Article

Cour d'appel Bruxelles, 14/06/2007, R.D.C.-T.B.H., 2007/7, p. 687-693

Cour d'appel de Bruxelles 14 juin 2007

DROIT D'AUTEUR ET DROITS VOISINS
Droit d'auteur - Étendue de la protection - Généralités - oeuvre de parodie - Originalité propre - Absence d'atteinte à l'oeuvre parodiée - Droit de communiquer l'oeuvre de parodie au public - Démarches visant à empêcher la communication au public - Atteinte au droit d'auteur - Cessation
L'article 87 § 1er de la loi sur le droit d'auteur ne réserve pas le droit d'agir en cessation aux seules personnes qui se prétendent lésées par un acte de contrefaçon. Cette disposition vise toute atteinte à un droit d'auteur, y compris le droit de communiquer l'oeuvre au public.
L'auteur de l'oeuvre de parodie peut l'exploiter sans autorisation préalable des ayants-droit des auteurs de l'oeuvre première.
Pour qu'il y ait parodie, il n'est pas requis que l'oeuvre qui emprunte des éléments à une oeuvre préexistante soit perçue comme une critique de l'oeuvre première ou comme l'expression d'un mépris ou d'un dédain envers l'oeuvre première ou d'une intention de tourner l'auteur de l'oeuvre première en ridicule. La parodie ne se confond pas avec la satire ou le persiflage qui n'en sont que des formes.
Pour examiner le caractère parodique d'une oeuvre, il importe d'avoir égard aux sentiments que suscitent respectivement l'oeuvre première et l'oeuvre qui emprunte des éléments à l'oeuvre première puisqu'il s'agit de vérifier si l'emprunt est perçu par l'observateur comme impertinent, extravagant, insolent.
La parodie est illicite lorsque l'oeuvre est exploitée au détriment de l'oeuvre parodiée pour opérer un détournement de clientèle.
En exerçant, lors de chacune des expositions des oeuvres de parodie des pressions lourdes pour obtenir, dans l'urgence mais sans recourir à l'office du juge, le retrait de celles-ci, les ayants-droit des auteurs de l'oeuvre première portent atteinte au droit de l'auteur de l'oeuvre de parodie de communiquer ses oeuvres au public.
AUTEURSRECHT EN NEVENRECHTEN
Auteursrecht - Beschermingsomvang - Algemeen - Parodiewerk - Eigen originaliteit - Gebrek aan inbreuk op het geparodieerde werk - Recht om het parodiewerk aan het publiek mede te delen - Handelingen die de mededeling aan het publiek verhinderen - Inbreuk op het auteursrecht - Staking
Artikel 87 § 1 van de wet op het auteursrecht behoudt het recht tot het instellen van een stakingvordering niet uitsluitend voor aan de personen die zich benadeeld achten door een daad van namaak. Onder deze bepaling wordt iedere inbreuk tegen het auteursrecht verstaan, het recht om het werk aan het publiek mede te delen inbegrepen.
De auteur van het parodiewerk mag dit werk zonder voorafgaande toelating van de rechthebbenden van de auteur van het oorspronkelijke werk exploiteren.
Opdat er sprake zou zijn van parodie, wordt niet vereist dat het werk dat elementen ontleent aan een al bestaand werk, wordt aangezien als een kritiek op het oorspronkelijke werk of als een uitdrukking van minachting of geringschatting ten opzichte van het oorspronkelijke werk of als de bedoeling om de auteur van het oorspronkelijke werk belachelijk te maken. De parodie heeft niets te maken met satire of persiflage die er enkel een onderdeel van uitmaken.
Om het parodiërende karakter van een werk na te gaan, dient rekening gehouden te worden met de gevoelens die worden opgeroepen door respectievelijk het oorspronkelijke werk en het werk dat elementen aan het oorspronkelijke werk ontleent, omdat vastgesteld dient te worden of de ontlening door de toeschouwer als impertinent, buitensporig, brutaal wordt waargenomen.
De parodie is onwettig indien het werk wordt geëxploiteerd ten nadele van het geparodieerde werk met het oog op het onttrekken van cliënteel.
Indien de rechthebbenden van de auteurs van het oorspronkelijke werk bij elke expositie van de parodiewerken, druk uitoefenen om deze werken bij urgentie te laten intrekken, zonder echter de hulp in te roepen van de rechter, dan maakt dit een inbreuk uit tegen het recht van de auteur van het parodiewerk om zijn werken aan het publiek mede te delen.

O. Ahlberg / Moulinsart SA, F. Rodwell et Ch. Herscovici

Siég.: Ch. Schurmans (conseiller unique)
Pl.: Mes J.-C. Veldekens, P.-E. Mouthuy et A. Joachimowicz

Vu le jugement prononcé le 19 septembre 2003 par le président du tribunal de première instance de Bruxelles;

Vu la requête d'appel déposée au greffe de la cour le 6 avril 2004.

Les parties

1. Madame Fanny Rodwell est légataire universelle de Georges Remi, dit Hergé, et titulaire en cette qualité des droits patrimoniaux et moraux relatifs à l'oeuvre “Les Aventures de Tintin”.

La SA Moulinsart est cessionnaire exclusive, pour le monde entier, des droits d'exploitation de l'oeuvre de Hergé, à l'exception de l'édition des albums.

Monsieur Herscovici est légataire des droits de reproduction de l'oeuvre de René Magritte.

2. Monsieur Ahlberg est artiste peintre. Il ressort des éléments du dossier qu'il jouit d'une certaine renommée.

Les faits à l'origine du litige

3. À l'automne 1998, la galerie Racines & L'il, située dans le centre de Bruxelles, a organisé une exposition consacrée aux oeuvres de Monsieur Ahlberg sous le titre “Surréalisme Danois”. Le dépliant relatif à cette exposition présente les oeuvres de l'artiste comme une exploration de la frontière entre la réalité et l'imaginaire et une recherche de l'envers de ce qui fait le décor familier.

Y étaient exposées deux toiles de Ahlberg:

- l'une intitulée “Visite impromptue” qui représente de façon hyperréaliste le personnage de Tintin dans sa tenue traditionnelle, debout en profil trois quart, dans une position exprimant la surprise ou l'étonnement, face à un tableau qui réalise la fusée lunaire rouge et blanche bien connue des albums “Objectif Lune” et “On a marché sur la lune”, placée entre les pieds d'une femme se déplaçant en talons aiguilles et jarretelles, reproduite ci-dessous;

- l'autre intitulée “Sight seeing” qui représente Tintin et Milou contemplant un ciel aux formes suggestives, dont il n'est pas produit une reproduction;

L'affiche de l'exposition reprenait la reproduction du tableau “Visite impromptue”, lequel était offert à la vente sous forme de sérigraphies à tirage limité.

Par lettres recommandées des 15 et 19 octobre 1998, la société Moulinsart a mis la Galerie Racines et L'il en demeure de retirer les deux toiles de la vente ainsi que toute présentation publique de ces toiles, de retirer l'ensemble des affiches assurant la promotion de l'événement ainsi que de retirer du commerce les sérigraphies reproduisant la toile litigieuse.

La société Moulinsart justifiait sa demande par la considération que les toiles ou reproductions de toiles litigieuses constituaient des adaptations non autorisées de l'oeuvre de Hergé, exploitées à des fins commerciales. Elle indiquait en outre que les toiles présentent des personnages et symboles de l'oeuvre de Hergé dans un contexte inapproprié.

La Galerie Racines & L'il a confirmé, par lettre du 21 octobre 1998, avoir retiré de la vente les tableaux litigieux ainsi que les sérigraphies et l'affiche.

4. La Galerie Racines & L'il a organisé, sous le haut patronage de l'ambassade du Danemark, une exposition consacrée aux oeuvres de deux peintres danois, dont celles de Ole Ahlberg, qui s'est déroulée du 7 mai 2002 au 31 mai 2002.

Le dépliant de l'exposition reproduit deux toiles de l'artiste, présentées ci-dessous:

- l'une qui présente le capitaine Haddock tombant à la renverse devant le tableau d'une femme dans une position et tenue érotiques:

- l'autre intitulée “Représentation interdite” qui met en scène le(s) détective(s) Dupont (et/ou) Dupond, se démultipliant, dans un univers qui évoque celui du peintre René Magritte dans la toile intitulée “Golconde”, réalisée en 1953, qui représente un petit personnage revêtu d'un chapeau melon qui se démultiplie dans un cadre représentant une rue:

Selon le texte de Stéphane Rey paru dans l'Écho de la Bourse et repris dans le dépliant de l'exposition, les oeuvres de Ole Ahlberg “appartiennent à une sorte de réalité rêvée qui s'exprime dans une figuration fantastique claire et bien disciplinée. L'artiste, dans la ligne des grands visionnaires de notre temps, est assez éloigné de la conception de nos compatriotes habitués de ces terres de l'imaginaire”.

À la requête de la société Moulinsart, l'huissier de justice Lambert s'est présenté le 7 mai 2002 à la galerie, soit le jour du vernissage, pour procéder à un constat. Il a été prié de quitter les lieux au motif qu'il s'agissait d'un événement privé. Dans un constat du 10 mai 2002, il a constaté la présence de huit toiles empruntant des objets ou des personnages de Hergé.

Par lettre recommandée et télécopie du même jour, la société Moulinsart et Monsieur Charly Herscovici ont mis Monsieur Yves Corijn, propriétaire de la Galerie Racines & L'il, et Monsieur Ole Ahlberg, en demeure de leur confirmer, par retour de télécopie, l'acceptation “d'un engagement de ne pas exposer, reproduire, offrir en vente, vendre ou aliéner de quelque façon que ce soit, directement ou indirectement”, les oeuvres litigieuses ou toutes autres oeuvres ou reproductions de celles-ci qui porteraient atteinte à leurs droits. Ces parties exigeaient un inventaire complet “de toutes les oeuvres passées et présentes de Monsieur Ahlberg reproduisant des éléments de l'oeuvre de Hergé ou de René Magritte ou y faisant référence”, l'engagement de la Galerie Racines & L'il de détruire les oeuvres sous le contrôle d'un huissier de justice ainsi que la réparation de leur dommage.

Elles se plaignaient d'une violation des droits d'auteur ainsi que, s'agissant de l'oeuvre de Hergé, d'une violation du droit moral au respect de celle-ci par “la présentation des personnages d'Hergé dans un contexte à forte connotation sexuelle”.

Par la voie de leur conseil, Messieurs Corijn et Ahlberg ont contesté les accusations d'atteintes aux droits d'auteur portées à leur encontre et les mesures demandées intolérables, en particulier la destruction des oeuvres et ils ont fait savoir qu'ils n'entendaient se plier à aucune des exigences (lettre du 16 mai 2002).

Il n'a été donné aucune suite à ce courrier du 16 mai 2002.

Il peut être déduit de la correspondance que les toiles litigieuses n'ont plus été exposées après le 16 mai 2002, ou qu'elles ont été recouvertes d'un voile.

Par courrier du 16 septembre 2002 de leur conseil, Messieurs Corijn et Ahlberg ont réclamé la réparation du préjudice qu'ils disaient avoir subi suite à l'attitude qui avait été adoptée et qui aurait terni leur image. Cette réclamation a été qualifiée d'absurde, au motif qu'une suite favorable à la demande aurait été réservée puisque les oeuvres n'ont pas été exposées.

Les demandes originaires et le jugement attaqué

5. Faisant état du fait “qu'à chaque exposition de (ses) oeuvres, les (intimés) le mettent en demeure de cesser toute reproduction et exposition des oeuvres au motif que celles-ci porteraient atteinte à leurs droits”, Monsieur Ahlberg a lancé citation comme en référé, en date du 3 octobre 2002, aux fins d'entendre constater que ses droits sont violés par les intimés et entendre interdire aux intimés toute attitude susceptible de porter atteinte, directement ou indirectement, aux prérogatives reconnues à l'auteur par la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins, sous peine d'une astreinte de € 2.500 par jour d'entrave à partir du prononcé de la décision à intervenir pour ce qui concerne les oeuvres identifiées par les intimés sous les nos 2.a. à 2.h .de leur inventaire.

L'appelant demandait également l'autorisation de procéder à la publication de la décision à intervenir.

Les intimés ont contesté la recevabilité de la demande, et subsidiairement son fondement.

La société Moulinsart et Fanny Rodwell ont formé une demande reconventionnelle visant à entendre condamner l'appelant à verser aux débats, dans les huit jours du prononcé de la décision à intervenir:

- une reproduction de chaque oeuvre reproduisant ou adaptant tout ou partie de l'oeuvre de Hergé;

- la liste complète, détaillée, certifiée sincère et véritable, des expositions lors desquelles tout ou partie de ses toiles ont été exposées, avec l'indication du lieu, des dates et des prix de vente des oeuvres;

- la liste complète, détaillée, certifiée sincère et véritable, des exploitations dérivées de ses oeuvres (lithographies, cartes postales, livres, catalogues, sites Internet...) avec l'indication du nombre d'exemplaires et du prix de vente de ceux-ci (s'il y a lieu),

sous peine d'une astreinte de € 1.000 par jour de retard et par infraction constatée suivant la signification du jugement à intervenir.

Ces parties ont également formé une demande pour procédure téméraire et vexatoire, réclamant chacune un euro symbolique à titre provisionnel, ainsi qu'une demande en réparation de l'atteinte portée à leur honneur et à leur réputation par l'appelant, dans le cadre des conclusions qu'il avait déposées en la présente cause.

Monsieur Charly Herscovici a formé une demande reconventionnelle en paiement de la somme de € 2.500 pour procédure téméraire et vexatoire.

6. Le jugement attaqué du 19 septembre 2003 dit la demande principale recevable mais non fondée.

Statuant sur les demandes reconventionnelles, il condamne l'appelant à payer à la société Moulinsart et à Madame Rodwell la somme provisionnelle de un euro symbolique et à Monsieur Herscovici la somme de € 1.250, en raison du caractère téméraire et vexatoire de l'action principale.

Discussion

7. L'appelant demande à la cour de faire droit à sa demande originaire. Les intimés concluent au rejet de l'appel et poursuivent la condamnation de l'appelant au paiement d'une indemnité fixée à € 3.000 pour les deux premiers intimés et d'une indemnité d'un même montant pour le troisième intimé, à titre de dommages et intérêts pour appel téméraire et vexatoire.

8. Selon les intimés, l'appelant n'est pas habilité à introduire l'action civile en cessation organisée par l'article 87 § 1er de la loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins au motif qu'il ne se plaindrait pas d'une atteinte à un droit d'auteur ou à un droit voisin.

Ils font valoir à cet égard que les faits reprochés, à savoir l'envoi par les intimés de mises en demeure de cesser de porter atteinte aux droits d'auteur dont les intimés se prévalent et le fait de requérir un huissier de justice pour dresser des constats lors des expositions consacrées aux oeuvres de Ahlberg, ne constituent pas une atteinte à un droit d'auteur au sens de cette disposition.

Il apparaît cependant du texte de l'article 87 § 1er de la loi que ce dernier ne réserve pas le droit d'agir en cessation aux seules personnes qui se prétendent lésées par un acte de contrefaçon. Cette disposition vise toute atteinte à un droit d'auteur.

Dès lors que l'appelant se plaint d'une atteinte qui serait portée de manière illicite à son droit de communiquer ses oeuvres au public, il pouvait saisir le président du tribunal de première instance pour entendre ordonner la cessation des faits qui seraient constitutifs d'une telle atteinte.

9. Les intimés soutiennent que Monsieur Ahlberg fonde en réalité son action sur le principe de la liberté d'expression et ils déduisent de cette prémisse que l'action ne relève pas de la compétence exceptionnelle conférée au président du tribunal de première instance par l'article 87 de la loi sur le droit d'auteur.

Il ressort cependant tant de la citation introductive d'instance que des conclusions devant le premier juge et en degré d'appel que l'appelant fait valoir, à l'appui de sa demande, sa qualité d'auteur et de titulaire des droits qui sont attachés à cette qualité, et qu'il précise en degré d'appel, que c'est justement en tant qu'auteur qu'il estime que sa liberté d'expression est bafouée par les menaces et pressions des parties intimées.

Il a invoqué le caractère original de ses toiles et souligné l'absence de tout risque de confusion sur la paternité des oeuvres contestées.

S'il est exact qu'il a également soutenu que dès lors que les oeuvres contestées constituent une parodie de l'oeuvre de Hergé et/ou de l'oeuvre de Magritte, il ne pouvait être reconnu aux intimés le droit de s'opposer à l'exposition ou à la vente de ses oeuvres en invoquant la protection des droits d'auteur des oeuvres parodiées, sous peine de porter atteinte à la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la CEDH et au droit à la parodie reconnu par l'article 22 § 1er alinéa 6 de la LDA, il ne peut en être déduit que “l'exception de parodie” est invoquée comme fondement même de la demande de Monsieur Ahlberg.

10. Contrairement à ce que les intimés soutiennent, l'action n'a pas pour objet de les empêcher de faire valoir leurs droits d'auteur sur les oeuvres de Hergé ou sur les oeuvres de Magritte. Elle tend à entendre constater que les intimés invoquent à tort la protection des droits d'auteur pour faire obstacle par des voies de fait, à la communication des oeuvres de Ahlberg au public. Elle laisse entière aux intimés la possibilité d'invoquer pour leur défense leurs droits d'auteur pour justifier ces voies de fait.

11. Il est établi que les intimés ont adopté des mesures visant à empêcher la communication au public des oeuvres de Ole Ahlberg à l'occasion des expositions organisées en novembre 1998 et en mai 2002 en ce qui concerne les deux premiers intimés, et à l'occasion de l'exposition de 2002 en ce qui concerne le troisième intimé. Ils ont en effet sommé Ole Ahlberg et le propriétaire de la galerie Racine & L'il de retirer les oeuvres contestées et tout support qui les reproduisait et de les détruire, ils ont fait valoir un droit à la réparation du dommage qui résulterait des actes reprochés tant à l'auteur qu'à l'exposant - qu'ils qualifient d'actes de contrefaçon -, et ils ont menacé d'introduire une procédure judiciaire si ceux-ci ne se pliaient pas à leurs exigences.

Ils ont en outre mandaté un huissier de justice pour dresser des constats, lors des expositions ou encore lors du vernissage de la seconde exposition auxquelles ne pouvaient avoir accès que les personnes invitées, vu la présence de l'ambassadeur du Danemark.

Ces initiatives ont été de nature à perturber gravement le déroulement des expositions et donc le droit allégué par l'appelant de communiquer ses oeuvres au public puisque face aux revendications et aux menaces, les oeuvres contestées ont été retirées ou voilées de manière à les soustraire au regard du public. Elles ont également été de nature à porter atteinte à l'honneur de Monsieur Ahlberg, puisqu'elles trouvent leur origine dans une accusation de contrefaçon des oeuvres d'Hergé et des oeuvres de Magritte.

L'appelant peut à juste titre craindre qu'à chacune des expositions qui seraient consacrées à ses oeuvres, les intimés adoptent la même attitude. En effet, alors que les intimés affirment que les oeuvres litigieuses portent manifestement atteinte à leurs droits d'auteur et qu'ils ont exprimé sans la moindre équivoque leur intention ferme d'agir en justice à l'encontre de Monsieur Ahlberg, aucune action n'a été intentée à ce jour par les intimés. Il convient en outre de relever que les intimés n'ont pas estimé opportun de former, à l'occasion de la présente procédure, une action reconventionnelle en cessation pour atteinte à leurs droits d'auteur. L'insécurité juridique ainsi créée par les intimés est elle-même constitutive d'une atteinte aux droits d'auteurs de Monsieur Ahlberg, à supposer ceux-ci établis, dès lors que sa liberté d'exposer est menacée depuis 1998 par des revendications précises non suivies d'actes autres que ceux visant à perturber l'exercice par Monsieur Ahlberg des droits qu'ils revendiquent.

Il y a donc lieu de vérifier si Monsieur Ahlberg peut bénéficier de la protection des droits d'auteur sur les oeuvres litigieuses ou s'il s'agit de produits contrefaisants.

12. Selon la SA Moulinsart et Madame Rodwell, les oeuvres litigieuses sont des adaptations non autorisées d'oeuvres préexistantes.

Elles contestent le caractère original des oeuvres en soulignant que les tableaux litigieux reproduisent à l'identique les personnages et objets caractéristiques qui ont fait le succès de l'oeuvre de Hergé.

Elles font encore valoir que la présentation de l'oeuvre de Hergé dans un contexte inapproprié, comme la transposition de personnages dans un contexte érotique ou pornographique, porte atteinte au droit moral de l'auteur.

Monsieur Herscovici considère que la toile intitulée “Représentation interdite” est une reproduction illicite du tableau “Golconde” de Magritte, ou encore une adaptation non autorisée de celui-ci, sa seule particularité par rapport au tableau de Magritte étant d'avoir substitué “aux personnages anonymes tombant du ciel de Magritte, les Dupond et Dupont de Hergé”.

S'agissant de l'exception de parodie, les intimés soutiennent que ses conditions d'application ne sont pas réunies.

Ils font valoir, outre le défaut d'originalité des oeuvres contestées, que celles-ci n'ont pas pour but de railler l'oeuvre de Hergé ou celle de Magritte puisque de l'aveu même de l'artiste, celui-ci rendrait hommage à Hergé ou à Magritte. Les oeuvres contestées seraient en outre dépourvues de toute dimension humoristique propre.

Les intimés reprochent enfin à Ahlberg un comportement parasitaire consistant à faire usage de la notoriété des personnages d'Hergé ou encore de profiter du génie de Magritte ou de celui d'Hergé pour présenter, à Bruxelles, les oeuvres contestées. Ils soupçonnent Ahlberg d'avoir conçu lesdits tableaux en vue de l'exposition organisée par la Galerie Racine et Racines & L'il.

13. En vertu de l'article 1er de la loi sur le droit d'auteur, l'auteur d'une oeuvre artistique a seul le droit de la reproduire ou d'en autoriser la reproduction, de quelque manière que ce soit et sous quelque forme que ce soit. Ce droit comporte notamment le droit exclusif d'en autoriser l'adaptation.

Les oeuvres contestées de Ahlberg ne constituent cependant ni une reproduction, ni une adaptation d'oeuvres originales de Hergé ou de Magritte, mais bien l'expression de sa propre liberté d'expression qu'il exerce par la réalisation d'oeuvres plastiques originales.

Le surréalisme pictural, vaste mouvement qui exerce son influence sur Ahlberg, s'exprime notamment par la mise en scène d'objets empruntés à la réalité ou au monde familier, là où on ne les rencontre pas, si ce n'est dans l'inconscient, dans le souci de révéler de manière spontanée ce qui reste obscur en l'homme, en dehors de tout contrôle de la raison ou de toute autre contrainte, notamment en réunissant en toute liberté ce qui est contradictoire.

Les oeuvres contestées de Ahlberg confrontent les personnages familiers d'Hergé à des événements visuels totalement inattendus puisqu'ils sont absents de l'univers de Hergé et qu'ils ne rappellent en rien l'univers des bandes dessinées des Aventures de Tintin. Ces événements visuels inattendus vont en outre à contresens de l'univers de Hergé où l'érotisme n'a pas de place, en sorte que le caractère original des oeuvres est établi. Contrairement à ce que prétendent les intimées, les personnages d'Hergé ainsi placés en des situations qui leur donnent une identité qui se heurte avec celle que leur a donnée Hergé ne dominent pas l'oeuvre. Chacune des oeuvres est au contraire réalisée de façon à ce que ce soit l'énigme qui découle de la réunion de deux mondes familiers, mais étrangers l'un à l'autre, qui domine.

S'agissant de la toile “Représentation interdite”, force est de constater que si l'oeuvre de Ahlberg évoque avec franchise l'atmosphère étrange de René Magritte, c'est pour l'opposer à une image qui va à contresens de cette atmosphère. Le personnage de Dupont(d) qui est familier au spectateur, expressif, drôle, préoccupé, ne présente aucun lien avec la figure humaine de Magritte, anonyme, immobile et impassible, qui se démultiplie dans les oeuvres de Magritte, notamment celle intitulée “Golconde”, en sorte que l'oeuvre de Ahlberg a l'originalité de situer le(s) Dupont(d) dans le monde du rêve dont ils ne font pas partie dans l'oeuvre d'Hergé, et de réunir par une juxtaposition d'images l'univers de Magritte et celui de Hergé.

14. La circonstance que l'observateur reconnaît d'emblée les personnages ou objets placés dans les toiles de Ahlberg comme des créations de Hergé ou que l'oeuvre “Reproduction Interdite” lui rappelle d'emblée l'oeuvre de René Magritte ne suffit pas pour qualifier les oeuvres de l'appelant de contrefaçon.

Comme le souligne l'appelant, le risque que le public imagine que les oeuvres exposées soient des créations d'Hergé ou que Hergé et/ou Magritte soient co-auteurs des oeuvres contestées n'existe pas. Les personnages de bandes dessinées d'Hergé sont à ce point connus du grand public dans le monde entier qui les situent immédiatement dans les aventures de Tintin que nul ne saurait imaginer que l'auteur des bandes dessinées “Tintin” soit l'auteur des oeuvres contestées. De même, la création de René Magritte, décédé en 1967, a acquis une telle notoriété qu'il est exclu que le public imagine que l'image dans laquelle évolue le personnage de Dupond(t) soit l'oeuvre du grand peintre surréaliste.

C'est à bon droit que l'appelant expose qu'il peut exploiter ses toiles sans autorisation préalable des ayants-droit des auteurs de l'oeuvre de Hergé ou de celle de Magritte en se prévalant de l'esprit de parodie qui caractérise les toiles contestées qui reproduisent des éléments originaux d'oeuvres préexistantes.

Contrairement à ce que prétendent les intimés, pour qu'il y ait parodie, il n'est pas requis que l'oeuvre qui emprunte des éléments à une oeuvre préexistante soit perçue comme une critique de l'oeuvre première ou comme l'expression d'un mépris ou d'un dédain envers l'oeuvre première ou d'une intention de tourner l'auteur de l'oeuvre première en ridicule. La parodie ne se confond pas avec la satire ou le persiflage qui n'en sont que des formes. En conséquence, la circonstance que Ole Ahlberg souligne l'admiration qu'il voue à Magritte et l'estime qu'il a pour Hervé, ne fait pas obstacle à ce que ses oeuvres participent de la parodie.

Pour examiner le caractère parodique d'une oeuvre, il importe d'avoir égard aux sentiments que suscitent respectivement l'oeuvre première et l'oeuvre qui emprunte des éléments à l'oeuvre première puisqu'il s'agit de vérifier si l'emprunt est perçu par l'observateur comme impertinent, extravagant, insolent. Il est clair qu'en l'espèce, la réunion de l'image de personnages ou d'objets de la création d'Hergé à l'image de fantasmes érotiques ou à l'image du monde mystérieux des toiles de Magritte interpelle, choque et déroute.

Par ailleurs, c'est à tort que les intimés soutiennent que les toiles contestées sont dépourvues d'humour. L'humour ne peut être réduit à la qualité de ce qui provoque le rire. Il est la forme d'esprit qui consiste à présenter les choses de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites. L'humour peut être noir et froid.

Les oeuvres contestées ont bien un caractère humoristique dans la mesure où les associations ou juxtapositions fortuites d'images qu'elles réalisent sont absurdes et burlesques si on les met en relation avec l'oeuvre originale dont elles empruntent des éléments.

Il s'agit donc d'oeuvres originales qui reproduisent des éléments d'oeuvres préexistantes et qui peuvent être exploitées et donc exposées sans l'autorisation préalable de l'auteur de l'oeuvre préexistante.

15. La parodie est illicite lorsque l'oeuvre est exploitée au détriment de l'oeuvre parodiée pour opérer un détournement de clientèle.

Tel n'est pas le cas en l'espèce. Il n'est en effet pas sérieux de prétendre que les oeuvres de Ahlberg sont en mesure de porter ombrage à l'oeuvre de Hergé ou à celle de Magritte ou à l'aura de ces deux créateurs, mondialement connus, ou que l'exploitation par Ahlberg de ses oeuvres aurait une quelconque influence sur la commercialisation des albums des aventures de Tintin et des produits dérivés de ces albums, ou des tableaux de Magritte.

Enfin, toutes les considérations portant sur la question de savoir si les toiles de Ahlberg placent les éléments de l'oeuvre de Hergé dans un contexte inapproprié - celui de l'érotisme - doivent être écartées car elles sont sans pertinence, le juge n'ayant pas à se prononcer sur ce qui relève, dans le domaine de l'art, du “bon goût”.

Il suffit de constater que les intimés ne démontrent pas que la démarche de Ahlberg est de nature à porter atteinte à l'honneur ou à la réputation de Hergé dès lors que chacun sait que l'érotisme et la pornographie ne font pas partie des sources d'inspiration du célèbre dessinateur.

16. Il résulte des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de constater que les intimés ont porté atteinte au droit de Ahlberg de communiquer ses oeuvres au public en exerçant lors de chacune des expositions précitées des pressions lourdes pour obtenir, dans l'urgence mais sans recourir à l'office du juge, le retrait des toiles contestées.

La décision attaquée doit donc être réformée et les demandes pour appel téméraire et vexatoire rejetées.

La mesure de cessation demandée par l'appelant est cependant libellée de façon trop large, les intimés ne pouvant pas être privés de manière générale du droit de défendre leurs intérêts ni du droit d'adresser, le cas échéant des mises en demeure. Elle doit donc être précisée.

Il n'y a pas lieu d'accorder la mesure de publication demandée, eu égard au temps écoulé depuis les derniers agissements reprochés et au fait que rien ne permet de craindre que les intimés ne respectent pas la présente décision.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant contradictoirement,

Vu l'article 24 de la loi du 15 juin 1935 sur l'emploi des langues en matière judiciaire;

Reçoit l'appel et le dit fondé dans la mesure ci-après:

Met la décision attaquée à néant sauf en ce qu'elle dit les demandes recevables et liquide les dépens;

Statuant à nouveau,

Dit la demande de l'appelant fondée dans la mesure ci-après:

Ordonne aux intimés de s'abstenir de toute démarche ayant pour effet ou pour objet de priver l'appelant du droit d'exploiter les oeuvres contestées et reprises dans l'inventaire de l'appelant en les communiquant au public sous peine d'une astreinte de € 2.500 d'infraction à partir de la signification du présent arrêt pour ce qui concerne les oeuvres reprises sous les nos 16, 17 et 18 de cet inventaire, et reproduites dans le présent arrêt;

Dit que cette injonction ne prive pas les intimés du droit de se prévaloir des droits d'auteur qu'ils détiennent pour dénoncer une atteinte qui serait portée à ces droits autre que celle liée à l'existence d'un prétendu acte de contrefaçon;

Dit les demandes reconventionnelles des intimés non fondées;

Dit les demandes pour appel téméraire et vexatoire non fondées;

Condamne les intimés aux dépens des deux instances, liquidés en appel en ce qui concerne l'appelant, à € 186 + € 57,02 + € 485,88, en ce qui concerne les deux premières intimées, à € 485,88 et en ce qui concerne le troisième intimé, à € 485,88.

(...)