.c., p. 355.
[24] C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 45. Voy. A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 365, où le professeur Nuyts fait le lien entre la définition générale énoncée dans l'arrêt Reichert II, qui consacre la fonction conservatoire, et la fonction d'anticipation. Selon lui, le référé d'anticipation n'est autorisé au titre de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis que si la mesure vise à préserver la position du demandeur dans l'instance principale. Cette condition sera par exemple rencontrée s'il y a urgence, condition qui n'est pas imposée par le droit de l'Union européenne, mais qui fonde la compétence de nombreux juges nationaux, notamment en droit belge celle du juge des référés.
[25] C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 47.
[26] Les mesures d'instruction, comme l'expertise ou l'audition de témoins, ont fait l'objet d'une attention récente suite à deux arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne (C.J.U.E., 28 avril 2005, C-104/03, St. Paul Dairy et C.J.U.E., 21 février 2013, C-332/11, Prorail), dont les enseignements ont été consacrés au considérant 25 du Règlement Bruxelles Ibis. Cette question est toutefois étrangère à l'arrêt commenté.
[27] J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., p. 179.
[28] Il s'agit d'un cas de mesures provisoires et conservatoires ordonnées sur requête unilatérale. L'affaire concernait une entreprise française qui avait exécuté divers transports de marchandises pour une société allemande et n'en avait pas obtenu paiement. L'entreprise française avait alors assigné son cocontractant en justice et avait obtenu la condamnation de ce dernier au paiement des sommes réclamées. En cours de procédure, le président du tribunal avait autorisé la société française à pratiquer une saisie conservatoire sur les avoirs de la société allemande. Cette ordonnance était exécutoire et avait été rendue sans que la société allemande ait été entendue et sans que l'ordonnance lui ait été notifiée.
[29] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., pp. 366 et s.
[30] C.J.U.E., 21 mai 1980, 125/79, Denilauler, pt. 15.
[31] Id.
[32] C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 47.
[33] V. Marquette, obs. sous Bruxelles, 29 juin 2010, R.D.C., 2012, n° 4, p. 354.
[34] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 367.
[35] C.J.U.E., 21 mai 1980, 125/79, Denilauler, pt. 16.
[36] C.J.U.E., 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, pt. 40.
[37] V. Marquette, obs. sous Bruxelles, 29 juin 2010, o.c., p. 355; J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., pp. 196-197.
[38] H. Boularbah, o.c., p. 607.
[39] Cass. fr., 20 mars 2012, n° 11-11.570.
[40] Cass. fr. (1re civ.), 11 décembre 2001, Rev. crit. dr. intern. privé, 2002, p. 371.
[41] J. Normand, o.c., p. 362.
[42] H. Boularbah, o.c., p. 607; J.-F. Van Drooghenbroeck, o.c., pp. 509-510.
[43] H. Muir Watt, « Note sous Cass. fr. (1re civ.), 11 décembre 2001 », Rev. crit. dr. intern. privé, 2002, p. 375.
[44] O.c.
[45] Dicey & Morris, The Conflict of Laws, Sweet & Maxwell, 2000, 13th ed., 8-027.
[46] Banco Nacional de Commercio Exterior SNC / Empresa de Telecommunicaciones de Cuba SA [2007] EWCA Civ 622, [2007] 1 WLR 1936; voy. égal. Masri / Consolidated Contractors (No 2).
[47] Crédit Suisse Fides Trust SA / Cuoghi, [1998] Q.B. 818 (CA), voy. Dicey & Morris, The Conflict of Laws, Sweet & Maxwell Chapter 8 - International Litigation: Protective measures and judicial assistance - section 1: Freezing injunctions, 8-039.
[48] Dicey & Morris, The Conflict of Laws, Sweet & Maxwell Chapter 8 - International Litigation: Protective measures and judicial assistance - section 1: Freezing injunctions, 8-040.
[49] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 371.
[50] Comm. Courtrai (réf.), 25 juin 2001, R.W., 2003-2004, 1, p. 476.
[51] J.-F. Van Drooghenbroeck, o.c., p. 510 (note 88), se référant à C.J.U.E., 21 mai 1980, n° 125/79, Denilauler, pt. 17.
[52] H. Boularbah, o.c., p. 607, voy. égal. O. Cachard, « Chapitre 2. Les mesures provisoires ou conservatoires et l'obtention des preuves », in Droit international privé, Bruxelles, Bruylant, 2018, p. 140.
[53] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 372.
[54] O.c., p. 372.
[55] C. Heinze, o.c., p. 61.
[56] A. Nuyts, « Les mesures provisoires dans le Règlement Bruxelles Ibis », R.D.C., 2013/5, p. 356; A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 372.
[57] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 372.
[58] J.-F. Van Drooghenbroeck, o.c., p. 513.
[59] B. Hess, T. Pfeiffer et P. Schlosser, Report on the Application of Regulation Brussels I in the Member States, Study JLS/C4/2005/03, para. 788 (disponible sur le site: www.ec.europa.eu/civiljustice/news/docs/study_application_brussels_1_en.pdf).
[60] C. Heinze, o.c., p. 610.
[61] C. Heinze, o.c., p. 611; A. Nuyts, « Les mesures provisoires dans le Règlement Bruxelles Ibis », o.c., p. 350.
[62] C. Honorati, o.c., n° 5; au contraire en faveur de ce choix, voy. C. Heinze, o.c., pp. 612-613.
[63] C. Heinze, o.c., p. 614.
[64] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 371.
[65] A. Nuyts, « Provisional measures », o.c., p. 370; contra (mais avec certaines nuances) H. Boularbah, o.c., p. 607.
[66] O.c., p. 370.
[67] Art. 19, § 3, C. jud.
[68] A. Nuyts, « V. - Les mesures provisoires et conservatoires », in Actualités en droit international privé, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 121.
[69] J.-F. Van Drooghenbroeck et C. De Boe, o.c., note 85.
[70] Doc. parl., Chambre, n° 51-2811/002, p. 33; H. Boularbah et V. Pire, « Les débats succincts et les mesures avant dire droit », in Les lois de procédure de 2007… revisited!, C.I.D.J., la Charte, 2009, p. 4.
[71] Art. 19, § 3, C. jud. Voy. M. Dupont, « I - Les remèdes immédiats: les mesures provisoires et les mesures d'instruction, spécialement l'expertise - l'astreinte », in Les obligations et les moyens d'action en droit de la construction, Bruxelles, Larcier, 2012, p. 117.
[72] Art. 31 de la loi du 19 octobre 2015 modifiant le droit de la procédure civile et portant des dispositions diverses en matière de justice.
[73] Art. 1042 C. jud.; H. Boularbah et V. Pire, o.c., p. 18.
[74] H. Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes): principes, conditions et caractéristiques », in Le tribunal de commerce: procédures particulières et recherches d'efficacité, Ed. du Jeune Barreau de Bruxelles, 2006, p. 78; M. Dupont, o.c., p. 108.