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Cour de cassation, 09/12/2010, R.D.C.-T.B.H., 2012/1, p. 22-25

Cour de cassation 9 décembre 2010

SOCIÉTÉ À RESPONSABILITÉ LIMITÉE
Conflits internes - Exclusion - Détermination du prix des parts sociales - Date de référence
Dès lors que le droit au paiement du prix des parts naît au moment du transfert de propriété de celles-ci, c'est à la date du transfert ordonné par le juge que les parts doivent être évaluées.Cette évaluation doit se faire dans une perspective de continuité, sans que puisse être prise en compte l'incidence du comportement des parties sur la situation qui a mené à l'introduction de la demande et sur le redressement de la société intervenu après celle-ci.
VENNOOTSCHAP MET BEPERKTE AANSPRAKELIJKHEID
Geschillenregeling - Uitsluiting - Bepaling van de prijs van de deelbewijzen - Peildatum
De waarde van de aandelen moet worden geraamd op het tijdstip waarop de rechter de overdracht ervan beveelt, aangezien het recht op betaling van de prijs van de aandelen ontstaat op het tijdstip van de eigendomsoverdracht ervan.
Die raming moet gebeuren met het oog op continuïteit. Daarbij mag geen rekening worden gehouden met de invloed van het gedrag van de partijen op de toestand die tot het instellen van de vordering heeft geleid en op de daaropvolgende heropleving van de vennootschap.

E.J.M. / O.T.

Siég.: Ch. Storck (président), D. Batselé, Ch. Matray, S. Velu et A. Simon (conseillers)
MP: Th. Werquin (avocat général)
Pl.: Mes P.A. Foriers et M. Mahieu
I. La procédure devant la Cour

Le pourvoi en cassation est dirigé contre l'arrêt rendu le 8 mai 2008 par la cour d'appel de Bruxelles. Le conseiller Christine Matray a fait rapport.L'avocat général Thierry Werquin a conclu.

II. Les moyens de cassation

Le demandeur présente deux moyens dont le premier est libellé dans les ternes suivants:

Dispositions légales violées

Articles 334 et 338 du Code des sociétés.

Décisions et motifs critiqués

L'arrêt déclare l'appel du défendeur seul fondé et déboute le demandeur de son appel. Mettant “le jugement entrepris à néant” et “statuant à nouveau”, il “dit pour droit que les parts cédées ont une valeur de cinquante centimes, condamne, pour autant que de besoin, [le défendeur] à payer cette somme [au demandeur]”, et met par conséquent les dépens des deux instances à charge du demandeur.

A l'appui de sa décision, l'arrêt invoque les motifs suivants:

“5. Les principes de droit commun impliquent que le juge détermine la valeur des titres à transférer au moment où il statue (…);

Il s'en déduit qu'en l'espèce, la valeur de la société doit être déterminée sur la base des comptes annuels ou d'une situation provisoire qui soient les plus proches de la date à laquelle le juge a statué sur le transfert de propriété, à savoir la situation au 31 décembre 2003;

Par ailleurs, il n'y a pas lieu de prendre en considération des faits survenus après cette date (…)

6. L'expert C. a utilisé plusieurs méthodes pour conclure que la société avait une valeur négative;

S'appuyant sur les comptes annuels et la situation provisoire au 31 décembre 2003, il a conclu que la société avait des fonds propres négatifs de 54.406 EUR;

[…] 13. [Le demandeur] fait valoir que la société avait néanmoins un potentiel important à générer des bénéfices dont il n'a pas été tenu compte par l'expert. Il en veut pour preuve le fait qu'au 30 juin 2004, l'exercice s'est terminé par un bénéfice de 71.187 EUR, alors qu'au 31 décembre 2003, la société enregistrait une perte de 14.506,94 EUR. Comme l'évaluation doit être faite dans une perspective de continuité, il en déduit que les évaluations négatives de l'expert, fondées sur les autres méthodes que la valeur patrimoniale, sont nécessairement inexactes.

Il persiste à soutenir que les comptes au 31 décembre 2003 auraient été manipulés dans la mesure où il est inexplicable qu'avec le même chiffre d'affaires, il n'est pas possible que la société ait enregistré une perte au cours de la première moitié de l'exercice 2003-2004, alors que la deuxième moitié s'est clôturée par un bénéfice.

14. Ainsi que cela a été dit au point 5, il n'y a pas lieu de tenir compte de faits qui sont survenus après le 31 décembre 2003.

La cour [d'appel] ne peut donc suivre l'opinion du réviseur G. qui, dans son évaluation, a décidé de ne pas tenir compte des résultats de la société aux 30 juin et 31 décembre 2003, mais au contraire de privilégier ceux aux 30 juin 2004 et 2005.

[Le demandeur] ne produit aucune pièce permettant de conclure que le redressement de la société au cours du premier semestre 2004, c'est-à-dire à une époque où [le défendeur] en était devenu le seul gérant et où il n'existait plus de conflit entre les associés, trouve sa cause dans d'autres faits que les seuls efforts [du défendeur]. Les parties ne sont d'ailleurs pas parvenues à retrouver les comptes généraux de tout l'exercice 2003-2004, comme le leur a suggéré la cour [d'appel] à l'audience du 11 mars 2008.

[Le demandeur] ne prouve notamment pas que ce redressement se trouvait déjà en germe avant le 31 décembre 2003. Certes, la comptabilité a fait apparaître un report de produits en 2004 mais, ainsi que cela a été dit au point 12, il ne résulte d'aucun élément soumis à la cour [d'appel] que ce report n'était pas justifié. Il s'en déduit que l'augmentation du chiffre d'affaires et, partant, du résultat de la société, au cours du premier semestre 2004, ne peut trouver sa cause que dans des événements qui concernent l'année 2004, dont il n'y a pas lieu de tenir compte.

Cette conclusion est par ailleurs confortée par la comparaison des comptes d'actifs entre le 31 décembre 2003 et le 30 juin 2004 puisque les créances commerciales ont diminué de 85.548 EUR à 37.969 EUR, que les autres créances sont passées de 19.510 EUR à 903 EUR, alors que les valeurs disponibles ont augmenté de 14.983 EUR à 49.031 EUR, ce qui démontre que c'est bien au premier semestre 2004 que la trésorerie de la société a retrouvé son équilibre par une saine gestion financière [du défendeur].

L'analyse du compte de résultat au 31 décembre 2003 et au 30 juin 2004 démontre également que le bénéfice enregistré à la fin de l'exercice trouve sa cause dans une réduction drastique des services et biens divers et des rémunérations au cours de la seconde période s'étendant du 1er janvier 2004 au 30 juin 2004.

C'est donc à bon droit que l'expert a procédé aux différentes méthodes d'évaluation sur la base des résultats arrêtés au 31 décembre 2003, dont la fiabilité ne peut être mise en doute.”

Griefs
Première branche

Le juge qui fixe le prix à payer à l'associé condamné à transférer ses parts conformément aux articles 334 et 338 du Code des sociétés doit, pour l'évaluation de celui-ci, se placer au moment où il statue sur cette question et non au moment du transfert de propriété desdites parts (art. 338, alinéa 1er, du Code des sociétés).Il s'ensuit que, statuant en 2008 sur la valeur des parts du demandeur dont la cession forcée avait été ordonnée sur la base des articles 334 et 338 du Code des sociétés par décision du président du tribunal de commerce de Bruxelles du 13 février 2004, l'arrêt n'a pu, sans méconnaître l'article 338, alinéa 1er, du Code des sociétés, décider qu'il devait se fonder sur des comptes annuels ou sur une situation provisoire “qui soient les plus proches de la date à laquelle le [premier] juge [avait] statué sur le transfert de propriété, à savoir la situation au 31 décembre 2003 'et qu'il n'y avait' pas lieu de prendre en considération des faits survenus après cette date”.Fondant sa décision sur ces considérations illégales, l'arrêt n'est dès lors pas légalement justifié (violation des dispositions visées au moyen et spécialement de l'art. 338, alinéa 1er, du Code des sociétés).

Seconde branche (subsidiaire)

L'action en exclusion visée aux articles 334 à 338 du Code des sociétés a pour but de résoudre un conflit entre associés dans l'intérêt social en évitant ainsi une dissolution judiciaire. Son accueil n'est subordonné qu'à la démonstration par le demandeur 'de justes motifs' sans qu'il doive démontrer en outre que ceux-ci sont imputables à l'associé dont il demande l'exclusion ni, a fortiori, que celui-ci a commis une faute (art. 334 du Code des sociétés). La demande formée sur la base de l'article 334 du Code des sociétés ne constitue donc pas une action en responsabilité.Le prix de la cession forcée visé à l'article 338, alinéa 1er, du Code des sociétés doit dès lors être fixé par le juge sur la base de la valeur de la société dans une perspective de continuité, donc en prenant en compte ses perspectives de développement, sans qu'il puisse être réduit en raison du comportement de l'associé exclu et de leurs conséquences ou en raison de la circonstance que cette valeur serait due à la seule contribution de l'associé demandeur.Il s'ensuit que, dût-on même admettre qu'il ait pu légalement considérer que le prix de cession des parts de l'associé exclu devait être évalué à l'époque où le transfert de la propriété de celles-ci avait été ordonné par le président du tribunal de commerce de Bruxelles, le 13 février 2004, encore l'arrêt n'a-t-il pu, sans méconnaître les articles 334 et 338, alinéa 1er, du Code des sociétés, décider qu'il n'y avait pas lieu de prendre en compte des faits survenus après le 31 décembre 2003 et donc, notamment, le redressement des résultats de la société au cours du premier semestre 2004 aux motifs que celui-ci ne pouvait “trouver sa cause que dans des événements qui concernent l'année 2004, dont il n'y a pas lieu de tenir compte”. En effet, d'une part, le transfert de propriété des parts litigieuses avait été ordonné par décision du 13 février 2004 et non en date du 31 décembre 2003 et, d'autre part, des éléments postérieurs au 31 décembre 2003 pouvaient être de nature à influencer l'appréciation, dans une perspective de continuité, de la valeur des parts litigieuses au 13 février 2004 (violation des art. 334 et 338, alinéa 1er, du Code des sociétés).L'arrêt n'a pu davantage légalement décider qu'il n'y avait pas lieu de prendre en compte “le redressement de la société au cours du premier semestre 2004, c'est-à-dire à une époque où [le défendeur] en était devenu le seul gérant et où il n'existait plus de conflit entre les associés”, aux motifs qu'aucune pièce ne démontrait que ce redressement existait 'en germe' au 31 décembre 2003 ni que celui-ci “trouv[ait] sa cause dans d'autres faits que les seuls efforts [du défendeur]” et qu'au contraire, l'amélioration observée au premier semestre 2004 était due à la 'saine gestion financière' du défendeur et à “une réduction drastique des services et biens divers et des rémunérations”. En effet, la circonstance que le redressement des résultats de la société au premier semestre 2004 soit imputable aux efforts ou à la bonne gestion du seul défendeur ou à la disparition de la situation de conflit ne peut influencer négativement le prix fixé en vertu de l'article 338, alinéa 1er, du Code des sociétés (violation des art. 334 et 338, spécialement alinéa 1er, du Code des sociétés).L'arrêt n'est dès lors pas légalement justifié (violation des dispositions visées au moyen).

III. La décision de la Cour
Sur le premier moyen
Quant à la seconde branche
Sur la fin de non-recevoir opposée au moyen, en cette branche, par le défendeur et déduite de ce que son examen implique une vérification d'éléments de fait

Le moyen, en cette branche, reproche à l'arrêt de ne pas tenir compte du redressement des résultats de la société en 2004 au motif qu'il résulterait d'éléments postérieurs au 31 décembre 2003, étant la bonne gestion du défendeur et la disparition de la situation de conflit.Son examen n'oblige pas la Cour à vérifier si le redressement de la société au premier semestre de l'année 2004 était de nature à influencer l'évaluation du prix des parts à la date du 31 décembre 2003.La fin de non-recevoir ne peut être accueillie.

Sur le fondement du moyen, en cette branche

L'article 334 du Code des sociétés dispose qu'un ou plusieurs associés possédant ensemble, soit des parts représentant 30% des voix attachées à l'ensemble des parts existantes, soit des parts dont la valeur nominale ou le pair comptable représente 30% du capital de la société, peuvent demander en justice, pour de justes motifs, qu'un associé cède au demandeur ses parts.En vertu de l'article 338, alinéa 1er, de ce code, en cas d'action tendant à contraindre un associé à céder ses parts dans la société, le juge siégeant comme en référé condamne le défendeur à transférer dans le délai qu'il fixe à dater de la signification du jugement ses parts aux demandeurs et les demandeurs à accepter les parts contre paiement du prix qu'il fixe.Dès lors que le droit au paiement du prix des parts naît au moment du transfert de propriété de celles-ci, c'est à la date du transfert ordonné par le juge que les parts doivent être évaluées.Cette évaluation doit se faire dans une perspective de continuité, sans que puisse être prise en compte l'incidence du comportement des parties sur la situation qui a mené à l'introduction de la demande et sur le redressement de la société intervenu après celle-ci.L'arrêt constate que, par un jugement du 13 février 2004, le président du tribunal de commerce a condamné le demandeur à céder au défendeur les 375 parts qu'il détenait dans la société dans les 24 heures de la signification du jugement, intervenue le 1er mars 2004.Après avoir énoncé que “la valeur de la société doit être déterminée sur la base des comptes annuels ou d'une situation provisoire qui soient les plus proches de la date à laquelle le juge a statué sur le transfert de propriété, à savoir la situation au 31 décembre 2003”, l'arrêt considère qu'“il n'y a pas lieu de prendre en considération des faits survenus après cette date”, en particulier “le redressement de la société au cours du premier semestre 2004, c'est-à-dire à une époque où [le défendeur] en était devenu le seul gérant et où il n'existait plus de conflit entre les associés”, aux motifs qu'aucune pièce ne démontre que ce redressement existait 'en germe' au 31 décembre 2003 ni que celui-ci “trouve sa cause dans d'autres faits que les seuls efforts” du défendeur et qu'au contraire, l'amélioration observée au premier semestre 2004 était due à la 'saine gestion financière' de celui-ci et à “une réduction drastique des services et biens divers et des rémunérations”.L'arrêt viole ainsi les articles 334 et 338, alinéa 1er, du Code des sociétés.Le moyen, en cette branche, est fondé.

Sur les autres griefs

Il n'y a pas lieu d'examiner la première branche du premier moyen et le second moyen, qui ne sauraient entraîner une cassation plus étendue.

Par ces motifs,LA COURCasse l'arrêt attaqué, sauf en tant qu'il reçoit l'appel du défendeur;Ordonne que mention du présent arrêt sera faite en marge de l'arrêt partiellement cassé;Réserve les dépens pour qu'il soit statué sur ceux-ci par le juge du fond;Renvoie la cause, ainsi limitée, devant la cour d'appel de Mons.

(…)