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Actualité : Cour d'appel Liège, 09/11/2006, R.D.C.-T.B.H., 2007/6, p. 614-615

Cour d'appel de Liège
9 novembre 2006

CONCESSION EXCLUSIVE
Indemnité compensatoire

Gaggenau Hausgeräte GmbH / Entreprises Abel Falisse SA

Siég.: R. de Francquen, X. Ghuysen, J.-P. Vlerick, J.-J. Boussa
Pl.: Mes Y. Van Couter, D. Matray
R.G.: 2003/RG/371

La cour d'appel de Liège a rendu en novembre dernier un arrêt à propos d'un litige concernant la résiliation d'un contrat de concession exclusive, conclu près de cinquante ans plus tôt. En vertu de cette convention, le concessionnaire avait été chargé de la vente de cuisinières haut de gamme auprès de distributeurs professionnels établis sur le territoire belge. Le concédant avait mis fin à la concession en 2000, moyennant un préavis de 14 mois. Estimant celui-ci trop réduit, le concessionnaire avait introduit une demande contre le concédant devant le tribunal de commerce de Liège, qui lui avait finalement accordé un préavis de 42 mois.

Auteur de l'appel principal, le concédant appuyait sa demande de réduction du délai de préavis octroyé en première instance, sur les décrets d'Allarde des 2 et 17 mars 1791 et sur la liberté de commerce. Il soutenait à cet égard que l'article 2 de la loi du 27 juillet 1961 relative à la résiliation unilatérale des concessions de vente exclusive à durée indéterminée [1] ne pouvait aboutir “à conférer au concessionnaire évincé la qualité de concessionnaire à vie”. La cour répondit à cet argument que [l]es critères de fixation du préavis raisonnable… doivent être appréciés in concreto, en tenant compte des circonstances propres à la cause. Quant à savoir si la durée du préavis rend - ou non - la résiliation trop onéreuse pour le concédant, il s'agit là d'une question relevant de la politique commerciale [du concédant] [2] et qui ne constitue pas un critère d'appréciation pertinent pour la fixation dudit délai”.

La cour d'appel constata ensuite que le concessionnaire n'était pas parvenu à trouver une “source de revenus nets équivalente à celle qu'il [avait] perdue” - ce qui lui permit d'éviter à avoir à se prononcer sur un sujet controversé [3].

Outre la durée importante de la concession (44 ans), la renommée avérée de la marque du concédant, le fait que la concession s'étendait à l'ensemble du territoire belge et que la concession représentait en moyenne 66% du chiffre d'affaires du concessionnaire, la cour d'appel prit en compte le caractère indirect de la concession - à savoir le fait que le concessionnaire ne vendait pas directement à des consommateurs privés, mais à des distributeurs professionnels - pour déterminer la durée du préavis raisonnable au sens de l'article 2 de la loi du 27 juillet 1961. À propos de ce caractère indirect, la cour estima que “la recherche d'une nouvelle concession supposait que [le concessionnaire] persuade d'abord ses clients habituels d'adopter une nouvelle marque haut de gamme et ensuite, que ces distributeurs en convainquent leurs clients. Il en résulte un allongement du délai permettant d'en recueillir les fruits, qui doit être pris en considération”. Cet examen conduisit la cour d'appel à fixer le délai de préavis à 36 mois (contre 42 en première instance). Puisque le préavis effectivement octroyé en l'espèce n'avait été que de 14 mois, le concessionnaire se voyait ainsi reconnaître le droit à une indemnité compensatoire de 22 mois.

La cour note à ce sujet que [l]'indemnité compensatoire doit être calculée sur base du bénéfice semi-net de la concession (bénéfice net avant impôt augmenté des frais généraux incompressibles en rapport avec l'exploitation de la concession) qui est en principe égal au bénéfice semi-brut (bénéfice brut diminué des frais généraux compressibles liés à l'exploitation de la concession)”.

Or, si les parties s'accordaient en l'espèce sur la période de référence (les années civiles 1999 et 2000), elles s'opposaient sur la question de savoir si les frais de personnel constituent des frais compressibles ou incompressibles. Selon le concédant, puisque “le concessionnaire est libre de licencier les membres du personnel nécessaire à l'exploitation de la concession pour le moment où celle-ci se termine,… les salaires ne sont incompressibles que pendant la durée du préavis qui doit être octroyé au personnel en droit social; à l'expiration de ces préavis, ces frais deviendraient incompressibles”. Ce raisonnement rejoignait presque mot pour mot un arrêt précisément rendu par la cour d'appel de Liège, qui avait estimé que les salaires des travailleurs et leurs accessoires ne pouvaient être des charges incompressibles [4] - arrêt qui avait été critiqué sur ce point par la doctrine [5].

La critique a manifestement porté ses fruits, puisque la cour revint en l'espèce sur l'analyse qu'elle avait adoptée précédemment: [le concessionnaire], pris de court en raison même de l'insuffisance du préavis notifié par [le concédant], n'a eu d'autre choix que de conserver son personnel pour tenter de se relancer… [Par ailleurs, le concessionnaire], dont l'activité s'adresse d'abord à des professionnels, avait tout intérêt à garder à son service un personnel hautement spécialisé pour conserver la confiance de ses cocontractants; si elle avait dès le départ licencié son personnel, elle aurait sans doute perdu une grande partie de sa crédibilité… [Enfin,] l'activité [du concessionnaire] concernait, à concurrence de 33%, l'exploitation d'autres marques. Les membres du personnel [du concessionnaire] n'étaient donc que partiellement affectés à l'exploitation de la concession. La partie de la rémunération des travailleurs correspondant à la part que représentait la concession… dans leur activité est nécessairement incompressible, dans la mesure où le salaire de ces travailleurs ne peut être réduit à concurrence de l'activité perdue”.

[1] Mon. b. 5 octobre 1961.
[2] Le texte de l'arrêt mentionne ici “l'intimée”, c'est-à-dire le concessionnaire. Nous estimons qu'il s'agit d'une erreur de plume.
[3] L'impact d'un retour à meilleure fortune du concessionnaire entre le moment de la résiliation de la concession et la date du prononcé du jugement relatif au préavis raisonnable ou à l'indemnité compensatoire est discuté en doctrine. Certains soutiennent que cet élément doit être pris en compte et, partant, réduire la durée du préavis ou le montant de l'indemnité (Y. Van Couter, “Schadebegroting bij de toepassing van artikel 2 van de wet van 27 juli 1961: juger selon la raison plutôt que selon les inclinaisons du coeur' ” (note sous Cass. 4 décembre 2003), R.D.C. 2005, pp. 26 -36 et les références), mais la doctrine majoritaire s'y oppose (D. Mertens, “De billijke vergoeding van de concessiehouder. De invloed van feiten na de feiten” (note sous Cass. 16 mai 2003), DAOR, 2003, liv. 65, pp. 35-37; P. Kileste et P. Hollander, “Examen de jurisprudence. La loi du 27 juillet 1961 relative à la résiliation unilatérale des concessions de vente exclusive à durée indéterminée (1997 à 2002)”, R.D.C. 2003, nos 81-85, pp. 435-436; J.-P. Fierens et A. Motter Haugaard, “La loi du 27 juillet 1961 relative à la résiliation des concessions de vente exclusive à durée indéterminée (1987-1996)”, J.T. 1998, n° 47, p. 113).
[4] Liège 5 mai 1998, R.G. n° 181/96, cité et critiqué par P. Kileste et P. Hollander, o.c., R.D.C. 2003, n° 89, p. 437.
[5] P. Kileste et P. Hollander, o.c., R.D.C. 2003, n° 89, p. 437. L'arrêt commenté cite expressément cette référence.