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La société: contrat ou institution? Droits étasuniens, français, belge, néerlandais, allemand et luxembourgeois, R.D.C.-T.B.H., 2012/8, p. 841-842

I. Corbisier, La société: contrat ou institution? Droits étasuniens, français, belge, néerlandais, allemand et luxembourgeois, Collection de la Faculté de droit, d'économie et de finance de l'Université de Luxembourg, Bruxelles, Larcier, 2011, XII + 733 p.


La société: contrat ou institution? Telle est la question que pose Mme Isabelle Corbisier dans la thèse qu'elle a brillamment présentée à la Faculté de droit, d'économie et de finance de l'Université de Luxembourg, où elle a été reçue docteur en droit avec la mention 'excellent'.

Contrairement à une opinion parfois soutenue, la question n'est pas 'purement académique'. Pour le démontrer, l'auteur éclaire le sujet sous des angles trop souvent ignorés de la recherche juridique: analyse économique (notamment à la lumière de l'école américaine 'law and economics'), historique, sociologique, politique au sens large du terme, et même philosophique. Une place importante est réservée, comme il se doit pour un sujet commun à tous les ordres juridiques occidentaux, au droit comparé.

La conception de la société oscille entre deux pôles: d'une part la conception 'outsider', orientée essentiellement sinon exclusivement vers les actionnaires ('shareholders') qui se fonde, selon des modalités diverses sur un ou plusieurs contrats, et d'autre part une vision 'insider' selon laquelle la société implique une institution où sont prises en compte les positions non seulement des actionnaires mais encore d'autres 'parties prenantes' ('shakeholders'): personnel, créanciers, cocontractants de la société, et même l'environnement financier et social dans lequel elle développe son activité.

Les définitions plus ou moins larges de l'intérêt social sont inspirées de ces conceptions. Toutefois l'auteur constate, avec finesse, que même des définitions larges de l'intérêt social, correspondant plutôt à la vision 'insider' se rencontrent aussi dans des régimes juridiques dominés par la conception opposée, comme dans l'Etat du Delaware.

Un chapitre préliminaire est consacré à la définition de l'institution. L'auteur ne se contente pas d'une approche juridique de la question mais étend son analyse à l'économie, à la sociologie et plus généralement à diverses sciences humaines. La polysémie du concept rend toutefois difficile l'élaboration d'une définition commune.

Une première partie de l'ouvrage est ensuite consacrée à l'analyse des deux modèles que l'on peut considérer comme les archétypes de la conception institutionnelle d'une part et de l'explication contractuelle de la société d'autre part. Il s'agit en premier lieu de la théorie institutionnelle imaginée en France par M. Hauriou et son disciple G. Renard puis développée et élucidée par la doctrine et par la jurisprudence française sous des formes et avec des nuances variées. A l'opposé l'auteur situe le modèle 'contractarien' américain ('étasunien' selon l'auteur, mais le Grand Robert autorise ce néologisme), inspiré notamment par l'école de Chicago de la 'law and economics'. Une critique circonstanciée - et convaincante à nos yeux - des thèses de l'école classique américaine est présentée dans ce titre.

La seconde partie de la thèse est consacrée au droit comparé et analyse la dialectique 'contrat-institution' dans six systèmes juridiques: les droits américain, français, belge et luxembourgeois, néerlandais et allemand. La prédominance de la conception institutionnelle caractérise les droits français, néerlandais et allemand, mais selon des finalités très différentes qui trouvent leurs explications notamment dans l'évolution historique de chacun de ces pays (tendance dirigiste pour la France, modèle coopératif pour l'Allemagne, orientation axée sur l'entreprise pour les Pays-Bas), dans leur organisation économique, et dans les conceptions traduites dans leurs législations.

Au contraire, le régime orienté essentiellement vers les actionnaires (type 'outsider') domine dans les pays anglo-américains et s'efforce de s'imposer sur le plan international - avec le rejet de nos actionnaires de référence.

Toutefois, dans chacun de ces droits, apparaît également l'autre pôle de réflexion (cf. la 'business decision' rule américaine ou les aspects contractuels du droit français des sociétés, mis en exergue depuis les années '90).

Les droits belge et luxembourgeois sont essentiellement pragmatiques et participent des deux conceptions sans en privilégier de manière évidente l'une ou l'autre. Le droit luxembourgeois est caractérisé par une plus grande souplesse et par une plus grande réceptivité à l'autonomie de la volonté dans la création et le fonctionnement de la société.

On ne peut cependant sérieusement considérer que l'emprise relative du modèle 'outsider' des pays anglo-américains traduirait la 'fin de l'histoire' en matière d'évolution du droit des sociétés, - pas plus que la chute du communisme n'a entraîné la 'fin de l'histoire' en général. L'auteur critique avec pertinence une telle théorie.

La conclusion porte sur le rôle assigné au droit dans cette évolution: dès lors que l'on ne peut consacrer la suprématie de l'une des conceptions sur l'autre, il appartient au droit de se montrer suffisamment souple pour permettre l'élaboration de règles adaptées aux circonstances, permettant de résoudre les problèmes concrets qui se posent, - par exemple en ce qui concerne les réactions d'une société cible et de ses organes en cas d'OPA hostile. L''indécision pragmatique' de droits belge et luxembourgeois pourrait-elle pour une fois servir de modèle?

L'érudition et l'information de l'auteur sont exceptionnelles, y compris dans les disciplines connexes au droit. Elles rendent la lecture de l'ouvrage particulièrement enrichissante. Cette lecture impose au lecteur une attention soutenue, pour lui permettre de suivre les analyses nuancées qui lui sont proposées dans les différentes disciplines abordées par l'auteur.

La présentation typographique, renvoyant certains développements à des textes en plus petits caractères rend la lecture aisée.

L'appareil de citations, de références, spécialement sous la forme de notes de bas de page développées, la bibliographie sont évidemment très considérables et à la mesure de la bonne pratique académique pour une telle thèse. L'auteur y apporte toutes les justifications et les nuances que l'on peut souhaiter à l'appui des matières développées avec sa remarquable érudition.

Voici donc un ouvrage majeur qui incite à une réflexion approfondie à propos d'un thème classique.