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La responsabilité du professionnel de la comptabilité dans l'établissement du plan financier en cas d'insuffisance du capital, R.D.C.-T.B.H., 2010/4, p. 361-363

SOCIETES
Sociétés dotées de la personnalité juridique - Dispositions générales - Constitution - Responsabilité des fondateurs - Insuffisance du capital - Etablissement du plan financier - Responsabilité du professionnel comptable
Le professionnel de la comptabilité (comptable, expert-comptable ou reviseur d'entreprises) chargé d'assister les fondateurs dans l'établissement du plan financier commet une faute en omettant de relever le caractère manifestement lacunaire ou erroné de certains postes du plan financier, conçu dans l'improvisation, sans analyse des ressources de la société et sans tenir compte de l'importance des charges.
SOCIETES
Sociétés dotées de la personnalité juridique - Dispositions générales - Constitution Responsabilité des fondateurs - Insuffisance du capital - Etablissement du plan financier - Partage de responsabilité entre les fondateurs et le professionnel comptable
Tout fondateur, même s'il n'a pas lui-même rédigé le plan financier, doit se comporter comme un fondateur de société normalement prudent et diligent, et doit dès lors attacher au plan financier toute l'attention nécessaire. Dans le cas contraire, le fondateur est personnellement responsable de son propre dommage, au même titre que le comptable négligent.
VENNOOTSCHAPPEN
Vennootschappen met rechtspersoonlijkheid - Gemeenschappelijke bepalingen - Oprichting - Oprichters­aansprakelijkheid - Ontoereikendheid van het kapitaal - Opstellen van het financieel plan - Aansprakelijkheid van de boekhoudprofessional
De boekhoudprofessional (boekhouder, accountant of bedrijfsrevisor) belast met het bijstaan van de oprichters bij het opstellen van het financieel plan begaat een fout wanneer hij nalaat te wijzen op het manifest onvolledig of foutief karakter van bepaalde posten van het financieel plan, opgesteld op onaandachtige wijze, zonder analyse van de middelen van de vennootschap en zonder rekening te houden met de omvang van de lasten.
VENNOOTSCHAPPEN
Vennootschappen met rechtspersoonlijkheid - Gemeenschappelijke bepalingen - Oprichting - Oprichters­aansprakelijkheid - Ontoereikendheid van het kapitaal - Opstellen van het financieel plan - Verdeling van aansprakelijkheid tussen de oprichters en de boekhoudprofessional
Elke oprichter, zelfs indien hij het financieel plan niet zelf heeft opgesteld, moet zich gedragen als een normaal voorzichtig en redelijk oprichter van een vennootschap, en moet bijgevolg alle nodige aandacht aan het financieel plan besteden. In het tegenovergestelde geval is de oprichter persoonlijk aansprakelijk voor zijn eigen schade, op dezelfde wijze als de nalatige boekhouder.
La responsabilité du professionnel de la comptabilité dans l'établissement du plan financier en cas d'insuffisance du capital
Arnaud Coibion [1]
1. Les faits et les rétroactes de l'arrêt annoté

1.L'arrêt annoté constitue l'épilogue de la triste aventure de madame Dartevelle et le second volet de l'affaire dont eut à connaître la cour d'appel de Mons le 25 octobre 2001 [2].

La société privée à responsabilité limitée Cangianti avait été constituée le 30 janvier 1996 devant notaire, avec un capital social de 750.000 FB, souscrit par monsieur Cangianti à raison de 740 parts et par madame Dartevelle à concurrence de 10 parts. Cette dernière affirme avoir comparu par complaisance, en raison de l'amitié qui la liait à monsieur Cangianti.

Conformément à l'article 29ter des lois coordonnées sur les sociétés commerciales, aujourd'hui article 215 du Code des sociétés (ci-après “C.soc.”), un plan financier fut établi et déposé entre les mains du notaire à la constitution de la société. La société fut déclarée en faillite dix-huit mois plus tard et il apparut que le plan financier avait été établi de façon lacunaire, sinon avec légèreté.

2.Par l'arrêt précité, la cour d'appel de Mons tint compte du rôle passif joué par madame Dartevelle en décidant que celle-ci ne répondrait avec l'autre fondateur des engagements de la société faillie qu'à concurrence d'un tiers (tout en limitant sa contribution à 1/75), condamna le notaire pour avoir manqué à son devoir de conseil à l'égard de madame Dartevelle et, enfin, ouvrit la voie à une action en responsabilité contre le comptable de la société, la société privée à responsabilité limitée Jacobeus, en déclarant son arrêt commun et opposable à celle-ci.

En effet, c'est le comptable de la société faillie, qui avait rédigé le plan financier, jugé gravement lacunaire. Par exploit du 11 février 2002, madame Dartevelle fit dès lors citer la société Jacobeus en garantie des sommes qu'elle devait à la masse de la société faillie.

Déboutée par le tribunal de commerce de Nivelles, madame Dartevelle interjeta appel de la décision.

2. Le plan financier

3.Le Code des sociétés énonce l'obligation pour les fondateurs d'une société anonyme ou d'une société privée à responsabilité limitée de remettre au notaire instrumentant, préalablement à la constitution de la société, un plan financier dans lequel est justifié le montant du capital social de la société à constituer (art. 215 C.soc. en ce qui concerne les sociétés privées à responsabilité limitée).

Or, ni la loi ni les travaux préparatoires ne définissent le plan financier ou n'en précisent le contenu. La doctrine et la jurisprudence décrivent le plan financier comme un état provisionnel des activités à réaliser par la société en création et des moyens financiers dont elle doit disposer à cette fin, d'une part, et comme moyen de preuve permettant de déterminer si les fondateurs ont, à l'époque de la constitution, doté la société de moyens financiers adéquats, d'autre part [3].

Dans un arrêt du 5 mai 1995, la Cour d'appel de Liège a posé le principe selon lequel le plan financier devait être rédigé de façon telle qu'il permette de vérifier quelle était l'activité projetée lors de la constitution de la société et de quelle manière elle devait être financée durant les deux premières années, de sorte qu'il devrait mentionner (a) l'exposé de la description de l'activité projetée, (b) l'estimation du volume d'activité raisonnablement réaliste, (c) le calcul de la rentabilité prévisionnelle de l'entreprise, et (d) le mode de financement [4].

4.C'est aux fondateurs qu'il incombe de rédiger le plan financier et c'est eux qui conservent la responsabilité ultime liée à ce document.

Cependant, puisque tous les fondateurs ne disposent pas des connaissances comptables et financières requises pour élaborer seuls le plan financier, il est usuel qu'ils s'adjoignent un professionnel de la comptabilité, comptable, expert-comptable ou reviseur, en vue de revoir, voire de rédiger purement et simplement le plan financier.

3. Le rôle du professionnel de la comptabilité et sa responsabilité dans l'établissement du plan financier

5.La loi n'impose pas le recours à un professionnel comptable pour l'établissement du plan financier.

Pour les raisons invoquées plus haut, les travaux préparatoires de la loi du 4 août 1978 recommandent cette possibilité [5]. De plus, la loi du 22 avril 1999 relative aux professions comptables et fiscales prévoit expressément que le conseil de l'institut des experts-comptables et des conseils fiscaux, ainsi que le conseil national de l'institut professionnel des comptables et fiscalistes agréés, déterminent les règles selon lesquelles les experts-comptables stagiaires et les comptables stagiaires sont chargés de l'élaboration, à titre gratuit et sous le contrôle de leur maître de stage, d'un plan financier pour les entrepreneurs dans le cadre de leur premier établissement.

Comme le souligne l'arrêt annoté, lorsque les fondateurs font appel à un tel professionnel, ils peuvent légitimement s'attendre à ce que ce dernier “dispose des connaissances suffisantes pour rédiger des documents complets, conformes aux exigences légales et comptables, exempts de toutes omissions et sans erreurs”. Le “professionnel du chiffre” doit donc apporter aux fondateurs les garanties qui découlent de la rigueur et des exigences caractérisant les professions comptables réglementées.

Lorsqu'il est consulté, la tâche du professionnel comptable consiste (i) à conseiller les fondateurs lors de l'élaboration du plan financier, afin qu'ils n'omettent pas certains éléments et (ii) à mettre en forme le document [6]. Selon certains auteurs, il lui revient également de comparer les données reprises dans le plan financier avec celles dont il a connaissance, tout en les confrontant avec les résultats d'entreprises comparables actives au sein du même secteur [7].

6.En principe, le rapport ainsi établi par le professionnel ou avec son aide ne constitue pour les fondateurs qu'un avis d'une personne compétente en matière financière [8]. La doctrine recommande d'ailleurs au professionnel de veiller à ne pas se substituer aux fondateurs en réalisant des prévisions [9]. Par conséquent, il ne peut en aucun cas apposer sa signature sur le plan financier [10].

La question s'est néanmoins posée de la responsabilité qui pourrait être encourue par le professionnel de la comptabilité dans le contexte de l'établissement du plan financier.

Alors que certains auteurs estimaient que le professionnel comptable ne saurait engager sa responsabilité s'il se contente d'assister les fondateurs dans la rédaction du plan financier [11], la doctrine majoritaire considère que le professionnel comptable peut engager sa responsabilité s'il faillit à son devoir de s'acquitter de sa mission avec la diligence et la compétence requise [12]. Il s'agit bien entendu d'une obligation de moyen. Le comportement du professionnel sera comparé avec celui de son confrère normalement prudent et diligent placé dans les mêmes circonstances [13].

Encore faut-il évidemment que le comptable ait reçu toutes les données lui permettant de remplir sa mission [14]. Or, en l'espèce, comme l'a relevé la cour, même si certains éléments ont pu être cachés par monsieur Cangianti, la société Jacobeus ne pouvait pas prétendre ignorer les besoins et les ressources de l'activité à poursuivre par la société Cangianti dès lors qu'elle était déjà en charge de la comptabilité de monsieur Cangianti lorsqu'il exerçait son activité en tant que personne physique.

Plus particulièrement, selon la cour, le plan financier présenté à la constitution de la société présentait des lacunes grossières en omettant de prendre en compte la charge de loyers de manière réaliste.

7.Notons cependant que la décision annotée ne précise pas si la responsabilité du comptable était engagée sur une base contractuelle ou aquilienne. La seconde branche de l'alternative nous semble plus plausible étant donné qu'il est peu probable que madame Dartevelle, fondatrice de complaisance, ait été partie au contrat conclu entre le comptable et monsieur Cangianti [15].

Quoi qu'il en soit, la responsabilité du professionnel ne sera engagée que si le demandeur rapporte la preuve d'un dommage et d'un lien de causalité [16].

4. Conclusions critiques

8.Outre le fait qu'il constitue le point final des procédures judiciaires liées à la constitution et à la faillite de la société Cangianti (ayant déjà fait l'objet de jurisprudence publiée), l'arrêt annoté se prononce - chose rare - sur la responsabilité du professionnel comptable ayant assisté les fondateurs dans la rédaction du plan financier. Alors que les conditions de mise en cause de la responsabilité du notaire dans ce même contexte ont été illustrées par la jurisprudence à plusieurs reprises [17], celle du comptable, de l'expert-comptable et du reviseur d'entreprises n'avait été abordée que par la doctrine.

Après avoir établi méthodiquement l'existence d'une faute dans le chef du comptable, d'un dommage dans le chef de madame Dartevelle et d'un lien de causalité, la cour condamne la société Jacobeus à contribuer à la réparation du dommage mis à la charge de madame Dartevelle par l'arrêt de la cour d'appel de Mons. Il s'agit sans aucun doute de la conséquence de la légèreté imputée par la cour au comptable vu les lacunes manifestes du plan financier.

9.Au-delà de l'affirmation du principe selon lequel le professionnel comptable peut engager sa responsabilité à l'égard des fondateurs à défaut d'adopter un comportement normalement prudent et diligent, l'arrêt annoté rappelle que les fondateurs demeurent les premiers responsables du contenu du plan financier.

En effet, comme l'avait déjà indiqué la cour d'appel de Mons dans son arrêt rendu dans le cadre de la même affaire, il ne suffit pas à un fondateur de complaisance de blâmer les conseillers professionnels qui ont oeuvré à la constitution de la société pour s'exonérer de sa propre responsabilité. Par principe, en effet, le fait qu'une faute ait été commise par le professionnel comptable consulté par les fondateurs n'efface pas la faute de ces derniers [18]. Epinglant le fait que madame Dartevelle ne s'est pas conduite comme un fondateur normalement prudent et diligent, la cour reflète la négligence de l'appelante dans le partage des responsabilités, en mettant à sa charge la moitié de son dommage.

[1] Avocat au barreau de Bruxelles, Linklaters LLP et collaborateur scientifique, CRIDES - Jean Renauld (UCL).
[2] RDC 2002, p. 711 et note de l'auteur, “L'insuffisance manifeste du capital social à la lumière du plan financier et la responsabilité encourue par les fondateurs et le notaire instrumentant”.
[3] Voy. la note de l'auteur, cette revue, 2002, p. 716. Voy. également P. Hainaut-Hamende,Art. 215 C.soc.” in Commentaire systématique du Code des sociétés, Kluwer, feuillets mobiles, nos 3 et s.; O. Caprasse, “La responsabilité des fondateurs en cas de capital insuffisant” in La constitution de sociétés et la phase de démarrage d'entreprises, la Charte, 2003, p. 577.
[4] Liège 5 mai 1995, JLMB 1997, p. 626 .
[5] Doc.parl. Sénat 1977-78, n° 415/2, p. 143. Voy. également P. Hainaut-Hamende et G. Raucq, Les sociétés anonymes. Constitution et fonctionnement, Larcier, 2005, n° 83; S. Gilcart, “Les règles de constitution des SA, SPRL et SCRL”, Guide juridique de l'entreprise, Livre 14.2, Kluwer, 2ème éd., n° 560; J. Malherbe, Y. De Cordt, P. Lambrecht et P. Malherbe, Droit des sociétés - Précis, 3ème éd., Bruylant, 2009, p. 433.
[6] R. Van Boven, “Le plan financier: aspects juridiques”, Accountancy & Tax 3/2005, p. 19; G. Delvaux, “Rôle du professionnel comptable dans l'élaboration du plan financier” in La constitution de sociétés et la phase de démarrage d'entreprises, la Charte, 2003, p. 837.
[7] R. Van Boven,Art. 215 W.Venn.”, Artikelsgewijze commentaar vennootschappen en verenigingen, Kluwer, feuillets mobiles, n° 22.
[8] G. Delvaux, “Rôle du professionnel comptable dans l'élaboration du plan financier”, o.c., p. 837. A noter que tant l'Institut des Reviseurs d'Entreprises que l'Ordre des Experts-Comptables ont adopté des recommandations visant à guider leurs adhérents dans la mission de préparation du plan financier.
[9] G. Delvaux, “Rôle du professionnel comptable dans l'élaboration du plan financier”, o.c., p. 839.
[10] R. Van Boven, “Le plan financier: aspects juridiques”, o.c., p. 19; P. Hainaut-Hamende,Art. 215 C.soc.”, o.c., n° 12.
[11] P. Coussement et M. Tison, Oprichtersaansprakelijkheid, Working Paper Series, Universiteit Gent, WP 2003-06, p. 31, n° 68.
[12] O. Caprasse, “La responsabilité des fondateurs en cas de capital insuffisant”, o.c., p. 588; R. Van Boven,Art. 215 W.Venn.”, o.c., n° 22; J. Windey, “Les responsabilités liées à l'état de faillite” in Les responsabilités d'entreprise, Ed. du Jeune Barreau de Bruxelles, 2007, p. 519.
[13] Voy. notamment Civ. Liège 26 juin 1980, JT 1980, p. 563; Mons 6 mai 1996, JLMB 1997, p. 432 ; Bruxelles 10 juin 1986, RGAR 1987, n° 11.251. Voy. également C. Mélotte, “La responsabilité des professions comptables”, vol. 3, in Responsabilités. Traité théorique et pratique, Kluwer, p. 13; J. Cruyplants et G. David, “La responsabilité des conseillers externes de l'entreprise” in Les responsabilités d'entreprise, Ed. du Jeune Barreau de Bruxelles, 2007, p. 104.
[14] Voy. R. Van Boven, “Le plan financier: aspects juridiques”, o.c., p. 19.
[15] Sur la responsabilité aquilienne du comptable, voy. C. Mélotte, “La responsabilité des professions comptables”, vol. 3, o.c., p. 21.
[16] Voy. J. Cruyplants et G. David, “La responsabilité des conseillers externes de l'entreprise”, o.c., p. 149; C. Mélotte, “La responsabilité des professions comptables”, vol. 3, o.c., pp. 30 et s., et les exemples cités.
[17] Voy. les deux décisions publiées prononcées dans le cadre de la même affaire: Comm. Charleroi 30 mars 1999, JLMB 2000, p. 278 ; Mons 25 octobre 2001, RDC 2002, p. 711.
[18] O. Caprasse, “La responsabilité des fondateurs en cas de capital insuffisant”, o.c., p. 588.