Article

Cour de cassation, 30/10/2014, R.D.C.-T.B.H., 2015/6, p. 587-593

Cour de cassation 30 octobre 2014

CONTINUITÉ DES ENTREPRISES
Réorganisation judiciaire par accord collectif - Hypothèque légale - Abus de droit
Méconnaît le principe général du droit selon lequel nul ne peut abuser de son droit, l'arrêt qui, sur la base de motifs d'où il résulte que l'administration fiscale a procédé à l'in­scription de l'hypothèque légale après le dépôt de la requête en réorganisation judiciaire mais avant le jugement déclarant ouverte la procédure pour garantir le paiement intégral de ses droits plutôt que de subir en sa qualité de créancier sursitaire ordinaire un abattement de sa créance, considère que cette administration a détourné de sa fonction le droit d'inscrire son hypothèque légale.
CONTINUÏTEIT VAN DE ONDERNEMING
Gerechtelijke reorganisatie door collectief akkoord - Wettelijke hypotheek - Rechtsmisbruik
Het algemeen rechtsbeginsel dat niemand misbruik van zijn recht mag maken, wordt miskend door het arrest dat overweegt dat de fiscus het recht om zijn wettelijke hypotheek in te schrijven van zijn oorspronkelijke functie afwendt wanneer blijkt dat de fiscus de wettelijke hypotheek heeft ingeschreven na de neerlegging van het verzoekschrift tot gerechtelijke reorganisatie, maar voor de opening van de procedure om de volledige betaling van zijn rechten te waarborgen veeleer dan in zijn hoedanigheid van gewone schuldeiser in de opschorting een vermindering van zijn schuldvordering te ondergaan.

Etat belge, représenté par le ministre des Finances / Scierie des Carrières de Maffle SPRL

Siég.: Ch. Storck (président de section), M. Regout, M. Delange, M.-C. Ernotte et S. Geubel (conseillers)
M.P.: A. Henkes (avocat général)
Pl.: Me F. T'Kint
Affaire: F.13.0140.F
I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 24 juin 2013 par la cour d'appel de Mons.

Le conseiller M.-C. Ernotte a fait rapport.

L'avocat général A. Henkes a conclu.

II. Le moyen de cassation

Le demandeur présente un moyen libellé dans les termes suivants:

Dispositions légales violées

- articles 85 et 86 du Code de la taxe sur la valeur ajoutée;

- article 66 des lois coordonnées du 17 juillet 1991 sur la comptabilité de l'Etat;

- article 35 de la loi du 22 mai 2003 portant organisation du budget et de la comptabilité de l'Etat fédéral;

- articles 2, 49 et 50 de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises;

- article 149 de la Constitution;

- principe général du droit suivant lequel nul ne peut abuser de son droit;

- principe général du droit relatif au respect des droits de la défense.

Décisions et motifs critiqués

Après avoir considéré que la qualité de la créance et, dès lors, la qualité de créancier sursitaire ordinaire ou extra­ordinaire devait être appréciée à la date du jugement déclarant ouverte la procédure de réorganisation:

« La définition contenue à l'article 2, k), de la loi indique à cet égard précisément que 'l'ouverture de la procédure' correspond au jugement déclarant ouverte la procédure de réorganisation.

Il y a donc bien lieu, comme le soutient (le demandeur), de se référer à la date du jugement, soit le 14 octobre 2010 »,

et admis que des inscriptions hypothécaires soient prises après le dépôt de la requête en réorganisation:

« Cet article (art. 22 de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises) prévoit qu'entre le dépôt de la requête en réorganisation judiciaire et le jugement se prononçant sur l'ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire, aucune réalisation de biens meubles ou immeubles du débiteur ne peut intervenir à la suite de l'exercice d'une voie d'exécution et ce, que l'action ait été introduite ou la voie d'exécution entamée avant ou après le dépôt de la requête.

Cette disposition proscrit ainsi que les biens du débiteur soient réalisés suite à l'exercice d'une voie d'exécution (...).

Elle n'interdit donc pas que des saisies, conservatoires ou exécution, sur les biens du débiteur, soient pratiquées pour autant qu'elles n'aboutissent pas à une réalisation de ces biens (...).

Elle n'interdit pas davantage que des inscriptions hypothécaires soient prises »,

l'arrêt décide:

« La seule circonstance que (le demandeur) ait exercé son droit de prendre une inscription hypothécaire, même après le dépôt de la requête, n'est pas ipso facto abusif et il appartient à (la défenderesse) de caractériser les circonstances particulières qui rendraient une telle inscription abusive.

Il ressort à suffisance de l'exposé chronologique et des correspondances vantées par (la défenderesse), aux pages 7 à 9 de ses conclusions, que c'est bien parce qu'il avait été informé par elle du dépôt de la requête en réorganisation que (le demandeur) s'est empressé de procéder à l'inscription de son hypothèque légale.

Même si (le demandeur) s'en défend, le but essentiel de cette inscription était de lui permettre d'obtenir le statut de créancier sursitaire extraordinaire et d'échapper ainsi aux mesures susceptibles d'être imposées aux créanciers sursitaires ordinaires.

Il a persévéré dans cette intention en introduisant la présente procédure, étant rappelé que la demande formée par lui dans le procès-verbal de comparution volontaire introductif de la première instance tendait à ce qu'il soit dit que sa créance a la qualité de créance sursitaire extraordinaire.

En conclusions, (le demandeur) insiste sur le fait qu'il ne conteste pas que ce n'est que dans le cas où une inscription hypothécaire a été prise avant le jugement d'ouverture de la réorganisation judiciaire que sa créance doit être qualifiée de créance sursitaire extraordinaire.

Ceci explique pourquoi il s'est hâté de faire inscrire l'hypothèque légale, dès que (la défenderesse) l'a averti de l'intentement d'une procédure de réorganisation judiciaire. En procédant de la sorte, dans les circonstances concrètes de l'espèce, l'administration fiscale a détourné de sa fonction le droit d'inscrire son hypothèque légale et ne s'est pas comportée comme l'aurait fait une administration publique normalement prudente et diligente, soucieuse de respecter les principes de bonne administration.

Cette inscription hypothécaire rend nettement plus difficile l'obtention de crédits bancaires indispensables au redressement de (la défenderesse) et partant le respect du plan proposé à l'ensemble des créanciers.

Elle est constitutive de l'abus de droit vanté.

Par contre, il n'est pas démontré que l'inscription prise par la suite, en date du 25 novembre 2010, est abusive, (le demandeur) admettant que la créance faisant l'objet de cette inscription est une créance sursitaire ordinaire et soutenant qu'il entend se prémunir d'un possible échec de la procédure de réorganisation judiciaire.

Il y a lieu de confirmer le jugement entrepris mais pour d'autres motifs.

V) Mainlevée des inscriptions hypothécaires:

La sanction de l'abus de droit n'est pas la déchéance totale de ce droit mais seulement la réduction de celui-ci à son usage normal ou la réparation du dommage que l'abus a causé.

Cette sanction doit avoir comme résultat de priver l'acte abusif de ses effets.

En l'espèce, l'inscription hypothécaire du 5 octobre 2010 ayant été prise de manière abusive, il convient de condamner (le demandeur) à en donner mainlevée. »

Griefs
Première branche

L'article 86 du Code de la taxe sur la valeur ajoutée dispose:

« Pour le recouvrement de la taxe, des intérêts et des frais, le trésor public a un privilège général sur tous les revenus et les biens meubles de toute nature du redevable à l'exception des navires et bateaux et une hypothèque légale sur tous les biens appartenant aux redevables, situés en Belgique et qui sont susceptibles d'hypothèque. »

L'administration, dans son commentaire, indique:

« Les circonstances qui justifient l'inscription de l'hypothèque légale

Le receveur, chaque fois que l'assujetti possède des biens immeubles, et nonobstant l'existence d'un privilège général sur biens meubles, procédera à l'inscription de l'hypothèque légale, cela même dans le cas où l'inscription serait justifiée comme mesure conservatoire. » (n° 86/205).

« L'inscription de l'hypothèque légale est en particulier justifiée:

1° lorsque, en raison de la nature de l'activité de l'assujetti, de ses agissements, de l'ébranlement de son crédit ou d'autres circonstances, la créance du trésor est en péril;

2° lorsque l'assujetti introduit de manière répétée des requêtes ou des citations, qui ont uniquement pour but de retarder le paiement de sommes incontestablement dues;

3° lorsque l'assujetti a demandé et obtenu un délai de paiement » (n° 86/206).

Il résulte de l'économie du Code de la taxe sur la valeur ajoutée et en particulier des articles 85 et suivants que le but recherché par le législateur est le paiement de la taxe, le cas échéant, sous le couvert de la contrainte et de mesures d'exécution forcée:

« Article 85. § 1er. En cas de non-paiement de la taxe, des intérêts, des amendes fiscales et des accessoires, une contrainte est décernée par le fonctionnaire chargé du recouvrement. »

Par ailleurs, ce même devoir résulte, d'une part, de l'application de l'article 66 des lois coordonnées sur la comptabilité de l'Etat applicable au moment de la prise de l'hypothèque légale, article qui disposait que:

« Tout comptable est responsable du recouvrement des capitaux, revenus, droits et impôts dont la perception lui est confiée.

Avant d'obtenir décharge des articles non recouvrés, il doit faire constater que le non-recouvrement ne provient pas de sa négligence, et qu'il a fait en temps opportun toutes les diligences et poursuites nécessaires.

Quand un comptable a été forcé en recette, et qu'il a payé de ses deniers les sommes dues et non renseignées, il est subrogé de plein droit dans les créances et privilèges de l'Etat à la charge des débiteurs »,

et, d'autre part, de l'article 35 de la loi du 22 mai 2003, portant organisation du budget et de la comptabilité de l'Etat fédéral, article applicable au jour de l'arrêt et qui dispose que:

« Tout denier ou valeur appartenant aux services, y compris les droits constatés, ne peut être détenu que sous la responsabilité d'un comptable justiciable de la Cour des comptes et à qui la gestion de cet actif est confiée par ou en vertu d'une loi ou d'un règlement. »

L'article 49 de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises prévoit:

« Le plan indique les délais de paiement et les abattements de créances sursitaires en capital et intérêts proposés. Il peut prévoir la conversion de créances en actions et le règlement différencié de certaines catégories de créances, notamment en fonction de leur ampleur ou de leur nature. Le plan peut également prévoir une mesure de renonciation aux intérêts ou de rééchelonnement du paiement de ces intérêts, ainsi que l'imputation prioritaire des sommes réalisées sur le montant principal de la créance.

Le plan peut également contenir l'évaluation des conséquences que l'approbation du plan entraînerait pour les créanciers concernés.

Il peut encore prévoir que les créances sursitaires ne pourront être compensées avec des dettes du créancier titulaire postérieures à l'homologation. Une telle proposition ne peut viser des créances connexes.

Lorsque la continuité de l'entreprise requiert une réduction de la masse salariale, un volet social du plan de réorganisation est prévu, dans la mesure où un tel plan n'a pas encore été négocié. Le cas échéant, celui-ci peut prévoir des licenciements.

Lors de l'élaboration de ce plan, les représentants du personnel au sein du conseil d'entreprise ou, à défaut, du comité pour la prévention et la protection au travail ou, à défaut, la délégation syndicale ou, à défaut, une délégation du personnel, seront entendus. »

L'article 50 de la même loi prévoit, pour les créanciers sursitaires extraordinaires titulaires, en application de l'article 2, h), de la même loi, d'une créance sursitaire extraordinaire selon les termes des articles 2, c) et 2, d):

« Sans préjudice du paiement des intérêts qui leur sont conventionnellement ou légalement dus sur leurs créances, le plan peut prévoir le sursis de l'exercice des droits existants des créanciers sursitaires extraordinaires pour une durée n'excédant pas vingt-quatre mois à dater du dépôt de la requête.

Dans les mêmes conditions, le plan peut prévoir une prorogation extraordinaire de ce sursis pour une durée ne dépassant pas douze mois. Dans ce cas, le plan prévoit qu'à l'échéance du premier délai de sursis, le débiteur soumettra au tribunal, son créancier entendu, la preuve que la situation financière et les recettes prévisibles de l'entreprise la mettront, selon les prévisions raisonnables, à même, à l'expiration de cette période supplémentaire, de rembourser intégralement les créanciers sursitaires extraordinaires concernés, et qu'à défaut d'apporter cette preuve, le débiteur entendra ordonner la fin de ce sursis.

Sauf leur consentement individuel ou accord amiable conclu conformément aux articles 15 ou 43, dont une copie est jointe au plan lors de son dépôt au greffe, le plan ne peut comporter aucune autre mesure affectant les droits desdits créanciers. »

Il découle de la lecture dudit article 50 que le créancier sursitaire extraordinaire peut prétendre, sous réserve d'un sursis de 24 mois - prorogeable de 12 mois - à dater du dépôt de la requête, percevoir la totalité de sa créance.

A l'inverse, conformément à l'article 49 de la même loi, les créanciers sursitaires ordinaires peuvent voir leur créance subir des abattements.

Ledit article 49 prévoit que le plan de réorganisation judiciaire indique les délais de paiement et les abattements de créances sursitaires en capital et intérêts proposés.

Ainsi, et entre autres sur cette base, la Cour a décidé, par son arrêt du 30 juin 2011 (J.T., 2012, p. 131):

« Ainsi que les travaux préparatoires l'indiquent, il suit des articles 2 et 49 précités que les créances d'impôt sont, au sens de la loi, des créances sursitaires ordinaires auxquelles un plan de réorganisation peut imposer des abattements.

L'arrêt considère que 'toute modification ou dérogation ne doit pas nécessairement être expresse ou explicite: elle peut résulter du texte de la loi qui emporte clairement modification ou dérogation' et, par référence aux travaux préparatoires de la loi précitée, qu'il s'agit d'une 'modification des droits du fisc par rapport à la loi relative au concordat judiciaire' qui 'a pour objectif d'assurer, dans le cadre des procédures visant au redressement de l'entreprise, et bien entendu sans préjudice aux sûretés et privilèges institués par la loi hypothécaire ou par des lois particulières, le traitement égal de tous les créanciers, qu'ils soient publics ou privés, et de faire en sorte que chacun de ces derniers apporte sa juste part au redressement de l'entreprise dans l'intérêt général'.

En homologuant sur la base de ces considérations le plan de réorganisation imposant au demandeur des abattements d'impôt, l'arrêt attaqué ne viole aucune des dispositions visées au moyen.

Le moyen ne peut être accueilli. »

La Cour, selon la jurisprudence constante depuis son arrêt du 10 septembre 1971 dans le cadre duquel elle a consacré le caractère générique de l'abus de droit et affirmé que celui-ci ne résultait pas seulement de l'exercice d'un droit avec l'intention de nuire, estime que « l'abus de droit consiste à exercer un droit d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente. Tel est le cas spécialement lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l'avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit. Dans l'appréciation des intérêts en présence, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause » (Cass., 9 mars 2009, Pas., 2009, I, p. 689).

Et la Cour, par son arrêt du 13 octobre 1965 (Pas., 1966, I, p. 204), a décidé que « le détournement de pouvoir, qui est une des formes de l'excès de pouvoir, est le fait d'une autorité qui, tout en accomplissant un acte de sa compétence, et en respectant les formes imposées par la loi, use de son pouvoir à des fins autres que celles en vue desquelles il lui a été conféré; qu'il entache d'illégalité l'acte administratif au même titre que tout autre excès de pouvoir ».

Par le recours à la théorie de l'abus de droit, l'arrêt attaqué fait perdre au demandeur le bénéfice des conséquences légalement attachées à la prise d'une inscription hypothécaire (affectation de l'immeuble à l'acquittement de la taxe prévu par l'article 41 de la loi hypothécaire et caractère sursitaire extraordinaire de la créance prévu par l'article 2, d), de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises) au moment où cette mesure apparaît la plus adéquate, c'est-à-dire lorsque le recouvrement de sa créance est gravement mis en péril.

Il ne faut pas non plus perdre de vue que, comme l'a rappelé à de nombreuses reprises la Cour constitutionnelle, le produit de l'impôt est affecté à des dépenses publiques qui visent à la satisfaction de l'intérêt général (cf. notamment arrêts n° 54/2006 du 19 avril 2006 et n° 107/2006 du 21 juin 2006), ce qui a permis de justifier nombre de mesures de recouvrement fiscal dérogatoires au droit commun.

Dès lors que, par des lois d'ordre public, l'Etat belge est tenu de recouvrer la taxe due et que, dans le cadre d'une procédure en réorganisation judiciaire, le titulaire d'une créance hypothécaire peut revendiquer sa qualité de créancier sursitaire extraordinaire afin de prétendre au paiement intégral de sa créance, l'arrêt, ayant considéré que « le but essentiel de cette inscription était de permettre (au demandeur) d'obtenir le statut de créancier sursitaire extraordinaire et d'échapper ainsi aux mesures susceptibles d'être imposées aux créanciers sursitaires ordinaires », n'a pu légalement, sans se méprendre sur les dispositions visées à la branche du moyen, décider que « l'administration fiscale a détourné de sa fonction le droit d'inscrire son hypothèque légale et ne s'est pas comportée comme l'aurait fait une administration publique normalement prudente et diligente, soucieuse de respecter les principes de bonne administration » (violation de toutes les dispositions légales visées au moyen, à l'exception de l'article 149 de la Constitution et du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense).

Deuxième branche

L'arrêt considère que « la seule circonstance que [le demandeur] ait exercé son droit de prendre une inscription hypothécaire, même après le dépôt de la requête, n'est pas ipso facto abusif » pour ensuite indiquer que « le but essentiel de cette inscription était de lui permettre d'obtenir le statut de créancier sursitaire extraordinaire » et enfin décider qu'« en l'espèce, l'inscription hypothécaire du 5 octobre 2010 ayant été prise de manière abusive, il convient de condamner [le demandeur] à en donner mainlevée ».

L'arrêt considère également que, « par contre, il n'est pas démontré que l'inscription prise par la suite, en date du 25 novembre 2010, est abusive, [le demandeur] admettant que la créance faisant l'objet de cette inscription est une créance sursitaire ordinaire et soutenant qu'il entend se prémunir d'un possible échec de la procédure de réorganisation judiciaire ».

Dès lors que l'arrêt, à juste titre, relève que « la sanction de l'abus de droit n'est pas la déchéance totale de ce droit mais seulement la réduction de celui-ci à son usage normal ou la réparation du dommage que l'abus a causé » et que « cette sanction doit avoir comme résultat de priver l'acte abusif de ses effets », il n'a pu, sans se contredire, décider de donner purement et simplement mainlevée de l'hypothèque alors qu'il aurait pu se contenter de rejeter l'appel formé par le demandeur en ce qu'il visait la requalification de la créance sursitaire en créance sursitaire extraordinaire tout en laissant subsister, comme il l'admet pour l'inscription hypothécaire du 25 novembre 2010, les autres effets de l'inscription du 5 octobre 2010.

Troisième branche

Dès lors que la défenderesse avait indiqué aux pages 7 à 9 de ses conclusions d'appel après réouverture des débats:

« Sans préjudice du paiement des intérêts qui leur sont conventionnellement ou légalement dus sur leur créance, le plan peut prévoir le sursis de l'exercice des droits existants des créanciers sursitaires extraordinaires pour une durée n'excédant pas 24 mois, à dater du dépôt de la requête.

Il est également précisé qu'en application de l'article 50, 'le plan ne peut comporter aucune autre mesure affectant les droits desdits créanciers (créanciers sursitaires extraordinaires)'.

Il s'en déduit, par conséquent, que contrairement à l'argumentation (du demandeur), la qualité de la créance sursitaire ordinaire ou extraordinaire s'apprécie bien à la date du dépôt de la requête mais nullement à une date ultérieure.

Le fait, pour (le demandeur), administration de la taxe sur la valeur ajoutée, de faire inscrire son hypothèque postérieurement à la date du dépôt de la requête implique une mutation de la qualité de sa créance qualifiée d'ordinaire en extraordinaire, dans la mesure où il bénéficie postérieurement au dépôt de la requête de la qualité d'être créancier sursitaire extraordinaire nanti d'une hypothèque, qui lui assure assurément un droit de préférence par rapport aux autres créanciers sursitaires ordinaires et extraordinaires.

En effet, l'article 50 de la loi sur la continuité des entreprises retient que peut prévoir seulement un sursis de l'exercice des droits existants des créanciers sursitaires extraordinaires pour une durée qui ne dépasse 24 mois à dater du dépôt de la requête, ce qui implique que le débiteur devra rembourser intégralement les créanciers sursitaires extraordinaires au terme des 24 mois à dater du dépôt de la requête alors qu'il n'en va naturellement pas de même en cas d'homologation du plan de réorganisation judiciaire pour les créanciers ordinaires, en application de l'article 54 de la loi sur la continuité des entreprises et de l'article 57 qui prévoit que l'homologation du plan de réorganisation le rend contraignant pour tous les créanciers sursitaires.

En enregistrant, postérieurement à la date du dépôt de la requête en réorganisation judiciaire, l'administration de la taxe sur la valeur ajoutée s'octroie une sûreté réelle ayant pour conséquence:

1. que le patrimoine du débiteur est gelé en sa faveur;

2. que l'entreprise n'a plus, en fait, la possibilité d'obtenir des crédits de la part des établissements financiers en vue de s'acquitter de l'exécution du plan de réorganisation judiciaire, de procéder à des investissements dans son entreprise ou d'obtenir une ligne de crédit pour continuer son commerce, compte tenu de l'hypothèque qui a été prise par (le demandeur) sur son patrimoine immobilier, et qu'il est non réaliste de soutenir l'absence de préjudice du débiteur, car il ne faut pas être grand clerc ni visionnaire pour savoir que le banquier n'octroiera pas de crédit à l'entreprise si la banque ne dispose pas d'une sûreté réelle sur tout ou partie de l'actif de l'entreprise.

Le seul pouvoir d'appréciation du tribunal, dans le cadre du jugement d'ouverture de la procédure de réorganisation judiciaire qui est, d'après la doctrine et la jurisprudence majoritaire, automatique au regard de l'article 23 de la loi sur la continuité de l'entreprise, se limite à la durée du sursis visée à l'article 16 de cette loi qui ne peut, à ce stade, être supérieure à 6 mois, en application de l'article 24, § 2, de ladite loi (Réorganisation judiciaire, faillite, liquidation déficitaire, C.U.P., n° 59, p. 106).

Conclusion

L'administration fiscale a, postérieurement, en cours de sursis, c'est-à-dire postérieurement à la date du dépôt de la requête en réorganisation judiciaire déposée par le débiteur, au même titre que d'autres créanciers, tels les établissements bancaires et financiers dans la mesure où ceux-ci transforment le mandat hypothécaire qu'ils détiennent au même titre que le fisc qui prend une inscription hypothécaire légale, a pour effet, alors que ses créanciers sont titulaires d'une créance sursitaire ordinaire à l'ouverture de la procédure en réorganisation judiciaire, qu'ils s'octroient assurément un avantage indéniable par rapport aux autres créanciers sursitaires, tant sur le plan financier que sur le plan de l'obtention du règlement de leur créance si le moment où s'apprécie la qualité de la créance n'est pas celui à la date à laquelle le débiteur a fait le dépôt de sa requête en réorganisation judiciaire mais ultérieurement à la date du jugement d'ouverture de la procédure de la réorganisation judiciaire dont la mission du tribunal est extrêmement limitée puisqu'elle doit automatiquement ouvrir la procédure de réorganisation judicaire et que le seul pouvoir dont elle dispose est de fixer le délai du sursis.

Cette situation préjudicie assurément le débiteur puisque sa trésorerie sera assurément amputée par les hypothèques prises par les créanciers sursitaires sur son patrimoine rendant ainsi pratiquement impossible pour le débiteur d'obtenir un financement bancaire afin d'apurer ses dettes passées ou futures et d'investir dans son entreprise afin de survivre et d'échapper à la faillite.

En permettant de tels agissements concernant la mutation de la qualité de la créance du créancier, postérieurement à la date du dépôt de la requête, ampute certainement la réussite de la réorganisation judiciaire par accord collectif obtenu à la suite de l'homologation par le tribunal du plan soumis par le débiteur en vue d'obtenir le rétablissement de sa rentabilité et de la solvabilité de l'entreprise.

Il est contraire en droit, mais également en fait, comme le fait [le demandeur], par le truchement de ses conclusions, de prétendre qu'être nanti du titre de créancier sursitaire extraordinaire n'implique nullement de lui faire reconnaître des faveurs et ce, contrairement à l'article 50 de la loi sur la continuité des entreprises qui dispose que les intérêts légaux conventionnels dus sur leur créance doivent être payés, même si le plan prévoit un sursis de l'exercice de leurs droits.

Un tel sursis ne peut excéder 24 mois à dater du dépôt de la requête pouvant être prorogé de façon extraordinaire jusqu'à 36 mois et sous réserve de la vérification de ce qu'après 24 mois, le débiteur devrait, raisonnablement, être en mesure de les rembourser sous peine de déchéance immédiate du sursis alors que, pour les autres créanciers, le délai d'exécution du plan peut aller jusqu'à 5 ans à dater de l'homologation.

En ces qualités d'inexécution des mesures prévues au plan, la reprise par les créanciers de l'exercice intégral de leurs droits et actions est subordonnée à la prononciation d'un jugement ordonnant la fin anticipée du sursis en application des articles 42, alinéa 1er, et 58, alinéa 1er, de la loi sur la continuité des entreprises.

Il est antinomique d'exiger de justifier l'enregistrement de l'hypothèque après le dépôt de la requête au motif que celle-ci se justifie pour assurer à l'Etat la priorité d'être payé hors concours si le plan ne devait pas être respecté ad futurum par les débiteurs - ce qui implique que, malgré le dépôt de la requête en continuité d'entreprise, [le demandeur] se crée une sûreté ad futurum en cours de procédure de sursis contradictoire aux autres créanciers sursitaires et aussi un droit de préférence contraire à l'économie de la loi sur la continuité des entreprises.

L'appel

L'appel a pour objet d'obtenir la réformation du jugement contradictoire rendu par la 3e chambre du tribunal de commerce de Tournai du 28 novembre 2011 en vue de déclarer l'appel recevable et fondé »,

et que le demandeur soutenait par ailleurs à la page 4 de ses conclusions de synthèse d'appel après l'arrêt du 15 avril 2013:

« A cet égard, il n'est pas inutile de souligner que les créanciers ne sont pas avertis du dépôt d'une telle requête en réorganisation judiciaire.

Les travaux préparatoires à la loi sur la continuité des entreprises soulignent ainsi (Doc. parl., Ch. repr., sess. ord. 2008, n° 52-0160/002, p. 22) qu''aucune publicité n'accompagne le dépôt de la requête afin de permettre au requérant de mettre en place le dispositif du sursis sans subir les conséquences négatives d'un tel dépôt sur son crédit'.

(La défenderesse) ne convainc pas lorsqu'elle prétend que le (demandeur) a été informé du dépôt de la requête car elle a été contrainte 'de payer des droits de rôle à l'administration fiscale'. Le (demandeur) est en mesure d'affirmer qu'il n'a pas perçu la moindre somme à ce titre de la part de (la défenderesse) »,

L'arrêt n'a pu, sans violer le droit de défense du demandeur, en conclure:

« Il ressort à suffisance de l'exposé chronologique et des correspondances vantées par (la défenderesse), aux pages 7 à 9 de ses conclusions, que c'est bien parce qu'il avait été informé par elle du dépôt de la requête en réorganisation que (le demandeur) s'est empressé de procéder à l'inscription de son hypothèque légale »,

pour en conséquence décider:

« En procédant de la sorte, dans les circonstances concrètes de l'espèce, l'administration fiscale a détourné de sa fonction le droit d'inscrire son hypothèque légale et ne s'est pas comportée comme l'aurait fait une administration publique normalement prudente et diligente, soucieuse de respecter les principes de bonne administration.

Cette inscription hypothécaire rend nettement plus difficile l'obtention de crédits bancaires indispensables au redressement de (la défenderesse) et partant le respect du plan proposé à l'ensemble des créanciers.

Elle est constitutive de l'abus de droit vanté »,

et en conséquence condamner le demandeur à en donner mainlevée (violation du principe général du droit relatif au respect des droits de la défense).

III. La décision de la Cour
Quant à la première branche

L'abus de droit consiste à exercer un droit d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice de ce droit par une personne prudente et diligente. Tel est le cas spécialement lorsqu'un droit est utilisé à une fin étrangère à celle en vue de laquelle il a été accordé. Dans l'appréciation des intérêts en présence, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause.

En vertu de l'article 86 du Code de la taxe sur la valeur ajoutée, le trésor public dispose, pour le recouvrement de la taxe, des intérêts et des frais, d'une hypothèque légale sur tous les biens appartenant au redevable, situés en Belgique et qui sont susceptibles d'hypothèque.

Conformément à l'article 85 de ce code, en cas de non-paiement, une contrainte est décernée par le fonctionnaire chargé du recouvrement et la notification de cette contrainte rendue exécutoire permet l'inscription de l'hypothèque légale.

Ces dispositions visent à garantir le recouvrement de la créance lorsque les circonstances résultant notamment de la situation ou du comportement du redevable le justifient.

L'article 2, d), de la loi du 31 janvier 2009 relative à la continuité des entreprises dispose que les créances sursitaires extraordinaires sont celles qui sont garanties par un privilège spécial ou une hypothèque et les créances des créanciers propriétaires, tandis que, selon l'article 2, e), de la loi, les autres créances sont des créances sursitaires ordinaires.

En vertu de l'article 49, alinéa 1er, de la même loi, le plan peut prévoir, en ce qui concerne les créances sursitaires ordinaires, des abattements de créances en capital et intérêts ainsi que le règlement différencié de certaines catégories de créances, notamment en fonction de leur ampleur ou de leur nature.

En vertu de l'article 50 de cette loi, sans préjudice du paiement des intérêts qui leur sont conventionnellement ou légalement dus sur leurs créances, le plan ne peut prévoir le sursis de l'exercice des droits existants des créanciers sursitaires extraordinaires que pour une durée n'excédant pas 24 mois à dater du dépôt de la requête, le cas échéant prorogée de 12 mois.

Il suit de ces dispositions qu'alors que le plan peut imposer au créancier sursitaire ordinaire un abattement de créance, il ne peut faire supporter au créancier sursitaire extraordinaire qu'un report limité dans le temps du paiement de l'intégralité de sa créance.

L'arrêt constate que le demandeur « a pris une inscription hypothécaire après le dépôt de la requête en réorganisation judiciaire [du] 29 septembre 2010 mais avant le jugement déclarant ouverte la procédure [le] 14 octobre 2010 ».

Il considère que « l'article 22 [de la loi] [...] n'interdit pas [...] que des inscriptions hypothécaires soient prises » après le dépôt de la requête et que « le moment auquel doit s'apprécier la qualité de la créance [...] [est] la date du jugement » en sorte que le demandeur est un créancier sursitaire extraordinaire.

Après avoir énoncé que « la seule circonstance que [le demandeur] ait exercé son droit de prendre une inscription hypothécaire, même après le dépôt de la requête, n'est pas ipso facto abusif, et [qu']il appartient à [la défenderesse] de caractériser les circonstances particulières qui rendraient une telle inscription abusive », l'arrêt considère que « c'est bien parce qu'il avait été informé par [la défenderesse] du dépôt de la requête en réorganisation que [le demandeur] s'est empressé de procéder à [cette] inscription [dont] le but essentiel [... ] était de lui permettre d'obtenir le statut de créancier sursitaire extraordinaire et d'échapper ainsi aux mesures susceptibles d'être imposées aux créanciers sursitaires ordinaires ».

Sur la base de ces motifs, d'où il résulte que le demandeur a procédé à l'inscription de l'hypothèque légale pour garantir le paiement intégral de ses droits plutôt que de subir, en sa qualité de créancier sursitaire ordinaire, un abattement de sa créance, l'arrêt, qui considère que « [le demandeur] a détourné de sa fonction le droit d'inscrire son hypothèque légale », méconnaît le principe général du droit selon lequel nul ne peut abuser de son droit.

Dans cette mesure, le moyen, en cette branche, est fondé.

Par ces motifs,

La Cour

Casse l'arrêt attaqué;

Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt cassé;

Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond;

Renvoie la cause devant la cour d'appel de Liège.

(…)


Note / Noot

Zie artikel van M. Vanmeenen in dit nummer, p. 487.