1.Le jugement annoté concerne un litige entre deux investisseurs particuliers et une société de gestion de portefeuille d'instruments financiers [1], à la suite d'une baisse sensible de la valeur de leurs 2 portefeuilles, constitués en 2004 et 2006.
2.Ces investisseurs reprochaient principalement à la société de gestion d'avoir investi une partie importante de leur patrimoine - qui devait être investie en obligations - en fonds (sicav) eux-mêmes investis, dans une large mesure, en obligations perpétuelles subordonnées émises par divers établissements financiers.
Ils considéraient que ces obligations perpétuelles subordonnées devaient être assimilées, en termes de risques, à des actions et qu'en conséquence le gestionnaire n'avait pas respecté la pondération d'actions prévue par le contrat de gestion. La valeur de ces instruments financiers avait en effet baissé de plus de 33% fin 2008.
La société de gestion objectait qu'il s'agissait de valeurs de premier ordre (“investment grade”), que la crise financière avait été imprévisible et qu'elle ne voyait dès lors “pas de problème à investir en obligations perpétuelles/subordonnées, plutôt qu'en obligations 'classiques'”.
3.Le tribunal a d'abord rappelé les principes de base en matière de responsabilité du gestionnaire de portefeuille:
- le gestionnaire doit, bien entendu, respecter les obligations et interdictions, légales et réglementaires, liées à l'organisation et à l'exercice de sa profession;
- ses prestations, de conseil et de gestion, sont des obligations de moyens, la simple constatation qu'un portefeuille a subi une moins-value ne constituant donc pas la preuve d'une faute du gestionnaire;
- le gestionnaire dispose d'une certaine marge de manoeuvre, le tribunal n'ayant pas à substituer son appréciation à celle du gestionnaire;
- le tribunal ne doit pas se fonder sur “des éléments déduits d'analyses postérieures aux faits du litige”;
- le gestionnaire de fortune étant un mandataire du client, il doit respecter les limites de son mandat;
- la responsabilité éventuelle du gestionnaire s'apprécie au regard de l'évolution globale du portefeuille, et non poste par poste;
- la diversification insuffisante ou la mauvaise répartition des risques peut être constitutive de faute dans le chef du gestionnaire; le tribunal précise même à ce sujet que l'“usage est de considérer qu'un portefeuille doit comporter au moins une dizaine de positions et que la norme se situe autour d'une quinzaine à une vingtaine de positions différentes”;
- le gestionnaire n'ayant (sauf convention contraire) pas une obligation de résultat quant à la performance du portefeuille, le fait que celui-ci a évolué en deçà du “benchmark” (référentiel) convenu n'implique pas nécessairement une faute dans son chef [2].
4.Le tribunal relève qu'en l'espèce, les investisseurs avaient opté pour un profil d'investissement “protégé”, celui-ci visant à “préserver et augmenter la valeur du patrimoine” sans exposer“le capital à des risques de pertes anormalement élevés” “au terme d'un cycle économique normal”.
A cet effet, le gestionnaire s'était contractuellement engagé à affecter principalement les ressources disponibles “à l'acquisition de titres de créance et de placement aisément mobilisables, et accessoirement à celle de titres d'investissement réputés peu volatiles”.
Les investisseurs reprochaient principalement au gestionnaire d'avoir placé plus de 75% du volet obligataire des portefeuilles en obligations perpétuelles subordonnées.
Selon eux, ces obligations devaient, “en termes de risques être assimilées à des actions”.
5.Les obligations “perpétuelles” sont des obligations sans terme fixe. Le moment de leur remboursement dépend de la volonté de leur émetteur [3], de sorte que l'investisseur n'a pas la certitude d'être remboursé de son vivant.
Elles ont généralement été émises au début des années 2000, par des institutions financières, émetteurs dont la solvabilité semblait - avant la crise financière de 2008 - certaine.
La question de la nature juridique des obligations perpétuelles (et subordonnées) a été relativement peu abordée par les tribunaux belges à ce jour [4].
Dans un jugement du 25 octobre 2010, le tribunal de commerce de Bruxelles estimait que les instruments financiers perpétuels et subordonnés sont des obligations, qui ne peuvent être assimilés à des actions. Le tribunal de commerce avait à cette occasion passé en revue les différentes caractéristiques de ces instruments financiers, pour conclure que “si les obligations perpétuelles peuvent, pour certains aspects, se rapprocher des actions, elles s'en diffèrent fondamentalement pour d'autres aspects” et que “les obligations subordonnées perpétuelles sont (…) une forme particulière d'obligations qui ne peuvent en aucun cas être assimilées à des actions” [5].
6.Dans la décision annotée, le tribunal de première instance de Bruxelles compare la baisse de cours, à la fin 2008, des obligations perpétuelles subordonnées à celle des obligations classiques. Celles-ci ayant sensiblement mieux résisté à la crise financière que les obligations perpétuelles subordonnées, le tribunal en déduit qu'“il ne peut être sérieusement soutenu que le risque des obligations perpétuelles/subordonnées est identique” à celui des obligations classiques.
Le tribunal relève à ce sujet que le gestionnaire rapproche [6] lui-même, dans une annexe à la convention de gestion, les obligations subordonnées des actions, en les classant toutes deux parmi les “instruments d'investissement”, par opposition aux “instruments de créances”, parmi lesquelles sont rangées les obligations simples [7].
7.La décision commentée observe qu'à l'époque où elles ont été acquises, il s'agissait de “titres réputés peu volatiles”, pour en déduire que “leur acquisition était permise” par le contrat de gestion de portefeuille, mais précise qu'elle “devait toutefois rester accessoire”.
8.Le tribunal de première instance de Bruxelles en déduit que le gestionnaire ne pouvait acquérir ces instruments financiers en tant qu'obligations, et a ainsi méconnu le contrat de gestion de portefeuille, engageant sa responsabilité envers les investisseurs.
Le grief retenu est que, compte tenu de leur risque, les obligations perpétuelles subordonnées devaient être assimilées à des actions, et que la composition “réelle” du portefeuille comportait donc une proportion d'actions ou d'obligations perpétuelles subordonnées incompatible avec une “gestion protégée”, celle-ci supposant une “surpondération d'obligations dans le portefeuille et une sous-pondération d'actions”.
9.Par contre, le tribunal de première instance de Bruxelles écarte le grief, fait par les investisseurs au gestionnaire, d'avoir insuffisamment diversifié les portefeuilles gérés, compte tenu de la surpondération des valeurs du secteur financier au sein de ceux-ci. Le tribunal observe en effet qu'“au moment de l'acquisition de ces titres, la crise financière de l'automne 2008 n'était pas encore en vue. La crise des subprimes avait éclaté, mais rien ne laissait supposer qu'elle serait suivie d'une autre crise, encore plus importante”.
10.Cette dernière constatation amène à s'interroger sur l'assimilation, faite par le tribunal de première instance, des obligations perpétuelles subordonnées aux actions en termes de risques.
On relèvera tout d'abord que le contrat de gestion de portefeuille prévoyait une répartition par type d'instruments financiers, c'est-à-dire sur base de leur nature juridique, celle-ci reflétant en partie leur risque inhérent [8]. Si l'on devait se baser sur le risque inhérent à chaque instrument financier [9], la répartition du portefeuille en actions, obligations, liquidités, … prévue par le contrat de gestion n'aurait plus qu'une importance relative, l'action d'une société A, par exemple, pouvant s'avérer moins risquée qu'une obligation d'une société B, compte tenu du risque intrinsèque de chacun des émetteurs.
En admettant même que le gestionnaire de fortune était tenu d'assimiler des obligations (en l'espèce, perpétuelles et subordonnées) à des actions sur base de leur risque, - plutôt que sur base de leur nature juridique -, force est de constater que les risques inhérents aux obligations perpétuelles subordonnées ne se sont véritablement révélés qu'à l'occasion de la crise financière, qui a éclaté en 2008 [10].
Les obligations perpétuelles étant principalement émises par des établissements financiers, les marchés se sont soudain inquiétés de l'insolvabilité de ceux-ci, et les cours de ces obligations se sont alors effondrés.
Il semble à cet égard symptomatique que les réclamations générées par ces obligations ont alors augmenté significativement, au point d'être mentionnées, pour la première fois, dans le rapport du Service de Médiation du secteur financier de 2008 [11].
L'on comprend alors difficilement comment le gestionnaire de portefeuilles aurait pu, en 2004 et 2006, prendre en considération un risque qui n'est véritablement apparu que 2 ou 4 ans plus tard, en suite de circonstances dont le tribunal constate par ailleurs l'imprévisibilité.
L'on pourrait dès lors se demander si, ce faisant, le tribunal n'aurait, en fin de compte, pas été quelque peu influencé, dans l'évaluation du risque propre aux obligations subordonnées perpétuelles, acquises [12] en 2004 et 2006, par leur évolution ultérieure et imprévisible, alors qu'il rappelle pourtant, au début de la décision, que le juge n'a pas à se fonder “sur des éléments déduits d'analyses postérieures aux faits du litige”.
Juriste d'entreprise
[1] | Sur le régime juridique applicable à la gestion de portefeuille, voy. notamment M.D. Weinberger, Gestion de portefeuille et conseil en investissement. Aspects contractuels et de responsabilités avant et après MiFID, Pratique du droit, Waterloo, 2008; Ph. Bourin, La gestion de portefeuille, Anthémis, 2009; S. Delaey, De contractuele verhouding inzake portefeuillebeheer: op de wip tussen MiFID en privaatrecht, Intersentia, 2010. |
[2] | Voy., sur ce point, G. Laguesse, “De l'indice de référence (benchmark) en gestion de portefeuille” (note sous Comm. Bruxelles (10ème ch.) 3 février 2011), D.A. O.R. 2012, 231. |
[3] | Sauf cause d'exigibilité immédiate, p.ex. en cas de faillite. |
[4] | Voy., au G.D. de Luxembourg, Trib.arr. Luxembourg 19 février 2009, JTL 2009, p. 150. |
[5] | Comm. Bruxelles 25 octobre 2010, RDC-TBH 2012, p. 367, note B. Caulier, “De la nature des titres 'perpétuels'”. |
[6] | Mais n'assimile pas. |
[7] | La décision annotée ne précise toutefois pas si cette classification était déjà utilisée par le gestionnaire à l'époque de la souscription, ou si l'annexe dans laquelle elle figure a été ajoutée ultérieurement. |
[8] | Sur base du risque inhérent aux instruments financiers d'un portefeuille en gestion, la cour d'appel de Bruxelles a assimilé des opérations de 'day trading' à des opérations sur instruments financiers dérivés: Bruxelles 9 février 2012, D.A. O.R. 2012, 235. |
[9] | En fait, les instruments financiers sont susceptibles de comporter des risques de différentes natures: risque de solvabilité de l'émetteur et/ou du garant éventuel, risque de liquidité, risque de change, risque de taux d'intérêt, etc. Il semble donc fort malaisé de quantifier ces risques et de les intégrer en une évaluation globale, propre à chaque instrument financier. |
[10] | Ainsi, par exemple, l'obligation perpétuelle subordonnée émise par ING Groep NV le 18 avril 2008 (code ISIN XS0356687219) a d'abord vu son cours demeurer stable autour de 100%, jusqu'en septembre 2008, avant de plonger, à partir d'octobre 2008, et de baisser jusqu'à 20% de son prix d'émission (mars 2009). Les craintes des marchés financiers quant à la solvabilité d'ING Groep dissipées, le cours de cette obligation perpétuelle était déjà remonté à 94% fin juillet 2009 (graphique disponible sur www.iex.nl/Obligatie-Koers/265895/INGGroep-8.aspx). |
[11] | Le Collège de Médiation du secteur financier soulignait alors lui aussi dans son rapport annuel (p. 22) l'imprévisibilité du cours des obligations “perpétuelles” à l'époque de leur émission: “Le cours de ces obligations est plus sensible aux évolutions de taux et peut de ce fait être soumis à de fortes fluctuations. Le recul du cours est principalement imputable à l'évolution du taux à long terme, qui a encore baissé depuis 2004, et au fait que l'émetteur a connu de gros problèmes du fait de la crise des subprimes. Il s'agit d'éléments externes liés à la conjoncture économique qui ne sont souvent pas prévisibles.” La position du Collège a évolué entre-temps. Dans un avis rendu en 2009, il estimait que les obligations perpétuelles s'apparentent à des actions du point de vue de l'évaluation des risques (Rapport 2010, p. 13). En 2011, toutefois, il semble être revenu à sa position initiale: “Op datum van de hier betwiste investeringen (2005) werd het risico van perpetuals, uitgegeven door grote financiële instellingen, door financiële deskundigen grotendeels als evenwaardig beschouwd met andere types van obligaties. Pas in 2008, bij de financiële crisis, (...) werden de risico's van perpetuals door de gespecialiseerde beleggingsondernemingen heringeschat.” (avis 2011-0365 du 13 septembre 2011, disponible sur www.ombudsfin.be). |
[12] | Au travers de sicav. |