Article

Gestion de fortune, instruments financiers “maison” et approuvé implicite, R.D.C.-T.B.H., 2009/1, p. 55-58

DROIT FINANCIER
Institutions et intermédiaires financiers - Gestion de fortune et conseiller en placements - Incompatibilités - Instruments financiers émis par une société du groupe dont le gestionnaire fait partie - Conflit d'intérêts - Approuvé implicitement
Le gestionnaire de fortune, qui acquiert au nom et pour compte de son client des instruments financiers qu'il promeut, n'établit pas qu'il n'aurait aucun intérêt personnel à l'opération.
L'article 79 § 1er de la loi du 6 avril 1995 interdit au gestionnaire de fortune d'effectuer pour compte de ses clients des opérations dans lesquelles il aurait un intérêt personnel. Cette interdiction n'est pas absolue, dès lors que l'opération relèverait de l'intérêt du client ou serait acceptée par lui.
L'absence de réaction du client, investisseur avisé, pendant près de 2 ans constitue un silence circonstancié et emporte renonciation d'engager la responsabilité du gestionnaire de fortune.
FINANCIEEL RECHT
Financiële instellingen en tussenpersonen - Vermogensbeheer en beleggingsadviseurs - Onverenigbaarheden - Financiële instrumenten die uitgegeven zijn door een vennootschap van de groep waarvan de vermogens­beheerder deel uitmaakt - Belangenconflict - Stil­zwijgende goedkeuring
De vermogensbeheerder, die door hem gepromoveerde financiële instrumenten op naam en voor rekening van zijn klant aankoopt, bewijst niet dat hij geen persoonlijk belang zou hebben in de verrichting.
Artikel 79 § 1 van de wet van 6 april 1995 verbiedt aan de vermogensbeheerder om verrichtingen uit te voeren waarbij hij een persoonlijk belang zou hebben. Dat verbod is niet absoluut, als de verrichting in het belang van de cliënt gaat of door hem aanvaard is.
Het gebrek aan reactie van de klant, die een wel ingelichte investeerder is, betekent een omstandig stilzwijgen en impliceert zijn verzaking om de aansprakelijkheid van de beheerder in het gedrang te brengen.
Gestion de fortune, instruments financiers “maison” et approuvé implicite

Cette décision concerne l'exécution d'une convention de gestion de fortune, soumise à la réglementation antérieure à la transposition de la directive MIFiD [1] sur les marchés d'instruments financiers [2]. Elle est intéressante dans la mesure où elle aborde 2 questions centrales en matière de gestion de fortune:

    • le “conflit d'intérêts”: le gestionnaire de fortune peut-il acquérir au nom et pour compte du client, des “produits maison”, c'est-à-dire des instruments financiers émis ou promus par le gestionnaire de fortune lui-même?
    • l'“approuvé implicite”: dans quelle mesure le client, qui ne réagit pas à la réception de ses extraits de compte ou des relevés de son portefeuille, consent-il aux opérations concernées?
    1. Le conflit d'intérêts: problématique des “produits maison”

    Le gestionnaire de fortune [3] peut-il acquérir au nom et pour compte du client des instruments financiers émis par lui-même ou une société relevant du groupe dont il fait partie?

    En l'espèce, le client avait convenu [4] avec son gestionnaire de fortune - également banque - que celui-ci devrait l'informer préalablement de toute opération envisagée, et en particulier pour les instruments financiers émis par cette banque.

    Ainsi, en 1995, le client avait marqué explicitement accord à la vente d'instruments financiers émis par cette banque et à la souscription d'autres instruments financiers émis par elle.

    Par la suite, en juillet 1999 et janvier 2000, le gestionnaire a acquis, au nom et pour compte de son client, d'autres instruments financiers “maison”, à savoir des sicav du groupe financier dont la banque faisait partie.

    Acquises peu avant l'éclatement de la grave crise boursière de 2000-2001, ces sicav ont immanquablement vu rapidement leur valeur chuter. En juillet 2001, soit près de 2 ans après le premier de ces achats de sicav “maison”, le client a critiqué ces achats, en contestant avoir été informé, par son gestionnaire, du projet de celui-ci de les effectuer.

    Le client a mis en cause la responsabilité de son gestionnaire pour avoir, selon lui, violé l'article 79 § 1er [5] de la loi du 6 avril 1995 relative au statut des entreprises d'investissement, relatif au conflit d'intérêt [6]. Cet article disposait alors (alinéa 2) que les gestionnaires de fortune “exercent leurs activités dans l'intérêt exclusif de leurs clients”, et qu'ils “ne peuvent effectuer pour compte de leurs clients des opérations dans lesquelles ils ont un intérêt personnel”.

    Critiquant l'achat des sicav “maison”, le client affirmait que le gestionnaire avait un intérêt personnel à y procéder.

    Le gestionnaire de fortune objectait tout d'abord que le client n'établissait pas que le gestionnaire ait un intérêt quelconque dans la vente desdites sicav “maison”.

    Le tribunal de commerce de Bruxelles n'a pas accepté cette objection, en estimant que, dès lors que la dénomination des sicav indique un lien avec le gestionnaire, c'est à celui-ci qu'il appartient d'établir la preuve de l'absence d'intérêt dans son chef.

    Sans en faire explicitement état, le tribunal a donc présumé l'existence d'un intérêt dans le chef du gestionnaire, au placement de sicav “maison”, et constaté que le gestionnaire ne parvenait pas à rapporter la (délicate) preuve du contraire.

    Le tribunal n'estime cependant pas pour autant que l'article 79 § 1er de la loi du 6 avril 1995 a été violé. Le tribunal estime que l'interdiction faite au gestionnaire d'effectuer des opérations dans lesquelles il a un intérêt personnel “ne peut être considérée comme générale et absolue dès lors que (l'opération comportant un intérêt pour le gestionnaire) relèverait de l'intérêt du client ou serait expressément et en connaissance de cause, acceptée par lui”.

    L'interprétation donnée par le tribunal est en ligne avec la jurisprudence [7] antérieure sur cette question. Lors d'une affaire similaire, le tribunal de commerce de Bruxelles avait déjà estimé en 2004 qu'il n'y a pas interdiction “générale et absolue d'acquérir le moindre instrument financier émis par le gestionnaire, lors même que cette acquisition relèverait de l'intérêt du client”. Et le tribunal de citer à ce titre la “bonne connaissance présumée du titre” promu par le gestionnaire, et l'absence de droits de garde, à charge du client, sur les titres “maisons”, alors que ceux de concurrents en seraient passibles.

    Dans l'affaire tranchée en 2004, le demandeur avait toutefois invoqué non seulement l'article 79 § 1er précité, mais également l'article 36 § 1er, 6° [8] de la loi du 6 avril 1995, traitant du conflit d'intérêt de manière beaucoup plus nuancée, et faisant obligation aux intermédiaires financiers - et notamment aux gestionnaires de fortune - d'“éviter tout conflit d'intérêt possible, ou, s'il est inévitable, veiller à ce que leurs clients soient traités de manière équitable et égale et, le cas échéant, à suivre toute autre mesure telle que l'obligation de faire rapport, (…). Ils ne pourront pas placer de manière inéquitable leurs propres intérêts devant ceux de leurs clients (…)”.

    Dans la décision annotée, le demandeur semble ne pas avoir invoqué cette disposition mais uniquement l'article 79 § 1er. Même s'il n'en fait pas mention, le tribunal de commerce de Bruxelles paraît néanmoins avoir interprété cette disposition à la lueur de l'article 36 § 1er, 6°.

    Nous ne pouvons qu'approuver l'interprétation donnée par le tribunal de commerce à l'article 79 § 1er. Outre que l'on peut raisonnablement présumer la cohérence de cette disposition avec l'article 36 § 1er, 6° [9] de la même loi [10], il convient de ne pas accorder une importance disproportionnée à l'existence d'un intérêt dans le chef du gestionnaire. Une opération effectuée par un gestionnaire de fortune au nom et pour compte de son client peut s'avérer opportune pour ce dernier alors même qu'elle comporte un avantage direct ou indirect pour le gestionnaire. En d'autres termes, l'existence d'un intérêt dans le chef du gestionnaire n'implique pas nécessairement que cet intérêt soit incompatible avec celui de son client [11], [12].

    Le tribunal observe qu'antérieurement, le client avait déjà marqué accord sur l'achat, par le gestionnaire, de produits “maison”. Il n'était donc nullement évident, en l'espèce, que si le client avait été informé par son gestionnaire de l'intention de ce dernier d'acquérir à nouveau des instruments financiers “maison”, le client s'y serait certainement opposé.

    Au contraire, le tribunal de commerce constate que le client a tacitement accepté l'acquisition de ces produits “maison”, en s'abstenant de réagir à brève échéance aux extraits de compte et aux rapports de gestion qu'il a ensuite reçus de son gestionnaire, faisant ainsi application de la théorie de l'approuvé implicite (cf. infra).

    On notera que le jugement n'aborde pas la question de savoir si les instruments financiers “maison”, acquis pour compte du client, étaient ou non conformes au profil d'investissement du client et aux autres spécifications du contrat de gestion, ni s'ils ont été significativement moins performants que des instruments financiers similaires d'établissements concurrents.

    2. L'approuvé implicite

    En l'espèce, le client n'avait contesté les opérations litigieuses que près de 2 ans après le premier achat, alors qu'il avait entretemps reçu des extraits de compte actant chacune de ces opérations, et, 2 fois par mois, une estimation de son portefeuille.

    La question de savoir si la théorie de l'approuvé implicite est transposable à la gestion de fortune est discutée [13].

    En l'espèce toutefois, le tribunal de commerce constate à juste titre qu'il ne s'agit pas de savoir si le client a tacitement accepté (ou renoncé à critiquer) la gestion dans son ensemble, mais seulement 2 opérations sur instruments financiers déterminées. Après avoir relevé que le client est un “investisseur avisé” et qu'il n'était pas dans l'impossibilité de réagir plus tôt aux rapports reçus, le tribunal répond à cette dernière question par l'affirmative.

    Cette décision semble conforme à la jurisprudence récente. Le client, “spéculateur averti” doit “contester à bref délai les documents qui lui sont adressés” [14].

    La rapidité de réaction du client en matière d'investissements est essentielle. Outre le fait qu'il en va d'une question de loyauté, une réaction rapide du client permet à l'intermédiaire financier de recueillir les témoignages de ses préposés mis en cause et, le cas échéant, de rectifier une opération entachée d'irrégularité en limitant les pertes subies sur celle-ci.

    La décision annotée n'évoque pas le délai contractuel d'introduction de réclamation, qui est pourtant habituel dans les règlements des opérations bancaires et est de l'ordre de 60 jours.

    Ce jugement a été rendu sur base de la législation antérieure à la transposition de la directive “MIFiD” sur les marchés et instruments financiers. Dans le cadre de cette transposition, l'article 79 § 1er, alinéa 2 a été substantiellement modifié, et un régime complet d'identification et de traitement des conflits d'intérêts entre le gestionnaire de fortune et son client a été mis au point [15]. En outre, le gestionnaire de fortune demeure tenu de prendre des mesures organisationnelles afin de prévenir de tels conflits [16].

    On observera que le législateur européen n'a pas interdit aux gestionnaires d'effectuer des opérations dans lesquelles il a un intérêt propre, mais a pris des mesures en vue d'éviter que cet intérêt nuise à celui du client.

    On notera aussi que l'article 20 de l'arrêté royal du 3 juin 2007 règle explicitement la problématique des sicav “maison” en prévoyant que la convention de gestion doit contenir, le cas échéant, “l'autorisation écrite du client pour pouvoir investir tout ou partie de son portefeuille dans des parts d'organismes de placement collectif que l'entreprise réglementée gère”.

    Bertrand Caulier

    Juriste d'entreprise

    [1] Directive 2004/39/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 avril 2004 concernant les marchés d'instruments financiers.
    [2] A.R. des 27 avril 2007 visant à transposer la directive européenne concernant les marchés d'instruments financiers et 3 juin 2007 portant les règles et modalités visant à transposer la directive concernant les marchés d'instruments financiers.
    [3] Par “gestionnaire de fortune”, nous entendons ici l'établissement de crédit ou l'entreprise d'investissement prestant ce service, et non la personne physique chargée de son exécution.
    [4] Apparemment oralement tout d'abord, puis par avenant au contrat de gestion.
    [5] Cet article a été complètement modifié par l'A.R. du 27 avril 2007 visant à transposer la directive européenne concernant les marchés d'instruments financiers.
    [6] Concernant les obligations du gestionnaire de fortune en vue de la prévention des conflits d'intérêts: cf. art. 20 de l'A.R. du 5 août 1991 relatif à la gestion de fortune et au conseil en placements.
    [7] La doctrine plus ancienne ne nuançait pas la portée de l'art. 79: B. Feron, “Actualités du droit des marchés financiers”, in Droits bancaire, cambiaire et financier, Formation Permanente CUP, 1998, p. 48; B. Feron, “La gestion de fortune en droit belge”, in Aspects juridiques de la gestion de fortune - Legal aspects of asset management, Bruylant, 1999, p. 94.

    Plus récemment, M.-D. Weinberger estime que “la primauté de l'intérêt du client n'interdit pas d'une façon absolue au gérant (de fortune) d'acquérir (…) des instruments financiers” dont il serait le promoteur, mais observe ensuite que l'art. 79 § 1er“semble s'y opposer”: Gestion de portefeuille et conseil en investissement, Pratique du droit, Kluwer, 2008, p. 65, n° 84.
    [8] Abrogé par l'art. 33 de l'A.R. du 27 avril 2007 visant à transposer la directive européenne concernant les marchés d'instruments financiers.
    [9] Cet article étant toutefois applicable à tous les intermédiaires financiers et non seulement aux gestionnaires de fortune.
    [10] M.-D. Weinberger se demande “comment concilier” (l'art. 36 § 1er, 6°) avec l'interdiction faite aux gérants (…) (par l'art. 79 § 1er, al. 2), “d'effectuer pour le compte de leurs clients (…) des opérations dans lesquelles ils ont un intérêt personnel” et y répond: “A tout le moins faudrait-il que l'acquisition soit réellement profitable au client, toutes choses égales par ailleurs” (o.c., p. 117, n° 167).
    [11] Certains établissements financiers “neutralisent” ou du moins limitent l'intérêt du gestionnaire en prévoyant contractuellement que les titres “maison” du client ne donneront pas lieu à débition, par le client, de la commission de gestion.
    [12] Ainsi, au Grand-Duché de Luxembourg, “le professionnel ne se voit pas interdire de réaliser une opération dans laquelle il a un intérêt opposé (nous soulignons) à celui de son client”, mais doit “entourer ces transactions de deux types de mesures” (O. Poelmans et A. Deome, “Quelques principes juridiques applicables aux gestionnaires de portefeuilles”, DAOR 2004/70, p. 80).
    [13] Une partie de la doctrine et de la jurisprudence considère que le client, ayant mandaté un gestionnaire de fortune, n'est pas tenu d'ensuite surveiller l'évolution de son compte, sauf s'il a reçu des mises en garde: Sent. Arbit. 29 mars 1996, R.D.C. 1996, p. 1078; Cass. fr. 1er février 1994, D. 1994, Jur., 424. D. Roger et M. Salmon observent que, la gestion devant être appréciée dans sa globalité, l'absence de réaction du client à certaines opérations ne peut le priver du droit de critiquer la gestion dans son ensemble (“Réflexions relatives à la responsabilité contractuelle des gérants de fortune et des conseillers en placements”, J.T. 1998, p. 399 ).

    Ce raisonnement ne vaut dès lors pas dans le cas où le client s'abstient de réagir aux relevés périodiques de portefeuilles qu'il reçoit de son gestionnaire et qui, eux, lui donnent une vision d'ensemble de la gestion. La jurisprudence et la doctrine récentes semblent par conséquent estimer que le client, qui s'abstient de réagir à brève échéance aux relevés de portefeuilles, renonce tacitement à critiquer les aspects de la gestion de son portefeuille qu'il a raisonnablement pu constater sur ces relevés (O. Poelmans et A. Deome, “Quelques principes juridiques applicables aux gestionnaires de portefeuilles”, DAOR 2004/70, p. 80; M.-D. Weinberger, o.c., p.154, nos 217 à 222).
    [14] Comm. Mons 22 février 2001, R.D.C.-T.B.H. 2003, p. 63.
    [15] Art. 81 de l'A.R. du 3 juin 2007. Pour une description de ces mesures, cf. M.-D. Weinberger, o.c., p. 67, n° 86.
    [16] Le nouvel art. 62bis de la loi du 6 avril 1995 dispose que: “Les entreprises d'investissement (telles que les sociétés de gestion de fortune) prennent des mesures organisationnelles et administratives adéquates pour empêcher que des conflits d'intérêts portant sur des services et activités d'investissement et survenant entre l'entreprise, (…) et sa clientèle, d'autre part, (…) ne portent atteinte aux intérêts de (ses clients). Le Roi, sur avis de la Commission bancaire, financière et des assurances, précise les règles et obligations en la matière. Ces règles et obligations peuvent notamment porter sur les règles organisationnelles à respecter afin d'empêcher la survenance de conflits d'intérêts, ainsi que lorsque l'entreprise d'investissement produit et diffuse des travaux de recherche en investissements.”