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La dénonciation de crédit et l'abus de droit, R.D.C.-T.B.H., 2013/7, p. 620-623

BANQUE ET CREDIT
Droit bancaire - Responsabilité de la banque - Crédit - Dénonciation et suspension du crédit - Abus de droit (non)
L'abus de droit consiste dans l'exercice d'un droit d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente. Tel est le cas lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l'avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit. Dans l'appréciation des intérêts en présence, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause.
BANK- EN KREDIETWEZEN
Bankrecht - Aansprakelijkheid bankier - Krediet - Beëindiging en opschorting van het krediet - Misbruik (nee)
Rechtsmisbruik bestaat in de uitoefening van een recht op een wijze die kennelijk de grenzen te buiten gaat van de normale uitoefening van dat recht door een voorzichtige en zorgvuldige persoon. Dat is het geval wanneer de veroorzaakte schade niet in verhouding staat tot het voordeel dat de houder van dat recht beoogt of verkregen heeft. Bij de beoordeling van de voorhanden zijnde belangen moet de rechter rekening houden met alle omstandigheden van de zaak.
La dénonciation de crédit et l'abus de droit
A. Bref rappel des faits de la cause

1.Le litige qui fait l'objet de l'arrêt annoté portait sur la responsabilité du dispensateur de crédit en matière de dénonciation de crédit, et plus particulièrement sur l'appréciation de l'abus de droit à l'occasion de la résiliation d'une telle convention.

Cette décision donne l'occasion de rappeler la problématique de la responsabilité en matière de dénonciation de crédit et les conditions d'application de l'abus de droit.

2.Un établissement de crédit ayant accordé deux ouvertures de crédit à une société, moyennant un engagement de caution de son administrateur délégué, prend la décision de dénoncer la première ouverture de crédit, de suspendre la deuxième - partiellement dans un premier temps, totalement ensuite -, de bloquer les fonds pour se payer et de faire appel à la caution.

Les crédits avaient été consentis à durée indéterminée et il pouvait y être mis fin à la demande de chacune des parties moyennant un préavis d'un mois sans avoir à se justifier. Le règlement des ouvertures de crédit, auquel la société créditée avait adhéré, disposait en outre que la banque pouvait suspendre ou dénoncer le crédit sans préavis et demander le remboursement immédiat du solde débiteur dans différentes circonstances (en cas de perte ou de diminution pour quelque cause que ce soit du quart du patrimoine du crédité, ou de retard, de négligence dans la tenue de la comptabilité; en cas de fusion avec une autre société; si les crédités n'acquittent pas régulièrement leurs charges fiscales, sociales et autres; si les crédités restaient en défaut de remplir les stipulations du règlement, etc.).

A la suite de la dénonciation et de la suspension des crédits, l'administrateur délégué-caution avait introduit une action en responsabilité, estimant d'une part que son cautionnement lui avait été extorqué par dol ou violence et, d'autre part, que la banque avait abusivement dénoncé et suspendu les crédits.

Alors que le premier juge avait fait droit à cette demande, la cour d'appel de Bruxelles a estimé que la banque n'avait pas abusé de son droit de suspendre et de dénoncer les crédits.

Le pourvoi était dirigé contre cet arrêt pour violation du principe général du droit selon lequel nul ne peut abuser de son droit. A l'estime du demandeur, la cour d'appel n'aurait pas procédé à l'examen du caractère disproportionné de l'usage du droit par la banque.

B. La dénonciation du crédit
a) La fin du contrat

3.Différents événements sont de nature à mettre fin aux relations contractuelles. La doctrine classe les causes d'extinction du contrat en trois catégories [1]:

    • les modes de dissolution spécifiques aux contrats intuitu personae, lorsque survient une circonstance concernant la partie dans le chef de laquelle il existe l'intuitu personae, telle que le décès, la faillite, l'incapacité, la déconfiture ou toutes autres circonstances touchant à un élément essentiel relatif à la considération du cocontractant. Il est fréquent que les parties confèrent conventionnellement cette caractéristique à toute espèce de contrat ou déterminent des causes de dissolutions spécifiques qui lui conféreront cette nature avec plus ou moins d'intensité [2]. Il arrive également que les parties aient soit conventionnellement dérogé au caractère extinctif de certaines clauses, soit convenu de poursuivre leurs relations contractuelles, nonobstant la survenance de l'un ou l'autre de ces événements [3];
    • le pacte commissoire exprès qui permet au banquier de mettre fin au crédit lorsque des événements se produisent et qui impliquent l'ébranlement du crédit ou le désordre des affaires du crédité: publication de protêt, saisie, absence de comptabilité régulière, etc.;
    • le principe général de droit propre aux contrats à durée indéterminée en vertu duquel chaque partie peut mettre fin à une convention, à tout moment, principe justifié par le souci de protéger la liberté individuelle et de commerce et aussi de favoriser la libre concurrence entre agents économiques [4].

    En ce qui concerne les modalités de la dissolution, le contrat prend généralement fin suite à une résolution - qui rétroagit et qui revêt soit la forme d'une résolution judiciaire, soit d'une résolution unilatérale non judiciaire, soit encore par l'effet d'une clause résolutoire expresse convenue entre les parties - ou une résiliation - qui n'opère que pour l'avenir et qui soit fait l'objet d'un accord entre les parties (mutuus dissensus), soit s'opère unilatéralement.

    b) La dénonciation du crédit

    4.La dénonciation est un acte juridique unilatéral réceptif qui sort ses effets de plano et de manière irrévocable dès qu'elle est parvenue à son destinataire ou que celui-ci en a pris, ou a pu raisonnablement en prendre, connaissance [5]. Il en résulte une situation définitivement acquise [6].

    Après dénonciation, le contrat d'ouverture de crédit prend fin et le compte en banque lié ou au travers duquel le crédit fonctionne est en conséquence clôturé, les intérêts et les commissions comptabilisés et le solde débiteur devient immédiatement exigible, sauf clause contraire. Une fois le crédit dénoncé, le banquier ne doit plus répondre aux nouveaux appels qui seraient faits par le crédité [7].

    c) La responsabilité du banquier à l'égard du crédité en relation avec la dénonciation du crédit

    5.En matière de dénonciation de crédit, les hypothèses les plus fréquentes de mise en cause de la responsabilité du banquier sont les suivantes [8]:

      • les éléments constitutifs de la cause résolutoire expresse ne sont pas réunis;
      • les conditions d'une résolution unilatérale ne sont pas réunies;
      • la motivation invoquée à l'appui de la dénonciation est inexacte ou manquante;
      • le délai de préavis conventionnel n'est pas respecté;
      • la banque commet un abus de droit.

      En l'espèce, la responsabilité de la banque était retenue sur cette dernière base.

      C. L'abus de droit

      6.L'abus de droit peut consister dans l'exercice d'un droit d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice normal de ce droit par une personne prudente et diligente [9]. L'arrêt annoté confirme cette définition en précisant que “tel est le cas spécialement lorsque le préjudice causé est sans proportion avec l'avantage recherché ou obtenu par le titulaire du droit. Dans l'appréciation des intérêts en présence, le juge doit tenir compte de toutes les circonstances de la cause”.

      7.Par définition, l'abus de droit implique l'existence d'un droit dont l'exercice est abusif [10]. Le droit doit par ailleurs être exercé d'une manière qui excède manifestement les limites de l'exercice normal, cette formule visant à inviter le juge à procéder à un contrôle marginal sur l'exercice du droit qui ne devient abusif que lorsque le titulaire du droit excède à l'évidence les marges d'appréciation qui lui appartiennent dans l'exercice du droit [11].

      8.La définition précitée de l'abus de droit peut être complétée par une typologie des hypothèses dans lesquelles le concept peut trouver à s'appliquer.

      Il y a abus de droit notamment lorsque le titulaire use de son droit dans l'intention de nuire à autrui, à des fins autres que celles pour lesquelles le législateur a établi le droit, ou encore de manière disproportionnée [12].

      Dans l'appréciation de la disproportion, le juge aura égard à ce que “la banque n'est pas tenue de faire passer les intérêts de son client avant ses propres intérêts” [13]. Par ailleurs, le fait que la dénonciation du crédit puisse causer un dommage au crédité ne permet pas de conclure à l'existence d'un abus, toute dénonciation des crédits par la banque générant nécessairement des inconvénients dans le chef du crédité [14]. Il importe également que le dommage causé soit hors de proportion avec les manquements commis par le crédité [15].

      9.Au titre de l'abus de droit, on a ainsi estimé que “la dénonciation d'une ligne de crédit sans avertissement préalable, sans motivation relevante et sans qu'une chance ait été donnée au crédité de se justifier est contraire au principe d'exécution de bonne foi des conventions et constitue un abus de droit” [16].

      La responsabilité d'un banquier a également été retenue à la suite de la dénonciation d'un crédit d'investissement “au seul motif que le crédité était en retard de paiement d'une seule échéance et pour trois semaines seulement et alors que l'avantage que tirait la banque de cette dénonciation était sans commune mesure avec l'inconvénient qui en résultait pour le client” [17].

      En revanche, il a été considéré que n'abusait pas de son droit la banque qui dénonçait le crédit suite à la présentation par le crédité d'un chèque sans provision tiré sur un de ses comptes ouverts auprès d'une autre banque [18], ou suite au non-respect par le crédité de son engagement pris dans le cadre du crédit de réserver l'intégralité de ses opérations à la banque, doublé de dépassements sporadiques et de la découverte de l'affectation du produit de la réalisation de divers biens appartenant au crédité au désintéressement d'autres créanciers [19].

      10.En l'espèce, la Cour de cassation, après avoir rappelé la définition de l'abus de droit, a estimé que le juge d'appel avait, dans l'appréciation des intérêts en présence, tenu compte de toutes les circonstances de la cause en constatant de manière circonstanciée que la situation du crédité s'était aggravée avant la première dénonciation et que la suspension partielle du second crédit était justifiée tant en raison du retard de paiement important que la société accusait envers l'Office national de sécurité sociale - ce retard ayant également déterminé une autre banque à prendre des mesures similaires - ainsi que par le fait que la société s'obstinait à ne pas lui communiquer une situation financière détaillée et des résultats concrets.

      Par ailleurs, la Cour a approuvé le raisonnement de la cour d'appel qui conclut que la suspension des crédits répondait à une préoccupation de saine gestion des crédits afin que l'on ne puisse pas reprocher ultérieurement à la banque de maintenir artificiellement, par un crédit immérité, une société en état virtuel de faillite et n'avait dès lors, dans les circonstances de l'espèce, rien d'intempestif [20].

      Rejetant le pourvoi du demandeur, la Cour de cassation a par conséquent estimé que la cour d'appel avait examiné à la lumière de toutes les circonstances de la cause si la banque n'avait pas retiré de l'usage de ses droits un avantage sans proportion avec la charge corrélative du demandeur.

      Pierre Proesmans

      Avocat au barreau de Bruxelles Buyle Legal

      [1] J. Linsmeau, “Les responsabilités du banquier”, TPDC 2007, T. 5, pp. 461-462, n° II 623.
      [2] P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, T. 2, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 994, n° 664: “Par exemple, telle est la clause que l'on rencontre dans des contrats de crédit ou d'emprunt consentis à une société selon laquelle le contrat prendra fin (…) si le contrôle de cette société change de mains.”
      [3] J.-P. Buyle, “La dénonciation du crédit”, Rev.banque 1988, p. 47.
      [4] P. Wéry, Droit des obligations, Vol. 1, Bruxelles, Larcier, 2010, p. 825, n° 980.
      [5] C. Delforge, “L'unilatéralisme et la fin du contrat. Droit de rétractation, résiliation et résolution unilatérales: quand le pouvoir d'un seul anéantit ce que la volonté commune a édifié” in La fin du contrat, Liège, CUP, 2001, p. 111, n° 74.
      [6] P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, T. 2, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 980, n° 653.
      [7] J.-P.- Buyle, o.c., p. 50.
      [8] A.-P. André-Dumont, “La responsabilité du banquier”, extrait de Responsabilités professionnelles, Limal, Anthémis, 2012, p. 101.
      [9] Cass. 9 mars 2009, JT 2009, p. 392.
      [10] Voy. à ce sujet, Cass. 3 décembre 2007, www.cass.be, n° C.06.0208.F: “L'abus de droit suppose, par définition, l'existence d'un droit. En l'espèce, l'arrêt retient un abus de droit dans le fait pour la [demanderesse] d'avoir maintenu la dénonciation du contrat. Or, la décision de résilier un contrat produit ses effets de plano et irrévocablement. Il n'en résulte donc nullement ensuite un droit de maintenir ou de ne pas maintenir la résiliation qui entraînerait corrélativement dans le chef de la partie subissant la résiliation le droit subjectif d'exiger que celle-ci soit privée d'effet de manière à ressusciter un contrat qui a pris fin. Il ne peut, en conséquence, être question d'un abus de droit qui consisterait dans le fait de 'maintenir' la dénonciation ou la résiliation d'un contrat, et de se refuser à maintenir ce contrat en vigueur. En décidant que la demanderesse aurait commis un tel abus d'un droit, l'arrêt viole les art. 1382 et 1383 du Code civil (si l'on considère que l'arrêt s'est placé dans le champ extracontractuel), 1134, 3ème alinéa du Code civil (s'il faut considérer que l'arrêt se fonde sur l'exécution du contrat) et le principe général du droit visé au moyen.).”
      [11] P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, T. 1, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 74, n° 31.
      [12] Ibid., pp. 77 et s., n° 32. Cette dernière hypothèse vise l'exercice du droit sans intérêt ou motif légitime en causant un préjudice que l'on aurait pu éviter; l'exercice d'un droit lorsque l'avantage que l'on en retire est hors de toute proportion avec le préjudice que l'on cause à autrui; le choix entre plusieurs manières d'exercer un droit, de manière la plus dommageable pour autrui sans que ce choix ne soit justifié par un intérêt dans le chef du titulaire du droit; l'exercice d'un droit dans des conditions de nature à causer à la collectivité un dommage hors de proportion avec l'avantage poursuivi par le titulaire du droit.
      [13] Bruxelles 15 septembre 2009, RDC-TBH 2011, 306, note O. Stevens.
      [14] A.-P. André-Dumont, o.c., p. 102; Bruxelles 11 avril 2008, Dr.banc.fin. 2009, p. 301.
      [15] Bruxelles 15 septembre 2009, RDC-TBH 2011, 306, note O. Stevens. En l'espèce, tel n'était pas le cas en raison des multiples arriérés de paiement du crédité et du non-respect de ses promesses d'apurement.
      [16] Comm. Turnhout (réf.) 10 juillet 1996, RDC-TBH 1997, 765, obs. J.-P. Buyle et M. Delierneux.
      [17] Comm. Bruges 24 juin 1997, RDC-TBH 1998, 840, obs. J.-P. Buyle et M. Delierneux.
      [18] Bruxelles 1er février 2008, Dr.banc.fin. 2009, p. 297, cité par A.-P. André-Dumont, o.c., p. 103.
      [19] Bruxelles 11 avril 2008, Dr.banc.fin. 2009, p. 301.
      [20] Comme l'a relevé le professeur André Bruyneel, le banquier se trouve souvent confronté à un cruel dilemme: rompre prématurément le crédit ou le maintenir de manière potentiellement critiquable (Le 'Mémoire de Barsy' sur la responsabilité du donneur de crédit, Rev.banque 1977, p. 314 cité par J.-P. Buyle, “La dénonciation du crédit”, Rev.banque 1988, p. 53).