1.Suivant l'article 2036 du Code civil: “ La caution peut opposer au créancier toutes les exceptions qui appartiennent au débiteur principal, et qui sont inhérentes à la dette; mais elle ne peut opposer les exceptions qui sont purement personnelles au débiteur. » Il est traditionnellement enseigné que cette disposition est de l'essence du cautionnement. On ne pourrait y déroger sans sortir de la qualification de caution. C'est le cas lors de la stipulation d'une garantie dite « autonome », détachée de sa cause. Dans cette hypothèse, le garant ne peut pas se prévaloir des exceptions inhérentes à la dette (sauf appel à la garantie manifestement abusif). C'est ce qui fait toute la force de son engagement.
2.Il est aussi généralement admis et enseigné que la caution ne peut pas se prévaloir des vicissitudes affectant ses relations avec le débiteur principal. Concrètement, le conjoint qui se porte caution de son épouse ne peut pas se prévaloir de leur divorce ultérieur pour prétendre ne plus être tenu comme caution. Idem avec le gérant qui se porte caution de sa société, et dont la démission ne changerait rien à ses engagements.
Ainsi envisagé, le contrat de cautionnement, accessoire à l'opération principale, reste abstrait des liens entre la sûreté et le débiteur principal. A fortiori ces règles sont-elles applicables à la garantie autonome où le garant ne peut se prévaloir ni des exceptions inhérentes à la dette principale, ni des vicissitudes affectant ses relations avec le débiteur principal. Ces constatations suggèrent de parler de:
- simple degré d'abstraction en ce qui concerne le contrat de cautionnement;
- double degré d'abstraction en ce qui concerne la garantie autonome [1].
Quelle que soit la sûreté personnelle, l'abstraction du premier degré l'empêche donc de se prévaloir des vicissitudes affectant ses relations avec le débiteur principal. C'est l'abstraction du second degré qui influence seulement son droit de se prévaloir des exceptions inhérentes à la dette, suivant qu'on est dans l'hypothèse d'un cautionnement dit « accessoire » ou d'une garantie dite « autonome ».
3.C'est sous cet angle que le jugement du tribunal de commerce francophone de Bruxelles du 22 janvier 2015 mérite qu'on s'y attarde [2]. Il souligne et reconnaît que l'engagement résultant d'une lettre de patronage est en principe autonome (point 3.1.). C'est en effet ce qu'il faut reconnaître (sauf si les parties à la lettre en conviennent expressément autrement) dès lors que dans une vraie lettre de patronage (où l'émetteur ne s'engage pas à se substituer à la société patronnée, ce qui en ferait en réalité un cautionnement), les obligations de l'émetteur de la lettre de patronage favorisent ou garantissent la bonne exécution des obligations de la société patronnée - débiteur principal mais ne se confondent pas avec elles (il n'y aura pas de paiement à la place du débiteur [3]).
Cependant, le caractère autonome (sauf convention contraire) de la lettre de patronage ne détermine que l'impossibilité pour son émetteur de se prévaloir des exceptions inhérentes à la dette principale. Il est sans incidence concernant les relations avec le débiteur principal. Leur altération ne peut normalement pas modifier ou éteindre les engagements souscrits (solution comparable à celle du cautionnement dit « accessoire » et de la garantie dite « autonome »: restent tenus la caution divorcée, le gérant démissionnaire, etc.).
4.Le jugement du tribunal de commerce francophone de Bruxelles du 22 janvier 2015 est remarquable puisqu'en constatant que c'est « en qualité d'actionnaire » que la société émettrice s'est engagée, il admet que la perte de cette qualité d'actionnaire a entraîné l'extinction des engagements de sûreté. La théorie de la caducité par disparition de l'objet est convoquée, correspondant pour le tribunal à une impossibilité d'exécution dont l'émetteur ne peut plus être tenu responsable.
En l'espèce, la lettre de patronage était rédigée en portugais. Le tribunal relève que les parties étaient convenues de la traduction suivante (point 3.2.): « Par la présente, nous vous informons que, en qualité d'actionnaire de EMPRESA DAS AGUAS DO ALARDO, LDA, (...) notre entreprise apportera tout son soutien, jusqu'à concurrence de la somme de 259.325.000,00 $, (…) ».
Pour le tribunal, il est clair que c'est en qualité d'actionnaire que la société émettrice de la lettre « a pu déclarer qu'elle apportera tout son soutien, qu'elle fera respecter les engagements pris; cette qualité ayant pris fin, aucun de ces engagements n'est encore réalisable. (…) C'est bien de la disparition de l'objet de l'engagement [de la société émettrice de la lettre] dont il s'agit en l'espèce, entraînant la caducité de la lettre de patronage ».
5.Ne faut-il pas douter de cette lecture? Comme le souligne pourtant le tribunal lui-même citant Byttebier et Feltkamp [4], « La formulation de la lettre de confort sera déterminante, les parties désirant se voir libérées en cas de fin de la relation 'mère-fille' étant bien inspirées de le préciser dans leur lettre de patronage ». Tel n'était pas expressément le cas en l'espèce. « En qualité d'actionnaire » avait certainement déterminé l'émission de la lettre: était-il certain que la qualité allait aussi en déterminer l'exécution?
Dans le doute cependant, il fallait appliquer l'article 1162 du Code civil suivant lequel: « La convention s'interprète contre celui qui a stipulé, et en faveur de celui qui a contracté l'obligation. » Le tribunal ne le dit pas (pour lui le texte est assez clair) mais c'est ce qu'il fait. En limitant la possibilité de l'engagement à la seule qualité d'actionnaire, il décide que la perte de la qualité a libéré la sûreté, dans le sens d'une restriction de ses engagements.
6.Suivant nos informations, la lettre de patronage reste un mécanisme régulièrement utilisé. Pourtant, la doctrine et la jurisprudence qui la concernent restent rares [5]. Les commentaires ci-dessus établissent que l'intérêt de la décision commentée, s'interrogeant sur la caducité d'une sûreté devenue impossible à exécuter, est indépendant des règles spécifiquement applicables à la lettre de patronage [6]. On doit alors se demander: l'argument de la caducité par disparition de l'objet (rendant l'obligation impossible) est-il susceptible de s'appliquer à un contrat de cautionnement accessoire, voire à une garantie autonome?
On peut en douter lorsque l'engagement de la sûreté est purement financier (l'argument de l'impossibilité d'exécution d'une obligation de somme n'est pas recevable). Sauf erreur, c'est presque toujours le cas de la garantie autonome. Mais il en irait autrement lorsque l'engagement accessoire de la caution de se substituer au débiteur principal porte sur une obligation en nature (ce qui est possible [7]). Dans ce cas, l'argument de la caducité par disparition de l'objet, admis dans la décision commentée à propos d'une lettre de patronage, devrait aussi pouvoir s'appliquer à la caution confrontée à une obligation devenue impossible dans son chef, alors même que l'obligation serait restée possible dans le chef du débiteur principal [8].
7.En conclusion, on se demandera s'il faut se réjouir ou s'inquiéter d'une règle apparemment de bon sens (on est libéré d'une obligation devenue impossible) mais susceptible de considérablement réduire la sécurité juridique d'une sûreté dont cela doit être pourtant une caractéristique fondamentale. Il faut certainement s'en inquiéter si on ne vérifie pas en amont les raisons amenant à l'impossibilité d'exécution (dans le cas d'espèce: comment ou pourquoi avoir perdu la qualité d'actionnaire [9] ?) avant de lui reconnaître en aval des effets essentiels (la libération d'engagements devenus impossibles [10]).
Ce serait un comble qu'une sûreté devienne, même indirectement, un engagement purement potestatif dans le chef de celui qui la donne.
Professeur à l'Université catholique de Louvain
Avocat au barreau de Bruxelles
[1] | Voy. L. du Jardin, Un confort sous-estimé dans la contractualisation des groupes de sociétés: la lettre de patronage, Bruxelles, Bruylant, 2001, pp. 119-120. |
[2] | On y trouve également une intéressante analyse de droit international privé mais celle-ci ne fera pas l'objet de la présente note. |
[3] | L. du Jardin, Un confort sous-estimé dans la contractualisation des groupes de sociétés: la lettre de patronage, Bruxelles, Bruylant, 2001, pp. 131 à 135. Exemple: la société patronnée doit un montant X. L'émetteur de la lettre (son actionnaire) s'engage à ne pas y distribuer de dividendes, à mettre à sa disposition les moyens qui lui permettront de faire face à ses engagements, voire à la recapitaliser. A l'égard du créancier - bénéficiaire de la lettre, il s'agit d'obligations bien distinctes. |
[4] | K. Byttebier et R. Feltkamp, « Juridische aard, grondslagen, geldigheidsvoorwaarden en rechtsgevolgen van de patronaatsverklaring, T.P.R., 2002, pp. 1048 et s. En ce sens: L. du Jardin, Un confort sous-estimé dans la contractualisation des groupes de sociétés: la lettre de patronage, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 124, n° 154 et les références citées: « Quelle que soit la nature, accessoire ou autonome, de la garantie, elle revêt en principe un premier degré d'abstraction qui empêche le garant de se prévaloir des vicissitudes affectant ses relations avec le débiteur. Il n'en irait autrement qu'en cas de manifestation non équivoque de la volonté contraire des parties. » (ici souligné). |
[5] | Depuis notre livre, Un confort sous-estimé dans la contractualisation des groupes de sociétés: la lettre de patronage, Bruxelles, Bruylant, 2001, 330 p., nous avons essentiellement relevé: - Y. Poullet, « La 'lettre de confort' ou les visages multiples de la notion de sûreté personnelle » (note sous Mons, 19 décembre 2000), R.R.D., 2002, pp. 86-90; - B. Volders, « Patronaatsverklaringen en toepasselijk recht » (note sous Gand, 4 avril 2007), R.A.B.G., 2008/2, pp. 125 à 13; - Gand, 16 juin 2008, Dr. banc. fin., 2009, p. 100; - Gand, 19 décembre 2011, R.A.B.G., 2012/17, p. 1178, note J. Benoot, « De 'cash deficiency clause': een clausule met vergaande verbintenissen »; - S. Paques, « La lettre de patronage », Rev. Dr. ULg, 2013/3-4, pp. 369-407. |
[6] | Sauf la constatation que, dans les faits, la lettre est le plus souvent émise par une société mère en qualité d'actionnaire de la société patronnée. |
[7] | F. t'Kint, Sûretés, Bruxelles, Larcier, 2004, p. 370, n° 742: « Toute obligation peut être cautionnée ». |
[8] | Il s'agit donc d'une hypothèse où la règle de l'art. 2036 C. civ., prévoyant l'opposabilité des exceptions qui appartiennent au débiteur principal, ne permettrait pas la libération de la caution. En application du même article, notez que, selon nous, si l'obligation est devenue impossible dans le chef du débiteur principal, la caution est libérée, alors même que l'obligation resterait possible dans le chef de la caution. |
[9] | Ni les parties, ni le tribunal ne semblent avoir examiné la question. |
[10] | Et au fait, l'impossibilité d'exécution elle-même était-elle bien établie en l'espèce alors qu'il s'agissait d'obligations de nature financière puisque plafonnées à un certain montant? |