Article

Cour d'appel Liège, 16/10/2007, R.D.C.-T.B.H., 2009/1, p. 43-49

Cour d'appel de Liège 16 octobre 2007

SÛRETÉS
Sûretés personnelles - Garantie à première demande - Contre-garantie - Caractère abstrait - Appel abusif
La contre-garantie se caractérise par son indépendance non seulement par rapport au contrat de base mais également par rapport à l'engagement pris par le garant vis-à-vis du bénéficiaire.
La fraude ou l'appel abusif de la part du seul bénéficiaire de la garantie ne peut justifier une interdiction de payer à l'égard de la banque contre-garante. Il faut que la banque garante se rende complice de la fraude ou de l'abus du bénéficiaire, ce qui est le cas quand: le banquier garant soit a effectivement connaissance du caractère abusif ou frauduleux de l'appel, soit, en sa qualité de banquier normalement prudent et diligent, ne peut ignorer ce caractère et, néanmoins, exécute la garantie et appelle la contre-garantie, permettant ainsi la réalisation de la fraude ou de l'abus et que la banque contre-garante, invitée par la banque à s'exécuter, exécute sa contre-garantie alors qu'elle connaît ou ne peut ignorer la situation, s'associant ainsi à la faute du garant de premier rang.
La contre-garantie peut être plus étendue que la garantie de premier rang.
ZEKERHEDEN
Persoonlijke zekerheden - Bankwaarborg - Tegenwaarborg - Abstract karakter - Abusief beroep
De tegengarantie wordt gekenmerkt door haar onafhankelijk karakter, niet enkel tegenover het basiscontract, maar ook tegenover de verbintenis van de garant jegens de begunstigde.
De fraude of het abusief beroep vanwege uitsluitend de begunstigde van de garantie volstaat niet om een verbod tot betalen in hoofde van de bank tegengarant te rechtvaardigen.
Het is vereist dat de garanderende bank zich medeplichtig maakt aan de fraude of het misbruik van de begunstigde, wat het geval is, indien - de garanderende bank effectief kennis had van het abusievelijk of frauduleuze karakter van het beroep, of, in zijn hoedanigheid van normaal voorzichtige en zorgzame bankier, niet kon onbekend zijn met dit karakter; en, desondanks de garantie uitvoert en beroep doet op de tegengarantie, daarmee de realisatie van de fraude of het misbruik toelatend, en dat de tegengaranderende bank, uitgenodigd door de bank om haar verbintenis uit te voeren, haar tegengarantie uitvoert terwijl ze kennis had, of niet onbekend kon zijn met de situatie, waardoor ze zich associeert met de fout van de garant in eerste rang.
De tegengarantie kan uitgebreider zijn dan de garantie in eerste rang.

SA Fortis Banque / SA Eurofit

Siég.: R. de Francquen (président), X. Ghuysen et M.-Cl. Ernotte (conseillers)
Pl.: Mes J.-P. Buyle, M. Dumont et D. Matray, J.-F. Moreau

(…)

Par requête déposée le 26 décembre 2006, la SA Fortis Banque a interjeté appel du jugement rendu le 14 septembre 2006 par le tribunal de commerce de Liège.

Faits et antécédents

Les premiers juges ont soigneusement énoncé les faits de la cause. Au présent stade de la procédure, la cour entend mettre en exergue les éléments suivants.

La SA Eurofit demande à Fortis indemnisation du dommage résultant pour elle de ce que la banque se serait rendue complice d'appels abusifs aux garanties et contre-garanties constituées à l'occasion d'un contrat conclu avec la société algérienne Bonlait. Ce contrat d'un montant de 1.064.094,10 EUR (6.980.000 FF), portant sur la fourniture et le montage d'une installation de production de desserts lactés et sur la formation du personnel en vue de cette production, a été conclu le 15 juillet 2000, puis remplacé par un second contrat du 13 mars 2001 - les modifications apportées au texte portant principalement sur les modalités de la livraison des équipements qui doit se faire “C&F Alger, via le port de Caen (Incoterms 2000)” au lieu du “FOB Le Havre-France (Incoterms 2000)”.

La convention prévoit en son article 12.3. que “Fortis Banque délivrera à Bonlait une garantie de restitution de l'acompte (de 1.047.000 FF)” et, en son article 12.7. que “Eurofit fournira en faveur de Bonlait une garantie d'un montant de 349.000 FF en vue de garantir l'exécution de ses obligations contractuelles”.

Le 15 septembre 2000, Fortis octroie à Eurofit un crédit de 10.000.000 FB, utilisable sous forme de crédit de caisse ou “sous forme d'émission, par notre banque ou par un banquier étranger contre-garanti par nous, de votre ordre et pour votre compte, de garanties bancaires autonomes, actes de caution ou engagements sous quelque forme que ce soit (...)”. Le 25 octobre 2000, Eurofit invite Fortis à émettre au bénéfice de Bonlait une garantie de remboursement d'acompte d'1.047.000 FF - mentionnant la banque algérienne BADR au titre de “banquier correspondant demandé” (dossier Eurolait pièce 2.2.) - et une garantie de bonne exécution de 349.000 FF (pièce 2.1.). Le 30 octobre 2000, Fortis demande à BADR, ce que celle-ci accepte (voir son message SWIFT du 2 novembre 2000, dossier Fortis, pièce 1.6.) “de souscrire sous notre pleine et entière responsabilité en faveur de EURL Bonlait une garantie de restitution de l'avance versée par celui-ci à Eurofit SA, en cas d'inexécution par ce dernier de ses obligations contractuelles”, ainsi que “une garantie de bonne exécution des obligations contractuelles de Eurofit pour un montant de 349.000 FF (...)”; en contrepartie, Fortis contre-garantit irrévocablement et inconditionnellement la bonne exécution des obligations contractuelles de Eurofit et s'engage dès lors à ce titre à payer ces montants à BADR “sans délai, à sa première demande, sans pouvoir recourir à une quelconque formalité et sans lui opposer de motif de notre chef ou de celui de notre donneur d'ordre précité ou nous prévaloir d'une quelconque exception tirée du contrat liant la SA Eurofit et EURL Bonlait”.

Le 31 mai 2001, Eurofit demande à Fortis de prolonger la validité de la garantie de restitution d'acompte, initialement échue au 31 décembre 2000, jusqu'au 3 août 2001 (pièce 41 de son dossier), demande répercutée par Fortis auprès de BADR étant entendu toutefois que Fortis étend quant à elle sa contre-garantie jusqu'au 3 mars 2002 (pièce 4.2. du dossier Eurofit).

La même démarche est accomplie en juillet 2001 quant à la garantie de bonne exécution, laquelle est prolongée jusqu'au 30 octobre 2001, Fortis étendant sa garantie jusqu'au 31 mai 2002 (pièce 5.1. à 5.3. du dossier Eurofit).

Le 15 septembre 2001, Bonlait confirme à Eurofit: “suite à notre entretien de ce jour, (...) notre accord pour un ultime délai de 15 jours pour l'expédition des équipements, soit au plus tard le 30 septembre 2001” mais en ajoutant de manière manuscrite: “ou au plus tard à la date du prochain bateau partant de Caen à Alger”. Avant même que le navire MR Aron, chargé des trois conteneurs de matériel destinés à Bonlait, ait quitté le port de Caen le lundi 1er octobre 2001 (dossier Eurofit, pièce 10), Eurofit avait, par courriers des 24, 25 et 28 septembre 2001, averti Fortis d'un risque d'appel abusif aux garanties.

Le 1er octobre 2001, la banque de Bonlait, Cabanque, s'adresse à BADR en ces termes: “Les conditions contractuelles n'ayant pas été remplies par le fournisseur SA Eurofit notre client EURL Bonlait a décidé de mettre en jeu la caution de restitution d'avance citée ci-dessus pour un montant de 1.047.000 FF (montant déjà réglé valeur 18 juillet 2001).” (dossier Eurofit, pièce 11). Il n'est pas contesté qu'à la même époque, il est également fait appel à la garantie de bonne exécution. Le 3 octobre 2001, BADR demande à Fortis d'exécuter ses contre-garanties (dossier Fortis, pièces 1.14. et 1.15.) ce dont Fortis avertit Eurofit (ibid., pièces 1.16. à 1.18.); le 4 octobre, elle l'informe de l'appel à la contre-garantie de remboursement d'acompte et que “sans levée de cet appel, (elle) (payera) au plus tard le 9 octobre 2001 (...)”; le 8 octobre, elle en fait de même pour la contre-garantie de bonne exécution, mais en précisant que “sans levée de cet appel, (elle) (payera) au plus tard le 12 octobre 2001 (...)”.

Afin d'empêcher ces paiements, le 8 octobre 2001, Eurofit assigne Fortis en référé devant les présidents des tribunaux de commerce de Liège et Bruxelles. Ceci n'empêche pas Fortis de payer dès le lendemain à BADR les montants litigieux dont elle débitera le compte d'Eurofit (son dossier, pièces 24 et 25). Par ordonnances des 11 et 16 octobre 2001, les juges saisis n'ont dès lors pu que déclarer que ces demandes étaient devenues sans objet.

Par ailleurs la marchandise arrivée à Alger le 8 octobre 2001 n'a pas été réceptionnée par Bonlait (pièces 26 et 31 du dossier Eurofit).

Eurofit a encore diligenté devant le président du tribunal de commerce de Liège une action en référé provision, pour un montant de 213.225 EUR et a obtenu gain de cause par une ordonnance rendue le 2 juillet 2002, que la cour de céans a réformée par son arrêt du 16 septembre 2004 (dossier Eurofit, pièces 32 et 33).

La présente procédure a été introduite par citation du l7 février 2004. Devant les premiers juges, Eurofit demandait que Fortis soit condamnée à payer 251.494,69 EUR à majorer des intérêts au taux légal depuis le 17 décembre 2004, ainsi que 11.000,07 EUR à titre de dommages et intérêts et 10.000 EUR à titre de frais de défense, motif pour lequel Fortis postulait quant à elle 6.000 EUR. Les premiers juges ont fait droit à la demande d'Eurofit, sauf en ce qui concerne les frais de défense qui ont été réduits à 7.500 EUR provisionnels. En appel, Eurofit porte sa demande de remboursement des frais de défense à 14.000 EUR et l'intimée à 10.000 EUR pour les deux instances.

Discussion
Les relations entre parties

Eurofit fonde son action sur l'ouverture de crédit qui constitue selon elle “la base du devoir de remboursement du donneur d'ordre. Dès lors que la banque contre-garante a commis de multiples fautes dans le cadre de l'exécution de ses obligations prévues dans cette convention de crédit, la concluante (Eurofit) était bel et bien fondée à soulever l'exception d'inexécution et à refuser tout remboursement” (ses ultimes conclusions, p. 15; voir également p. 13). Il convient de noter que Fortis ne soutient plus que la cause relèverait de la compétence des tribunaux algériens.

Eurofit considère que Fortis a outrepassé les instructions reçues quant à l'émission des garanties demandées, qu'elle a manqué à son devoir d'information et de renseignement, qu'elle a payé une garantie échue et donné suite à un appel à la contre-garantie fondé sur un appel à la garantie manifestement abusif.

Eu égard au caractère autonome de la garantie à première demande, le garant ne doit s'abstenir de s'exécuter qu'en cas d'appel manifestement abusif ou de fraude du bénéficiaire (C. Martin et M. Delierneux, “Les garanties bancaires autonomes”, R.P.D.B., Compl. VII, nos 140 et s.), ce caractère abusif ou frauduleux devant apparaître “sans contestation possible” et “sans qu'il soit tenu à cet égard à aucune investigation”, le garant ne pouvant “s'immiscer dans les conflits existant entre bénéficiaire et donneur d'ordre” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 144). Il reste que si, de façon évidente, le bénéficiaire de la garantie est sans droit au titre du contrat de base, le garant doit s'abstenir de donner effet à l'appel.

La particularité tient en l'espèce en ce que le contrat de base conclu entre Eurofit et Bonlait a donné lieu à des rapports quadrangulaires, la banque BADR souscrivant des garanties de restitution d'acompte et de bonne exécution en faveur de Bonlait tandis que Fortis a souscrit des contre-garanties à première demande en faveur de BADR.

À cet égard, “la contre-garantie se caractérise par son indépendance non seulement par rapport au contrat de base mais également par rapport à l'engagement pris par le garant vis-à-vis du bénéficiaire” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 164). Il en résulte, pour l'appréciation de la situation du contre-garant, que “la fraude ou l'appel abusif de la part du seul bénéficiaire de la garantie ne peut justifier une interdiction de payer à l'égard de la banque contre-garante”. Il faut que “la banque garante se rende complice de la fraude ou de l'abus du bénéficiaire, ce qui est le cas quant: - le banquier garant soit a effectivement connaissance du caractère abusif ou frauduleux de l'appel, soit, en sa qualité de banquier normalement prudent et diligent, ne peut ignorer ce caractère; - et, néanmoins, exécute la garantie et appelle la contre-garantie, permettant ainsi la réalisation de la fraude ou de l'abus” et que “la banque contre-garante, invitée par la banque à s'exécuter, et qui connaît ou ne peut ignorer la situation, ne peut, sans commettre elle-même une faute, s'associer à celle du garant en exécutant sa contre-garantie” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 171; J. Van Ryn et J. Heenen, Principes de droit commercial, T. IV, 1988, n° 659; J. Linsmeau, “Les opérations de crédit”, Traité pratique de droit commercial, T. V, Droit bancaire et financier, pp. 401 et s.).

Si ces principes s'appliquent lorsque la garantie et la contre-garantie ont été souscrites à première demande, il reste que “la contre- garantie peut être plus étendue que la garantie de premier rang (...). Il arrive d'ailleurs (...) que la garantie de premier rang soit un cautionnement, et la contre-garantie une garantie autonome” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 165). Dans ce cas, le contre-garant “sera, en cas d'appel, tenu en conséquence, sans pouvoir invoquer les termes plus stricts de la garantie de premier rang (...), sauf, bien entendu, fraude ou appel abusif” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 165).

Eurofit soutient en l'espèce que le contrat de base ne prévoit pas l'émission de garanties appelables à première demande (conclusions, p. 20), que la demande de garanties formulée auprès de BADR est maladroite en ce qu'elle n'indique pas “si la garantie doit être documentée, à première demande, justifiée, motivée ou autre” (conclusions, p. 21) et que les garanties de BADR s'analysent en des garanties conditionnelles (conclusions, p. 21) tandis que Fortis soutient qu'il s'agit bien de garanties à première demande, tout en soulignant pour le surplus qu'elles sont soumises au droit algérien, lequel a vocation à régir toutes les questions relatives à leur interprétation (conclusions, p. 29).

Dans la relation entre Eurofit et Fortis qui est seule en cause dans le présent litige, il convient d'examiner si, en exécution de la relation contractuelle conclue entre ces deux acteurs, soit l'ouverture de crédit régie par le droit belge, il a été demandé à Fortis de souscrire ou faire souscrire des garanties à première demande, étant entendu que cette ouverture de crédit permettait toutes formes de garantie, et non pas nécessairement, ainsi que le soutient Fortis, des garanties à première demande.

Les formulaires de “demande d'émission d'un engagement” complétés par Eurofit à l'attention de Fortis ne comportent guère de précisions en ce qu'il est uniquement demandé au donneur d'ordre de cocher l'une des cases, dont en l'espèce “garantie de paiement d'acompte” et “garantie de bonne exécution”. S'il n'est pas précisé que ces garanties sont “à première demande”, cette formule n'est toutefois pas sacramentelle.

Le libellé de la garantie de bonne exécution, tel qu'il apparaît du courrier adressé par Fortis à BADR le 30 octobre 2000, ne souffre aucune discussion en ce qu'il est demandé à BADR de souscrire “une garantie de bonne exécution des obligations contractuelles de Eurofit pour un montant de 349.000 FF” sans aucune restriction à cet engagement qui est inconditionnel.

En ce qui concerne la garantie de restitution d'acompte, s'il est d'abord indiqué que cette garantie est souscrite “en cas d'inexécution par ce dernier de ses obligations contractuelles”, il est toutefois ensuite précisé qu'elle ne sortira ses effets que “pour autant que la livraison des équipements au lieu de livraison FOB (Le Havre/France) n'ait pas été effectuée dans un délai de trois mois au plus tard après la signature du contrat pour un motif qui ne soit pas imputable à Bonlait” (lettre du 30 octobre 2000). Si de telles conditions posent un problème d'interprétation en ce que la référence au contrat de base pourrait être susceptible de dénaturer l'engagement bancaire en un cautionnement (voir sur cette question, C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 74), la volonté de Eurofit telle qu'elle résulte notamment de l'emploi du terme “garantie” et non de “caution” prévue au contraire pour la garantie de CIAR quant au paiement par Bonlait (voir article 12.5. du contrat de base du 15 juillet 2000), ainsi que de l'économie générale du contrat, lequel prévoit bien une garantie de bonne exécution à première demande, est de maintenir également le caractère autonome de la garantie de restitution d'acompte, étant entendu toutefois que celle-ci devra être motivée en ce que son appel doit faire référence à la condition de mise en oeuvre ainsi précisée. Le caractère à première demande de la garantie de restitution d'acompte s'impose d'autant plus qu'il s'agit d'un contrat international et que cette indépendance des garanties correspond à la pratique internationale (J.-F. Romain, “Principes d'interprétation et de qualification des garanties indépendantes 'à première demande'”, R.G.D.C. 1999, p. 446; Liège 8 juin 1999, R.D.C. 2000, p. 731).

Même si le contrat de base ne prévoyait pas l'émission d'une garantie en premier rang par un banquier algérien puis d'une contre-garantie par Fortis, Eurofit a expressément marqué son accord, lors de la demande d'émission de la garantie de restitution d'acompte, sur l'intervention de BADR (pièce 2.2. de son dossier) et a, en toute hypothèse, été dûment informée du mécanisme et du libellé des garanties que BADR était invitée à souscrire ainsi que de la contre-garantie assumée par Fortis. Eurofit a ainsi renvoyé pour accord le projet de lettre de Fortis du 30 octobre 2000 sans formuler la moindre observation (voir pièce 1.8ter. du dossier Fortis). Aucune modification n'a été demandée lors du remplacement du contrat de base le 13 mars 2001 et une demande de prorogation sans réserve a été adressée par Eurofit le 31 mai 2001.

Les circonstances de l'appel à la garantie de restitution d'acompte et l'exécution par BADR

Le 6 juin 2001, Fortis demande à BADR de proroger la garantie de restitution d'acompte, dont la validité était déjà expirée depuis le 31 décembre 2000, jusqu'au 3 août 2001, tandis qu'elle déclare proroger sa contre-garantie “jusqu'au 3 mars 2002, incluant 1 mois de délai courrier, toutes les autres clauses et conditions sont inchangées”.

Eurofit dénonce à juste titre que l'appel à la garantie auprès de BADR a eu lieu après la date d'expiration de la garantie, laquelle n'avait en conséquence plus aucun effet, ce que BADR ne pouvait ignorer.

Contrairement à l'appréciation de Fortis, le swift adressé par Cabanque, banquier de Bonlait, à BADR le 1er octobre 2001, confirme que la garantie n'a été appelée qu'à ce moment. Cabanque précise en effet que “les conditions contractuelles n'ayant pas été remplies par le fournisseur SA Eurofit notre client EURL Bonlait a décidé de mettre en jeu la caution de restitution d'avance citée ci-dessus pour un montant de 1.047.000 FF (montant déjà réglé valeur 18 juillet 2001). En conséquence, nous vous prions de faire le nécessaire et de nous tenir informés du suivi” (pièce 11 du dossier Eurofit).

L'invitation ainsi adressée à BADR de “faire le nécessaire” n'a de sens que si BADR n'a pas versé les fonds à Bonlait et qu'elle est invitée à le faire. Il est d'ailleurs significatif que, dès la réception de ce swift, BADR répercute immédiatement cette demande auprès de Fortis en appelant la contre-garantie, ce qui correspond à la pratique des doubles garanties: “la procédure habituelle est la suivante: en cas d'appel à la garantie, la seconde banque en informe la première, lui indique l'étendue de l'appel et lui demande l'envoi par télex du montant correspondant. En règle générale, la seconde banque ne paie donc pas de ses propres fonds le montant de la garantie, mais effectue le paiement seulement dès qu'elle a effectivement reçu une couverture par la première banque” (Dohm cité par C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 166). Le swift adressé le 1er octobre 2001, soit bien après l'expiration de la validité de la garantie de restitution d'acompte, formalise donc l'appel à la garantie par Bonlait. Il appartenait à BADR de refuser de donner effet à cette demande qui reposait sur une garantie à l'évidence expirée depuis près de deux mois.

Les tentatives d'explication de Fortis quant à la portée de ce swift ne peuvent être suivies: la date valeur dont Cabanque fait mention après coup n'est corroborée par aucun élément et en supposant même qu'elle ait fait l'avance des fonds le 18 juillet 2001, cette circonstance ne concerne que la relation entre Bonlait et son banquier, à l'exclusion de toute formalisation d'un appel à la garantie auprès de BADR.

Dès lors qu'il est établi, sur le plan factuel, que l'appel à la garantie auprès de BADR est tardif, Fortis ne peut raisonnablement soutenir que le caractère irrégulier de cet appel ne serait pas établi au regard du droit algérien, lequel est applicable à la garantie litigieuse. Pour le surplus, il ne s'agit pas d'en tirer des conséquences en droit dans la relation entre BADR et Bonlait, voire avec Fortis.

Surabondamment, l'appel à la garantie de restitution d'acompte, prévue en cas de non-livraison dans un délai requis, est manifestement abusif en ce que Bonlait a fait appel à cette garantie, et maintenu cet appel, après que la livraison ait eu lieu dans le délai qu'elle avait conventionnellement accepté de reporter.

Formellement, le libellé de la garantie initiale prévoyait le jeu de la garantie en cas d'absence de livraison du matériel au lieu de livraison FOB Le Havre dans un délai de trois mois à partir de la signature du contrat du 15 juillet 2000. Aucune nouvelle garantie n'a été émise pour se conformer à la convention du 13 mars 2001 qui, remplaçant la convention du 15 juillet 2000, modifiait notamment les modalités de livraison. La garantie initiale a simplement été remise en vigueur à partir du 6 juin 2001 jusqu'au 3 août 2001 dans la mesure où cela correspondait à une extension conventionnelle du délai de livraison. Il reste que, après l'expiration de la garantie, Bonlait a continué à accepter des reports sans demander cette fois une prorogation de la garantie.

Dans son courrier du 15 septembre 2001, Bonlait confirme expressément son “accord pour un ultime délai de 15 jours pour l'expédition des équipements, soit au plus tard le 30 septembre 2001”, un ajout manuscrit de sa part précisant “ou au plus tard à la date du prochain bateau partant de Caen à Alger”. La portée de cet ajout, à peine de lui enlever tout sens, est à l'évidence d'étendre quelque peu, au-delà du 30 septembre 2001, le délai de livraison jusqu'au prochain départ d'un bateau de Caen pour Alger. Elle n'a d'ailleurs jamais été contestée in tempore non suspecto par Fortis lorsque Eurofit lui écrivait le 24 septembre 2001 que “Bonlait a accepté que le chargement soit reporté jusqu'au prochain bateau, dont le départ de Caen pour Alger est prévu vers le 5 octobre 2001” (dossier Eurofit, pièce 7). Bien plus, Fortis l'a répercutée auprès de BADR en soulignant que puisque l'embarquement des marchandises avait eu lieu le 1er octobre “et ce dans les délais accordés par EURL Bonlait dans sa lettre du 15 septembre 2001”, la garantie de restitution d'acompte “n'a plus de raison d'être” (swift du 4 octobre 2001, pièce 17 du dossier Eurofit). L'interprétation défendue actuellement par Fortis ne correspond dès lors à aucune réalité et est développée pour les besoins de la cause.

Or, il est établi que le matériel a été embarqué sur le bateau MR Aron, lequel a appareillé de Caen à destination d'Alger le 1er octobre 2001 (voir attestation de Sofrino-Sogena et bill of lading, pièce 10 du dossier Eurofit). Cette information a dûment été répercutée par Fortis à BADR le 4 octobre 2001 en lui demandant de confirmer cette opération à Bonlait (pièce 17 du dossier Eurofit).

Dès le 8 octobre 2001, Bonlait elle-même le reconnaissait, en renvoyant pour accord un fax où Eurofit précisait que le matériel avait été chargé le 1er octobre 2001 “ce qui met définitivement fin à notre garantie de restitution d'acompte de 1.047.000 FF par ailleurs échue depuis le 3 août 2001”, tout en ajoutant “mais pas la garantie de bonne exécution prévue dans le contrat”. La position de Bonlait confirme que, à ce moment, il n'avait pas encore été donné effet à l'appel à la garantie de restitution d'acompte et qu'il n'y avait plus lieu d'y donner suite.

Le maintien de l'appel à la garantie dans ces conditions était manifestement abusif, ce que ne pouvait ignorer BADR. Il en est d'autant plus ainsi que l'appel même n'était pas conforme aux stipulations de la garantie en ce qu'il visait uniquement que les conditions contractuelles n'avaient pas été remplies, mais non que la livraison n'avait pas eu lieu dans le délai contractuellement prévu. Il n'est pas douteux que le fait de mettre en oeuvre une garantie dont les conditions ne sont pas réunies est fautif, et ce même si celle-ci est soumise au droit algérien.

Les circonstances de l'appel à la garantie de bonne exécution

Le 8 octobre 2001, Fortis informe Eurofit de l'appel à la contre-garantie de bonne exécution adressé par BADR le 3 octobre 2001.

Aucun document n'est produit au débat en ce qui concerne l'appel à la garantie par Bonlait, lequel a, selon toute vraisemblance été formulé concomitamment à l'appel à la garantie de restitution d'acompte.

Si cette garantie couvre sur un plan général la “bonne exécution des obligations contractuelles de Eurofit” jusqu'à l'établissement du procès-verbal de reconnaissance de conformité des critères de performance, l'appel à cette garantie est manifestement prématuré puisque Eurofit a rempli son obligation de livraison à l'embarquement le 1er octobre 2001 et que le matériel est en cours d'acheminement lorsqu'il est fait appel à cette garantie début octobre 2001. Au moment où il est fait appel à la garantie, la seule obligation qui est susceptible d'être appréciée dans le chef de Eurofit, est en effet celle portant sur la livraison, laquelle est accomplie. Bien plus, arrivée à Alger le 8 octobre 2001, la marchandise ne sera pas réceptionnée par Bonlait en vue de son montage, empêchant par là même Eurofit de poursuivre l'exécution de ses obligations (voir attestation de Flamar Algérie du 10 décembre 2001, pièce 26 du dossier Eurofit).

BADR, qui est dûment informée par Fortis de la livraison le 1er octobre 2001, ne peut ignorer l'absence de tout fondement quant à l'appel à cette garantie alors que, à ce stade, Eurofit respecte ses obligations contractuelles. En donnant effet à cet appel, BADR se rend complice de l'abus commis par Bonlait.

Les circonstances invoquées après coup par Fortis pour tenter de soutenir qu'il n'est pas établi qu'Eurofit avait bien exécuté ses obligations contractuelles sont hors propos: il n'a jamais été fait état d'une incertitude quant au contrat applicable entre parties. Pour le surplus, les mentions manuscrites apposées par Bonlait sur le fax de Eurofit du 5 octobre 2001 quant au paiement d'un chèque, sont extérieures à la relation contractuelle qui justifie la garantie de bonne exécution: le contrat entre parties ne prévoit pas le paiement de montants par Eurofit.

Il est dès lors à suffisance établi que BADR, ne pouvant, en sa qualité de banquier normalement prudent et diligent, ignorer le caractère abusif de l'appel aux garanties litigieuses, a choisi de les exécuter et d'appeler la contre-garantie, permettant ainsi la réalisation de l'abus.

Exécution de la contre-garantie par Fortis

Si Fortis observe que les contre-garanties sont soumises au droit algérien, les parties s'accordent sur le fait que les contre-garanties souscrites par Fortis sont des engagements autonomes et que si le banquier contre-garant paie alors qu'il sait que l'appel est manifestement abusif, il commet une faute engageant sa responsabilité (conclusions Fortis, n° 29, p. 14; voir également n° 30).

Avant même que BADR ait fait appel aux contre-garanties litigieuses le 3 octobre 2001, Fortis a été avertie du risque d'appel abusif, Eurofit ne se bornant pas à faire part de simples sentiments mais faisant également état d'éléments précis:

- le 24 septembre 2001, Eurofit avisait Fortis de ce qu'“il semblerait que (Bonlait) ne souhaite plus, pour des raisons de sécurité, que la marchandise soit expédiée” et envisageait déjà une procédure judiciaire pour bloquer la restitution d'acompte (son dossier, pièce 7);

- le 25 septembre 2001, Eurofit informait Fortis d'un risque d'appel abusif à la garantie de bonne exécution et, rappelant que celle-ci n'était appelable qu'en cas de mauvaise performance de la machine, faisait part de ses craintes que Eurofit s'oppose à son expédition (son dossier, pièce 8);

- le 28 septembre 2001, Eurofit signifiait à Fortis que les conteneurs avaient été livrés sur quai à Caen, qu'ils seraient chargés sur le navire MR Aron le 1er octobre 2001 et que le même jour, une copie du connaissement et de la liste de colisage prouvant ce chargement serait adressée à Fortis, avant d'ajouter que cette livraison mettrait fin à la garantie de restitution d'acompte et qu'un appel à cette garantie serait dès lors abusif (son dossier, pièce 9);

- par télécopie du 3 octobre 2001, Eurofit transmettait comme promis l'attestation de l'expédition du matériel le 1er octobre 2001, le connaissement et la liste de colisage, en précisant à nouveau: “nous vous rendons une fois de plus attentive au fait que le client ne peut donc plus faire appel à la garantie de restitution d'acompte” (son dossier, pièce 13).

Fortis n'ignorait donc rien des circonstances dans lesquelles Bonlait avait fait appel aux garanties litigieuses, ni de la nature de celles-ci puisqu'elle en avait dicté les termes à BADR.

Enfin, l'attitude adoptée par Fortis dans le cadre des procédures de référé intentées par Eurofit le 8 octobre 2001 (son dossier, pièces 1.19., 2.1. à 2.4.) afin de s'opposer à l'exécution des garanties, doit être relevée. En effet, il est significatif que Fortis, assignée à comparaître à Liège le 9 octobre et à Bruxelles le 11 octobre 2001, a décidé de payer les montants contre-garantis dès le 9 octobre 2001, empêchant ainsi les juges saisis de se prononcer sur l'existence d'une fraude ou d'un abus manifeste alors que “si (...) le garant ne peut se livrer à aucune interprétation des faits et ne peut refuser de payer que si la fraude 'crève les yeux', le juge des référés, par contre, peut examiner les arguments développés par le donneur d'ordre, sous condition que celui-ci démontre - dans le bref délai de la procédure en référé - que la demande du bénéficiaire excède manifestement l'équilibre des intérêts mis en place par la convention (M. Poullet, Thèse, I, p. 252” (C. Martin et M. Delierneux, o.c., n° 149). Fortis a ainsi fait preuve d'un empressement qui ne se justifiait pas. En effet, de son propre aveu, la garantie de remboursement d'avance était devenue sans objet, ce qui devait l'amener à plus de prudence (voir son courrier précité du 4 octobre 2001 à BADR). En outre, les engagements de contre-garantie, s'ils prévoyaient un paiement sans délai, ne faisaient courir les intérêts de retard qu'au huitième jour de l'appel à la garantie, ce qui permettait à Fortis de suspendre le paiement sans pénalité jusqu'au 12 octobre 2001. Il est à cet égard intéressant de noter que Fortis avait attendu le 8 octobre 2001 pour informer Eurofit de ce que BADR avait fait appel à la contre-garantie de bonne exécution le 3 octobre 2001 - tout en lui précisant que le paiement ne devait intervenir qu'“au plus tard le 12 octobre 2001, en exécution de nos engagements”.

Fortis s'est ainsi rendue complice de l'appel abusif aux garanties et contre-garanties, sacrifiant l'intérêt de sa cliente Eurofit vraisemblablement dans le but de préserver sa réputation internationale auprès d'une partenaire algérienne qui lui offrait de nouvelles perspectives (voir à cet égard dossier d'Eurofit, pièce 29). Sa responsabilité est donc engagée.

Évaluation du dommage

Le dommage subi par Eurofit est constitué de la somme que cette société a dû décaisser en faveur de Fortis le 17 décembre 2004, soit 251.494,69 EUR (dossier Fortis, pièce 1.21.).

Ce dommage est bien en lien causal avec l'attitude fautive de la banque, sans laquelle le compte bancaire d'Eurofit n'aurait pas été débité des montants correspondants aux contre-garanties indûment appelées, ce qui a donné lieu au paiement du 17 décembre 2004. La somme de 251.494,69 EUR sera majorée des intérêts depuis le 17 décembre 2004.

Rien ne permet de penser que la procédure d'arbitrage prévue par le contrat de base aurait été mise en oeuvre par Eurofit ou que cette procédure lui aurait permis de réduire son dommage (voir conclusions récapitulatives de Bonlait, p. 36). De toutes façons, il s'agit là d'une question qui concerne le contrat de base Bonlait et Eurofit, alors que la présente action porte sur l'exécution du contrat de crédit conclu entre Fortis et Eurofit. Si celle-ci devait engager une action au fond contre Bonlait, elle ne pourrait lui réclamer le montant de l'acompte dont elle aurait récupéré la contre-valeur à charge de Fortis en vertu du présent arrêt. Il n'y a donc pas de risque de double indemnisation.

Par identité de motifs, la question de savoir si Fortis peut être subrogée aux droits qu'Eurofit peut tirer de la convention de base à l'encontre de Bonlait est également étrangère au présent débat et sera posée en cas de recours ultérieur contre cette société. Fortis pourra aussi, le cas échéant, exercer un recours contre son cocontractant BADR mais quoi qu'il en soit, les difficultés qu'elle pourrait rencontrer pour récupérer ses décaissements ne sont pas de nature à lui permettre d'éluder sa responsabilité vis-à-vis d'Eurofit.

Eurofit réclame également 11.000,07 EUR correspondant aux intérêts sur la somme de 213.225 EUR entre le 9 octobre 2001 et le 4 juillet 2002. Elle justifie cette réclamation par le fait que cette somme est restée indisponible pendant cette période, ce qui l'a amenée à supporter des intérêts débiteurs. L'historique des comptes financiers d'Eurofit (pièce 28 de son dossier) permet de confirmer qu'elle a dû recourir à des avances à terme auprès de différentes banques (BBL, CBC, Artesia et Fortis) entre octobre 2001 et août 2002, ce qui a entraîné un coût en intérêts de 10.820,82 EUR. Eurofit perd toutefois de vue que le recours au crédit du 15 septembre 2000 entraînait l'application d'intérêts débiteurs “au taux de base caisse pratiqué par Fortis, soit à ce jour 8,5% l'an”. Ce chef de demande sera dès lors réduit à la somme forfaitaire de 2.500 EUR majorée des intérêts depuis le 17 décembre 2004.

Enfin, il est certain que les frais de défense exposés par Eurofit en instance et en appel sont la conséquence nécessaire des manquements commis par Fortis. Il convient d'allouer à ce titre à Eurofit la somme globale de 10.000 EUR, outre les dépens.

Par ces motifs,

la cour, statuant contradictoirement

Reçoit les appels et les demandes incidentes.

Confirme le jugement dont appel sous les émendations par lesquelles la cour:

- réduit la condamnation en principal de Fortis à 253.994,69 EUR (251.494,69 + 2.500);

- porte à 10.000 EUR les dommages et intérêts alloués à Eurofit à titre de frais de défense d'instance et d'appel.

Condamne l'appelante aux dépens d'appel liquidés pour l'intimée à la somme de 485,87 EUR.

(…)