Quelle méthode pour l'évaluation concrète du dommage économique? L'exemple des infractions au droit de la concurrence
TABLE DES MATIERES
Première étape: identification de la faute et définition du scénario contrefactuel
Deuxième étape: démonstration de l'existence du dommage et charge de la preuve
Troisième étape: évaluation chiffrée du dommage et choix d'une méthode objective
Introduction |
1.Dans sa contribution, B. Weyts a décrit avec précision les conditions auxquelles est soumise la réparation d'un dommage économique, ainsi que les enjeux qui entourent la définition de ces conditions. A titre de complément pratique, la présente note a pour objectif de traduire les principes théoriques au sein d'une méthode concrète d'évaluation du dommage économique réparable. J'ai tenté d'identifier ci-dessous les principales lignes directrices qui s'appliquent à l'analyse des demandes de réparation de préjudices économiques auxquelles les praticiens peuvent être confrontés.
A titre d'illustration, j'ai choisi un type spécifique de faits dommageables comme objet d'analyse. Il s'agit des infractions au droit de la concurrence [2], c'est-à-dire les accords restrictifs de concurrence et les abus de position dominante qui sont actuellement prohibés par les articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, et par les articles IV.1 et IV.2 du nouveau Code de droit économique [3]. Ce domaine d'étude m'a semblé particulièrement pertinent car ces infractions au droit de la concurrence sont susceptibles de causer des dommages qui seront, par hypothèse, de nature économique et qui consisteront essentiellement dans une augmentation des coûts pour les clients et/ou dans une perte de profits pour les concurrents des auteurs de l'infraction [4]. En outre, la réparation de ces dommages a donné lieu à de nombreux débats au cours des dernières années [5], qui ont motivé la Commission européenne à proposer récemment une directive sur les actions en dommages et intérêts pour les infractions au droit de la concurrence [6], et à publier simultanément une communication et un guide pratique sur la quantification des préjudices résultant de telles infractions [7].
2.La méthode d'analyse qui est décrite ci-dessous n'est toutefois pas propre au seul droit de la concurrence. Au contraire, ni le droit européen ni le droit belge de la concurrence ne prévoient actuellement de règles spécifiques pour la réparation des dommages causés par des pratiques restrictives de concurrence. Pour autant que le droit belge soit applicable à l'action en responsabilité [8], ce seront donc les principes classiques relatifs à l'appréciation du dommage et du lien causal qui trouveront à s'appliquer [9].
Sur la base des règles habituelles, trois étapes me semblent devoir être distinguées dans toute analyse du dommage économique invoqué par un demandeur: l'identification de la faute, la question de l'existence du dommage et l'évaluation chiffrée de ce dommage. Ces trois étapes sont examinées ci-dessous.
Par facilité, le texte ci-dessous présente la méthode d'analyse comme un raisonnement à suivre par le juge saisi d'une demande en réparation d'un dommage économique. En pratique, le même travail d'analyse devra également être effectué par les parties et leurs conseils juridiques et techniques en vue de préparer leurs argumentations, ainsi que par les experts dans le cadre des avis qu'ils seront amenés à remettre sur les questions techniques [10].
Première étape: identification de la faute et définition du scénario contrefactuel |
3.En droit belge, la définition précise de la faute est le point de départ nécessaire de tout examen du dommage et du lien de causalité.
En effet, le principe de la réparation intégrale du dommage consiste à replacer la victime dans l'état où elle se serait trouvée si la faute n'avait pas été commise [11]. Quant au lien causal, la théorie de l'équivalence des conditions reconnaît son existence dès qu'il est établi que sans la faute, le dommage ne se serait pas produit tel qu'il s'est réalisé in concreto [12].
Le dommage et le lien causal apparaissent ainsi non seulement comme deux aspects d'une même question, mais également comme deux notions dont l'application dépend de la définition préalable de la faute.
4.Sur base de la faute qui est constatée il y a lieu de comparer la situation dans laquelle se trouve véritablement la victime à la suite du comportement fautif, avec la situation hypothétique dans laquelle elle se serait trouvée si ce comportement n'avait pas eu lieu [13].
Comme la situation hypothétique ne peut pas être véritablement observée, il convient de construire un scénario de référence avec lequel la situation réelle de la victime pourra être comparée. Ce scénario est qualifié de « scénario contre-factuel » ou « scénario sans infraction ». La communication et le guide pratique de la Commission européenne confirment l'application de ce raisonnement en cas d'infraction au droit de la concurrence [14].
5.L'identification du scénario contrefactuel pose toutefois deux types de difficultés particulières en cas d'infraction au droit de la concurrence.
Premièrement, le nombre de variables à prendre en considération dépend de l'objet de l'infraction considérée.
Lorsque des concurrents concluent un accord de cartel fixant les prix de vente qu'ils pratiquent sur le marché, le scénario contrefactuel consiste logiquement à reconstituer les prix qui auraient été offerts en l'absence d'accord [15]. De même, en cas de refus de contracter constitutif d'abus de position dominante, le scénario sans infraction implique la soumission d'une offre de contrat par l'entreprise en position dominante [16].
D'autres cas, comme celui de la « compression de marges », sont beaucoup plus délicats. Cette infraction ne peut être constatée que lorsqu'une entreprise verticalement intégrée occupe une position dominante sur un marché de gros en amont, et qu'elle y fournit d'autres entreprises avec lesquelles elle entre en concurrence sur un marché de détail en aval. Le fournisseur dominant sur le marché de gros commet un abus de position dominante lorsqu'il fixe ses prix de gros vis-à-vis des concurrents et ses prix de détail vis-à-vis des consommateurs, à des niveaux tels que la différence ne couvre pas les coûts marginaux de fourniture en aval d'un concurrent aussi efficace, de sorte que ce concurrent ne pourrait pas exercer rentablement et durablement ses activités sur le marché en aval [17]. Comme l'infraction résulte de la relation entre les prix que l'entreprise dominante pratique respectivement sur le marché de gros et sur le marché de détail [18], le scénario contrefactuel pourrait consister soit dans des prix de gros plus bas, soit dans des prix de détail plus élevés, soit dans une combinaison des deux [19]. L'objet même de cette infraction implique donc une pluralité de scénarios contrefactuels [20].
6.Deuxièmement, il se peut que le marché réagisse à la pratique restrictive de concurrence d'une manière qui compense totalement ou partiellement ses effets dommageables pour certaines victimes ou catégories de victimes potentielles.
A titre d'exemple, lorsqu'un cartel entre grossistes a entraîné un surcoût pour les détaillants, ces derniers peuvent avoir répercuté, en tout ou en partie, ce surcoût sur les consommateurs. En cas de répercussion intégrale du surcoût sur les consommateurs, les membres du cartel peuvent valablement soutenir que les détaillants n'ont subi aucun dommage. Ce moyen est appelé la « passing-on defence » [21]. Corrélativement, les consommateurs ne peuvent prétendre avoir subi un dommage du fait de ce cartel que s'il y a eu répercussion du surcoût par les détaillants à leur charge [22].
Si ces principes sont simples, il est très difficile en pratique de déterminer s'il y a eu répercussion du surcoût ou non sur les acheteurs indirects. Pour résoudre cette difficulté, la proposition de directive envisage d'alléger la charge de la preuve de tous les demandeurs en responsabilité, qu'ils soient acheteurs directs ou indirects. Si l'action est introduite par un acheteur direct, c'est au défendeur qu'incombe la charge de prouver la répercussion du surcoût [23]. A l'inverse, si l'action est introduite par un acheteur indirect, celui-ci supporte la charge de la preuve de la répercussion du surcoût, mais est réputé avoir apporté cette preuve lorsqu'il a démontré l'infraction, le surcoût pour l'acheteur direct, et son propre achat de biens ou de services concernés par l'infraction. Il s'agit d'une présomption réfragable puisque le défendeur peut toujours démontrer l'absence de répercussion du surcoût sur l'acheteur indirect [24].
Avec ces présomptions en sens opposés, la proposition de directive crée un risque de décisions contradictoires en cas d'actions simultanées de la part de demandeurs situés à différents niveaux de la chaîne de distribution. En effet, le même dommage pourrait faire l'objet d'une double réparation à charge des auteurs de l'infraction. La seule mesure que la proposition de directive envisage pour limiter ce risque, est de nature procédurale. Elle consiste à encourager les juridictions à tenir compte des autres procédures portant sur la même infraction, et à faire usage des règles de connexité notamment entre juridictions de plusieurs Etats membres de l'Union européenne [25]. Ce dispositif procédural non contraignant paraît toutefois insuffisant pour pallier aux risques d'incohérence qu'implique tout système de présomptions en sens opposés [26].
7.Ces difficultés inhérentes à toute évaluation du dommage résultant d'une pratique restrictive de concurrence, font que le scénario contrefactuel ne peut jamais être établi avec certitude. Il est impossible d'identifier précisément comment un marché aurait évolué en l'absence d'infraction, parce qu'une telle évolution dépend d'une multitude de facteurs et que certaines données peuvent faire défaut [27]. Nous pourrions au mieux déterminer quel est le scénario qui aurait probablement existé en l'absence d'infraction [28].
Cette incertitude inhérente à la matière n'empêche toutefois pas toute réparation. Au contraire, elle impose de distinguer soigneusement les règles applicables aux deux étapes suivantes du raisonnement, qui concernent respectivement l'existence du dommage et son évaluation.
Deuxième étape: démonstration de l'existence du dommage et charge de la preuve |
8.Après avoir défini le scénario contrefactuel le plus probable, il s'agit de déterminer si le demandeur en responsabilité a subi un dommage.
Conformément aux définitions du dommage et du lien causal rappelées ci-dessus, il n'y a un dommage que s'il y a une différence entre la situation réelle avec faute et la situation hypothétique sans faute, et si cette différence est désavantageuse pour la victime de la faute. A l'inverse, s'il n'y a pas de différence entre ces deux situations ou si cette différence n'est pas défavorable pour la victime, il faut en conclure que celle-ci n'a subi aucun dommage en raison de la faute qu'elle reproche.
9.Pour pouvoir être indemnisé, le dommage doit présenter un caractère certain. Il ne peut pas être hypothétique, conjectural ou éventuel [29]. Cela signifie que le juge saisi de l'action en responsabilité doit être convaincu [30] de ce que la faute a eu pour effet de placer le demandeur dans une situation différente et moins favorable à ses intérêts stables et légitimes [31].
A ce stade de l'analyse, il ne s'agit pas encore d'examiner l'étendue du dommage subi. Le juge doit uniquement vérifier si le demandeur a subi un dommage certain, quelle que soit l'importance de celui-ci. Seule l'existence du dommage doit être certaine, pas son étendue.
C'est au demandeur qu'incombe la charge d'établir la réalité de son préjudice et le caractère certain de celui-ci [32]. Si le juge saisi n'est pas convaincu de l'existence du dommage allégué, il doit rejeter la demande en responsabilité pour absence de fondement. Il ne saurait y avoir octroi de dommages et intérêts, fût-ce ex æquo et bono, lorsque l'existence du dommage est incertaine [33].
10.En cas d'infraction au droit de la concurrence, certaines situations peuvent se présenter dans lesquelles la victime de l'infraction ne peut établir aucun dommage certain.
J'ai déjà évoqué ci-dessus l'hypothèse de la répercussion intégrale du surcoût, qui peut justifier l'absence de dommage dans le chef du détaillant ayant récupéré ce surcoût à charge de ses propres clients.
Dans le même sens, une entreprise qui s'est vu refuser l'approvisionnement d'un certain produit, peut avoir investi dans un produit substituable lui permettant d'acquérir autant de parts de marché que dans le scénario contrefactuel. Cette entreprise peut n'avoir subi aucune perte de profits dans cette hypothèse.
11.La proposition de directive contient une présomption réfragable de préjudice en cas d'infraction prenant la forme d'une entente [34]. La Commission européenne justifie cette proposition par des études économiques tendant à démontrer que plus de neuf ententes sur dix génèrent effectivement un surcoût illégal, et par le fait que seules les entreprises parties à une entente disposent des éléments nécessaires pour prouver l'existence ou l'absence de surcoûts. La proposition de directive vise ainsi à faciliter la tâche des demandeurs en responsabilité [35].
L'avenir dira si ce renversement de la charge de la preuve sera maintenu dans le texte définitif de la directive, malgré le risque d'augmentation du nombre d'actions judiciaires qu'il implique [36].
Troisième étape: évaluation chiffrée du dommage et choix d'une méthode objective |
12.Si le demandeur en responsabilité a convaincu le juge de l'existence de son dommage, il appartient alors au juge de se prononcer sur la réparation de ce dommage. En effet, le juge doit donner effet au droit du demandeur d'obtenir la réparation intégrale de son dommage [37].
Comme la réparation en nature est exclue en matière d'infractions au droit de la concurrence, la réparation du dommage ne pourra avoir lieu que par équivalent, c'est-à-dire par l'allocation de dommages-intérêts [38]. Il s'agit pour le juge d'aboutir à une estimation chiffrée, présentée en unités monétaires, de la valeur de la différence entre la situation réelle et le scénario contrefactuel.
Cette estimation du dommage réparable doit être effectuée in concreto, sur la base des données factuelles du dossier [39].
13.En matière d'infractions au droit de la concurrence, le guide pratique propose une liste informative de méthodes envisageables pour l'évaluation des deux principales catégories de dommages potentiels, à savoir une augmentation des prix pratiqués par les auteurs de l'infraction, ou une réduction des parts de marché, voire une exclusion des concurrents des auteurs de l'infraction [40]. La lecture du guide pratique fait ressortir deux catégories principales de méthodes d'évaluation.
14.Une première catégorie regroupe les méthodes dites « de comparaison ». Elles consistent à comparer les données concrètes de marché (prix, chiffres d'affaires, bénéfices ou autres variables économiques) sur le marché concerné pendant la période d'infraction (situation réelle), avec d'autres données concrètes considérées comme représentatives du scénario contrefactuel. Il peut s'agir de données observées (i) sur le même marché pendant une période comparable antérieure et/ou postérieure à la période d'infraction, (ii) sur un marché géographique différent mais comparable, et/ou (iii) sur un marché de produit différent mais comparable [41]. La situation retenue comme élément de comparaison doit être la situation qui apparaît objectivement comme étant la plus susceptible de représenter ce qu'aurait été la situation du marché concerné pendant la période pertinente en l'absence d'infraction.
Les données observées dans la situation de comparaison doivent souvent être ajustées pour tenir compte de l'influence de certains facteurs qui sont spécifiques soit au marché et/ou à la période concernés par l'infraction, soit au marché et/ou à la période de comparaison. Selon les données disponibles, la compétence des parties et les coûts d'analyse, l'ajustement peut être fait soit au moyen de techniques simples comme des moyennes ou des interpolations, soit en appliquant des techniques statistiques plus complexes comme les analyses de régression [42].
15.Une deuxième catégorie regroupe les méthodes dites « de simulation ». Elles consistent à reconstituer le scénario contrefactuel sur la base de modèles économiques ou de méthodes fondées sur les coûts de production ou les performances financières des entreprises concernées. L'étape essentielle de ces méthodes consiste à choisir un ou plusieurs modèles objectifs visant à reconstituer le scénario contrefactuel. En cas de simulation fondée sur un modèle économique, il s'agit d'identifier le modèle adéquat parmi la multitude de modèles disponibles allant de celui du monopole à celui de la concurrence parfaite. En cas de simulation fondée sur les coûts, le prix de vente d'un produit en l'absence d'infraction est défini en additionnant ses coûts de production et une marge bénéficiaire considérée comme raisonnable. En cas de simulation fondée sur les performances financières, l'objectif est de reconstituer ce qu'aurait été la performance financière de l'entreprise victime de l'infraction dans le scénario contrefactuel [43].
16.Cette liste de méthodes disponibles n'est pas exhaustive [44].
En outre, aucune méthode ne peut être considérée comme meilleure ou plus appropriée que les autres en toutes circonstances. Chaque méthode a ses propres caractéristiques, avantages et inconvénients. Elles diffèrent dans leur degré de complexité, dans la mesure avec laquelle elles se fondent principalement sur des données de marché concrètes ou sur des hypothèses déduites de théories économiques, et dans la manière dont elles prennent en considération l'influence d'autres facteurs que la commission de l'infraction [45].
En définitive, le choix d'une ou de plusieurs méthodes adéquates dépend de l'objet de l'infraction, des données disponibles, de la compétence des parties et des experts et de l'importance des coûts d'analyse au regard de la valeur de la demande [46].
Le guide pratique reconnaît toutefois qu'au sein des Etats membres de l'Union européenne, les juridictions ont jusqu'à présent principalement utilisé des méthodes de comparaison avec des techniques d'ajustement simples telles que des calculs de moyennes. Cette situation est probablement due à la faible expérience des cours et tribunaux en matière d'analyse économétrique [47], ainsi qu'aux coûts additionnels considérables que le recours à des techniques plus complexes peut impliquer [48].
17.Ce processus reposant sur le choix d'une méthode parmi une liste d'approches possibles, peut paraître aléatoire. Il l'est probablement dans l'état actuel des recherches en matière de quantification des dommages économiques. Cela ne constitue toutefois pas un motif valable de rejeter cette manière de procéder, et ce pour les trois raisons suivantes.
Premièrement, la certitude est un objectif illusoire en matière d'évaluation du dommage économique causé par une infraction au droit de la concurrence. Vu la multiplicité des facteurs influençant le marché, il est de toute façon impossible de prouver un scénario contrefactuel certain. Une estimation du dommage probable est la seule conclusion réaliste à laquelle nous puissions aboutir en la matière.
Deuxièmement, un « coefficient de sécurité » peut être affecté aux résultats de l'analyse pour tenir compte de leur caractère incertain [49]. En droit belge, l'application d'un tel coefficient peut se fonder sur la théorie de la perte d'une chance. Sans entrer dans les débats relatifs à cette théorie, il me semble que celle-ci permet en pratique au juge de réduire l'estimation du dommage lorsque la méthode d'évaluation utilisée repose sur des hypothèses qui lui paraissent trop favorables au demandeur au regard des données concrètes disponibles. Cette étape supplémentaire du « coefficient de sécurité » est toutefois susceptible d'entraîner de nouveaux débats sur l'évaluation du facteur correctif qu'il convient d'appliquer [50].
Enfin et principalement, ce processus aléatoire aboutit à l'application d'une méthode objective reposant sur des hypothèses exprimées et soumises au débat contradictoire. Cette solution est par nature préférable à l'alternative de l'évaluation ex æquo et bono. Une évaluation approximative en équité ne peut avoir lieu que s'il est impossible de déterminer autrement le dommage dans les circonstances de l'espèce [51]. En outre, aucune évaluation en équité n'est justifiée lorsque la partie demanderesse refuse de fournir les éléments dont elle dispose et qui permettraient une évaluation précise du dommage [52].
A mon sens, la liste de méthodes d'évaluation proposées par le guide pratique donne aux juges nationaux les outils nécessaires pour aboutir à des décisions précises [53] et devrait donc exclure le recours à l'évaluation ex æquo et bono en matière de dommage matériel.
Conclusion |
18.Les quelques lignes directrices générales qui sont présentées ci-dessus mettent en évidence le caractère relatif et constructif du processus d'évaluation du dommage économique. Cette constatation se justifie particulièrement en matière d'infraction au droit de la concurrence, mais peut être transposée à tous les autres faits dommageables pour lesquels le scénario contrefactuel dépend d'une évolution différente du marché.
Ces difficultés ne sauraient toutefois justifier l'abandon de toute méthode objective et le recours à une évaluation en équité. En effet, la doctrine a déjà rappelé l'importance sociétale d'une justice réparatrice appliquée avec rigueur [54]. Malgré les difficultés parfois considérables de l'exercice, les praticiens doivent consentir les efforts nécessaires pour que les dommages économiques réparables soient évalués avec raison et objectivité, et que ces estimations reposent sur des démonstrations empiriques étayées. Si le monde judiciaire [55] ne parvient pas à atteindre cet objectif, le législateur, national ou européen, risque d'utiliser ces difficultés comme autant d'arguments pour introduire de multiples présomptions, parfois contradictoires, qui s'écarteront du principe libéral de la réparation intégrale du dommage [56] et qui orienteront le droit civil au gré des objectifs de politique économique [57].
La présente contribution est rédigée sur la base des documents publiés au 10 novembre 2013.
[1] | Maître d'enseignement à l'Université Libre de Bruxelles, avocat au barreau de Bruxelles (Linklaters LLP). |
[2] | La question de savoir si une infraction au droit de la concurrence constitue nécessairement une faute extra-contractuelle, a été discutée au sein de la doctrine (voy. notamment F. Lefèvre, « Les actions en responsabilité pour infraction au droit de la concurrence. Questions actuelles et perspectives d'évolutions futures », R.C.B., 2009/2, pp. 4 et s., spéc. p. 14, nos 33 et 34; H. Gilliams et L. Cornelis, « Private enforcement of the competition rules in Belgium », R.C.B., 2007/2, pp. 11 et s., spéc. pp. 16 à 18, nos 19 à 29). L'art. 2 de la proposition de directive du 11 juin 2013, mieux citée dans la note 6 ci-dessous, vise à mettre un terme à cette discussion en consacrant un droit à réparation dans le chef de toute personne ayant subi un préjudice causé par une infraction au droit de la concurrence. Les questions relatives à l'appréciation de la faute ne seront pas davantage examinées dans cette contribution. |
[3] | Depuis le 6 septembre 2013, ces dispositions ont remplacé les art. 2 et 3 de la loi coordonnée du 15 septembre 2006 sur la protection de la concurrence économique, comme fondements de l'interdiction des pratiques restrictives de concurrence (art. 4 de la loi du 3 avril 2013 portant insertion du livre IV « Protection de la concurrence » et du livre V « La concurrence et les évolutions de prix » dans le Code de droit économique (M.B., 26 avril 2013, p. 25.216); art. 1er de l'arrêté royal du 30 août 2013 relatif à l'entrée en vigueur de certaines dispositions de cette loi du 3 avril 2013 (M.B., 6 septembre 2013, p. 63.089)). |
[4] | F. Lefèvre, o.c., p. 16, n° 40. Cette constatation est confirmée au point 15 du guide pratique de la Commission européenne du 11 juin 2013, mieux cité dans la note 7 ci-dessous. |
[5] | Pour ne citer que les principales consultations de la Commission européenne en la matière, voy. le Livre Vert du 19 décembre 2005 sur les actions en dommages et intérêts pour infraction aux règles communautaires sur les ententes et les abus de position dominante (COM(2005) 672 final) et le Livre Blanc du 2 avril 2008 sur les actions en dommages et intérêts pour infraction aux règles communautaires sur les ententes et les abus de position dominante (COM(2008) 165 final). |
[6] | Proposition de directive du 11 juin 2013 relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit interne pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des Etats membres et de l'Union européenne, COM(2013) 404 final (ci-après la « proposition de directive »). Cette proposition est susceptible de faire l'objet d'amendements. En outre, il n'est pas certain que la directive soit adoptée avant les prochaines élections du Parlement européen de mai 2014 (voy. L. Crofts, « Damages law faces delays as EU lawmakers disagree over process », 7 novembre 2013, www.mlex.com). |
[7] | Communication de la Commission relative à la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'art. 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, J.O. C. 167 du 13 juin 2013, p. 19 (ci-après la « communication »); guide pratique du 11 juin 2013 concernant la quantification du préjudice dans les actions en dommages et intérêts fondées sur des infractions à l'art. 101 ou 102 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, SWD(2013) 205 (ci-après le « guide pratique »). |
[8] | En vertu de l'art. 6, 3., a) du règlement dit 'Rome II', la loi applicable à l'obligation non contractuelle résultant d'un acte restreignant la concurrence, est celle du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l'être (règlement (CE) n° 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles, J.O. L. 199 du 31 juillet 2007, p. 40). |
[9] | I. Verougstraete et A. Bossuyt, « Damages actions for breach of the EC antitrust rules », R.C.B., 2009/4, pp. 17 et s., spéc. pp. 18 et 19, nos 4 et 5. |
[10] | Si le recours à l'expertise judiciaire est fréquent en matière d'évaluation d'un dommage économique, il n'en est pas pour autant automatique. Selon les thèses en présence, le demandeur doit apporter un début de preuve, ou à tout le moins, démontrer le caractère vraisemblable de la responsabilité du défendeur (voy. H. Boularbah et X. Taton, « Les procédures accélérées en droit commercial (référé, comme en référé, avant dire droit, toutes affaires cessantes): principes, conditions et caractéristiques », in G.-A. Dal (dir.), Le tribunal de commerce: procédures particulières et recherche d'efficacité, Bruxelles, Editions du Jeune Barreau, 2006, pp. 7 et s., spéc. pp. 70 et 71, n° 97). |
[11] | Cass., 13 avril 1995, Pas., 1995, I, 423; P. Van Ommeslaghe, Les obligations, in De Page, Traité de droit civil belge, t. II, vol. 2, Bruxelles, Bruylant, 2013, p. 1543, n° 1063. La définition est reprise par l'art. 2, § 2, de la proposition de directive. |
[12] | Cass., 18 juin 1973, Pas., 1973, I, 969. A l'inverse, le lien causal est exclu si le juge constate que sans la faute, le dommage se serait néanmoins produit tel qu'il s'est réalisé en l'espèce (Cass., 29 novembre 1995, Pas., 1995, I, 1086; Cass., 30 mai 1980, Pas., 1980, I, 1204). |
[13] | E. Dirix, « Abstracte en concrete schade », R.W., 2000-01, pp. 1329 et s., spéc. p. 1329, n° 1. |
[14] | Communication, point 3; guide pratique, point 12. |
[15] | Guide pratique, points 126 et 127, qui constate que l'offre de prix inférieurs aurait elle-même pu entraîner une augmentation de la demande du produit ou du service concerné (« effet volume »). |
[16] | Voy. Cass., 23 juin 2005, Ann. prat. comm., 2005, p. 630, en matière d'action en cessation. |
[17] | Van Bael et Bellis, Competition Law of the European Community, 5e éd., Kluwer Law International, 2010, pp. 835 et 836. Pour des cas d'application issus de la pratique européenne, voy. CJUE, 14 octobre 2010, C-280/08P, Deutsche Telekom / Commission, Rec., 2010, p. I-9555; CJUE, 17 février 2011, C-52/09, Konkurrensverket / TeliaSonera Sverige AB, Rec., 2011, p. I-527; TUE, 29 mars 2012, T-336/07, Telefónica SA et Telefónica de España SA / Commission. |
[18] | R. Whish et D. Bailey, Competition Law, 7e éd., Oxford University Press, 2012, pp. 755 et 756. |
[19] | Voy. V. Lefever, « Réglementation sectorielle et droit de la concurrence en Europe, entre hiérarchie et complémentarité: les affaires Deutsche Telekom et TeliaSonera », R.D.T.I., 2011, pp. 99 et s., spéc. pp. 114 à 117, qui examine la « marge de manoeuvre » permettant de supprimer l'infraction de compression de marges. |
[20] | Le guide pratique ne se prononce pas sur la manière de résoudre cette difficulté méthodologique fondamentale. Au contraire, il reconnaît qu'en pratique, les concurrents victimes de telles infractions se limitent parfois à réclamer leurs seuls coûts jugés excessifs, et qu'ils s'abstiennent d'invoquer leurs pertes de profits pour éviter la preuve difficile de la situation contrefactuelle (guide pratique, points 192 et 193). |
[21] | Même en cas de répercussion intégrale du surcoût, les détaillants peuvent toutefois avoir subi un dommage, si le surcoût répercuté a entraîné une perte de clientèle rentable (voy. F. Lefèvre, o.c., pp. 16 et 17, nos 40 et 44). |
[22] | Voy. H. Gilliams et L. Cornelis, o.c., pp. 18 à 20, nos 30 à 34. |
[23] | Art. 12, § 1er, de la proposition de directive. |
[24] | Art. 13, § 2, de la proposition de directive. |
[25] | Art. 15 de la proposition de directive. |
[26] | Dans le même sens: B. Meyring, « European Union », in I. Knable Gotts (éd.), The Private Competition Enforcement Review, 2e éd., Londres, Law Business Research, 2009, pp. 55 et s., spéc. p. 67. Ce risque a été invoqué au cours de la consultation publique sur le Livre Blanc du 2 avril 2008 et a été rappelé lors de la présentation de la proposition de directive (voy. Commission Staff Working Document. Impact Assessment Report. Damages actions for breach of the EU antitrust rules, 11 juin 2013, SWD(2013) 203 final, p. 87, ci-après « Impact Assessment »). |
[27] | Guide pratique, point 16. |
[28] | Communication, point 9. |
[29] | Cass., 28 mars 1990, J.T., 1990, p. 452; Cass., 13 septembre 1983, Pas., 1984, I, 28; P. Van Ommeslaghe, o.c., p. 1550, n° 1068; S. Stijns, Verbintenissenrecht, Bruges, la Charte, 2013, p. 102, n° 131; J.-L. Fagnart, La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence (1985-1995), Bruxelles, Larcier, 1997, p. 23, n° 11. |
[30] | Contrairement à certains droits étrangers, le droit civil belge ne définit pas un standard d'appréciation. Sous le vocable de présomptions de l'homme, le droit belge applique un régime reposant sur l'intime conviction du juge. |
[31] | P. Van Ommeslaghe, o.c., pp. 1543 à 1549, nos 1063 à 1065; S. Stijns, o.c., p. 100, n° 127. |
[32] | Cass., 16 décembre 2004, Pas., 2004, I, 2022. |
[33] | P. Van Ommeslaghe, o.c., pp. 1654 et 1655, n° 1121. L'exigence d'un dommage certain n'exclut pas le recours à l'expertise judiciaire. En effet, pour autant que les conditions du prononcé d'une expertise soient remplies (voy. la note 10 ci-dessus), je n'aperçois pas de raison pour laquelle une telle mesure d'instruction ne pourrait pas porter sur la question de l'existence du dommage. |
[34] | Art. 16, § 1er, de la proposition de directive. |
[35] | Proposition de directive, p. 21; Impact Assessment, points 87 et 88. |
[36] | L'analyse d'impact de la Commission reconnaît ce risque de coûts additionnels de procédure, mais considère que ce risque est moins important que les bénéfices économiques qui devraient résulter de l'effet dissuasif accru d'une telle présomption vis-à-vis des ententes illégales (Impact Assessment, point 179). |
[37] | Sauf disposition légale dérogatoire, le juge ne peut pas modérer la réparation par des considérations d'équité, en fonction de la situation économique des parties ou en raison de la gravité de la faute (P. Van Ommeslaghe, o.c., pp. 1649 et 1650, n° 1118). |
[38] | Une réparation en nature peut être envisagée pour l'avenir, par exemple sous la forme d'une injonction de cesser le comportement infractionnel. A l'inverse, la réparation en nature n'est pas imaginable à titre de réparation du préjudice subi dans le passé. En effet, le juge ne saurait replacer le marché, avec effet rétroactif, dans l'état où il se serait trouvé en l'absence d'infraction. L'art. 16, § 2, de la proposition de directive confirme le caractère automatique de la réparation par équivalent, lorsqu'il prévoit que les juridictions nationales doivent « dispose[r] du pouvoir d'estimer le montant du préjudice ». |
[39] | E. Dirix, o.c., p. 1329, n° 1. |
[40] | Ces deux catégories correspondent globalement aux cartels et aux abus d'exploitation pour l'augmentation des prix, et aux pratiques unilatérales ou collectives d'exclusion pour la réduction des parts de marché des concurrents (guide pratique, point 21). |
[41] | Guide pratique, points 32 à 58. |
[42] | Guide pratique, points 59 à 95. L'analyse de régression est une technique statistique qui permet d'apprécier dans quelle mesure une certaine variable est influencée par l'infraction ou par d'autres variables non influencées par l'infraction. Il s'agit donc d'une manière de prendre en considération les causes alternatives qui peuvent expliquer les différences constatées entre la situation réelle et la situation de comparaison. L'accomplissement d'une telle analyse requiert que des données suffisantes soient disponibles. Elle permet d'estimer dans quelle mesure les variables pertinentes sont corrélées entre elles. Pour autant que cette explication soit cohérente avec les autres éléments de preuve disponibles, la corrélation entre deux variables peut suggérer un lien de causalité entre l'une et l'autre (guide pratique, points 69 et 70, et note 69). |
[43] | Guide pratique, points 96 à 118. |
[44] | Guide pratique, point 119. |
[45] | Guide pratique, point 123. |
[46] | Guide pratique, points 124 et 125. Dans le même sens, voy. l'avis du 16 octobre 2013 du Comité économique et social européen sur la proposition de directive et sur la communication de la Commission (CESE/2013/4975), point 5.5. |
[47] | Guide pratique, point 94. |
[48] | Guide pratique, point 93. |
[49] | Guide pratique, point 95. |
[50] | A mon sens, l'application de la théorie de la perte d'une chance ne peut intervenir qu'à la fin du processus d'évaluation du dommage. Elle ne peut pas servir de justification à une évaluation ex æquo et bono sans recours à une méthode objective préalable. |
[51] | Cass., 20 février 2004, Pas., 2004, I, 297; P. Van Ommeslaghe, o.c., p. 1654, n° 1121. |
[52] | Cass., 9 octobre 1997, Pas., 1997, I, 995. |
[53] | Voy. dans le même sens les points 3.7., 4.6.3. et 5.3. de l'avis du Comité économique et social européen. |
[54] | Le principe de la réparation intégrale du dommage vise à compenser exactement les conséquences dommageables de la faute pour la victime. Il s'agit donc d'éviter tant les cas de sous-compensation que ceux de surcompensation, et ce indépendamment de toute considération d'efficacité économique ou financière. Voy. L. Cornelis, « Aansprakelijkheidsrecht vanuit Europees perspectief: de ergenis voorbij, de wanhoop nabij? », in Vlaamse Conferentie bij de Balie te Antwerpen (éd.), Actueel aansprakelijkheidsrecht, Bruxelles, Larcier, 2012, pp. 1 et s., spéc. pp. 31 et 32, nos 80 et 81, qui pose à juste titre la question de savoir si les règles de droit de la responsabilité applicables aux activités humaines doivent être déterminées en fonction de paramètres économico-financiers. |
[55] | Dans son sens le plus large, incluant tous les auxiliaires de la justice et en pariculier les avocats et les experts. |
[56] | Le principe de la réparation intégrale du dommage peut être qualifié de libéral, car les victimes sont libres de déterminer les intérêts légitimes auxquels elles estiment que la faute reprochée a porté atteinte. Comme exposé dans la contribution de I. Samoy, ce système diffère d'autres régimes qui existent en droit comparé, et dans lesquels les catégories de dommages réparables sont soit déterminées a priori, soit limitées par la théorie de l'illicéité relative. |
[57] | Dans un discours du 14 juin 2013, le directeur général de la concurrence a ainsi justifié la proposition de directive par le fait que les actions en dommages-intérêts contribuent significativement au maintien d'une concurrence effective au sein de l'Union européenne, et que le sous-développement de ces actions cause un manque à gagner considérable pour les consommateurs et pour les entreprises (A. Italianer, Competition Law within a framework of rights and the Commission's proposal for a Directive on antitrust damage actions, 12e Conférence annuelle de l'Association des Juges en Droit de la Concurrence, 14 juin 2013, p. 3, disponible à l'adresse: http://ec.europa.eu/competition/speeches/text/sp2013_06_en.pdf). |