Article

Les mesures provisoires dans le Règlement Bruxelles Ibis, R.D.C.-T.B.H., 2013/5, p. 348-356

Les mesures provisoires dans le Règlement Bruxelles Ibis

Arnaud Nuyts [1]

TABLE DES MATIERES

Introduction

I. Le régime de circulation des mesures provisoires A. Première condition: compétence au fond du juge d'origine 1) Le principe: introduction d'une nouvelle restriction

2) La mise en oeuvre: contrôle de la compétence au fond

B. Seconde condition: information préalable du débiteur

II. Le régime de l'octroi des mesures provisoires A. La notion de mesures provisoires: les mesures probatoires

B. Une restriction territoriale à l'octroi des mesures provisoires?

Conclusion

RESUME
La question des mesures provisoires n'a pas fait l'objet d'une très grande attention au cours des travaux préparatoires ayant mené à l'adoption du Règlement Bruxelles Ibis sur la compétence et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale. Pourtant, les mesures provisoires jouent un rôle souvent déterminant dans la résolution des litiges commerciaux. Il est donc important d'examiner attentivement les modifications insérées dans le nouveau texte dans cette matière. Ces modifications ont pour conséquence principale de limiter l'effet transfrontière des mesures provisoires, ce qui peut apparaître paradoxal à un moment où le législateur européen abolit la procédure d'exequatur en vue de faciliter la circulation des décisions au sein de l'espace judiciaire européen.
SAMENVATTING
Aan de vraag naar de voorlopige maatregelen werd bij de voorbereidende werkzaamheden die hebben geleid tot de aanneming van de Brussel Ibis-Verordening betreffende de bevoegdheid en de tenuitvoerlegging van beslissingen in burgerlijke en handelszaken, weinig aandacht geschonken. De voorlopige maatregelen spelen nochtans vaak een beslissende rol bij de commerciële geschillenbeslechting. Het is bijgevolg van belang dat de wijzigingen hieromtrent aandachtig worden onderzocht. Het belangrijkste gevolg van deze wijzigingen is dat ze de grensoverschrijdende gevolgen van de voorlopige maatregelen beperken, wat paradoxaal kan lijken op een moment waarop de Europese wetgever de exequaturprocedure afschaft met het oog op de vereenvoudiging van de uitvoering van uitspraken binnen de Europese justitiële ruimte.
Introduction

L'objet de cette contribution est d'examiner le nouveau régime des mesures provisoires et conservatoires dans le règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale (refonte) [2] (ci-après, 'le règlement' ou 'le Règlement Bruxelles Ibis'). Ce nouveau régime, comme les autres dispositions substantielles du règlement, s'applique à partir du 10 janvier 2015 (art. 81 du règlement).

Si l'on voulait tenter de synthétiser en une phrase l'apport du règlement dans cette matière [3], on pourrait dire que les mesures provisoires et conservatoires ('les mesures provisoires') ont désormais, en principe, un effet strictement territorial, sauf si elles sont ordonnées par un juge compétent au fond et que le défendeur a été averti préalablement à l'exécution. La limitation de l'effet extraterritorial des mesures provisoires est introduite par le truchement d'une restriction apportée à la notion de 'décision' au sens du règlement [4]. La restriction figure à l'article 2, a., 2ème alinéa du règlement, qui est rédigé comme suit:

“Aux fins du chapitre III, le terme 'décision' englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond. Il ne vise pas une mesure provisoire ou conservatoire ordonnée par une juridiction sans que le défendeur soit cité à comparaître, à moins que la décision contenant la mesure n'ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l'exécution.”

Le chapitre III du règlement porte sur la reconnaissance et l'exécution des décisions. Ainsi, seules les mesures provisoires qui répondent aux conditions prévues dans cette disposition sont susceptibles de bénéficier du nouveau système d'exécution directe organisé par le règlement [5]. En vertu de ce nouveau système, l'exécution dans un Etat membre d'une décision rendue dans un autre Etat membre n'est plus subordonnée à l'obtention préalable de l'exequatur, qui dans le Règlement Bruxelles I prenait la forme d'une décision rendue par une juridiction de l'Etat requis constatant la force exécutoire de la décision d'origine. Avec le Règlement Bruxelles Ibis, la décision de l'Etat membre d'origine est traitée comme si elle avait été rendue dans l'Etat membre requis [6]: le demandeur peut mobiliser directement toutes les voies d'exécution prévues par la loi locale.

Deux conditions cumulatives sont édictées par le texte précité pour qu'une mesure provisoire rendue dans un Etat membre puisse être exécutée directement (ou reconnue de plein droit) dans un autre Etat membre: elle doit avoir été ordonnée par un juge compétent pour connaître du fond du litige, et la partie défenderesse doit avoir été avertie de la procédure, que ce soit parce que cette partie a été citée à comparaître devant la juridiction de l'état d'origine ou parce que la décision, lorsqu'elle est rendue sur requête unilatérale dans cet état, lui a été signifiée préalablement à l'exécution.

Ces deux conditions concernent le régime de l'effet des mesures provisoires en dehors de l'Etat membre de la juridiction qui les a ordonnées. Aucune modification n'a été apportée par le législateur européen à la disposition du règlement qui confère à la juridiction de l'Etat membre d'origine le pouvoir d'ordonner des mesures provisoires. La règle prévue à l'article 31 du Règlement Bruxelles I est reprise de manière quasiment identique [7] à l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis: elle autorise toute juridiction d'un Etat membre à ordonner une mesure provisoire conformément à la lex fori, même si la juridiction d'un autre Etat membre est compétente sur le fond du litige.

Ceci dit, si la disposition elle-même qui fonde le pouvoir d'octroyer des mesures provisoires reste inchangée, le préambule du règlement comporte des directives d'interprétation sur la notion de mesures provisoires dont il faut déterminer la portée pour vérifier si elles impliquent une modification du pouvoir du juge de l'état d'origine d'octroyer de telles mesures.

On commencera donc par examiner le régime de circulation des mesures provisoires au sein de l'Union européenne (I), avant d'analyser le régime de l'octroi de ces mesures par une juridiction non compétente au fond (II).

I. Le régime de circulation des mesures provisoires

Comme il ressort de ce qui précède, la reconnaissance et l'exécution d'une décision ordonnant une mesure provisoire est subordonnée au respect de deux conditions tenant, d'une part, à la compétence de la juridiction de l'état d'origine qui l'a ordonnée (A) et, d'autre part, à l'information préalable du défendeur (B).

A. Première condition: compétence au fond du juge d'origine
1) Le principe: une nouvelle restriction à la circulation des mesures provisoires

Ainsi qu'il a été indiqué, l'article 2, a., 2ème alinéa du règlement dispose que, aux fins de l'application des dispositions du règlement relatives à la reconnaissance et l'exécution des décisions, le terme “décision”“englobe les mesures provisoires ou les mesures conservatoires ordonnées par une juridiction qui, en vertu du présent règlement, est compétente au fond”. Ainsi, comme l'explique le considérant 33, les mesures provisoires ordonnées par un juge compétent au fond doivent bénéficier de la “libre circulation” au titre du règlement, tandis que si les mesures sont ordonnées “par une juridiction d'un Etat membre non compétente au fond, leur effet devrait être limité, au titre du présent règlement, au territoire de cet Etat membre”.

La non-circulation des mesures provisoires ordonnées par un juge autre que celui compétent au fond emporte un renversement de la jurisprudence et de la pratique développées sous l'empire de la Convention de Bruxelles et du Règlement Bruxelles I. La Cour de justice a implicitement admis, dès l'arrêt Denilauler rendu en 1980 [8], que les mesures provisoires peuvent être reconnues et exécutées abstraction faite du fondement de la compétence du juge d'origine. Dans cet arrêt, la Cour a souligné que “l'article 24 [de la Convention de Bruxelles [9]] n'exclut pas que des mesures provisoires ou conservatoires ordonnées dans l'Etat d'origine... puissent faire l'objet d'une reconnaissance et d'une autorisation d'exécution dans les conditions prévues par (...) la Convention”. La Cour envisage donc précisément le cas d'une décision rendue sur la base de l'article 24 de la Convention de Bruxelles (art. 31 du Règlement Bruxelles I, et désormais art. 35 du Règlement Bruxelles Ibis), c'est-à-dire rendue par un juge autre que celui compétent au fond: le motif précité implique qu'une telle décision peut bénéficier du régime européen uniforme de reconnaissance et d'exécution.

On a pu s'interroger sur le point de savoir si l'arrêt Mietz [10] n'avait pas remis en cause ce principe [11]: dans cet arrêt, la Cour de justice a décidé que pour pouvoir accorder l'exequatur à une décision ordonnant une mesure provisoire, le juge de l'Etat requis doit vérifier, premièrement, si la décision a été rendue par une juridiction compétente au fond et, deuxièmement, dans la négative, si la mesure respecte les limites à l'octroi des mesures provisoires déduites de l'article 24 de la Convention de Bruxelles (jurisprudence Van Uden [12]), y compris l'exigence d'un 'lien de rattachement réel' entre l'objet des mesures et le territoire du for (impliquant à propos d'une mesure ordonnant une contre-prestation contractuelle, que la mesure ne porte que sur des avoirs déterminés du défendeur se situant, ou devant se situer, dans la sphère de la compétence territoriale du juge saisi).

La discussion a été alimentée par le Rapport Pocar relatif à la nouvelle Convention de Lugano du 30 octobre 2007, qui mentionne, sans autre développement à ce sujet, qu'“il semble naturel que les décisions rendues sur la base de la compétence prévue par l'article 31 ne donnent pas lieu, en principe, à une reconnaissance et à une exécution à l'étranger” [13].

En réalité, cependant, dès lors que l'arrêt Mietz subordonne l'exequatur d'une mesure provisoire ordonnée par un juge non compétent au fond à la condition qu'elle respecte les limites à l'octroi d'une telle mesure dégagées dans l'arrêt Van Uden, il en ressort nécessairement qu'une telle mesure n'est pas, selon l'arrêt Mietz lui-même, exclue par principe du régime uniforme de reconnaissance et d'exécution [14]. C'est d'ailleurs ce que confirme l'arrêt Italian Leather, rendu postérieurement à l'arrêt Mietz, qui décide qu'“il importe peu que les décisions concernées aient été rendues dans le cadre de procédures de référé ou de procédures au fond”, dès lors que la notion de 'décisions' faisant l'objet du régime européen de reconnaissance et exécution 'revêt une portée générale[15].

Le Règlement Bruxelles Ibis condamne donc la pratique consistant à saisir le juge du provisoire d'un Etat membre dont la loi prévoit des mesures provisoires particulièrement efficaces (p. ex., l'Angleterre ou les Pays-Bas) en vue d'en demander la reconnaissance et/ou l'exécution dans d'autres Etats membres. Cette pratique semble précisément celle qui paraît avoir été dans le collimateur de la Commission: dans l'exposé des motifs, il est affirmé que la restriction s'impose “en raison de la grande divergence des droits internes sur [la] question [des mesures provisoires]” [16]. L'intention serait donc de mettre fin au 'forum shopping provisoire' ou 'présidentiel'. Paradoxalement, pourtant, la restriction pourrait avoir pour effet de renforcer le rôle des disparités entre les droits procéduraux dans cette matière [17]. En effet, dès lors que les juridictions du provisoire ne peuvent plus prêter leur assistance à travers l'octroi de mesures produisant des effets dans d'autres Etats membres, la protection efficace du demandeur pendant le déroulement de la procédure au fond (et le cas échéant après celle-ci) dépendra d'autant plus du choix du demandeur entre les compétences concurrentes organisées par le règlement. L'impact du forum shopping de fond - bon fide ou mala fide - est encore renforcé, puisque seul le juge du fond peut prendre en cours d'instance et après celle-ci des mesures provisoires qui produisent des effets extraterritoriaux.

2) La mise en oeuvre: contrôle de la compétence au fond

En vue d'établir que la condition de compétence du juge d'origine est remplie, l'article 42, 2., b), i) du règlement exige, en vue de l'exécution d'une décision ordonnant une mesure provisoire, que le certificat délivré par la juridiction de l'Etat d'origine atteste que “la juridiction est compétente pour connaître du fond”. Ce certificat doit être produit par la partie qui demande l'exécution directe à l'autorité de l'Etat membre requis chargé de l'exécution. En Belgique, l'huissier qui serait saisi d'une demande d'exécution directe d'une décision ordonnant une mesure provisoire devra donc vérifier que la juridiction de l'Etat d'origine a coché la case prévue au point 4.6.2.2.1. du modèle de certificat (annexe I du règlement), qui atteste que “la mesure a été ordonnée par une juridiction compétente au fond”.

Que faut-il entendre par 'juridiction compétente au fond'? Le concept est tiré de la jurisprudence Van Uden, qui a précisé que “la juridiction compétente pour connaître du fond d'une affaire en vertu d'un des chefs de compétence prévu [dans le règlement] reste également compétente pour ordonner des mesures provisoires ou conservatoires, sans que cette dernière compétence soit subordonnée à d'autres conditions” [18]. Lorsque le juge est compétent au fond, il est donc aussi de plein droit compétent pour ordonner des mesures provisoires, lesquelles doivent être reconnues et exécutées dans les autres Etats membres en vertu du règlement.

La juridiction 'compétente au fond' est donc celle qui tire sa compétence de l'un des chefs de compétence prévus par le règlement. Plusieurs hypothèses peuvent se présenter. La première est que la mesure provisoire est ordonnée par la juridiction déjà saisie du fond du litige. C'est la situation où la mesure est ordonnée au titre de mesure avant-dire droit par le juge du fond. Dans ce cas, la condition est remplie, pour autant bien entendu que la compétence dudit juge pour connaître du fond soit établie. Dans le cas où le défendeur contesterait la compétence du juge saisi pour connaître du fond du litige, ou ferait défaut, il faudra normalement, pour que les mesures provisoires qu'il ordonne soient susceptibles de circuler dans l'Union européenne, que le juge se prononce déjà sur sa compétence sur le fond [19]. Tant que le juge ne s'est pas prononcé sur ce point, on peut douter que le demandeur puisse obtenir le certificat attestant la compétence du juge d'origine (sauf si la compétence du juge d'origine est évidente, par exemple parce que la mesure est ordonnée par le juge du domicile du défendeur? [20]), et les mesures provisoires que ce dernier juge aurait ordonnées ne pourront être reconnues et exécutées dans les autres Etats membres.

La deuxième hypothèse est celle où la mesure provisoire est ordonnée par une juridiction qui n'est pas elle-même saisie du fond du litige (en Belgique, le juge des référés), mais où une action a déjà été portée devant une juridiction de fond dans le même Etat membre. A notre sens, dans ce cas, la situation est identique à la première hypothèse, sous cette réserve que la vérification de la compétence appartiendra ici non pas au juge du fond lui-même, mais à un autre juge, à savoir celui spécialement chargé de l'octroi des mesures provisoires. Ceci pourrait induire un changement dans la pratique des juges des référés, et le cas échéant, des aménagements au droit procédural des Etats membres, puisque ces juges spécialisés dans l'octroi des mesures provisoires n'ont, par définition, pas l'habitude de se prononcer sur la compétence pour connaître du fond du litige, dont ils ne sont pas saisis. Bien entendu, dans le cas où la mesure qu'il prononce n'est pas appelée à circuler dans l'Union européenne, le juge des référés n'aura pas à se prononcer sur la question de compétence au fond. Par ailleurs, dans l'hypothèse où, parallèlement ou postérieurement au prononcé par le juge des référés d'une mesure provisoire, le juge du fond trancherait la question de compétence et se déclarerait compétent au fond, la condition sera réputée remplie et le demandeur devrait pouvoir obtenir le certificat constatant la compétence au fond du juge ayant ordonné la mesure provisoire.

La troisième hypothèse est celle où la mesure provisoire est ordonnée par une juridiction qui n'est pas saisie du fond du litige, lequel n'a pas encore été porté devant une juridiction de l'Etat membre en question. A notre sens, la circonstance qu'aucune juridiction de l'Etat membre d'origine n'est saisie du fond du litige ne fait pas obstacle, per se, à la circulation des mesures provisoires ordonnées par un juge de cet Etat membre [21]. En effet, l'article 2, a., 2ème alinéa se borne à exiger que la juridiction de l'état d'origine soit, en vertu du règlement, compétente au fond, sans exiger qu'une juridiction de cet état ait déjà été saisie sur le fond. La situation se complique lorsque la juridiction d'un autre Etat membre est déjà saisie du fond du litige. Se pose la question de savoir si, dans ce cas, il peut encore être considéré que la juridiction qui ordonne les mesures est compétente pour connaître du fond. Cette notion vise-t-elle uniquement la compétence théorique du juge du fond au regard des divers chefs de compétence prévus par le règlement, ou faut-il aussi avoir égard à la possibilité de saisir effectivement ce juge du fond du litige? Dans ce dernier cas, il faudrait aussi avoir égard aux règles de litispendance et de connexité du règlement, qui donnent la priorité à la juridiction première saisie du litige.

Pour prendre un exemple concret, imaginons que le tribunal français du domicile du défendeur est saisi du fond du litige, et qu'une mesure provisoire est ordonnée par le juge des référés belge du lieu d'exécution du contrat: ce juge peut-il être considéré comme compétent au fond au sens de l'article 2, a., 2ème alinéa, alors qu'il ne pourrait plus être saisi effectivement du fond du litige en raison de la règle de litispendance? Le motif précité de l'arrêt Van Uden pourrait être invoqué au soutien d'une réponse affirmative, mais le contexte de cet arrêt était différent. Compte tenu de l'objectif du législateur européen de restreindre le nombre de juridictions susceptibles d'octroyer des mesures provisoires produisant un effet extraterritorial, et de l'objectif plus général d'éviter le risque de contrariété de décisions, on peut penser que seule la juridiction qui pourrait effectivement connaître du litige en vertu du règlement peut être considérée comme compétente au fond au sens de l'article 2, a., 2ème alinéa.

Une autre question difficile est celle du contrôle éventuel, dans l'Etat membre requis, de la compétence de la juridiction ayant octroyé les mesures provisoires. Le texte est silencieux sur ce point. Comme on l'a vu, dans le cadre du Règlement Bruxelles I, la Cour de justice a jugé, dans l'arrêt Mietz, que le juge de l'état requis peut contrôler si le juge d'origine a respecté les conditions uniformes relatives à l'octroi des mesures provisoires, lesquelles ne s'imposent que si le juge d'origine n'est pas compétent au fond [22]. Le même type de contrôle a été admis dans le cadre du Règlement Bruxelles IIbis à propos de l'effet de mesures provisoires en matière de responsabilité parentale [23]. Dans les deux matières, la Cour de justice a cependant pris le soin de préciser [24] que le contrôle ne portait pas en tant que tel sur la compétence du juge d'origine, mais sur “les limites qui s'imposent à la possibilité de demander l'exequatur” d'une mesure provisoire au regard des conditions d'octroi de ces mesures [25]. Surtout, la Cour a aussi insisté sur le fait que dans les deux affaires en cause, le fondement de la compétence du juge d'origine était incertain, et ne ressortait pas des termes même de la décision [26]. Par contraste, s'agissant de la nouvelle condition de l'article 2, a., 2ème alinéa, le certificat atteste de manière claire et explicite que, selon la juridiction d'origine, celle-ci est compétente pour connaître du fond du litige. En conséquence, on peut douter que puisse être acceptée, ici, une dérogation au principe d'interdiction du contrôle de la compétence du juge d'origine consacré par l'article 45, 3. du règlement. Ni l'autorité compétence de l'état requis chargée de l'exécution, ni la juridiction de cet état saisie sur la base d'une contestation de l'exécution par le débiteur, ne devraient pouvoir remettre en cause l'attestation découlant du certificat que la juridiction de l'état d'origine est compétente pour connaître du fond.

Ceci dit, les autorités de l'état requis ne devraient être tenues par les mentions du certificat que dans le cas où celui-ci a été délivré, conformément à l'article 53, par 'la juridiction d'origine'. Ce certificat doit donc être l'oeuvre, ou du moins devra être approuvé, par la juridiction elle-même [27].

B. Seconde condition: information préalable du débiteur

L'article 2, a., 2ème alinéa du règlement introduit une seconde restriction à la notion de mesures provisoires pour les besoins de l'application du régime de reconnaissance et d'exécution: la notion “ne vise pas une mesure provisoire ou conservatoire ordonnée par [une juridiction compétente au fond] sans que le défendeur soit cité à comparaître, à moins que la décision contenant la mesure n'ait été signifiée ou notifiée au défendeur avant l'exécution”. A nouveau, en vue d'établir que cette condition est remplie, la partie qui demande l'exécution directe doit produire à l'autorité compétente de l'état requis, lorsque la mesure a été ordonnée sans que le défendeur soit cité à comparaître, 'une preuve' que la décision a été signifiée (art. 42, 2., c)).

Le règlement subordonne, de manière générale, l'utilisation du nouveau mécanisme d'exécution directe à la condition que la décision a été notifiée ou signifiée avant la première mesure d'exécution (art. 43, 1.). Cependant, en principe, cette formalité préalable n'est pas exigée à propos de “l'exécution d'une mesure conservatoire figurant dans une décision” (art. 43, 3.). L'article 2, a., 2ème alinéa du règlement emporte donc une exception à cette exception: la formalité de la signification est quand même exigée lorsqu'il s'agit d'exécuter de manière directe une mesure provisoire qui a été ordonnée dans l'Etat membre d'origine sans que le défendeur ait été cité à comparaître. Il a ainsi été estimé que l'abolition de l'exequatur, et donc de l'intervention du juge de l'état requis avant l'exécution d'une mesure provisoire ordonnée dans un autre Etat membre, ne pouvait se combiner avec la suppression de l'information préalable du débiteur sur le prononcé de cette mesure.

Sur ce point, le règlement codifie la fameuse jurisprudence Denilauler de la Cour de justice, selon laquelle le régime européen “d'exécution simplifiée” ne s'applique pas aux “mesures provisoires ou conservatoires ordonnées ou autorisées par un juge sans que la partie contre laquelle elles sont dirigées ait été appelée à comparaître et qui sont destinées à être exécutées sans avoir été préalablement signifiées à cette partie” [28]. Il a été soutenu de manière convaincante que cette jurisprudence, datant de 1980, devrait être réexaminée à la lumière de l'évolution de la pratique et du renforcement du principe de libre circulation des jugements, auquel ne devrait plus échapper les procédures unilatérales [29]. Dans la proposition de règlement du 14 décembre 2010, la Commission avait effectivement prévu de consacrer l'abandon de la restriction portant sur la nature de la procédure dans l'état d'origine: il était prévu que devraient bénéficier du régime européen de reconnaissance et d'exécution “les mesures ordonnées sans que le défendeur soit cité à comparaître et qui sont destinées à être exécutées sans notification ou signification préalable à ce dernier si le défendeur a ensuite le droit de contester la mesure en vertu du droit de l'Etat membre d'origine” [30].

Le législateur européen ne s'est finalement pas engagé dans cette voie: en codifiant la jurisprudence Denilauler, il condamne malheureusement toute évolution de la matière et son adaptation aux exigences de la pratique.

Le texte du règlement paraît cependant autoriser lui-même deux voies permettant au créancier de mettre en oeuvre une mesure provisoire sur le territoire de l'état requis sans avertir au préalable le débiteur. La première est mentionnée par le considérant 33 du règlement: si le régime européen d'effet des décisions ne s'applique pas aux mesures provisoires qui n'ont pas été signifiées au préalable, “ceci ne devrait pas empêcher la reconnaissance et l'exécution de telles mesures au titre du droit national”. En pratique, cela signifie que le créancier devra saisir le juge de l'état requis d'une demande d'exequatur, sans pouvoir bénéficier de l'exécution directe. Mais lorsque le droit national de l'état requis le permet (ce qui est le cas en Belgique [31]), cette procédure d'exequatur pourra être menée de manière unilatérale, et la mesure pourra ensuite être exécutée sans avertissement préalable du débiteur.

En d'autres termes, le législateur européen valide, dans ce cas particulier, la théorie qui prône l'applicabilité du régime de droit commun de l'effet des jugements lorsque ce dernier est plus libéral que le régime européen. Certains auteurs défendent cette théorie, en faisant valoir que la Convention de Bruxelles et les textes qui l'ont suivi visent à faciliter la reconnaissance et l'exécution des jugements, de sorte qu'il serait paradoxal que leur application aboutisse à une circulation moins aisée que celle du droit commun [32]. Cette thèse est cependant vivement contestée par ceux qui considèrent que le régime européen d'effets des jugements, fondé sur un savant équilibre entre les exigences de libre circulation et de protection des droits de la défense, doit recevoir une application identique dans tous les Etats membres [33]. Ces derniers arguments emportent à notre sens l'adhésion, et l'on se gardera de déduire de la possibilité d'appliquer le droit commun de l'exécution en matière de mesures provisoires une consécration générale de la théorie précitée. L'interprétation retenue par le préambule du règlement peut se justifier par deux ordres de considérations propres à la matière des mesures provisoires: d'une part, le régime des mesures provisoires se prête davantage à un renvoi au droit national, comme le confirme la règle de compétence en cette matière qui comporte un tel renvoi (art. 35, ancien art. 31 du Règlement Bruxelles I); d'autre part, la permission d'appliquer le régime plus libéral du droit national pourrait constituer une concession, admise au dernier moment [34] par le législateur européen, à ceux qui ont dénoncé l'atteinte excessive portée à l'efficacité transfrontière des mesures provisoires [35].

La seconde voie qui pourrait éventuellement permettre au créancier d'échapper à l'obligation d'avertissement préalable du débiteur consiste à invoquer l'article 40, qui prévoit qu'une décision exécutoire dans l'état d'origine “emporte de plein droit l'autorisation de procéder aux mesures conservatoires prévues par la loi de l'Etat membre requis”. Les mesures provisoires ordonnées sur requête unilatérale ne paraissent pas exclues du bénéfice de cette disposition. Par ailleurs, la mesure à laquelle il serait procédé sur cette base ne paraît pas soumise à la restriction prévue à l'article 2, a., 2ème alinéa, ni à l'article 42, 2., c), puisque ces dispositions concernent l'exigence de signification de la décision rendue dans l'état d'origine sans que le défendeur soit cité à comparaître. D'ailleurs, l'article 43, 3. indique que les formalités prévues par la disposition (dont celle de signification préalable) ne s'appliquent pas lorsque la personne qui demande l'exécution procède à des mesures conservatoires conformément à l'article 40. Ainsi, le créancier pourra procéder de manière directe aux mesures conservatoires “prévues par la loi nationale de l'Etat membre requis”. Ici, par hypothèse, la décision rendue dans l'Etat membre d'origine porte, elle-même, sur une mesure provisoire. Sous peine de contourner la restriction figurant à l'article 2, a., 2ème alinéa, il ne saurait être accepté que soit exécutée en tant que telle la décision étrangère prévoyant cette mesure. Mais dans la mesure où la loi de l'Etat membre requis permettrait, sur le visa de cette décision, de prendre de manière directe une mesure provisoire équivalente prévue par le droit local, l'article 40 paraît valider le processus. Concrètement l'hypothèse visée est donc celle où le demandeur, ayant obtenu une mesure selon la loi procédurale de l'état d'origine et ne pouvant solliciter l'exécution directe de cette mesure à défaut d'avertissement préalable du défendeur, diligente une mesure prévue par la loi procédurale de l'état requis, en invoquant comme soutien la mesure provisoire ordonnée dans l'Etat membre d'origine.

II. Le régime de l'octroi des mesures provisoires

Comme on l'a indiqué, le législateur européen n'a pas touché à la substance de la règle conférant l'autorité à un juge non compétent au fond pour prendre des mesures provisoires et conservatoires: reprenant pour l'essentiel la règle prévue à l'article 31 du Règlement Bruxelles I, l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis dispose que “les mesures provisoires et conservatoires prévues par la loi d'un Etat membre peuvent être demandées aux juridictions de cet état, même si les juridictions d'un autre Etat membre sont compétentes pour connaître du fond”. Deux modifications mineures ont été apportées au texte. D'une part, on vise les mesures demandées aux 'juridictions' d'un Etat membre, tandis que le Règlement Bruxelles I fait référence aux 'autorités judiciaires': le changement reflète l'harmonisation de la terminologie à travers l'ensemble du règlement, qui utilise maintenant de manière systématique le terme 'juridiction' plutôt que celui de 'tribunal' ou autre. D'autre part, on a supprimé 'en vertu du règlement' à propos de la compétence des juridictions d'un autre Etat membre: il faut en déduire que l'article 35 n'exige pas nécessairement pour trouver à s'appliquer que la juridiction compétente au fond dans un autre Etat membre tire sa compétence du règlement lui-même.

Pour le surplus, l'apport éventuel du nouveau règlement sur le régime de l'octroi des mesures provisoires doit être recherché dans le préambule du texte. Deux points doivent être ici examinés: le sort des mesures de nature probatoire (A) et la question de l'existence éventuelle d'une restriction à l'octroi de mesures provisoires à portée extraterritoriale (B).

A. La notion de mesures provisoires: les mesures probatoires

Des précisions sont introduites dans le texte à propos de la notion de 'mesures provisoires et conservatoires' au sens de l'article 35 du règlement (qui reproduit tel quel l'art. 31 du Règlement Bruxelles I).

Selon le considérant 25, la notion “devrait englober, par exemple, les mesures conservatoires visant à obtenir des informations ou à conserver des éléments de preuve”. Sont visées en particulier les mesures prévues par la directive 2004/48/CE sur le respect de la propriété intellectuelle. En revanche, toujours selon le même considérant, la notion de mesures provisoires et conservatoires “ne devrait pas inclure de mesures ne revêtant pas un caractère conservatoire, telles que des mesures ordonnant l'audition d'un témoin”. Il est en outre précisé que ceci doit s'entendre “sans préjudice” de l'application du règlement 1206/2001 sur l'obtention des preuves.

Ce texte codifie la jurisprudence de la Cour de justice, tout en écartant certaines interprétations discutables qui avaient été proposées de cette jurisprudence. Par l'arrêt St. Paul Dairy [36], la Cour de justice a jugé que ne relève pas de la notion de mesures provisoires ou conservatoires “une mesure ordonnant l'audition d'un témoin dans le but de permettre au demandeur d'évaluer l'opportunité d'une action éventuelle” (dispositif). Il a été soutenu que cet arrêt marquait “une assez vaste exclusion des mesures d'instruction” du régime des mesures provisoires et conservatoires [37]. En réalité, il ressort tant du dispositif que des motifs de l'arrêt St. Paul Dairy que le sort des mesures probatoires dépend de l'objectif poursuivi par le demandeur et de l'intérêt qu'il a à solliciter la mesure. Si le défendeur peut justifier que, à travers la mesure d'instruction, il cherche à “maintenir une situation de fait ou de droit”, ou même qu'il possède un intérêt autre que celui seulement d'apprécier l'opportunité d'une procédure au fond, la mesure répond à la notion de mesures provisoires et conservatoires. Le considérant 25 confirme cette approche: à propos de l'exemple de l'audition d'un témoin qui était celui de l'arrêt St. Paul Dairy, il est affirmé que les mesures doivent avoir “un caractère conservatoire”; mais il est aussi précisé, à propos de l'exemple de la propriété intellectuelle, que sont comprises les mesures visant “à obtenir des informations ou à conserver des éléments de preuve”. Sont ici visées les mesures prévues aux articles 6 et 7 de la directive 2004/48/CE sur la protection de la propriété intellectuelle: or, si l'article 7 de cette directive est relatif aux mesures de 'conservation des preuves', l'article 6 concerne plus généralement la production d'éléments de preuve, y compris des documents bancaires, financiers ou commerciaux, lorsque le demandeur présente des éléments suffisants pour étayer ses allégations et identifier les éléments de preuve sollicités.

On doit en déduire que les mesures probatoires exclues sont celles de type fishing expedition, par lesquelles le demandeur cherche à obtenir des informations en vue d'apprécier le fondement d'une action éventuelle, sans autre intérêt plus immédiat à agir. En revanche, lorsque le demandeur peut faire valoir un tel intérêt, la mesure devrait répondre à la nouvelle interprétation fournie par le législateur. Quel est cet autre intérêt qui pourrait être invoqué par le demandeur [38]? Il pourra s'agir, bien sûr, de la préservation des preuves. Il est à cet égard excessif, à notre avis, d'exiger la preuve de l'imminence de la destruction de l'élément de preuve, comme il a été soutenu à la suite de l'arrêt St. Paul Dairy [39]. Il devrait suffire, à notre sens, de démontrer qu'il existe un risque de dépérissement des preuves. Ceci pourrait justifier, en Belgique, que soit ordonnée l'audition d'un témoin en référé dans les conditions prévues à l'article 584, 4ème alinéa, 4° du Code judiciaire [40]. De même, pourrait être ordonnée par le juge du lieu de situation des preuves une expertise lorsqu'il apparaît qu'il existe un risque que les constatations matérielles ne puissent être effectuées ultérieurement dans les mêmes conditions [41]. Il en sera de même dans l'hypothèse où il apparaît nécessaire d'obtenir sans retard la production de documents ou de pièces dont il y a lieu de craindre qu'ils pourraient ne plus être obtenus ultérieurement.

Ensuite, la compétence du juge du lieu de situation des preuves pourrait aussi se justifier, plus largement, par la constatation que la saisine directe de ce juge est nécessaire pour assurer la préservation des intérêts du demandeur dans le cadre d'une procédure éventuelle au fond. La solution est dans la lignée de l'arrêt Van Uden [42], qui n'est pas remise en cause par le considérant 25, selon lequel le paiement à titre de provision d'une contre-prestation contractuelle peut constituer une mesure provisoire et conservatoire, si cette mesure est “nécessaire pour garantir l'efficacité de l'arrêt au fond et (qu'elle est), le cas échéant (…) justifié(e), au regard des intérêts en présence”. Ainsi, s'il devait apparaître que la saisine directe du juge du lieu de situation des preuves est nécessaire pour garantir l'efficacité de la procédure au fond (entamée ou envisagée [43]), la compétence du juge local devrait pouvoir être établie sur pied de l'article 35 du règlement.

Certes, compte tenu de la précision figurant à la fin du considérant 25, qui confirme la jurisprudence St. Paul Dairy, il ne pourrait être soutenu qu'une demande d'audition de témoin visant à apprécier l'opportunité d'une procédure au fond est en soi justifiée et nécessaire pour garantir l'efficacité de cette procédure. Mais des éléments particuliers du cas d'espèce devraient le cas échéant permettre, conformément à l'approche in concreto qui paraît s'imposer, d'établir que le critère d'efficacité et de protection des intérêts en cause est rencontré. Il pourrait en être ainsi, par exemple, lorsque le litige au fond doit être tranché avec célérité.

D'autres motifs pourraient encore justifier la mesure. On pense notamment à l'effet de surprise nécessaire à l'efficacité de la mesure. Dès lors qu'il serait établi que la saisine directe du juge local est nécessaire pour garantir l'efficacité de la mesure ainsi que, par voie de conséquence, de la procédure éventuelle au fond, la compétence de ce juge devrait pouvoir se fonder sur l'article 35 du règlement [44]. La référence par le législateur à la matière de la propriété intellectuelle, où l'effet de surprise est souvent essentiel, confirme cette interprétation.

On observera que l'article 35 du règlement, comme l'article 31 du Règlement Bruxelles I avant lui, ne subordonne pas la compétence en matière de mesures provisoires et conservatoires à la condition d'urgence. La question de savoir si cette condition a sa place dans le régime des mesures provisoires est controversée [45]. Dès lors que tant la Cour de justice que le législateur européen ont évité, jusqu'à présent, d'introduire cette condition, l'on peut penser qu'elle ne fait toujours pas partie des conditions de la compétence européenne en matière de mesures provisoires et conservatoires.

Comme indiqué, le considérant 25 précise aussi que l'interprétation de la notion de mesures provisoires qui est donnée est 'sans préjudice' du règlement 1206/2001 sur l'obtention des preuves. Cette précision ne devrait pas affecter les termes du débat sur la relation entre le Règlement de Bruxelles I (bis) et le règlement sur l'obtention des preuves [46]. En particulier, l'entrée en vigueur du Règlement Bruxelles Ibis ne devrait pas remettre en cause la jurisprudence de la Cour de justice sur cette question, et spécialement les arrêts Lippens [47] et ProRail [48], qui décident que, lorsque la juridiction saisie est compétente pour connaître de l'affaire au fond (ce qui n'est pas le cas en cas de saisine sur pied de l'article 35 du Règlement Bruxelles Ibis), cette juridiction n'est pas tenue d'utiliser les procédures prévues par le règlement 1206/2001 pour entendre un témoin résidant dans un autre Etat membre.

B. Une restriction territoriale à l'octroi des mesures provisoires?

Comme on l'a vu, l'exigence que la juridiction soit compétente au fond concerne le stade de l'effet des mesures provisoires en dehors de l'Etat membre où elles ont été ordonnées. C'est donc une restriction dans l'Etat membre requis, devant la juridiction où se pose la question de reconnaissance ou d'exécution d'une mesure provisoire ordonnée dans un autre Etat membre. Aucune disposition du règlement n'introduit de restriction dans l'Etat membre d'origine, au stade de l'octroi lui-même des mesures provisoires et conservatoires par une juridiction qui ne serait pas compétente au fond.

Le préambule comporte cependant une ambiguïté sur ce point, puisqu'il est précisé au considérant 33 que 'l'effet' des mesures provisoires ordonnées par un juge qui n'est pas compétent au fond “devrait être limité, au titre du présent règlement, au territoire de [l'Etat membre d'origine]”. Faut-il y voir une instruction donnée à la juridiction de l'Etat membre d'origine de ne pas ordonner des mesures qui produisent des effets extraterritoriaux? Il s'agirait d'une condition plus sévère que celle imposée par la jurisprudence Van Uden, qui se borne à exiger l'existence d'un “lien de rattachement réel” entre l'objet des mesures provisoires et le territoire du for [49].

A ce stade, il paraît prématuré de conclure en ce sens: par 'effet' strictement territorial des mesures provisoires, le législateur européen peut avoir entendu viser uniquement la question de reconnaissance et d'exécution. Or, une mesure provisoire à portée extraterritoriale peut présenter un intérêt pour la partie qui l'obtient sans qu'il soit nécessaire de passer par le régime de reconnaissance et d'exécution. L'effet coercitif d'une telle mesure peut se déduire de l'existence de sanctions de leur non-respect pouvant être mises en oeuvre localement, dans l'état d'origine, que ce soit par la voie du contempt of court (en Angleterre) ou de mesures d'astreintes qui peuvent être exécutées sur des actifs situés dans l'Etat membre d'origine [50]. La question pourrait être posée, cependant, de savoir si la nouvelle mouture du règlement autorise encore le recours à de tels mécanismes visant à forcer la mise en oeuvre, sur le territoire d'un autre Etat membre, d'une mesure provisoire ordonnée dans des conditions qui ne permettent normalement pas sa libre circulation dans l'Union européenne. Pourra-t-on invoquer que de tels mécanismes emportent un contournement de l'interdiction de la circulation des mesures provisoires prononcées par un juge qui est compétent uniquement au provisoire?

Conclusion

Ainsi qu'il ressort de l'analyse qui précède, l'amélioration de la circulation intérieure des jugements avec l'abolition de l'exequatur s'accompagne, très paradoxalement, d'une régression quant au régime de reconnaissance et d'exécution des mesures provisoires. Avec l'entrée en vigueur du Règlement Bruxelles Ibis le 10 janvier 2015, les décisions ordonnant des mesures provisoires ne produiront des effets en dehors de l'Etat membre qui les a ordonnées qu'à la double condition qu'elles aient été rendues par un juge compétent au fond et que le défendeur ait été informé au préalable. Il reste à vérifier si ces restrictions ne concerneront que la question de reconnaissance et d'exécution du jugement dans l'état requis, ou si elles influenceront aussi la mesure dans laquelle le juge de l'état d'origine, non compétent au fond, peut octroyer une mesure provisoire concernant des biens ou personnes situées dans un autre Etat membre.

Par ailleurs, les nouvelles précisions introduites dans le préambule du règlement quant aux mesures provisoires de nature probatoire ne devraient pas, fort heureusement, entraîner de restriction supplémentaire par rapport aux principes qui découlent de la jurisprudence actuelle de la Cour de justice.

[1] Professeur à l'Université Libre de Bruxelles. Avocat au barreau de Bruxelles.
[2] JO L. 351 du 20 decembre 2012, p. 1.
[3] Pour une analyse des propositions de la Commission sur le sujet, voy. not. A. Dickinson, “Provisional Measures in the 'Brussels I' Review: Disturbing the Status Quo?”, Journal of Private International Law 2010, p. 519; Ch. Heinze, “Choice of Court Agreements, Coordination of Proceedings and Provisional Measures in the Reform of the Brussels I Regulation”, Rabels Zeitschrift 2001, pp. 581 et s.; C. Honorati, “Provisional Measures and the Recast of Brussels I Regulation: A Missed Opportunity for a Better Ruling”, Rivista di diritto internazionale privato e processuale 2012, pp. 525 et s. Voy. aussi M. Nioche, La décision provisoire en droit international privé européen, Bruxelles, Bruylant, 2012; “Décision provisoire et autorité de la chose jugée”, RCDIP 2012, pp. 277 et s.
[4] Pour une critique de cette méthode, voy. C. Honorati, o.c., pp. 525 et s., spéc. p. 533.
[5] Aux art. 39 à 44. Les conditions doivent aussi être respectées pour bénéficier du régime de reconnaissance de plein droit prévu aux art. 36 à 38.
[6] Art. 39 et 41 et considérant 26 du règlement. Pour un exposé synthétique de la portée de ces dispositions, voy. A. Nuyts, “Bruxelles Ibis: présentation des nouvelles règles sur la compétence et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale” in A. Nuyts (dir.), Actualités de droit international privé, Conférence UB2, Bruylant, 2013, pp. 77 et s.
[7] Deux modifications relativement mineures sont introduites: elles sont examinées dans la partie introductive du point II ci-dessous.
[8] CJCE 21 mai 1980, n° 125/79, Denilauler, Rec. 1980, p. 1553.
[9] Rédigé de manière identique à l'art. 31 du Règlement Bruxelles I et à l'art. 35 du Règlement Bruxelles Ibis.
[10] CJCE 27 avril 1999, C-99/96, Mietz, Rec. 1999, p. I-2277.
[11] Voy. M. Nioche, “Décision provisoire et autorité de la chose jugée”, RCDIP 2012, pp. 277 et s., spéc. nos 59 et s.
[12] CJCE 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, Rec., p. I-7091.
[13] § 127.
[14] Pour une démonstration convaincante en ce sens, voy. A. Dickinson, o.c., pp. 531 et s. et 558 et s.; comp. M. Nioche, “Décision provisoire et autorité de la chose jugée”, RCDIP 2012, pp. 277 et s., spéc. n° 61, qui prétend opposer une interprétation anglaise à une interprétation continentale sur ce point. Or, comme M. Nioche le relève elle-même dans son étude, des deux côtés de la Manche, on admet, sous l'empire du Règlement Bruxelles I, l'extraterritorialité des mesures provisoires ordonnées par un juge non compétent au fond, lesquelles ne sont pas exclues du régime uniforme de reconnaissance et d'exécution. La question qui fait surtout débat est celle de la portée de l'exigence d'un 'lien de rattachement réel' pour l'octroi des mesures provisoires (examinée ci-dessous), et non le principe de la reconnaissance et de l'exécution des mesures en dehors de l'Etat d'origine.
[15] CJCE 6 juin 2002, C-80/00, Italian Leather, Rec. 2002, p. I-4995, pt. 41.
[16] Proposition de règlement de la Commission, p. 9, n° 3.1.5.
[17] Voy. A. Dickinson, o.c., p. 543.
[18] CJCE 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, Rec., p. I-7091, spéc. pt. 22.
[19] Si nécessaire, en vue d'assurer l'effet utile du règlement, le droit procédural de l'Etat membre concerné devra être aménagé pour permettre ce contrôle.
[20] Si le défendeur comparaît et conteste malgré tout la compétence sur le fond, on peut douter que le certificat puisse être obtenu sans que le juge se soit effectivement prononcé pour confirmer sa compétence, ce qui suppose que le demandeur aperçoive l'exigence du droit européen à la libre circulation et sollicite le juge pour se prononcer sur ce point au stade avant-dire droit.
[21] Dans le même sens, voy. Ch. Heinze, o.c., p. 607. Pour une interprétation en sens contraire, voy. C. Honorati, o.c., pp. 539-540. Voy. aussi A. Dickinson, o.c., pp. 545-546.
[22] CJCE 27 avril 1999, C-99/96, Mietz, Rec. 1999, p. I-2277.
[23] CJUE 9 novembre 2010, C-296/10, Purrucker, Rec. 2010, p. I-7353.
[24] De manière peut-être un peu artificielle.
[25] Arrêt Mietz, précité, pt. 49; arrêt Purrucker, précité, pts. 75 et s.
[26] Arrêt Mietz, précité, pt. 50; arrêt Purrucker, précité, pt. 77.
[27] Il est d'ailleurs prévu sur le certificat standard figurant en annexe I que le certificat doit être assorti de la “signature et/ou cachet de la juridiction d'origine”.
[28] CJCE 21 mai 1980, n° 125/79, Denilauler, Rec. 1980, p. 1553, spéc. pt. 17.
[29] Pour une analyse approfondie de cette évolution, voy. H. Boularbah, Requête unilatérale et inversion du contentieux, Larcier, 2010, nos 955 et s.
[30] Art. 1, 3., a) de la proposition de règlement du 14 décembre 2010, COM(2010) 748 final.
[31] Art. 23, § 3 du Code de droit international privé.
[32] Voy. not. Gothot et Holleaux, La Convention du 27 septembre 1968, Jupiter, n° 297, in fine.
[33] Voy. not. H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, 4ème éd., n° 435.
[34] Ni la proposition de règlement de la Commission, ni le texte proposé par le Parlement européen, ni le texte ayant fait l'objet de l'accord politique au Conseil les 7 et 8 juin 2012 ne comportent la référence à l'application du droit commun plus libéral qui figure dans le texte final.
[35] Pour une critique de la proposition de la Commission, qui a été reprise pour l'essentiel dans le texte final, voy. not. A. Dickinson, o.c., p. 519; Ch. Heinze, o.c., pp. 581 et s.; C. Honorati, o.c., pp. 525 et s.
[36] CJCE 28 avril 2005, C-104/03, St. Paul Dairy, Rec. 2005, p. I-3481.
[37] E. Pataut, RCDIP 2005, pp. 742 et s., spéc. p. 750.
[38] Voy., à propos de l'arrêt St. Paul Dairy, A. Nuyts, “Le règlement communautaire sur l'obtention des preuves: un instrument exclusif?”, RCDIP 2007, pp. 53 et s.
[39] E. Pataut, o.c., p. 751.
[40] Selon cette disposition, le président du tribunal peut “ordonner l'audition d'un ou de plusieurs témoins lorsqu'une partie justifie d'un intérêt apparent, même en vue d'une contestation future, s'il est constant que tout retard apporté à cette audition doit faire craindre que le témoignage ne puisse plus être recueilli ultérieurement”.
[41] En vertu du droit judiciaire belge, si la demande est introduite dans le cadre du référé, elle est par ailleurs soumise à la condition d'urgence. Mais rien n'empêcherait un plaideur d'introduire une demande de mesure d'instruction devant un tribunal belge dans le cadre de la procédure normale.
[42] CJCE 17 novembre 1988, C-391/95, I-7091.
[43] Voy. l'art. 1, 2. du règlement.
[44] P. ex., la jurisprudence belge admettant la saise-contrefaçon sur pied de l'art. 24 de la Convention de Bruxelles/31 du règlement 44/2001 lorsque les biens concernés sont situés sur le territoire belge (voy. not. Cass. 3 septembre 1999, RDC-TBH 2000, p. 132 et s., note M. Pertegas-Sender), n'est à notre sens pas remise en cause.
[45] Voy. not. H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe, 4ème éd., n° 310. Voy. aussi A. Nuyts, “Questions de procédure: la difficile coexistence des règles conventionnelles et nationales” in Fentiman, Nuyts, Tagaras et Watté, L'espace judiciaire européen en matière civile et commerciale, Bruxelles, Bruylant, 1999, pp. 235 et s., spéc. pp. 274 et s., et les références.
[46] Sur ce débat, avant l'arrêt Lippens cité ci-après, voy. A. Nuyts, “Le règlement communautaire sur l'obtention des preuves: un instrument exclusif?”, RCDIP 2007, pp. 53 et s.
[47] CJUE 6 septembre 2012, C-170/11, Lippens / Kortekaas e.a.
[48] CJUE 21 février 2013, C-332/11, ProRail / Xpedys e.a.
[49] CJCE 17 novembre 1998, C-391/95, Van Uden, Rec., p. I-7091.
[50] On peut se demander si le régime d'exécution direct du règlement pourrait être utilisé à propos d'une décision liquidant des astreintes (en vertu de l'art. 55) pour non-respect d'une mesure provisoire à portée extraterritoriale.