1.La décision annotée [1] examine une question de droit financier encore peu souvent examinée par les tribunaux: celle de la nature des instruments financiers 'perpétuels', cette question étant posée dans le cadre de la mise en cause de la responsabilité d'un gestionnaire de fortune [2].
Les titres en question sont des instruments financiers émis, au début des années 2000, généralement par des établissements financiers [3]. En contrepartie de son investissement, l'investisseur a droit à un rendement supérieur à celui d'obligations dites 'classiques'. En l'espèce [4], le rendement convenu était fixe les premières années, variable ensuite en fonction de l'évolution de la différence entre les taux d'intérêts à court terme et ceux à long terme.
L'investisseur a également droit au remboursement du montant principal de son investissement. Toutefois, sa créance n'est pas assortie d'un terme fixe. Ce remboursement pourrait n'avoir lieu qu'au moment de la liquidation de la société émettrice, en sorte que l'investisseur n'a pas la certitude d'être remboursé par l'émetteur de son vivant.
L'investisseur peut certes à tout moment vendre son instrument financier 'perpétuel' sur les marchés financiers, mais il est alors soumis - tout comme le titulaire d'obligations 'classiques' non échues - à la loi de l'offre et de la demande, et n'est donc nullement certain d'obtenir un prix de vente égal à son investissement.
L'émetteur, par contre, peut rembourser le titre 'perpétuel' au pair si le prospectus d'émission lui en réserve la faculté et au(x) jour(s) prévu(s) par ce dernier.
Par ailleurs, ces instruments financiers sont généralement subordonnés: en cas de faillite de l'émetteur, les propriétaires de ces titres seront remboursés après les créanciers 'non subordonnés' mais avant les actionnaires.
2.En l'espèce, l'investisseur avait conclu un contrat de gestion discrétionnaire avec une société de gestion de portefeuille. Dans le cadre de ce contrat, le client avait mandaté la société afin de procéder à des achats et des ventes d'instruments financiers en son nom et pour son compte. Le contrat prévoyait toutefois que le client privilégiait la “recherche de revenus (maximum 10% d'actions)”. Par la suite, le client a porté ce maximum à 20% (par e-mail, puis lors de la conclusion d'un nouveau contrat, remplaçant le premier).
Dans ce cadre, la société de gestion avait acquis, entre juin 2004 et juin 2005, des titres perpétuels émis par 4 institutions financières différentes. A la suite des 2 premières acquisitions, l'investisseur s'était enquis de l'échéance de ces titres, mais n'en avait pas critiqué l'acquisition.
En 2006, le cours de ces titres perpétuels a commencé à baisser, en raison notamment du resserrement de l'écart entre les taux d'intérêts à court et à long terme. L'investisseur a alors posé certaines questions à la société de gestion, relativement notamment au caractère perpétuel des titres, mais sans émettre le moindre grief quant à leur acquisition.
Cette baisse s'est encore accrue en 2008, avec l'éclatement de la crise financière, les marchés financiers commençant à s'inquiéter de la solvabilité des établissements financiers émetteurs de titres 'perpétuels'.
Début 2008, l'investisseur a résilié son contrat de gestion et remercié la société de gestion pour ses services. Fin 2008, toutefois, il reprochait à la société de gestion les achats de titres perpétuels, et, début 2009, il l'assignait à ce sujet.
3.Le litige était basé sur la nature des titres 'perpétuels'. L'investisseur estimait que ces titres auraient dû être considérés comme des actions, et qu'en conséquence la société de gestion avait dépassé de facto la pondération maximale d'actions autorisée par le contrat de gestion, soit 20%.
Le tribunal a donc d'abord examiné les principales caractéristiques des actions, en vue d'éventuellement requalifier de telles les titres 'perpétuels' [5] en cause:
- le rendement variable des titres perpétuels. L'investisseur soutenait que la variabilité du rendement offert par les titres perpétuels fait de ceux-ci des actions. Le tribunal n'a pas retenu cet argument, car le degré de variabilité du rendement offert par les titres 'perpétuels' litigieux n'était pas lié au bénéfice de l'émetteur - comme l'est le rendement des actions - mais à l'évolution de la différence entre les taux d'intérêts à court et à long terme;
- le caractère perpétuel ou l'absence de terme fixe. L'investisseur estimait que l'absence d'échéance déterminée quant à sa date faisait du titre 'perpétuel' une action et non une obligation. La société de gestion objectait un usage des émetteurs de tels titres de les rembourser 'au pair' (c'est-à-dire à 100% de leur prix d'émission) à la date de remboursement anticipé possible, soit après 5 ou 10 ans. Le tribunal n'a pas pris position sur ce point, mais a reproduit, plus loin, la définition contractuelle des obligations, qui ne prévoit pas que celle-ci doit avoir une échéance fixe (cf. infra). On notera que la doctrine ne semble pas considérer qu'une échéance déterminée quant à sa date est une caractéristique essentielle d'une obligation. Celle-ci est ainsi définie comme étant un “titre matérialisant les droits d'un prêteur à l'égard de la société emprunteuse” [6]. Ces droits consistent principalement en celui de percevoir des intérêts et celui au remboursement du capital prêté sous réserve, le cas échéant, d'un concours dans le chef de l'emprunteur;
- le caractère subordonné. Une obligation est dite 'subordonnée' si, en cas de faillite de son émetteur, elle n'est remboursée qu'après les autres obligations, mais avant les actions. Selon l'investisseur, cette caractéristique des instruments financiers faisait que leurs porteurs étaient dans une “situation équivalente à celle d'un actionnaire”. Le tribunal y a répondu en observant que les porteurs d'obligations subordonnées ont, en cas de faillite de l'émetteur, moins de probabilités d'être remboursés que les porteurs d'obligations ordinaires, mais en ont davantage que les actionnaires, et qu'ils ne sont donc pas dans une situation équivalente à celle de ces derniers.
Le tribunal a ensuite repris diverses considérations de la société de gestion, que l'investisseur n'avait pas contestées, et qui donnent à penser que les titres litigieux relevaient plutôt de la catégorie des obligations que de celle des actions:
- le fait qu'en matière d'impôt des personnes physiques, les revenus produits par les titres litigieux sont traités comme les intérêts d'obligations;
- celui qu'en matière d'impôt des sociétés, le régime des instruments financiers perpétuels subordonnés est également identique à celui des obligations ordinaires;
- le fait que le titulaire du titre 'perpétuel' ne dispose pas de droit politique envers l'émetteur;
- le fait que les agences de notation attribuent une notation ('rating') aux titres de créance, dont les titres perpétuels discutés, et non aux actions;
- le fait que les obligations perpétuelles subordonnées sont cotées, sur les marchés financiers, en tant qu'obligations;
- que même au plus fort de la crise financière, les intérêts sur les obligations perpétuelles subordonnées ont toujours été payés conformément aux conditions convenues, alors que les actionnaires des mêmes sociétés n'ont, à une seule exception près dans le litige de l'espèce, pas perçu de dividende;
- que lorsque les états ont soutenu les établissements financiers émetteurs de titres perpétuels, seuls les actionnaires en ont subi les coûts (par la dilution du capital) mais non les porteurs de titres de créance, subordonnés ou non;
- que les obligations convertibles sont des instruments financiers qui se rapprochent davantage des actions, sans pour autant que l'investisseur ou l'autorité de contrôle exige qu'elles soient considérées et classifiées comme des actions.
Le tribunal a également reproduit, ensuite, les définitions contractuelles données aux obligations et aux actions, sans les commenter. On observera toutefois que la définition donnée aux obligations ne prévoit pas que celles-ci doivent avoir une échéance déterminée, mais seulement qu'elles ont “une durée supérieure à 12 mois”, ce qui n'est pas incompatible avec une échéance indéterminée quant à sa date, telle que la liquidation de la société émettrice.
Le tribunal conclut ensuite que “si les obligations subordonnées perpétuelles peuvent, pour certains aspects, se rapprocher des actions, elles s'en diffèrent fondamentalement pour d'autres aspects” et que “les obligations subordonnées perpétuelles sont (…) une forme particulière d'obligations qui ne peuvent en aucun cas être assimilées à des actions”.
4.La nature des titres perpétuels revêtait une double importance dans le litige.
S'agissant d'instruments financiers acquis par un gestionnaire dans le cadre d'un contrat de gestion de portefeuille, celui-ci était tenu de respecter la pondération d'actions contractuellement prévue, soit 20%. Si les titres perpétuels avaient été requalifiés en actions, ce plafond de 20% aurait été dépassé et le gestionnaire aurait commis une faute susceptible d'engager sa responsabilité [7].
Par ailleurs, l'investisseur reprochait à la société de ne pas avoir suffisamment attiré son attention sur le caractère perpétuel des titres acquis et sur les risques particuliers des obligations perpétuelles et subordonnées.
Le tribunal ne retient pas ce double grief car, le gestionnaire disposait contractuellement du pouvoir d'acquérir des instruments financiers au nom et pour compte de son client, sans devoir solliciter l'autorisation de son client à chaque opération, et ce dans le cadre fixé par la convention de gestion.
Le tribunal observe dès lors que si le client souhaitait être informé avant chaque opération sur les “titres hybrides et/ou obligations subordonnées et perpétuelles, il lui appartenait de le prévoir contractuellement, ce qui n'a pas été fait”.
5.La nature des titres perpétuels et subordonnés est aussi importante quant à leur mention dans le rapport semestriel que le gestionnaire est tenu de communiquer à son client. Ce rapport distingue en effet les instruments financiers selon leur nature. En l'espèce, le gestionnaire de portefeuille prévoyait, dans ses rapports, une catégorie spécifique pour les obligations convertibles, mais non pour les obligations perpétuelles et subordonnées, ce dont le client faisait grief à la société de gestion.
Le tribunal y répond que si le client souhaitait la création d'une catégorie spécifique pour ces titres, il lui appartenait d'en convenir avec la société de gestion.
On observera que même si ce grief avait été retenu à charge de la société de gestion, le lien causal avec le dommage subi par l'investisseur aurait, en tout état de cause, prêté à discussion, celui-ci suivant régulièrement son portefeuille et ayant posé diverses questions à son gestionnaire concernant les titres perpétuels.
6.Enfin, le client reprochait à la société de gestion divers manquements à la réglementation 'MiFID' [8], sans toutefois préciser le dommage qu'il en aurait subi. Pour cette raison, le tribunal ne retient pas non plus de responsabilité à charge de la société de gestion.
La réglementation 'MiFID' a profondément réformé et renforcé la protection de l'investisseur, en prévoyant diverses obligations à charge des établissements financiers.
Relevons que ladite réglementation 'MiFID' est entrée en vigueur en Belgique le 1er novembre 2007. Elle n'était donc de toute manière applicable ni lors de la conclusion des deux contrats de gestion de fortune successifs (2001 et 2006), ni à l'époque des acquisitions de titres 'perpétuels' (2004-2005).
A supposer cette réglementation applicable au cas d'espèce, quod non, le manquement aux obligations mises à charge de l'intermédiaire financier n'aurait pu donner lieu à indemnisation de l'investisseur que dans la mesure où - conformément au droit commun - il en serait résulté un préjudice dans son chef (voy. notamment deux décisions du tribunal de commerce de Bruxelles qui rejette tout caractère automatique d'une sanction née de la violation de la réglementation 'MiFID' [9]).
En l'espèce, le tribunal aurait donc pu, de toute manière, se limiter à la constatation que l'investisseur ne mentionnait pas (et a fortiori n'établissait pas) le lien causal entre les manquements invoqués à la réglementation 'MiFID' et le dommage qu'il invoquait, consistant en moins-values sur ses titres de créance 'perpétuels'.
7.Le tribunal de commerce de Bruxelles s'est donc livré à une analyse juridique afin de statuer sur la nature des titres de créance 'perpétuels', et conclure qu'ils demeurent des obligations, même si par certains aspects, ils s'approchent des actions.
On comparera cette analyse avec celle faite par le tribunal d'arrondissement de Luxembourg dans son jugement du 19 février 2009 [10]. Le litige concernait l'acquisition de titres de créance 'perpétuels' par un client, sur proposition de la banque, hors du cadre d'un contrat de gestion de portefeuille. La question de la nature juridique du titre 'perpétuel' n'avait dès lors guère d'importance et ne semble pas avoir été discutée. Au terme d'un raisonnement financier, le tribunal conclut néanmoins que le caractère perpétuel d'une obligation subordonnée “rend le titre spéculatif, dans la mesure où il s'apparente à cet égard plus aux actions (equity) qu'aux obligations (bonds)”. Le tribunal en déduit une insuffisance de l'information donnée au client par son banquier.
Ce raisonnement, qui porte sur le risque et non pas sur la nature du 'titre perpétuel', peut être utilement confronté à celui du Collège de Médiation du secteur bancaire dans son rapport d'activités de 2008 (p. 22). Ce Collège confirmait alors qu'il s'agissait d'obligations et relevait l'imprévisibilité de l'évolution du cours des obligations 'perpétuelles' à l'époque de leur émission:
“Le cours de ces obligations est plus sensible aux évolutions de taux et peut de ce fait être soumis à de fortes fluctuations. Le recul du cours est principalement imputable à l'évolution du taux à long terme, qui a encore baissé depuis 2004, et au fait que l'émetteur a connu de gros problèmes du fait de la crise des subprimes. Il s'agit d'éléments externes liés à la conjoncture économique qui ne sont souvent pas prévisibles.”
Même si le même Collège considère, dans son rapport 2010 (p. 13), que les obligations perpétuelles s'apparentent à des actions du point de vue de l'évaluation du risque [11], sa première analyse, faite à l'époque de la crise financière, était corroborée par la manière dont les autorités de contrôle ont traité les instruments financiers 'perpétuels' à l'époque de leur émission. Ainsi, par exemple, en Belgique, l'autorité de contrôle n'a pas exigé que les titres 'perpétuels' soient qualifiés d'actions à l'époque de leur émission, et n'a, à notre connaissance, pas diffusé de circulaire en vue d'attirer spécialement l'attention des investisseurs sur des risques spécifiques à ces titres, comme elle l'avait fait antérieurement, relativement aux titres de créance 'reverse convertible'.
Il semble donc que l'évolution négative subie par les obligations 'perpétuelles' n'avait été anticipée par aucun acteur des marchés financiers, ce qui rend discutables les analyses faites a posteriori, sur base de la chute de leur cours.
8.Il convient en tout état de cause de conserver à l'esprit que les contrats de gestion de portefeuille distinguent les instruments financiers sur base de leur nature juridique, celle-ci révélant, dans une large mesure, censée révéler le risque inhérent à l'instrument financier.
La décision du tribunal de commerce de Bruxelles souligne le fait que les titres de créance perpétuels relèvent de la catégorie des obligations plutôt que de celles des actions, même si, en termes de risques, la crise financière a fait apparaître qu'ils se situent probablement entre les unes et les autres.
Juriste d'entreprise
[1] | Un appel a été interjeté contre cette décision. |
[2] | Concernant la responsabilité du gestionnaire de fortune et du conseiller en placements en droit belge, voy. notamment M.-D. Weinberger, Gestion de portefeuille et conseil en investissement. Aspects contractuels et de responsabilités avant et après MiFID, Pratique du droit, Waterloo, 2008, 230 p.; en droit comparé, voy. S. Delaey, De contractuele verhouding inzake portefeuillebeheer: op de wip tussen MiFID en privaatrecht, Anvers, Intersentia, 2010, 367 p.; en droit luxembourgeois, voy. Ph. Bourin, La gestion de portefeuille. La vie du droit bancaire et financier, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2008, 302 p. |
[3] | Principalement des compagnies d'assurances, banques, sociétés holding de groupe financier, etc., autant de sociétés unanimement considérées des plus solvables et des plus stables avant la crise financière de 2008. |
[4] | Les modalités des titres 'perpétuels' varient d'une émission à l'autre, en particulier en ce qui concerne le paiement du coupon. |
[5] | Dont la dénomination, telle que reprise dans le jugement, ne comportait pas de qualification, ni d'obligations, ni d'actions. |
[6] | X. Dieux, Droit commercial, T. 1, Bruxelles, Bureau étudiant de la faculté de Droit de l'ULB, p. 10. Voy. aussi J.-M. Van Hille, Aandelen en obligaties in het Belgisch recht, Bruxelles, Bruylant, 1977, p. 38, et les références citées. |
[7] | Du moins si la proportion d'actions au sein du portefeuille excédait 'de manière déraisonnable' le plafond contractuel de 20%: voy. M.-D. Weinberger, Gestion de portefeuille et conseil en investissement. Aspects contractuels et de responsabilités avant et après MiFID, Pratique du droit, Waterloo, 2008, p. 142; B. Caulier, “Responsabilité du gestionnaire de fortune et conflit d'intérêt” (obs. sous Bruxelles 3 septembre 2008), RDC 2010, n° 2010/2, p. 179. |
[8] | Par réglementation 'MiFID', il y a lieu d'entendre l'arrêté royal du 27 avril 2007, visant à transposer la directive européenne concernant les marchés financiers, modifiant les lois du 6 avril 1995 relative au statut des entreprises d'investissement et à leur contrôle, aux intermédiaires et conseillers en placement et du 2 août 2002 relative à la surveillance du secteur financier et aux services financiers. Cet arrêté royal transpose en droit belge la directive européenne 2004/39/CE concernant les marchés d'instruments financiers. |
[9] | Comm. Bruxelles 9 février 2011, JT 2011, pp. 400 à 403. |
[10] | JTL 2009, p. 150. |
[11] | Le Collège de Médiation ne statue toutefois pas (uniquement) en droit, comme l'écrit le représentant des consommateurs au sein de cet organe (F. de Patoul, “MiFID dans la pratique. Quelques réflexions au départ des décisions du Service de Médiation Banques-Crédit-Placements”, DBF, 2010/5, p. 306). F. de Patoul admet toutefois que les instruments perpétuels s'apparentent moins à des actions que les titres de créance 'reverse convertible' et estime que les titres perpétuels devraient plutôt figurer dans une catégorie intermédiaire entre obligations et actions, si l'établissement financier dispose de telle catégorie. |