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Devoir de conseil en assurance groupe: mieux vaut prévenir que guérir, R.D.C.-T.B.H., 2011/2, p. 166-170

ASSURANCE
Assurance terrestre - Assurance groupe - Violation du principe de non-discrimination - Différence de traitement dans le calcul de la pension complémentaire, en fonction de la date d'adhésion à l'assurance groupe - Action en responsabilité extracontractuelle contre l'assureur - Prescription - Défaut de mise en garde de l'employeur contre l'éventualité d'une violation de la loi
L'action intentée par d'anciens travailleurs affiliés à un plan d'assurance groupe à l'encontre de l'assureur, sur la base de l'article 1382 ou de l'article 1383 du Code civil, pour tierce complicité dans la violation par l'employeur de dispositions légales interdisant les discriminations entre travailleurs relevant d'une même catégorie de personnel, est soumise au délai de prescription quinquennal prévu à l'article 2262bis, § 1er, 2ème alinéa, du Code civil.
Des dispositions d'un règlement d'assurance groupe qui, au sein d'une même catégorie de personnel, réservent, sans justification objective et raisonnable, le bénéfice d'une formule de calcul plus favorable, entrée en vigueur à une date déterminée, aux travailleurs adhérant au plan d'assurance groupe à partir de cette même date, à l'exclusion des travailleurs qui y avaient adhéré antérieurement à celle-ci, violent le principe de non-discrimination inscrit à l'article 45, 1er alinéa, de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, ainsi qu'à l'article 4, § 1er, de la loi du 6 avril 1995 relative aux pensions complémentaires ('loi Colla').
Adopte un comportement négligent, au sens de l'article 1383 du Code civil, l'assureur qui n'attire pas l'attention de l'employeur, à tout le moins, sur l'éventualité d'une incompatibilité de dispositions d'un règlement d'assurance groupe avec le principe de non-discrimination.
VERZEKERING
Landverzekering - Groepsverzekering - Schending van het niet-discriminatiebeginsel - Verschil in behandeling bij de berekening van het aanvullend pensioen afhankelijk van de toetredingsdatum tot de groepsverzekering - Buitencontractuele vordering tegen de verzekeraar - Verjaring - Geen waarschuwing van de werkgever over een mogelijke schending van de wet
De vordering ingesteld tegen de verzekeraar op grond van de artikelen 1382 en 1383 van het Burgerlijk Wetboek door oud-werknemers aangesloten bij een groepsverzekeringsplan wegens derdemedeplichtigheid van de werkgever bij de schending van de wettelijke bepalingen ter bestrijding van discriminatie tussen werknemers die tot dezelfde personeelscategorie behoren, is onderworpen aan de vijfjarige verjaringstermijn voorzien in artikel 2262bis, § 1, 2de alinea, van het Burgerlijk Wetboek.
Bepalingen in het reglement van de groepsverzekering die binnen eenzelfde personeelscategorie het voordeel van een gunstigere berekeningsformule die op een bepaalde datum in werking is getreden, zonder objectieve en redelijke verantwoording, voorbehouden aan werknemers die vanaf diezelfde datum tot dit verzekeringsplan toegetreden zijn, met uitsluiting van werknemers die reeds voorafgaand aan deze datum toegetreden waren, maken een schending uit van het niet-discriminatiebeginsel bepaald in artikel 45 van de wet van 27 juni 1969 ter herziening van de besluitwet van 28 december 1944 betreffende de maatschappelijke zekerheid der arbeiders, alsook in artikel 4, § 1, van de wet van 6 april 1995 betreffende de aanvullende pensioenen ('wet Colla').
De verzekeraar die nalaat de aandacht van de werkgever te vestigen minstens op het feit dat bepalingen van een reglement van een groepsverzekering mogelijks onverenigbaar zijn met het niet-discriminatiebeginsel, gedraagt zich nalatig in de zin van artikel 1383 van het Burgerlijk Wetboek.
Devoir de conseil en assurance groupe: mieux vaut prévenir que guérir
Jean-Marc Binon [1]

1.L'arrêt commenté, qui a déjà retenu l'attention de plusieurs spécialistes [2], constitue l'épilogue d'un contentieux opposant depuis près d'une décennie les Cliniques universitaires Saint-Luc à deux de leurs anciens employés, qui s'estimaient victimes d'une discrimination au niveau de leur pension complémentaire au motif que, ayant été affiliés à partir, respectivement, du 1er avril 1971 et du 1er mai 1976 à l'assurance groupe souscrite par leur employeur, ils avaient été exclus du bénéfice d'une formule de calcul (de la rente viagère) plus favorable, entrée en vigueur le 1er janvier 1988 et réservée aux travailleurs affiliés à partir de cette date [3].

Il regorge d'enseignements intéressants, notamment en ce qui concerne le délai de prescription d'une action en responsabilité extracontractuelle intentée contre l'assureur et les contours de l'interdiction de discrimination entre travailleurs en présence d'un critère chronologique fondé, comme en l'espèce, sur la date de l'adhésion à l'assurance groupe. Cette note s'attardera toutefois essentiellement aux développements consacrés par la cour du travail de Liège à la question de la responsabilité civile de l'assureur groupe en cas de méconnaissance du principe de non-discrimination en matière de pensions complémentaires.

2.Liée à des agissements (des modifications du plan d'assurance groupe) remontant aux années '90 [4], l'affaire a eu pour toile de fond juridique l'article 45, 1er alinéa, de la loi du 27 juin 1969 révisant l'arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs, ainsi que l'article 4, § 1er, de la loi du 6 avril 1995 relative aux régimes de pensions complémentaires (dite 'loi Colla').

Ainsi qu'il est constaté au point III.2.2.1. de l'arrêt commenté, ni l'une ni l'autre de ces dispositions ne rend formellement l'assureur débiteur de l'obligation de respecter le principe de non-discrimination. La première vise l'“employeur qui accorde volontairement à son personnel des avantages d'ordre social complémentaire”, tandis que la seconde, aujourd'hui abrogée, concernait l'“employeur qui conclut un engagement de pension au profit des travailleurs ou d'une partie des travailleurs”. Partant de ce constat, la juridiction liégeoise s'est alors engagée sur la voie de la responsabilité civile, à la recherche d'une éventuelle faute ou négligence 'complice' dont se serait rendu coupable l'assureur à l'occasion des modifications litigieuses introduites dans le plan d'assurance groupe.

Un tel détour par le droit civil s'imposerait-il avec la même nécessité dans le contexte juridique actuel? Cela n'est pas certain. La loi du 28 avril 2003 relative aux pensions complémentaires et au régime fiscal de celles-ci et de certains avantages complémentaires en matière de sécurité sociale (dite 'loi Vandenbroucke'), qui a pris le relais de la loi Colla, dénote en effet, en matière de discrimination, par sa tonalité plus impersonnelle, plus objective. Il n'y est plus question d'imposer au seul employeur le respect du principe de non-discrimination, mais de bannir, d'une manière générale, “toute forme de discrimination entre travailleurs, affiliés et bénéficiaires” (art. 14, § 1er, 1er al.).

Si une telle discrimination vient à trouver sa source dans un document (convention ou règlement d'assurance groupe) conclu entre l''organisateur' de l'engagement de pension complémentaire, au sens de l'article 3, § 1er, 5°, de la loi Vandenbroucke (la structure paritaire désignée par convention collective, dans le cas d'un régime sectoriel de pension; l'employeur, dans le cas d'un régime d'entreprise) et l'assureur groupe, aucun élément ne paraît faire obstacle à une mise en cause directe de ce dernier pour non-respect du principe de non-discrimination [5]. S'agissant, en tout cas, de l'article 157 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ancien art. 141 Traité CE), relatif au principe d'égalité des rémunérations des travailleurs féminins et masculins, il ressort d'une jurisprudence européenne aujourd'hui bien établie que les organismes, tels que les assureurs groupe, en charge de la gestion d'un régime de pension professionnelle, bien qu'étant étrangers à la relation de travail, sont tenus d'assurer le respect dudit principe, dont l'effet direct peut être invoqué à leur encontre par les travailleurs affiliés, et ce, indépendamment des problèmes d'insuffisance de fonds qu'engendrerait, pour ces organismes, l'application de ce principe ou encore de l'existence, dans le droit national applicable, d'une protection juridique complète des travailleurs victimes d'une discrimination à l'égard de leur employeur [6].

Resterait la question du délai de prescription d'une telle action contre l'assureur groupe, directement fondée sur une transgression de normes 'anti-discrimination'. Sauf à voir dans le contrat d'assurance groupe, dont bénéficient les affiliés par le mécanisme de la stipulation pour autrui [7], le 'réceptacle' de l'obligation pour l'assureur de respecter ces normes à l'égard desdits affiliés [8], il paraît difficile de regarder pareille action comme dérivant du contrat d'assurance, au sens de l'article 34 de la loi du 25 juin 1992 sur le contrat d'assurance terrestre, étant donné qu'elle ne vise pas à dénoncer une inexécution ou une exécution incorrecte du contrat en cause, mais bien l'obtention, au titre du principe de non-discrimination, d'une prestation complémentaire à celle censée découler des stipulations contractuelles. Il y aurait alors lieu de se tourner, comme l'a fait en l'occurrence la juridiction liégeoise, vers les règles de prescription applicables en matière de responsabilité extracontractuelle [9].

Au bout du compte, l'attrait d'une telle action paraît donc résider essentiellement dans le fait que, à la différence de celle fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil, elle semble autoriser la victime (ici, l'affilié s'estimant discriminé) à s'en tenir, aux fins d'obtenir la réparation du préjudice allégué, à la preuve, outre de la réalité de ce dernier et de l'élément causal, d'une violation objective des dispositions légales pertinentes, sans qu'il soit besoin pour elle d'établir, ni pour le juge de vérifier, en sus de cette transgression matérielle de la loi, le caractère fautif ou négligent de celle-ci (en particulier, l'imputabilité subjective du comportement en cause à son auteur) à l'aune, notamment, du critère de la personne raisonnable et prudente placée dans la même situation [10].

3.Revenant à l'arrêt commenté, l'on y perçoit la confirmation d'une tendance générale, déjà bien perceptible, notamment en assurance vie individuelle, consistant à doubler la mission 'informative' de l'assureur [11], dans la phase précédant la conclusion du contrat, d'un rôle de conseil et de mise en garde de son futur partenaire contractuel [12]. L'émergence, doctrinale mais aussi jurisprudentielle, de ce devoir de 'conseil négatif' - pour reprendre une expression à présent consacrée par la doctrine française [13] - entend conscientiser l'assureur, en tant que professionnel de la finance, sur la nécessité de s'enquérir spontanément du profil exact de son client (son degré de connaissance, ses besoins, ses attentes), de l'orienter vers la solution ou le contrat le plus approprié à sa situation particulière et d'appeler son attention sur les risques ou les dangers potentiels inhérents à l'opération envisagée ou à certaines composantes de celle-ci.

Certes, l'assurance groupe est-elle, par essence, imprégnée davantage que d'autres branches d'assurance d'une dynamique de dialogue précontractuel, dans la mesure où la conclusion du contrat entre l'organisateur et l'assureur constitue souvent l'aboutissement de discussions et de négociations préalables à la mesure des enjeux financiers et commerciaux en cause. Mais l'intérêt de l'arrêt commenté réside sans conteste dans l'accent mis sur la responsabilité que peut encourir l'assureur - mais aussi, par analogie, toute personne, telle un consultant ou un avocat, impliquée dans la mise en place ou la transformation d'un régime d'assurance groupe [14] - qui aurait omis d'attirer l'attention de l'organisateur, lors de l'instauration ou d'une modification subséquente du régime, à tout le moins sur le risque [15] d'une incompatibilité de celui-ci avec la législation générale applicable à l'assurance groupe, que l'assureur, en tant que professionnel de la matière, ne peut, selon la juridiction liégeoise, feindre d'ignorer.

4.Cet exemple de 'mifidisation' de l'assurance groupe - pour emprunter au professeur Cousy [16] sa terminologie employée pour désigner un apparent phénomène de contagion en provenance du droit européen des services d'investissement [17] - illustre en réalité l'importance de la fonction - et de ses implications - que l'assureur qui entend s'investir dans le domaine des retraites professionnelles a vocation à assumer. Il ne s'agit pas uniquement d'obtenir la gestion, notamment financière, de l'engagement de pension pris en faveur des travailleurs et de décharger par la même occasion l'organisateur des diverses contraintes inhérentes à une telle gestion. Il s'agit aussi, et peut-être d'abord et avant tout, d'éclairer l'organisateur, de le conseiller et de l'avertir, à la manière d'un expert, de certains dangers lors de la phase préalable à la conclusion d'une opération complexe et généralement envisagée pour une durée indéterminée.

Il est, certes, vrai que, ainsi que le rappelle bien l'arrêt commenté (voir le point III.2.2.1.), l'organisateur a, en permanence, la maîtrise de l'engagement de pension comme tel, qu'il est seul compétent non seulement pour instaurer, mais aussi pour modifier ou abroger (art. 5 et 44 de la loi Vandenbroucke). Mais - et tel semble être le signal lancé par la juridiction liégeoise - il serait réducteur de ne pas comprendre les fonctions de l'assureur, dans cette constellation triangulaire qu'incarne l'assurance groupe, comme englobant un devoir d'assistance et de partenariat à l'égard de l'organisateur, destiné à garantir, en faveur des affiliés et des ayants droit promis au bénéfice des prestations assurées, la conformité de l'engagement de pension et de son exécution au cadre légal et réglementaire ambiant. Est-il besoin de souligner à cet égard que, nonobstant la responsabilité assumée par l'organisateur, en vertu de la relation de travail dont l'engagement de pension fait partie intégrante, en ce qui concerne la bonne fin de cet engagement [18], c'est, aux yeux de l'affilié ou de l'ayant droit, l'assureur qui, par la grâce du mécanisme de la stipulation pour autrui, apparaît généralement comme le 'débiteur normal' de la prestation concernée [19]?

En retenant la tierce complicité de l'assureur dans la violation de la loi par les Cliniques universitaires Saint-Luc au motif que celui-ci ne s'était pas montré normalement attentif et prudent “alors que l'employeur lui soumettait des dispositions soulevant à tout le moins la question de leur compatibilité avec la règle de non-discrimination entre bénéficiaires de la même catégorie” (point III.2.2.1. de l'arrêt), l'arrêt annoté entend, en quelque sorte, calquer le droit sur cette perception générale, en voyant dans l'intervention de l'assureur bien plus que le fruit d'une opération technique d'externalisation de la gestion de l'engagement de pension pris par l'organisateur. Il l'investit d'une dimension supplémentaire, celle de garant de la légalité du cadre conventionnel censé oeuvrer à la gestion et à la liquidation des prestations assurées.

5.L'arrêt commenté peut interpeller en ce que - peut-être parce que l'argument n'a tout simplement pas été débattu - il revient implicitement à attribuer en l'occurrence à l'organisateur le statut d'une partie faible ou d'un novice en la matière, se refusant ainsi à le considérer sur un pied d'égalité contractuelle avec l'assureur [20]. Or, si l'on peut souscrire à l'idée, véhiculée par la théorie anglo-saxonne de la financial illiteracy, d'un renforcement du devoir d'information et de conseil du professionnel en présence d'un particulier ou d'un employeur de petite taille peu familiarisé aux complexités de l'assurance vie, il est, en revanche, permis de s'étonner de ce que la juridiction liégeoise n'ait apparemment pas tenu compte, d'une façon ou d'une autre, de la circonstance qu'un employeur de la taille des Cliniques universitaires Saint-Luc est censé disposer, de son côté, de ressources humaines, internes ou externes, propres à lui permettre de se forger lui-même une opinion sur la compatibilité de son plan d'assurance groupe avec la législation environnante.

Au final, le message véhiculé par l'arrêt semble être que la gestion d'un engagement de pension complémentaire repose sur l'idée d'une collaboration étroite entre l'organisateur et l'assureur au bénéfice ultime des affiliés et de leurs ayants droit, propre à les rendre complices d'un éventuel manquement à une norme légale.

6.Les développements consacrés par l'arrêt aux autres conditions d'engagement de la responsabilité civile que sont le préjudice allégué et le lien causal entre celui-ci et le manquement constaté dans le chef de l'assureur méritent, eux aussi, l'attention.

Certes prêteront-ils sans doute le flanc à la critique parmi les spécialistes de la responsabilité civile, en raison de la confusion qu'ils entretiennent entre ces deux éléments pourtant autonomes.

Doutant du fait que l'employeur, s'il avait été averti par l'assureur de l'existence d'une possible discrimination dans les dispositions régissant le plan d'assurance groupe, aurait spontanément régularisé la situation (ce qui aurait alors permis aux deux affiliés de percevoir, à leur départ à la retraite, le capital complémentaire qui leur revenait), la juridiction liégeoise choisit d'emblée de maquiller cette incertitude causale en requalifiant le préjudice allégué en la perte d'une chance d'obtenir ce capital complémentaire de l'employeur sans devoir l'attraire en justice [21]. Revenant ensuite sur le terrain de la causalité, elle s'emploie alors à identifier une série d'éléments qui, à côté du silence de l'assureur, ont, selon elle, également contribué à la survenance du dommage ainsi requalifié: passivité tant des représentants du personnel que des deux affiliés lors de l'adoption des avenants litigieux; approbation de l'un des avenants sans réserve par l'Office de contrôle des assurances (devenu la Commission bancaire, financière et des assurances). Par un dernier détour, la prise en compte de ces causes multiples la ramène finalement sur le terrain du préjudice (la perte de chance) réparable, qu'elle évalue ex aequo et bono, en veillant à préserver un rapport de proportionnalité avec le montant net incontesté du capital complémentaire revenant à chacun des deux demandeurs en application de la formule de calcul en vigueur depuis le 1er janvier 1988 (respectivement, 17.921 EUR et 27.684 EUR).

Cette solution inspirée de l'équité, visiblement dictée par la difficulté pour la juridiction liégeoise de faire la part des choses parmi les différentes sources possibles de la discrimination subie par les demandeurs, a donc été préférée à une approche, sans doute plus orthodoxe, qui eût consisté, plutôt qu'à déplacer le point de vue vers la perte d'une chance, à prendre acte du caractère incontesté et, donc, certain du préjudice financier allégué par les demandeurs (à tout le moins, à concurrence des montants respectifs précités), à identifier, conformément à la théorie de l'équivalence des conditions, les différentes causes concurrentes ayant, selon une certitude humaine raisonnable [22], contribué à la réalisation de ce préjudice comme tel et, sauf à considérer, au vu des éléments du dossier (notamment, du 'feu vert' accordé à l'époque par l'OCA), qu'une mise en garde de l'assureur n'aurait pas empêché la survenance de ce dernier, à procéder le cas échéant à un partage des responsabilités tenant compte des comportements fautifs constatés dans le chef respectif de l'assureur et des demandeurs victimes de la discrimination alléguée.

Il reste que, en dépit de l'interférence douteuse qu'il génère entre les éléments de la causalité et du préjudice réparable, l'arrêt commenté a le grand mérite, à la différence de décisions de justice antérieures [23], de ne pas verser, au prix d'une occultation des autres éléments de la cause, dans la pure présomption ou dans l'affirmation péremptoire quant au caractère exclusif de la contribution du comportement fautif de l'assureur à la survenance du dommage allégué.

7.Il est bien sûr trop tôt pour savoir si cet arrêt aura valeur de précédent. Il reste que ce développement jurisprudentiel doit conduire tous ceux - à commencer par les assureurs - qui collaborent à la mise en place et à la gestion de régimes de pension complémentaire à redoubler de vigilance et de prudence dans l'accomplissement de leur mission. Une interrogation ou un doute sur la légalité de dispositions conventionnelles d'assurance groupe, quand bien même il ne trouverait pas, comme dans la présente affaire, d'écho auprès de l'autorité publique en charge de l'application et de l'interprétation de la législation concernée, devrait inciter l'assureur soucieux d'éviter une mise en cause ultérieure de sa responsabilité, à alerter l'organisateur sur les risques ainsi encourus, sans oublier au passage de s'en ménager la preuve à toutes fins utiles.

Mais même l'absence de doute, liée, par exemple, à des positions officielles ou doctrinales 'apaisantes', au sujet de la compatibilité du régime en cause avec la législation qui lui est applicable ne met pas forcément l'assureur à l'abri d'une condamnation si, d'aventure, une juridiction venait par la suite à conclure, de son côté, au caractère illégal (en l'occurrence, discriminatoire) de tel ou tel volet du plan d'assurance groupe et à estimer qu'un assureur normalement prudent et diligent aurait dû, à tout le moins, émettre des réserves à cet égard à l'occasion de ses contacts avec l'organisateur. Et ce, alors même que (ou parce que?) ce dernier pourrait, par le jeu des règles de prescription applicables aux actions dérivées du contrat de travail, est libéré de toute responsabilité à l'égard des personnes lésées.

Ce coup de semonce liégeois ne doit donc pas être pris à la légère. Mieux vaut prévenir que (devoir) guérir…

[1] Référendaire à la Cour de justice de l'Union européenne. Maître de conférences invité à l'UCL.
[2] Voy., notamment, P. Doyen, note d'observations sous cet arrêt, Forum de l'assurance, n° 105, juin 2010, pp. 122-125 et Y. Stevens, “Pension complémentaire. L'institution de pension peut être rendue responsable de discrimination”, Life & Benefits, n° 6, juin 2010, pp. 2-5.
[3] Pour une présentation et un commentaire de l'arrêt de la cour du travail de Bruxelles du 18 avril 2006 visé au point I.2.2. de l'arrêt commenté, voy. P. Roels, “Pensions complémentaires. Dans quelle mesure les assureurs sont-ils responsables?”, Life & Benefits, n° 2, février 2007, pp. 1-4.
[4] Le premier avenant au règlement d'assurance groupe (l''annexe n° 3') date du 23 février 1990, tandis que le second (l''annexe n° 11') a été signé le 24 juin 1996.
[5] Ce même ton impersonnel imprègne les dispositions figurant à l'art. 12 de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, ainsi qu'au même article de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination. Du reste, en précisant, au § 2, 4ème al., que les dérogations légales à l'interdiction de discrimination fondée sur le sexe sont admises tant dans le chef de l'organisateur que dans celui de l'organisme de pension ou d'assurance qui met en oeuvre le régime, l'art. 12 de la première loi citée sous-entend, a contrario, que le respect du principe de non-discrimination qu'il énonce à son § 1er, s'impose tant à l'organisateur qu'à l'assureur et que l'un comme l'autre sont passibles de sanctions civiles en cas d'infraction à ce principe.
[6] Voy., notamment, les arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) du 28 septembre 1994, C-200/91, Coloroll Pension Trustees, Rec., p. I-4389 et C-128/93, Fisscher, Rec., p. I-4583, ainsi que du 9 octobre 2001, C-379/99, Menauer, Rec., p. I-7275.
[7] M. Fontaine, Droit des assurances (3ème éd.), Collection des Précis de la Faculté de droit de l'Université catholique de Louvain, Bruxelles, Larcier, 2006, pp. 156-157.
[8] Sur la tendance, en jurisprudence belge, à faire du contrat le réceptacle d'obligations diverses artificiellement rattachées au périmètre contractuel, voy., notamment, B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, La responsabilité civile. Chronique de jurisprudence 1996-2007, vol. 1, Le fait générateur et le lien causal, Collection Les Dossiers du Journal des tribunaux, n° 74, Bruxelles, Larcier, 2009, pp. 474-475.
[9] Il ressort de l'art. 23, § 1er, de la loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes, et de l'art. 18 de la loi de la même date tendant à lutter contre certaines formes de discrimination, que, en cas de discrimination, la victime peut, à défaut d'application du droit de la responsabilité contractuelle, réclamer une indemnisation de son préjudice en application du droit de la responsabilité extracontractuelle.
[10] Dans le contexte de la directive du 9 février 1976 relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail, la CJUE va même plus loin puisqu'elle considère que, lorsqu'un Etat-membre choisit, pour les cas de violation de l'interdiction de discrimination, une sanction s'inscrivant dans un régime de responsabilité civile, une telle violation suffit pour engager, à elle seule, la responsabilité entière de son auteur, sans qu'il puisse être tenu compte des causes d'exonération prévues par le droit national (voy. arrêts du 8 novembre 1990, C-177/88, Dekker, Rec., p. I-3941, points 19 à 29 et du 22 avril 1997, C-180/95, Draehmpaehl, Rec., p. I-2195, points 16 à 22).
[11] En assurance groupe, le devoir d'information précontractuelle est principalement régi par l'art. 15, § 1er, b), du règlement général de contrôle (arrêté royal du 22 février 1991). Celui prescrit par l'art. 8, § 1er à 3, de l'arrêté vie du 14 novembre 2003 ne concerne, pour sa part, pas l'assurance groupe (art. 43, § 1er).
[12] Voy., ainsi, l'arrêt de la cour d'appel de Mons du 29 novembre 2006 (Bull.ass. 2007, pp. 220-224 et observations C. Devoet, “La cour d'appel de Mons rejette aussi le procédé de requalification de certains produits nouveaux d'assurance vie”), qui, à propos d'un contrat d'assurance vie individuelle alimenté par une prime manifestement exagérée au regard de la situation patrimoniale du preneur d'assurance, a condamné l'assureur in solidum, avec le bénéficiaire du contrat, au rapport de cette prime à la succession, au motif que ledit assureur, alors que sa connaissance de la situation générale du preneur aurait dû lui permettre de comprendre que le contrat en cause tendait à un détournement d'actifs successoraux, n'avait pas appelé l'attention du preneur, à la conclusion du contrat, sur les conséquences attachées par l'art. 124 de la loi sur le contrat d'assurance terrestre aux abus visant à éluder l'application du droit commun des successions. Sur l'évolution du devoir d'information et de conseil en assurance vie individuelle, voy. notre contribution intitulée “La métamorphose du devoir de transparence en assurance vie individuelle”, à paraître dans le dossier spécial 2010 du Bull.ass.
[13] Voy., notamment, S. Abravanel-Jolly, note sous Cass. civ. 12 février 2009 (RGDA 2009, p. 539), qui renvoie à C. Willems, “De la mise en garde à la dissuasion contractuelle”, Droit et patrimoine 2002, n° 109, p. 32.
[14] Voy., en ce sens, P. Roels, o.c., p. 3.
[15] Il ressort ainsi du point III.2.2.1. de l'arrêt commenté que le manque de vigilance et de prudence reproché par la cour du travail de Liège à l'assureur tient au fait que celui-ci n'a pas attiré l'attention de son cocontractant 'au minimum sur l'éventualité d'une infraction' à la règle de non-discrimination par l'adoption de deux formules différentes de calcul de la pension complémentaire.
[16] H. Cousy, “Le secteur des assurances sera-t-il 'mifidisé'?”, Bull.ass. 2009, pp. 245-254.
[17] Une directive européenne du 21 avril 2004 (JOUE L 145, p. 1), connue sous le nom de directive 'MIF' en français ou 'MiFID' en anglais (Markets in Financial Instruments Directive), impose en effet un devoir de cette teneur aux entreprises actives dans le domaine des services d'investissement. Voy., à ce sujet, M. Grégoire et M.-D. Weinberger, “Responsabilité des intermédiaires financiers après MiFID. Deux observations en matière de conseil en investissement” in Liber Amicorum J.-L. Fagnart, Louvain-la-Neuve, Anthémis, Bruxelles, Bruylant, 2008, pp. 559 et s.
[18] Voy., en ce sens, l'art. 30 de la loi Vandenbroucke, qui dispose que, en cas de sortie de l'affilié du régime de pension complémentaire, l'organisateur est tenu d'apurer les réserves acquises manquantes ainsi que le déficit par rapport aux garanties financières visées à l'art. 24 de cette même loi.
[19] Voy., en ce sens, le point 31 de l'arrêt Menauer, cité à la note de bas de page 6.
[20] Voy., en ce sens, Y. Stevens, o.c., p. 4.
[21] Pour un recours comparable à cette solution, voy., en assurance vie individuelle, Mons 28 janvier 2009, JLMB 2009, pp. 1605 et s. Pour des prises de position critiques sur la confusion ainsi opérée entre le lien causal et le dommage réparable, voy., notamment, B. Dubuisson, “La théorie de la perte d'une chance en question: le droit contre l'aléa?”, JT 2007, pp. 493 et s.; I. Durant, “La causalité, simple trait d'union ou véritable variable d'ajustement?” in P. Wéry (dir.), Droit des obligations. Développements récents et pistes nouvelles, Collection Commission Université-Palais, vol. 96, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2007, pp. 37 et s.; J.-L. Fagnart, “La perte d'une chance ou la valeur de l'incertain” in La réparation du dommage. Questions particulières, Collection Droit des assurances, Louvain-la-Neuve, Anthémis, 2006, pp. 73 et s.; P. Van Ommeslaeghe, “Lien de causalité et dommage réparable: dérives et corrections” in Liber Amicorum J.-L. Fagnart, o.c., pp. 687 et s. Voy. également B. Dubuisson, V. Callewaert, B. De Coninck et G. Gathem, o.c., pp. 368-387.
[22] L'expression est empruntée à P. Van Ommeslaeghe, o.c., p. 690.
[23] L'arrêt contraste en cela avec celui de la cour d'appel de Mons, cité à la note de bas de page 12, qui a constaté la responsabilité de l'assureur sans même examiner si le préjudice allégué par les héritiers réservataires grugés par le contrat d'assurance vie litigieux se serait produit, comme tel, en l'absence de manquement de l'assureur à son devoir de conseil ou de mise en garde à l'égard de son client.