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Actualité : Tribunal de première instance Bruxelles, 08/03/2007, R.D.C.-T.B.H., 2007/8, p. 840-842

Tribunal de première instance de Bruxelles 8 mars 2007

Arbitrage - Annulation d'une sentence - Motifs contradictoires (art. 1704, 2., j) C. jud.) - Contrariété à l'ordre public - Arbitrage et droit européen de la concurrence

SNF SAS / Cytec Industrie

Siég.: R. Coirbay
Pl.: Mes O. Caprasse, B. Hanotiau, E. Kleiman et O. Vanhulst

1. Depuis le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 8 mars 2007, l'attention des spécialistes de l'arbitrage est tournée vers la Belgique. Le tribunal a en effet décidé d'annuler deux sentences dont un an plus tôt, la cour d'appel de Paris avait confirmé l'exequatur [1].

2. Les faits en cause sont les suivants. Cytec, une société de droit néerlandais, produit et commercialise, entre autres, du monomère d'acrylamide, qui est généralement utilisé pour synthétiser les polyacrylamides. Ces dernières substances chimiques, souvent utilisées pour leurs qualités d'épaississant, sont, dans le cas d'espèce, commercialisées par une société de droit français SNF. Les parties concluent une première convention en 1991 dans laquelle elles prévoient (i) l'obligation pour SNF d'acquérir des quantités minimales d'acrylamide chaque année, et (ii) l'obligation pour Cytec de fournir à SNF les quantités commandées jusqu'à un seuil maximum annuel. Ce contrat détermine la manière dont les prix doivent être calculés et peuvent évoluer. La convention a une durée de trois ans et doit en principe être exécutée jusqu'au 30 juin 1994. Les parties concluent cependant une seconde convention en 1993. Cet accord contient l'engagement de SNF d'acquérir auprès de Cytec l'intégralité des acrylamides nécessaires pour son usine basée dans la région de Saint-Etienne, si ses besoins dépassent 17.000 tonnes métriques par année contractuelle. De son côté, Cytec garantit de fournir les quantités d'acrylamide commandées jusqu'à un maximum de 10.000 tonnes par an. À nouveau, le contrat détermine le mode de calcul du prix et les possibilités de variation. La convention est censée durer huit ans, du 1er octobre 1993 au 30 septembre 2001. Par courrier daté du 10 janvier 2000, SNF indique à Cytec que ce second contrat lui paraît violer les articles 81 et 82 du traité instituant la Communauté européenne et en demande la résiliation.

À la requête de Cytec, et conformément à la clause d'arbitrage CCI prévue dans la convention, un tribunal arbitral est formé pour siéger à Bruxelles. Dans une première sentence rendue le 5 novembre 2002, le tribunal arbitral confirme que le contrat conclu entre les parties en 1993 est bien contraire à l'article 81 du traité car son objet était d'empêcher SNF d'entrer sur le marché de l'acrylamide pendant huit ans. En vertu de l'article 81 § 2 du traité, le contrat est nul de plein droit. La nullité qui en résulte a un effet rétroactif. Dans une seconde sentence du 28 juillet 2004, le tribunal arbitral décide qu'il n'est pas établi que le premier contrat passé en 1991 violerait l'article 81 du traité. À titre d'indemnisation de la perte d'une chance de poursuivre l'exécution du contrat de 1991 jusqu'à son terme initial, les arbitres allouent à Cytec un peu moins de € 2.500.000 ainsi que des dommages et intérêts à hauteur de € 4.057.500 suite à la rupture du contrat. SNF, elle, ne reçoit rien. Selon les arbitres, cette société n'établit pas qu'elle aurait pu obtenir de son cocontractant des conditions plus favorables à celles obtenues dans le contrat de 1993, ni qu'elle aurait pu se fournir en acrylamides à un meilleur prix auprès d'autres fournisseurs. Elle ne prouve dès lors pas l'existence d'un dommage devant être réparé. Bien plus, il ressort des déclarations des parties, qu'en l'absence de la seconde convention de 1993, SNF aurait de toute façon acquis auprès de Cytec les mêmes quantités de matières premières et cela à des prix supérieurs le cas échéant.

3. Se distançant expressément de la position prise par la cour d'appel de Paris dans son arrêt remarqué du 18 novembre 2004 [2], le tribunal de première instance de Bruxelles souligne que toute violation de l'ordre public, et non uniquement celle qui serait flagrante, effective, et concrète, entraîne l'annulation de la sentence arbitrale. Ce préambule posé, la juridiction étatique se livre à un examen détaillé de la motivation des sentences à l'issue duquel, (i) d'une part, elle dénonce une contradiction dans le raisonnement des arbitres, (ii) d'autre part, elle constate que par la solution qu'elles donnent au litige, les sentences donnent en réalité effet à un contrat jugé anti-concurrentiel.

Le tribunal de première instance fait aux décisions arbitrales les reproches suivants: (i) les arbitres ne peuvent pas à la fois décider qu'une convention viole l'article 81 du traité instituant la Communauté européenne car elle empêche une partie d'accéder au marché de la production d'acrylamides et considérer, lors du calcul des dommages et intérêts résultant de l'annulation de la convention, que cette partie ne serait de toute façon pas entrée sur le marché des acrylamides; (ii) suite à l'annulation du contrat de 1993, Cytec obtient à titre de réparation du préjudice subi, des montants plus élevés que ceux qu'elle aurait retirés de l'exécution de la convention tandis que SNF, qui dénonce la convention, ne perçoit rien. SNF aurait ainsi gagné davantage à exécuter un contrat illicite.

Selon le tribunal de première instance, le raisonnement entier des arbitres étant entaché d'une contradiction, depuis le constat de la violation de l'article 81 du traité instituant la Communauté européenne, jusqu'aux conclusions qui ont été tirées, il y a lieu d'annuler l'intégralité des sentences arbitrales conformément aux articles 1704, 2, a) et 1707, 4 du Code judiciaire.

4. Deux auteurs étrangers critiquent cette décision [3]. Ils ont notamment fait grief au tribunal de première instance de déclarer sans justification suffisante que les arbitres auraient rétabli un contrat nul. Les sentences elles-mêmes ne contiendraient aucun calcul comparatif quant aux montants qui ont été ou qui auraient pu être obtenus en exécution des conventions. Sur quelle base le tribunal de première instance aurait-il pu décréter que Cytec aurait obtenu au titre de la moitié du préjudice subi, des montants plus élevés que ceux qu'elle aurait reçus en exécution de la convention nulle ou que SNF y perdrait davantage que si elle s'était contentée d'exécuter le contrat jusqu'à son terme? Le tribunal aurait-il refait l'instruction au fond pour arriver à une telle conclusion?

5. Il y a par ailleurs lieu de constater qu'alors qu'il fait application de l'article 1704, 2., a) du Code judiciaire en prononçant l'annulation pour contrariété à l'ordre public, le juge invoque toutefois une contrariété dans le raisonnement des arbitres. Cet aspect semble plus spécifiquement visé par l'article 1704, 2., j), en vertu duquel la sentence arbitrale peut être annulée si elle contient des dispositions contradictoires, et l'article 1704, 2., i), selon lequel une sentence peut être annulée si elle n'est pas motivée [4].

6. La question de l'étendue de la motivation des sentences arbitrales fait l'objet de controverses en droit belge. Selon certains, l'obligation de motivation des arbitres serait la même que celle qui s'impose au juge [5]. Pour d'autres, une distinction devrait être opérée [6]. Les auteurs s'accordent en tout cas sur le fait que le juge de l'annulation n'est pas un juge d'appel. En vérifiant la motivation d'une sentence, le juge ne peut pas revoir au fond la valeur intrinsèque de celle-ci, sa pertinence, sa qualité, ou son exactitude. Il doit se contenter de vérifier qu'elle existe [7]. Un autre débat porte sur le sort à réserver aux motivations contradictoires. Selon la Cour de cassation, une motivation contradictoire équivaut à une absence de motivation [8]. Ce principe s'applique-t-il également à l'arbitrage [9]? En vérifiant que la motivation n'est pas contradictoire, le juge de l'annulation n'agit-il pas comme une juridiction d'appel [10]? Opérant un important revirement de jurisprudence, la Cour de cassation française considère depuis quelques années que le grief tiré de la contradiction des motifs constitue une critique du fond de la sentence, lequel échappe au juge d'annulation [11]. La législation française sur l'arbitrage ne comporte cependant pas de disposition comparable à l'article 1704, 2., j) du Code judiciaire belge et on peut donc se demander si cette solution est directement transposable en Belgique. Quant à la portée exacte de l'article 1704, 2., j), là aussi il n'y a pas d'unanimité parmi les auteurs. Cette disposition vise-t-elle une contradiction entre les différentes parties du dispositif? Entre les motifs? Entre le dispositif et les considérants qui en sont le support nécessaire? Certains optent pour une contradiction dans le dispositif ou entre les motifs et le dispositif [12]. Le jugement étant frappé d'appel et d'autres affaires étant pendantes devant la Cour, nous n'entrerons pas ici dans le débat.

8. L'attaque plus fondamentale portée contre le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles a trait à l'application du droit européen de la concurrence lui-même. Les conséquences civiles de la nullité d'une convention contraire à l'article 81 du traité instituant la Communauté européenne, ici principalement les dommages et intérêts qui en résultent, n'intéressent pas le droit communautaire. En effet, selon la Cour de justice, en l'absence de dispositions communautaires en ce domaine, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de fixer les critères permettant de déterminer l'étendue de la réparation du préjudice causé par une entente ou une pratique interdite par l'article 81 du Traité CE [13]. Ce rejet de l'ordre public communautaire entraîne-t-il pour autant l'exclusion des suites de la nullité d'un contrat anti-concurrentiel de l'ordre public belge?

9. Le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles du 8 mars 2007 illustre les difficultés que pose le droit européen de la concurrence dans une procédure d'arbitrage [14]. Dans son arrêt Nordsee du 23 mars 1982, la Cour de justice des Communautés européennes a jugé que le droit communautaire devait être intégralement respecté sur le territoire de tous les États membres et que les parties à un contrat n'avaient pas la possibilité d'y déroger. L'arrêt Eco Swiss du 1er juin 1999 a poursuivi la même voie: une juridiction nationale saisie d'une demande en annulation d'une sentence arbitrale doit faire droit à une telle demande lorsqu'elle estime que cette sentence est effectivement contraire à l'article 81 du Traité CE [15]. Ainsi, toujours selon la Cour de justice, si un arbitrage conventionnel soulève des questions de droit communautaire, les juridictions ordinaires sont amenées à examiner ces questions, soit dans le cadre du concours qu'elles prêtent aux tribunaux arbitraux, soit dans le cadre du contrôle de la sentence arbitrale [16]. Il y va de l'uniformité du droit communautaire [17]. La Cour reconnaît cependant qu'en raison des exigences tenant à l'efficacité de la procédure arbitrale, le contrôle des sentences doit revêtir un caractère limité, et leur annulation ne peut être obtenue que dans des cas exceptionnels [18]. Or, l'analyse économique du droit de la concurrence, par nature complexe, ne peut être effectuée par une juridiction n'exerçant qu'un contrôle restreint [19]. Ces différents principes peuvent sembler difficiles à concilier. Certains suggèrent dès lors qu'un tribunal arbitral devrait pouvoir se référer directement à une autorité, le cas échéant à la Cour de justice des Communautés européennes, pour les questions touchant au droit européen de la concurrence [20].

L'arrêt à venir de la cour d'appel de Bruxelles ne manquera pas, nous en sommes sûrs, de susciter un vif intérêt en Belgique comme à l'étranger.

[1] Paris 23 mars 2006, Cah. Arb. 2007/1, p. 40.
[2] Paris 18 novembre 2004, Thalès Air Defence/Euromissile, J.D.I. 2005, p. 357, note A. Mourre.
[3] Voy. A. Mourre et L. Radicali Di Brozolo (note sous Civ. Bruxelles 8 mars 2007), Rev. Arb. 2007, p. 318.
[4] Contrairement aux actions basées sur une violation de l'ordre public, les demandes d'annulation fondées sur un défaut de motivation doivent être intentées dans un délai de trois mois à dater du jour où la sentence a été notifiée aux parties (art. 1707, 1. C. jud.). La dernière sentence ayant été rendue le 28 juillet 2004, et la citation en annulation ayant été signifiée le 19 mai 2005, une demande fondée sur l'art. 1704, 2., i) et j), aurait vraisemblablement été tardive.
[5] J. Linsmeau, “L'arbitrage volontaire en droit privé belge”, R.P.D.B., Complément VII, p. 103; E. Krings et L. Matray, “Le juge et l'arbitre”, Rev. dr. int. comp. 1982, p. 240 à 243; M. Huys et G. Keutgen, L'arbitrage en droit belge et international, Bruxelles, Bruylant, 1981, p. 307; E. Krings, “L'exécution des sentences arbitrales”, Rev. dr. intern. comp. 1976, p. 190.
[6] I. Verougstraete, “Le juge comme arbitre ou l'arbitre comme juge: la recherche d'un équilibre”, Rev. dr. intern. comp. 1991, p. 336; A. Fettweis, Manuel de procédure civile, 2ème éd., Éd. Faculté de droit de Liège, 1987, p. 699.
[7] G. Keutgen et G.-A. Dal, L'arbitrage en droit belge et international, Bruxelles, Bruylant, 2006, T. I, p. 480.
[8] Cass. 17 décembre 1970, Pas. 1971, I, p. 871.
[9] Pour une application positive, voy. Bruxelles 8 janvier 2002, J.T. 2002, p. 793 ; Bruxelles 6 décembre 2000, J.T. 2001, p. 572 .
[10] Voy. Bruxelles 24 juin 1997, Rev. Arb. 1998, p. 181, note J. Linsmeau, statuant notamment sur une demande de refus d'exequatur: Attendu que la Cour n'a pas à analyser la motivation comme une juridiction d'appel; que l'étude de l'incohérence, de la contradiction dans la motivation relève d'une juridiction d'appel, que les parties ont conventionnellement entendu écarter en décidant que la sentence arbitrale serait exécutoire dès son prononcé, aucun appel n'étant permis. La Cour semble procéder néanmoins à cet examen lorsqu'elle constate, avec le premier juge, que la sentence arbitrale est longuement motivée d'une manière logique, non contradictoire et cohérente.
[11] Cass. fr. 11 mai 1999; Cass. fr. 26 octobre 1999, Rev. Arb. 1999, p. 812, note E. Gaillard.
[12] G. Keutgen et G.-A. Dal, L'arbitrage en droit belge et international, Bruxelles, Bruylant, 2006, T. I, p. 481; B. Hanotiau et O. Caprasse, “L'annulation des sentences arbitrales”, J.T. 2004, p. 425 .
[13] C.J.C.E. 13 juillet 2006, aff. jointes C-295/04 à C-298/04, notamment § 88.
[14] Pour un commentaire très vivant des rapports entre le droit européen de la concurrence et l'ordre public suisse, voy. le jugement du tribunal fédéral suisse du 8 mars 2006, ATF 132 III 389: “Conditionnée par la nécessité de préserver l'intérêt public communautaire, la qualification d'ordre public de l'article 81 du Traité CE se voit assigner un champ d'application limité dans l'espace, de sorte que l'on ne saurait en tirer un principe plus général et indiscuté que tous les pays se réclamant de la même civilisation que la Suisse auraient en partage. De surcroît, le caractère impératif de l'ordre public communautaire de la concurrence est lié à l'existence de règles procédurales internes commandant à une juridiction nationale de faire droit à une demande en annulation fondée sur la méconnaissance de règles nationales d'ordre public et la mise en oeuvre de l'article 81 du Traité CE est aussi tributaire du pouvoir d'examen de la juridiction nationale saisie d'un recours en annulation d'une sentence arbitrale. (...) Après s'être penchée derechef sur le concept d'ordre public et avoir examiné plus avant la nature du droit communautaire de la concurrence, la Cour de céans estime que le doute n'est plus de mise: les dispositions du droit de la concurrence, quel qu'il soit, ne font pas partie des valeurs essentielles et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement de tout ordre juridique. (...) Néanmoins, l'arbitre chargé de se prononcer sur la validité d'une entente contractuelle affectant le marché de l'Union européenne examinera cette question à la lumière de l'art. 85 (actuellement 81) du Traité CE, même si les parties ont conventionnellement admis l'application du droit suisse à leurs relations contractuelles; cet examen s'imposera en tout cas si la nullité du contrat est invoquée devant lui par l'une des parties.
[15] C.J.C.E. 1er juin 1999, C-126/97, § 41.
[16] C.J.C.E. 23 mars 1982, C-102/81, § 14.
[17] Un tribunal arbitral n'est pas considéré comme une juridiction au sens de l'art. 234 du traité et ne peut par conséquent pas poser de question préjudicielle à la Cour de justice.
[18] C.J.C.E. 1er juin 1999, C-126/97, § 35.
[19] A. Mourre, note sous Paris 18 novembre 2004, J.D.I. 2005, p. 365.
[20] Voy. à ce sujet C. Baudenbacher et I. Higgins, “Decentralization of EC Competition Law Enforcement and Arbitration”, Columbia Journal of European Law, Winter 2002, p. 14.