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Quelques observations sous les arrêts de la Cour de justice dans les affaires C-4/03 GAT et C-539/03 Roche, R.D.C.-T.B.H., 2007/5, p. 498-506

COMPÉTENCE
Compétence internationale - Convention de Bruxelles - Article 6 point 1 - Pluralité de défendeurs - Compétence du tribunal du domicile de l'un des défendeurs - Action en contrefaçon d'un brevet européen - Défendeurs établis dans différents états contractants - Actes de contrefaçon commis dans plusieurs états contractants - Convention concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions - Compétences spéciales - Pluralité de défendeurs
L'article 6 point 1 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée en dernier lieu par la convention du 29 novembre 1996 relative à l'adhésion de la République d'Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède, doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas dans le cadre d'un litige en contrefaçon de brevet européen mettant en cause plusieurs sociétés, établies dans différents états contractants, pour des faits qui auraient été commis sur le territoire d'un ou de plusieurs de ces états, même dans l'hypothèse où lesdites sociétés, appartenant à un même groupe, auraient agi de manière identique ou similaire, conformément à une politique commune qui aurait été élaborée par une seule d'entre elles. En effet, étant donné que ni les actes de contrefaçon reprochés aux différents défendeurs ni la réglementation nationale par rapport à laquelle de tels actes sont appréciés ne sont les mêmes, il n'existe pas de risque que des décisions inconciliables soient rendues à la suite d'actions en contrefaçon de brevet européen engagées dans différents états contractants, puisque d'éventuelles divergences entre les décisions rendues par les juridictions en cause ne s'inscrivent pas dans le cadre d'une même situation de fait et de droit.
Il s'ensuit que le lien de connexité requis pour l'application de l'article 6 point 1 de la convention de Bruxelles ne peut être établi entre de telles actions.
BEVOEGDHEID
Internationale bevoegdheid - Verdrag van Brussel - Artikel 6 punt 1 - Pluraliteit van verweerders - Bevoegdheid van gerecht waar één der verweerder gevestigd is - Klacht wegens inbreuk op Europees octrooi - Verweerders gevestigd in verschillende verdragsluitende staten - Daden van namaak gepleegd in meerdere verdragsluitende staten - Verdrag betreffende de rechterlijke bevoegdheid en de tenuitvoerlegging van beslissingen - Bijzondere bevoegdheden - Pluraliteit van verweerders
Artikel 6 punt 1 van het verdrag van 27 september 1968 betreffende de rechterlijke bevoegdheid en de tenuitvoerlegging van beslissingen in burgerlijke en handelszaken, zoals laatstelijk gewijzigd bij het verdrag van 29 november 1996 inzake de toetreding van de Republiek Oostenrijk, de Republiek Finland en het Koninkrijk Zweden, moet aldus worden uitgelegd dat het niet van toepassing is in het kader van een geschil ter zake van inbreuk op een Europees octrooi waarbij onderscheiden, in verschillende verdragsluitende staten gevestigde vennootschappen zijn gedagvaard voor feiten die zij zouden hebben begaan op het grondgebied van een of meer van deze staten, zelfs niet wanneer deze vennootschappen tot eenzelfde concern behoren en op dezelfde of nagenoeg dezelfde wijze hebben gehandeld overeenkomstig een gemeenschappelijk beleidsplan dat is uitgegaan van slechts één van hen. Inderdaad, gezien noch de daden van namaak die aan de verschillende verweerders ten laste worden gelegd, noch de nationale reglementering aan de hand waarvan dergelijke daden beoordeeld worden, dezelfde zijn, bestaat er geen gevaar dat onverzoenbare beslissingen worden uitgesproken ingevolge klachten wegens inbreuk op Europees octrooi ingediend in verschillende verdragsluitende staten, aangezien eventuele divergenties tussen de beslissingen genomen door de betrokken gerechten, niet passen in het kader van eenzelfde feitelijke en rechterlijke situatie.
Daaruit volgt dat de samenhang tussen dergelijke vorderingen, vereist voor de toepassing van artikel 6 punt 1 van het Verdrag van Brussel niet kan worden vastgesteld.
Quelques observations sous les arrêts de la Cour de justice
dans les affaires C-4/03 GAT et C-539/03 Roche
Katarzyna Szychowska [1]

1.Le 13 juillet dernier la Cour de justice a rendu deux importants arrêts relatifs à l'interprétation de la Convention de Bruxelles concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale de 1968 [2] dans le contexte du contentieux international de la propriété intellectuelle. Bien que rendus par des chambres différentes et, à première vue éloignés l'un de l'autre, les arrêts GATet Roche [3][4] sont des décisions jumelles. Ce n'est donc pas un hasard que la Cour de justice ait décidé de se prononcer sur les deux affaires le même jour. En effet, la vraie réponse à la question déférée dans l'affaire Roche, à savoir la possibilité des concentrer les procédures parallèles relatives à la contrefaçon de plusieurs brevets européens devant un seul tribunal, se trouve dans l'arrêt GAT. De l'autre côté, la solution retenue par la Cour dans l'affaire GAT, concernant la déclaration de non-contrefaçon d'un brevet national, aurait probablement été différente, si elle n'avait pas comme arrière-plan le contexte très complexe du contentieux des brevets européens, présent dans l'affaire Roche.

2.C'est d'ailleurs par une brève explication du contexte du contentieux des brevets européens qu'il faut commencer le commentaire de ces deux décisions d'importance cruciale pour l'avenir du droit des brevets en Europe. Le cadre juridique du contentieux international des brevets en Europe est en ce moment organisé principalement par deux instruments: la Convention de Bruxelles, remplacée depuis 1er mars 2002 dans la plupart des États membres par Règlement 44/2001, dit Bruxelles I (ci-après “le Règlement Bruxelles I ou encore Régime de Bruxelles”) [5] et la convention sur la délivrance de brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973. Les deux arrêts rapportés mettent en évidence une articulation boiteuse entre ces deux actes et ceci malgré le fait que c'est justement le contentieux international des brevets qui fut pendant des années un terrain de l'application très abondante et créative du Régime Bruxelles I.

3.Le domaine de la propriété intellectuelle étant considéré comme relevant de la matière civile et commerciale, le Régime de Bruxelles régit les questions de compétence judiciaire et d'exécution des décisions qui s'y posent. Une disposition de la convention, à savoir l'article 16.4., le concerne plus particulièrement. Cet article réserve les litiges concernant “la matière d'inscription ou de validité des brevets, marques, dessin et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement” à la compétence exclusive des juridictions de l'état sur le territoire duquel le dépôt ou l'enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d'une convention internationale”. Ladite disposition a déjà fait l'objet d'une interprétation de la Cour de justice dans l'arrêt Duijnstee du 15 novembre 1983 [6]. La Cour, partant du constat que la notion de litige “en matière d'inscription ou de validité des brevets” doit être considérée comme une notion autonome, a décidé que la compétence exclusive pour cette matière, attribuée aux juridictions des états sur les territoires desquels le dépôt ou l'enregistrement a eu lieu, est justifiée par le fait que ces juridictions sont le mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou l'existence du dépôt ou de l'enregistrement [7]. Les commentateurs de cet arrêt ont observé que le fait que le litige doit porter lui-même sur la validité ou l'existence du dépôt ou de l'enregistrement pour relever de l'article 16.4. signifie que la compétence exclusive ne se justifie que si le litige concerne une de ces questions à titre principal [8]. Ainsi, l'arrêt Duijnstee a été accueilli dans la doctrine comme la confirmation de la thèse exprimée dans le premier rapport explicatif à la convention [9], selon laquelle son article 16.4. devrait recevoir une lecture restrictive, laissant en dehors de son champ d'application tout litige qui porte sur la question de la contrefaçon ou la titularité des droits de propriété intellectuelle.

Le second acte qui crée le cadre dans lequel s'inscrivent les décisions rapportées est la convention sur la délivrance de brevets européens, signée à Munich le 5 octobre 1973 et entrée en vigueur quatre ans plus tard (ci-après “CBE”). Cet acte organise principalement une procédure centralisée et unique d'octroi des brevets dits “européens” par l'Office européen des brevets (“OEB”), dont le siège est établi à Munich. Le système du brevet européen existe parallèlement aux systèmes de brevets nationaux et connaît un grand succès depuis son entrée en vigueur en 1978 puisqu'il permet d'enregistrer en même temps un brevet reconnu dans plusieurs pays [10]. Toutefois, la Convention de Munich régit seulement les conditions de brevetabilité des inventions ainsi que la procédure d'octroi du brevet européen, laissant aux lois nationales des pays pour lesquels il est délivré la question des droits qu'un brevet confère à son titulaire et la définition des actes de contrefaçon [11]. À part la possibilité d'introduire une opposition à l'OEB dans les neuf mois de la publication de la mention de la délivrance du brevet, les litiges en matière de brevets européens sont également laissés aux tribunaux nationaux. C'est pourquoi il est communément admis de dire qu'une fois délivré, un brevet européen éclate en un “faisceau des brevets nationaux” [12].

4.Sur la base de ces deux actes on a vu en Europe, dès le début des années '90, se développer une pratique du contentieux transfrontalier des brevets européens, concentrée en particulier aux Pays-Bas (la Haye), en Angleterre (Londres) et en Allemagne (Düsseldorf). Les tribunaux belges, notamment ceux de Bruxelles et d'Anvers ont également joué un rôle important dans le développement de cette pratique [13]. Le point de départ des développements jurisprudentiels fut la décision Interlas de la Cour suprême néerlandaise de 1989 [14], par laquelle elle a admis la validité d'une décision interdisant la contrefaçon d'une marque Benelux tant aux Pays-Bas, qu'en Belgique et au Grand-Duché de Luxembourg. La solution ainsi adoptée a vite été transposée au contentieux des brevets européens, permettant de centraliser les procédures relatives à la contrefaçon des brevets parallèles devant un seul tribunal. Ceci était possible également grâce à l'interprétation large de l'article 6.1. du Règlement Bruxelles I permettant d'attraire plusieurs codéfendeurs - les contrefacteurs des brevets parallèles présents dans les États membres respectifs - devant les tribunaux du domicile de l'un d'eux. Cette interprétation large de la condition de connexité entre les procédures à l'encontre des contrefacteurs différents était justifiée par le fait que les brevets européens parallèles, bien qu'assimilés à des brevets nationaux, étaient considérés comme des “branches” qui poussent du même “tronc” de la décision d'octroi délivrée par l'OEB [15].

5.Les années suivantes ont apporté un grand essor des interdictions transfrontalières, surtout aux Pays-Bas, d'autant plus que, ordonnées en général dans le cadre de la procédure en référé (kort geding), elles donnaient aux titulaires des brevets un outil rapide et efficace de protection de leurs droits. Cette pratique abondante n'est pas restée sans réponse des présumés contrefacteurs, qui, bien instruits par la jurisprudence de la Cour de justice relative au principe de la litispendance internationale formulé à l'article 21 de la Convention de Bruxelles [16], ont développé une pratique défensive, dénommée “torpille” (torpedo[17]. En effet, en soutenant que l'action en contrefaçon a pour image-miroir une action en déclaration de non-contrefaçon, les présumés contrefacteurs introduisaient de telles actions déclaratoires en demandant d'étendre les effets des déclarations de non-contrefaçon sur les brevets parallèles enregistrés à l'étranger. Un tribunal saisi ultérieurement d'une demande d'interdiction transfrontalière devait s'incliner devant l'obligation d'attendre la décision du tribunal premier saisi quant à sa compétence, ce qui pouvait prendre des années, si le tribunal premier saisi était fort surchargé. Même si ce forum shopping dilatoire a été restreint par les décisions des tribunaux nationaux [18], la Cour de justice des Communautés européennes semble avoir consacré le moteur du mécanisme de la torpille dans une décision, fort critiquée, de 2003 [19]. Outre le lancement de “torpilles” vers les tribunaux italiens ou belges connus pour leurs arriérés judiciaires, les présumés contrefacteurs ont développé des tactiques encore plus raffinées consistant en l'introduction de demandes d'injonctions “anti-suit” connues dans les pays de la Common Law, afin d'interdire d'assigner de multiples défendeurs, en particulier britanniques, devant les tribunaux néerlandais [20]. Les injonctions anti-suit, moins populaires que les “torpilles”, ont été finalement condamnées par la Cour de justice dans un arrêt de 2004 [21].

6.D'autre part, les tribunaux néerlandais, submergés de demandes d'interdiction de contrefaçon transfrontalières, introduites parfois dans les affaires ayant un lien très lâche avec les Pays-Bas, ont également réagi en limitant la possibilité de concentrer les procédures parallèles devant eux. Dans une décision de 1998, la cour d'appel de la Haye [22] a dégagé deux nouvelles conditions de l'application de l'article 6.1. Selon la première, tous les contrefacteurs assignés doivent être membres d'un groupe de sociétés agissant selon la même politique établie par la société mère. Deuxièmement, la concentration des procédures n'est possible que devant les tribunaux du pays dans lequel la société mère - le cerveau de la contrefaçon - a son siège. C'est exactement cette interprétation de l'article 6.1. du Règlement Bruxelles I, connue sous le nom imagé de “l'araignée au milieu de la toile”, qui a fait l'objet de la question préjudicielle déférée dans l'affaire Roche.

7.Enfin, en parallèle avec ces développements se profilait la question d'une difficile articulation entre les articles 16.4. et 19 de la convention qui, en fin de compte, est devenue le principal obstacle à la concentration des procédures parallèles devant un seul tribunal. Il faut noter d'abord qu'il est de pratique courante que les défendeurs assignés en contrefaçon de plusieurs brevets parallèles soulèvent l'invalidité ou la nullité du brevet, soit au moyen d'une demande reconventionnelle, soit en tant qu'exception. Dans ces cas, un tribunal initialement saisi uniquement de la question de la contrefaçon voit surgir devant lui le problème de la validité des droits, réservé en vertu de l'article 16.4. à la compétence exclusive des tribunaux du pays de dépôt. La solution d'un tel problème est donnée à l'article 19 de la convention; toutefois, elle est loin d'être parfaite. En effet, cette disposition prévoit qu'un tribunal saisi à titre principal d'un litige pour lequel une juridiction d'un autre état est exclusivement compétente, doit se déclarer d'office incompétent. La question qui se pose est de savoir quand un tribunal est saisi à titre principal de la question de la validité d'un brevet. Est-ce uniquement dans les cas où cette question relève de l'essence même du litige - parce qu'elle constitue l'objet de la demande principale du demandeur ou de la demande reconventionnelle du défendeur, ou bien, est-ce aussi le cas lorsque cette question surgit à titre d'exception? Le rapport Jenard semble consacrer une approche restrictive, étant donné que selon ses termes un tribunal n'est pas obligé de se déclarer incompétent si la question pour laquelle une autre juridiction est exclusivement compétente est soulevée à titre d'exception [23]. Cette approche restrictive a été néanmoins mise à mal par l'interprétation donnée à l'article 19 par des tribunaux britanniques qui ont soutenu que la logique des choses impose que pour pouvoir se prononcer sur la contrefaçon, un tribunal doit savoir si le brevet est valide ou non [24]. Une telle différence d'interprétation, ayant également pour origine la formulation anglaise dudit article, qui paraît effectivement plus large que la formulation française [25], a suscité une question préjudicielle à la C.J.C.E., qui en raison de la transaction conclue entre les parties est malheureusement restée sans réponse [26].

8.C'est dans ce contexte de questions laissées sans réponses, devenues de plus en plus pressantes face à l'impasse dans les négociations relatives à la création d'un système du contentieux de brevet européen ou communautaire [27], et d'un forum shopping maîtrisé moyennant l'ajout à l'article 6.1. de conditions dont l'interprétation suscitait de nouvelles hésitations [28], que la Cour de justice a été saisie en 2003 par deux tribunaux de questions préjudicielles lui donnant l'occasion de trancher toute une série des problèmes relatifs à l'application du Régime de Bruxelles dans le domaine de la propriété industrielle.

L'arrêt GAT/LuK

9.L'Oberlandesgericht de Düsseldorf, saisi d'un litige entre deux sociétés allemandes se disputant un marché dans le secteur de technologie automobile, a été appelé à se prononcer sur la question de savoir si le tribunal d'un État membre confronté à une demande de déclaration de non-contrefaçon d'un brevet étranger, en l'occurrence national, pas européen, corroboré par un argument d'invalidité dudit brevet, doit se déclarer d'office incompétent, dès lors que la question de la validité d'un brevet étranger relève de la compétence exclusive d'un tribunal étranger.

L'Oberlandesgericht de Düsseldorf, qui est l'un des tribunaux européens le plus expérimentés dans la matière du contentieux des brevets, est sorti du strict cadre du litige pendant devant lui et a formulé une question préjudicielle de façon à mettre en évidence non seulement le problème de l'interprétation de l'article 16.4. mais aussi celui de l'articulation de cette disposition avec l'article 19, capital pour le contentieux du brevet européen. C'est ainsi qu'il a demandé à la Cour CE si l'article 16.4. doit être interprété en ce sens qu'il confère la compétence exclusive aux tribunaux du lieu de dépôt uniquement dans le cadre d'une action en nullité ou bien également lorsque le défendeur à l'action en contrefaçon ou le demandeur à une action visant à voir déclarer la non-contrefaçon du brevet en question, soulève, par voie d'exception, l'invalidité ou la nullité du brevet et ceci que le juge saisi de la demande déclare cette exception fondée ou non et quel que soit le moment auquel cette exception est soulevée durant l'instance.

Même si cette question préjudicielle ne faisait pas directement référence à l'article 19, l'accent mis sur le problème de l'exception d'invalidité permettait de comprendre que le tribunal allemand cherchait la réponse à la question de l'interprétation que devrait recevoir cette disposition dans les cas, très fréquents dans la pratique, où la concentration de plusieurs procédures relatives à la contrefaçon des brevets européens parallèles est mise à mal par un défendeur qui, de façon fondée ou non, soulève l'exception de l'invalidité de ces brevets.

10.La Cour CE a toutefois balayé le problème de choix entre l'interprétation restrictive de cette disposition proposée par Jenard et son interprétation extensive, préconisée plus particulièrement par les tribunaux anglais, en constatant que l'article 19 ne permet pas de lever des imprécisions qui entourent l'interprétation des dispositions établissant la compétence exclusive, puisque son propre libellé varie selon les versions linguistiques. Pour clore le débat sur l'article 19, la Cour a ajouté que cette disposition n'attribue pas la compétence mais se borne à imposer au juge saisi de vérifier sa compétence et de se déclarer d'office incompétent dans certains cas, sans expliquer dans quels cas précisément il lui appartient de le faire.

11.L'article 19 ne pouvant pas servir à l'interprétation de l'article 16.4., la Cour s'est concentrée sur l'objectif de ce dernier et la place qui lui a été donnée dans le système de Bruxelles pour déterminer la réponse à la question préjudicielle. À ce titre elle a rappelé, au point 22 de son arrêt, que la compétence exclusive dans la matière de la validité des brevets est justifiée par le fait que les juridictions des états sur les territoires desquels le dépôt ou l'enregistrement du brevet a été demandé ou effectué “sont le mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou l'existence du dépôt ou de l'enregistrement”. En plus, dit la Cour, “les juridictions de l'état contractant sur le territoire duquel les registres sont tenus peuvent statuer en application de leur droit national sur la validité et les effets des brevets qui ont été délivrés dans cet état. Ce souci d'une bonne administration de la justice revêt d'autant plus d'importance dans le domaine des brevets que, eu égard à la spécificité de la matière, plusieurs états contractants ont mis en place un système de protection juridictionnelle particulier, réservant ce contentieux à des tribunaux spécialisés.”

12.Ce point 22 de l'arrêt appelle quelques remarques. D'abord, un lecteur attentif relèvera que la Cour commence son raisonnement par la phrase de l'arrêt Duijnstee qui, depuis plus de vingt ans, est considéré comme une consécration du principe de l'interprétation restrictive de l'article 16.4. Or, ici, cette même phrase constitue le point de départ de l'argumentation visant à donner à cette disposition une portée beaucoup plus large… Le lecteur qui chercherait une explication d'un tel revirement, restera toutefois sur sa faim.

La Cour semble considérer comme acquis dès le début de sa démonstration, et ceci sans justifier ce point de vue, que tout litige où la question de validité ou l'existence du brevet peut apparaître “porte lui-même” sur cette question.

D'autre part, en évoquant le souci d'une bonne administration de la justice, la Cour observe que les tribunaux appelés à statuer sur la validité et les effets des brevets, par ailleurs parfois spécialisés, appliquent leur loi nationale - supposée différente des autres. Toutefois, comme l'a observé un éminent commentateur [29], contrairement à ce que la Cour semble croire, du fait de l'unification et de l'harmonisation du droit matériel des brevets, les différences entre les lois nationales régissant cette matière en Europe ne sont plus très importantes, en sorte qu'il ne serait plus vrai qu'un juge néerlandais serait mieux placé pour statuer sur la validité d'un brevet européen enregistrée pour les Pays-Bas que, par exemple, un juge anglais, puisque ce dernier devrait appliquer pour apprécier cette validité les mêmes règles que celles qu'aurait appliquées un juge néerlandais.

L'argumentation de Jan Brinkhof va plus loin encore puisque, au-delà d'une plaidoirie en faveur d'une interprétation restrictive de l'article 16.4., elle remet en cause les fondements mêmes de cette disposition. En effet, il semblerait qu'en raison des développements du droit matériel intervenus durant les vingt dernières années, les objectifs de l'article 16.4. auxquels la Cour de justice s'attache, à savoir les considérations de proximité, n'ont plus qu'une valeur purement formelle [30].

13.La Cour complète sa réflexion relative aux objectifs de l'article 16 en ajoutant, au point 23, que la compétence exclusive en matière de brevets “est également justifiée par le fait que la délivrance des brevets implique l'intervention de l'administration nationale”. Cet argument est, certes, valable dans le contexte du contentieux des brevets nationaux, qui était d'ailleurs le contexte de l'époque où la convention et son rapport explicatif, auquel la Cour se réfère, ont été rédigés. Cependant, aujourd'hui le contentieux international des brevets n'est plus le contentieux des brevets nationaux mais celui de brevets européens. Or, ces derniers sont délivrés par l'Office de Munich selon les conditions d'octroi et la procédure définies dans la CBE, le rôle des administrations nationales dans cette procédure n'étant, au demeurant, que symbolique.

14.En ce qui concerne la place de l'article 16 dans le système créé par la Convention de Bruxelles, la Cour souligne le caractère exclusif et impératif de cette disposition en observant, au point 24, que: “Les parties ne peuvent y déroger par une convention attributive de juridiction (art. 17 quatrième al. de la convention) ni par une comparution volontaire du défendeur (art. 18 de la convention). Le juge d'un état contractant saisi à titre principal d'un litige pour lequel une juridiction d'un autre état contractant est compétente en vertu de l'article 16 de la convention doit, d'office, se déclarer incompétent (art. 19 de la convention). Une décision rendue en méconnaissance des dispositions dudit article 16 ne bénéficie pas du système de reconnaissance et d'exécution de la convention (art. 28 premier al. et 34 deuxième al. de la convention).”

15.Il est évident que les règles régissant les compétences exclusives se trouvent au sommet de la hiérarchie des normes du système instauré par la convention. Cependant, les arguments soulevés par la Cour ne décrivent que partiellement la position que l'article 16 occupe dans le Régime de Bruxelles. En effet, celui-ci n'étant qu'une exception à la compétence de droit commun - celle du domicile du défendeur - il ne doit pas, comme le reconnaît une jurisprudence constante, “être interprété dans un sens plus étendu que ne le requiert son objectif” [31]. Autrement dit, si l'impérativité et l'exclusivité des règles de l'article 16 ne font pas de doute, elles ont bien leurs limites. Notamment, comme la Cour l'observe elle-même, ces règles ne concernent que les instances portant à titre principal sur l'une des matières visées à l'article 16 [32]. Ceci découle de l'article 19 [33] qui, chassé par la porte au point 19 de l'arrêt, rentre par la fenêtre au point 25. La question récurrente est donc de savoir si un tribunal national saisi d'une action en contrefaçon relative à un faisceau de brevets et confronté à un argument d'invalidité ou de nullité de brevet soulevé en défense est saisi à titre principal d'un litige qui porte sur la contrefaçon ou d'un litige qui porte sur la validité ou l'enregistrement de brevet. Toutefois, la Cour élude encore une fois l'interprétation de l'article 19 et se concentre sur la disposition de l'article 16.4. pour conclure que “la compétence exclusive que prévoit cette disposition doit trouver à s'appliquer quel que soit le cadre procédural dans lequel la question de la validité d'un brevet est soulevée, que ce soit par voie d'action ou par voie d'exception, lors de l'introduction de l'instance ou à un stade plus avancé de celle-ci”.

16.Voici entérinée une solution qui limite sévèrement la possibilité de concentrer les procédures parallèles relatives à plusieurs brevets dérivés d'une seule demande de brevet européen devant un seul tribunal national. À chaque fois qu'un demandeur souhaitera obtenir la décision sur la contrefaçon d'un brevet étranger, le défendeur n'aura qu'à soulever l'argument de l'invalidité pour que le tribunal saisi de la contrefaçon doive se déclarer incompétent en vertu de l'article 16.4. de la convention et ceci, apparemment, aussi dans les cas où cet argument serait dépourvu de tout fondement [34], [35].

Ceci est le résultat le plus malheureux de l'arrêt GAT: une démarche unilatérale du défendeur suffit pour faire basculer un litige relevant des règles générales de compétence dans le champ d'application des règles de compétence exclusive. Ainsi, soucieuse d'éviter la possibilité de contournement de l'article 16.4., comme en témoigne le point 28 de l'arrêt, la Cour ouvre la porte au contournement de l'article 2, non sans porter atteinte au principe de sécurité juridique. C'est d'autant plus vrai que, contrairement à son avocat général [36], la Cour ne donne aucun indice au juge national saisi d'un tel litige “mixte” en ce qui concerne la question de savoir s'il doit se déclarer incompétent pour la totalité du litige ou seulement pour ceux de ses éléments qui concernent la validité [37].

17.Il est également remarquable que la Cour soit arrivée à sa conclusion sans trancher la question de l'interprétation de l'article 19 qui a déjà fait couler beaucoup d'encre [38]. Ceci n'est probablement pas un hasard. En effet, l'article 19 s'applique à toutes les hypothèses de l'article 16 qui, comme nous l'avons déjà remarqué, est systématiquement interprété par la Cour de justice de façon restrictive, notamment dans la matière immobilière. D'aucuns ont d'ailleurs fait observer que la Cour fait progressivement tomber “the land taboo” ou le “mythe de la souveraineté étatique” qui constitue le fondement l'article 16.1. [39]. Une interprétation extensive de l'article 19, complémentaire à l'article 16, serait contraire à ces développements. Ainsi, il faut conclure que la solution retenue dans la décision GAT trouve à s'appliquer uniquement dans le contexte du contentieux des brevets et n'a pas d'incidence sur l'interprétation des autres points de l'article 16.

18.Une dernière observation s'impose au sujet de l'arrêt GAT. Tandis que la doctrine [40] s'emploie à mesurer les conséquences de celui-ci pour le contentieux international des brevets européens, la Cour elle-même semble ignorer totalement dans son arrêt l'existence de celui-ci. Certes, l'affaire GAT portait sur un brevet national, mais il faut admettre que les circonstances de fait du litige au principal sont très rares dans la pratique, dominée par les litiges relatifs aux brevets européens. Les arguments que la Cour présente, notamment aux points 22, phrases 2 et 23 de son arrêt, sont imprégnés de l'esprit d'un contentieux vieux d'environ 40 ans, c'est-à-dire l'époque à laquelle le Régime de Bruxelles a vu le jour. Cependant, il ne fait aucun doute que la Cour est au courant de la pratique moderne et il suffit, pour s'en convaincre, de lire l'arrêt Roche et, surtout, les très complètes conclusions qui l'ont précédé. C'est pourquoi la décision GAT laisse à penser que la Cour de justice cherchait plutôt à mettre en évidence qu'à résoudre les difficultés liées à l'application du Régime de Bruxelles dans le contentieux international des brevets. La même perplexité face aux limites du système actuel de répartition des compétences juridictionnelles a été expressément avouée par l'avocat général Léger dans ses conclusions présentées le 8 décembre 2005 dans l'affaire Roche [41], à laquelle nous allons nous attarder dans les lignes suivantes.

L'arrêt Roche/Primus et Goldenberg

19.L'arrêt Roche, ainsi que les conclusions dont il s'inspire largement, complète l'arrêt GAT en ce sens qu'il empêche la concentration des procédures relatives à plusieurs brevets parallèles dans les cas où un défendeur n'aurait pas soulevé l'argument d'invalidité. La Cour fait d'ailleurs une observation en ce sens au point 40 de son arrêt, en soulignant ainsi un lien étroit entre les deux décisions.

20.Les faits de l'espèce étaient typiques pour un contentieux international de brevet européen: Messieurs Primus et Goldenberg, domiciliés aux États-Unis et titulaires de brevets européens pour un appareil médical enregistrés dans plusieurs pays membres de la Convention de Munich, ont assigné devant un tribunal néerlandais la société Roche Nederland BV et huit autres sociétés membres du groupe Roche, établies respectivement aux États-Unis, en Belgique, en Allemagne, en France, au Royaume-Uni, en Suisse, en Autriche et en Suède, en leur reprochant la même violation des droits qui leur étaient conférés par les brevets en cause. Les sociétés du groupe Roche non établies aux Pays-Bas ont contesté la compétence des juridictions néerlandaises. L'affaire est arrivée jusqu'à la Cour suprême qui a saisi la Cour de justice de la question visant, en substance, à apprécier la compatibilité de la théorie de “l'araignée au milieu de la toile” avec les conditions de l'application de l'article 6.1. de la Convention de Bruxelles. Le Hoge Raad a demandé à la Cour de Luxembourg s'il existe entre les demandes en contrefaçon d'un brevet européen introduites contre plusieurs défendeurs établis dans plusieurs états un lien de connexité, tel qu'exigé par l'article 6.1., dans l'hypothèse où ces défendeurs, appartenant au même groupe de sociétés, commettent des actes de contrefaçon qui sont les mêmes ou presque les mêmes et lorsque ces actes de contrefaçon sont fondés sur une politique commune élaborée par une des sociétés du groupe. Le Hoge Raad a demandé également si l'endroit où cette politique commune a été élaborée présente de l'importance pour l'appréciation de la compétence internationale.

21.La Cour a d'abord rappelé la condition d'application de l'article 6.1. définie dans l'arrêt Kalfelis [42] et introduite dans le libellé de cette disposition lors de la transformation de la convention en Règlement 44/2001. Ainsi, pour pouvoir centraliser les procédures devant un seul tribunal, “il doit exister entre les différentes demandes formées par un même demandeur à l'encontre de différents défendeurs un lien de connexité tel, qu'il y a intérêt à les instruire et à les juger ensemble afin d'éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément” (point 20).

22.La Cour, suivant son avocat général, considère qu'à supposer même que la notion de décisions “inconciliables” doive recevoir une interprétation large (à l'instar de l'interprétation qui a été donnée à ce terme dans le contexte de l'article 22 par l'arrêt Tatry [43]), il n'existe pas de risque d'aboutir à des décisions inconciliables suite à des procédures distinctes en contrefaçon de brevet européen engagées dans différents États membres, mettant en cause plusieurs défendeurs domiciliés sur le territoire de ces états, pour des faits qui auraient été commis sur leur territoire. Selon la Cour, ce risque n'existe pas puisque les litiges parallèles ne s'inscrivent pas dans le cadre de la même situation de fait et de droit (points 26 à 33). C'est surtout le contexte juridique du brevet européen, conçu comme un faisceau de brevets nationaux, qui empêche la concentration des procédures, étant donné que la Cour semble admettre, aux points 34 et 35 de son arrêt, que l'hypothèse du groupe de sociétés agissant de manière identique, conformément à une politique commune, répond aux conditions de la même situation de fait.

23.C'est donc l'argument tiré des articles 2, 64.1. et 64.3. de la CBE qui a fait pencher la balance. Si certains commentateurs [44] ont reproché à la Cour de ne pas avoir assez tenu compte de l'article 69.1. de la CBE qui détermine de façon uniforme l'étendue de la protection conférée par le brevet, il faut admettre que la Cour de Luxembourg n'a fait que suivre dans son arrêt l'avis de la grande chambre de recours de l'OEB exprimée dans la décision Additif réduisant le frottement/Mobil Oil III [45]. Il s'est posé dans cette affaire le problème de l'articulation entre le droit national et les dispositions conventionnelles. Sachant que selon l'article 69.1. de la CBE la portée du brevet est déterminée par ses revendications, la grande chambre de recours a dû se prononcer sur la question de savoir dans quelle mesure les revendications du brevet, qui déterminent l'étendue de la protection, peuvent déterminer aussi les droits qui sont conférés au titulaire du brevet. La grande chambre de recours a précisé qu'il faut bien distinguer entre la notion de la protection conférée par le brevet, qui doit être déterminée par les tribunaux nationaux conformément à l'article 69.1. de la convention et la notion des droits qu'un brevet confère à son titulaire, par exemple en ce qui concerne la question de savoir quels actes des tiers constituent une contrefaçon et en ce qui concerne les actions existant en matière de contrefaçon. Ceux-ci sont définis par la législation nationale de l'état contractant désigné dans la décision d'octroi. Ainsi, la singularité du système de brevet européen consiste dans le fait que, lorsque la même invention est protégée par le même brevet qui, dans les états désignés dans la décision d'octroi, doit être interprétée de la même façon, certains actes qui violent le monopole instauré par ce brevet peuvent être considérés comme une contrefaçon dans un de ces états mais pas dans les autres. Pareilles décisions divergentes ne pourraient pas pour autant être considérées comme contradictoires.

24.Il faut également admettre que d'autres arguments invoqués par la Cour en faveur d'une interprétation restrictive de l'article 6.1. ne sont pas sans fondement, surtout en ce qui concerne le risque de forum shopping qui pourrait être engendré par une interprétation extensive de cette disposition. C'est d'ailleurs en réponse à ce phénomène et avec l'intention de le réduire que les tribunaux néerlandais ont inventé la théorie de l'araignée au milieu de la toile [46]. Cependant cette théorie, même si elle a été bien accueillie par une partie de la doctrine [47], crée autant de problèmes qu'elle n'en résout. Certains auteurs ont pointé du doigt surtout la question de la définition de “l'araignée”, qui selon certains ordres juridiques serait placée dans le pays du siège statutaire de la société mère et dans les autres dans le pays où la société a son siège réel. Ceci entraînerait non seulement l'insécurité juridique mais aussi une charge complémentaire sur le demandeur qui devrait d'abord rechercher le centre de gestion du groupe [48]. La Cour y fait référence au point 39 de son arrêt en ajoutant que la vérification de la réunion des critères en cause obligerait en outre la juridiction saisie à connaître du fond de l'affaire avant de pouvoir établir sa compétence.

25.L'argument fondé sur la construction juridique du brevet européen paraît convaincant en ce qui concerne l'application de l'article 6.1., même si certains auteurs minimalisent l'importance des différences qui pourraient exister dans les lois nationales des États membres de la CBE et considèrent que celles-ci ont été dans une grande mesure uniformisées [49]. D'ailleurs, bien avant la décision Roche, certains tribunaux ont déjà refusé d'appliquer l'article 6.1. dans le cadre d'un litige relatif à plusieurs brevets européens, en se fondant sur les mêmes raisons que la Cour [50]. Cependant, la Cour semble admettre que la construction juridique du brevet européen pourrait également constituer un obstacle à la centralisation des procédures en vertu des dispositions relatives à la connexité (art. 22 de la Convention de Bruxelles, art. 28 du Règlement Bruxelles I). En effet, au point 33 de l'arrêt, on lit qu'un lien suffisant entre les demandes en contrefaçon distinctes dirigées contre les défendeurs établis dans plusieurs états contractants en raison des faits commis sur le territoire de ces états, ne saurait être établi même si la notion de décisions “inconciliables” devrait recevoir l'interprétation la plus large, c'est-à-dire celle qui est appliquée dans le cadre de l'article 22. On pourrait quand même se demander si une telle interprétation de l'article 22 de la Convention de Bruxelles ne paraît pas trop stricte à la lumière de l'arrêt Tatry [51] selon lequel il suffit que l'instruction et le jugement séparés de demandes comportent le risque d'une contrariété de décisions, “sans qu'il soit nécessaire qu'ils comportent le risque de conduire à des conséquences juridiques s'excluant mutuellement”.

26.Enfin, le lecteur arrive au point 40 qui clôt l'arrêt Roche et toute la réflexion de la Cour sur la compétence des tribunaux dans le domaine du contentieux international des brevets. La Cour y admet que, quelle que soit la réponse à donner à la question posée par le Hoge Raad, c'est l'arrêt GAT qui, en réalité, détermine les possibilités de centralisation du contentieux relatif à la contrefaçon parallèle de plusieurs brevets européens devant un seul tribunal. Cependant ce dernier, comme nous l'avons déjà noté, n'offre guère de solutions aux problèmes de la pratique et constitue plutôt un moyen de pression sur le législateur qui, lui aussi, semble être dans une impasse.

27.Les deux décisions rapportées ont rendu indispensable l'élaboration d'un nouveau système de contentieux des brevets. Cependant, cette tâche semble être difficilement réalisable.

La veille du jour où la Cour a rendu ses arrêts, lors d'une audition publique sur la future politique en matière de brevets en Europe, la Commission européenne a exprimé son soutien pour deux projets qui peuvent constituer un remède à la situation actuelle et définir le système futur du contentieux des brevets en Europe. Le premier c'est la proposition d'un règlement instituant le brevet communautaire qui devrait être ravivée après son échec de l'année 2004 [52], dû principalement à un désaccord entre les États membres en ce qui concerne l'obligation de traduire les revendications des brevets dans toutes les langues officielles de l'Union. Le second, élaboré sous les auspices de l'OEB et connu sous son acronyme EPLA (European Patent Litigation Agreement) est un projet de convention internationale destiné à compléter la Convention de Munich en instaurant un système de tribunaux et de règles procédurales pour le contentieux du brevet européen. Ce second projet semble être plus avancé et jouit d'un grand soutien des praticiens du contentieux, notamment les juges spécialisés en la matière. Cependant, même si la Commission européenne fait constamment preuve de sa volonté politique tant en ce qui concerne la création du brevet communautaire que l'implication de la Communauté dans les négociations de l'EPLA [53], devenue nécessaire suite à l'avis de la Cour de justice relatif à la compétence de la Communauté pour conclure la nouvelle Convention de Lugano [54], cette volonté peut ne pas être suffisante pour mettre en oeuvre une solution fonctionnelle dans un avenir proche. D'une part, il semble peu probable que les États membres cèdent du terrain sur la question des traductions, qui a bloqué les négociations concernant le brevet communautaire, d'autre part, en ce qui concerne l'EPLA, une récente résolution du Parlement européen relative à la politique des brevets en Europe [55] montre que cette institution, ainsi que le lobby qui s'oppose à la brevetabilité des programmes d'ordinateur [56], ne manquent pas les occasions de faire entendre leur voix critique à l'égard de ce projet.

En résultat de manque d'un véritable accord sur la solution à adopter dans le domaine de contentieux de brevet, le ton du débat sur la stratégie européenne en matière de brevet est devenu plutôt pessimiste. Ce pessimisme s'est fait particulièrement sentir lors du sommet européen consacré aux questions de la propriété intellectuelle, qui a eu lieu à Bruxelles le 7 décembre 2006. Le commissaire chargé de marché intérieur a éteint les espoirs d'une solution rapide en annonçant l'intention d'abandonner les deux projets existants afin d'élaborer une solution uniforme, dans le cas de manque définitif d'un accord entre les différents acteurs et le report de la publication de la communication de la Commission relative à ce domaine de la fin 2006 à l'année 2007 [57]. La pratique de la protection paneuropéenne des brevets semble être bloquée pour plusieurs années.

[1] Chercheuse, Université Libre de Bruxelles.
[2] J.O. L. 229 du 31 décembre 1972, pp. 32-42.
[3] C.J.C.E. 13 juillet 2006, C-4/03, Gesellschaft für Antriebstechnik mbH & Co. KG 5/Lamellen und Kupplungsbau Beteiligungs Kge, non encore publié au Recueil et C-539/03, Roche Nederland BV e.a./Frederick Primus et Milton Goldenberg, non encore publié au Recueil.
[4] Les deux arrêts ont déjà fait l'objet de plusieurs commentaires. Voy, notamment, J.J. Brinkhof, HvJ EG beperkt mogelijkheden van grensoverschrijdende verboden, B.I.E. 2006 pp. 319-322 ; S. De Wit, Over hoe het was en hoe het zou kunnen zijn, I.E.R. 2006, 265-266, R. De Ranitz, note I.E.R. 2006, pp. 270-272 ; M. Wilderspin, “La compétence juridictionnelle en matière de litiges concernant la violation des droits de propriété intellectuelle”, R.C.D.I.P. 2006 pp. 777-809 ; S. Warner et S. Middlemiss, “Patent Litigation in Multiple Jurisdictions: an End to Cross-Border Relief in Europe?”, E.I.P.R. 2006 pp.580-585; A. Kur, “A Farewell to Cross-Border Injunctions? The ECJ Decisions GAT v. LuK and Roche Nederland v. Primus and Goldenberg”, I.I.C. 2006 pp. 844-855; H. Tagaras, Chronique de jurisprudence de la Cour de justice relative à la Convention de Bruxelles, Cahiers de droit européen, 2006 p.548-552 ; M. Pertegas-Sender note E.I.P.R. 2006, N-137.
[5] J.O.C.E. L. 12 du 16 janvier 2001, p. 1. Comme les arrêts ont été rendus en interprétation de la convention, dans la présente note nous allons utiliser la numérotation des articles de celle-ci.
[6] C.J.C.E. 15 novembre 1983, 288/82, Ferdinand M.J.J. Duijnstee/Lodewijk Goderbauer, Rec., 3663.
[7] Duijnstee, points 20-22.
[8] G. Bonnet, note sous l'arrêt Duijnstee, R.C.D.I.P. 1984, pp. 366-372, spéc. 370.
[9] Rédigé par le professeur P. Jenard et publié au J.O.C.E. C. 59, 1979.
[10] Selon le rapport annuel de l'Office européen des brevets du 2005 (accessible à l'adresse http://annual-report.european-patent-office.org/facts_figures/_pdf/facts_figures_05.pdf ), l'OEB a publié plus d'un million de demandes de brevet depuis sa création et reçoit actuellement plus de 178.000 de demandes de brevet par an.
[11] Voy. notamment les art. 2 et 64.1. et 64.3. de la Convention de Munich.
[12] Voy. décision de la grande chambre de recours de l'OEB du 3 novembre 1993 dans l'affaire Dolezych II, JOOEB 1993, p. 707.
[13] Pour une revue de la jurisprudence belge en la matière, voy. p. ex. K. Roox, “Grensoverschrijdende maatregelen in octrooizaken: overzicht van Belgische rechtspraak (1997-2002)”, I.R. D.I. 2002, pp. 257-274; P. de Jong, The Belgian Torpedo: From Self-Propelled Armament to Jaded Sandwich, E.I.P.R. .2005, pp.75-81.
[14] H.R. 24 novembre 1989, I.E.R. 1990, p. 8; Nederlandse jurisprudentie 1992, pp. 404-406, note D.W.F. Verkade.
[15] Voy. notamment: High Court of Justice 26 mars 1997, Coin Controls Limited/Suzo International e.a., F.S.R. 660, 672, IIC, 1998, 804-812 (extrait).
[16] C.J.C.E. 6 décembre 1994, C-406/92, The owners of the cargo lately laden on board the ship “Tatry”/The owners of the ship “Maciej Rataj”, Rec., I-5439.
[17] M. Franzosi, Worldwide patent litigation and the Italian Torpedo, E.I.P.R. 1997, pp. 82-385.
[18] Civ. Bruxelles (prés.) 22 septembre 2000, Epic Medical Equipment Services and Hospitera/Delaware Nellcor Puritain Bennet, Ing.-Cons. 2000, pp. 292-301; Bruxelles 20 février 2001, Roche & Ors/The Wellcome Foundation Ltd e.a., I.R. D.I. 2001, 169-175; en Italie: Corte Suprema di Cassazione 19 décembre 2003, Macchine Automatiche/Windmoller & Holscher KG.
[19] C.J.C.E. 9 décembre 2003, C-116/02, Erich Gasser GmbH/MISAT Srl, Rec., I-14693.
[20] Court of Appeal 27 octobre 1997, Fort Dodge Animal Health Ltd e.a./AKZO Nobel NV, F.S.R. 1998, 222.
[21] C.J.C.E. 27 avril 2004, C-159/02, Gregory Paul Turner/Ismail Grovit e.a., Rec., I-3565.
[22] La Haye 23 avril 1998, Expandable Grafts, Ethicon & Cordis Europe/Boston Scientific, 1999, F.S.R. 352.
[23] Précité note 9, p. 39.
[24] Voy. p. ex. Coin Controls Limited/Suzo International e.a., précité Fort Dodge Animal Health Ltd e.a./AKZO Nobel NV, précité. La doctrine anglaise est néamoins partagée sur ce point. Certains auteurs sont très critiques à l'égard d'une telle interprétation. Voy. notamment J.J. Fawcett et P. Torremans, Intellectual Property and Private International Law, Oxford, 1998, pp. 203 ainsi que la doctrine y citée.
[25] L'art. 19 de la convention dans sa version anglaise se lit comme suit: “Where a court of a Contracting State is seized of a claim which is principally concerned with a matter over which the courts of another Contracting State have exclusive jurisdiction by virtue of article 16, it shall declare of its own motion that it has no jurisdiction.”
[26] Voy. la décision de renvoi préjudiciel de la Court of Appeal (Civ. Div.) 18 novembre 1997, Boston Scientific/Cordis (O.J. C. 233 12 août 2000, p. 15, affaire rayée du rôle par l'ordonnance du 9 novembre 2000).
[27] Voy. point 27, infra.
[28] M. Pertegas Sender, Cross-border patent enforcement, Oxford University Press, 2002, p. 101, point 3.52.
[29] J.J. Brinkhof, o.c., p. 320.
[30] Ibid.
[31] Voy. C.J.C.E. 17 décembre 1977, 73/77, Sanders, Rec., 2383, point 18; 26 mars 1992, C-261/90, Reichert et Kockler, Rec., I-2149, point 25; 13 octobre 2005, C-73/04, Klein, Rec., I-8667, point 15; 18 mai 2006, C-343/04, Cez, Rec., I-4557.
[32] Voy. point 24 de l'arrêt rapporté.
[33] H. Gaudemet-Tallon, Compétence et exécution des jugements en Europe: Règlement n° 44/2001, Conventions de Bruxelles et de Lugano, 3ème éd., L.G.D.J., pp. 71-72.
[34] J.J. Brinkhof, o.c., p. 320. Une telle possibilité était soulevée dans les conclusions de l'avocat général Geelhoed qui a suggéré qu'un tribunal confronté avec une défense basée sur l'invalidité pourrait instruire l'affaire si le défendeur agissait de mauvaise foi (point 46). La Cour n'a pas discuté cette solution dans son arrêt.
[35] Il faut préciser que la défense fondée sur l'invalidité du brevet n'aura pas le même effet dans le cadre des procédures au provisoire, où la validité n'est pas examinée. Voy. Trib. de la Haye 21 septembre 2006 Bettacare Ltd./H3 Products B.V. et Wedeka B.V, disponible sur www.boek9.nl . De même, si dans une procédure au fond l'argument de l'invalidité n'est pas soulevé, rien n'empêche le juge de se prononcer sur la contrefaçon d'un brevet étranger. Voy. en même sens Trib. de la Haye 15 novembre 2006 Comap/Korver Kompagnie, disponible sur www.boek9.nl .
[36] Voy. les conclusions précitées, point 46.
[37] Les premières réactions des juridictions hollandaises à la décision GAT semblent lui donner une portée très large. Ainsi, dans une décision de 9 août 2006 dans l'affaire Moduslink/SISVEL (n° rôle 06-167 et 06-168), le tribunal de La Haye a décidé qu'une défense en validité implique l'obligation pour un tribunal de se déclarer incompétent en ce qui concerne l'action en contrefaçon transfrontalière (décision rapportée dans la note de R. De Ranitz, sous les arrêts GAT et Roche, I.E.R. 2006, pp. 270-272, spéc. 271.
[38] A. Layton et H. Mercer, European Civil Practice, 2nd ed., pp. 655-657 et 757-760; J.J. Fawcett et P. Torremans, o.c., pp. 202-214; M. Pertegas Sender, o.c., p. 437; K. Grzegorczyk, “Jurysdykcja krajowa w sprawach dotyczcych patentów europejskich”, Kwartalnik Prawa Prywatnego 2005, pp. 1059-1132, spéc. 1079-1087.
[39] H. Muir-Watt, note sous C.J.C.E 13 octobre 2005, R.C.D.I.P. 2006, pp. 188-192, spéc. 192.
[40] Voy. J.J. Brinkhof o.c., R. De Ranitz o.c., S. De Wit o.c., M. Pertegas Sender o.c.
[41] Points 69 et 139.
[42] C.J.C.E. 27 septembre 1988, 189/87, Atanasios Kalfelis/Banque Schröder e.a., Rec., 5565.
[43] Précité, note 16.
[44] R. De Ranitz, o.c., p. 270; S. De Wit, o.c., p. 266.
[45] J.O. O.E.B. 1990, p. 93, disponible sur: http://www.european-patent-office.org/dg3/g_dec/pdf/g880002.pdf .
[46] Voy. les observations de J.J. Brinkhof, alors juge de la cour d'appel de La Haye dans R. J. De Ranitz, “Brinkhof in Conversation with Remco de Ranitz”, E.I.P.R. 1999, pp. 143.
[47] Voy. p. ex. A. Layton et H. Mercer, o.c., qui la considèrent comme “an attractive, nuanced response to pre-planned Europe-wide infringement of patents”, o.c., p. 511. Certains tribunaux belges ont d'ailleurs appliqué cette approche dans leurs décisions: Trib. Bruxelles 30 juillet 2001, Synhton e.a./SKB, I.R. D.I. 2002, pp. 391-303 et, en référé, Trib. Bruxelles (prés.) 26 octobre 2004, inédit, citée par P. de Jong, o.c., p. 80.
[48] M. Pertegas Sender, o.c., p. 101, point 3.52.
[49] J.J. Brinkhof, o.c., p. 320.
[50] Voy. Bruxelles 20 février 2001, Roche e.a./The Wellcome Foundation Ltd e.a., précitée note 565; Civ. Bruxelles 19 janvier 2001, Novo Nordisk e.a./Novo Orffa e.a., I.R. D.I. 2002, pp. 304-312 et 14 février 2006, Steps Holding/Clazificio Franzoni and D. Berenbaum, inédit. Cette dernière décision a été rendue après la publication des conclusions de l'avocat général Léger, auxquelles le tribunal s'est d'ailleurs expressément référé.
[51] Point 58.
[52] Le brevet communautaire a une longue histoire qui commence avec la signature de la Convention de Luxembourg sur le brevet communautaire par 8 États membres de la CEE le 15 décembre 1975 qui n'est jamais entrée en vigueur, comme d'ailleurs un autre acte de 1989 qui l'a suivi. En 2000, la Commission a présenté une proposition du règlement du Conseil sur le brevet communautaire (Com./2000/412, J.O. C. 333 E). En mars 2004, le Conseil Compétitivité n'a pas réussi à parvenir à un accord concernant cette proposition.
[53] Voy. notamment la déclaration “IPR - Next Steps” du commissaire chargé du marché intérieur Ch. McCreevy faite à l'occasion de la réunion informelle du Conseil ECOFIN à Helsinki le 8 septembre dernier. Réf. du discours: SPEECH/06/485, disponible sur le site www.europa.eu .
[54] Avis 1/03 du 7 février 2006, Rec., I-1145. Dans cet avis, la Cour a jugé que la conclusion des conventions concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, telles que la nouvelle Convention de Lugano, relève entièrement de la compétence exclusive de la Communauté européenne.
[55] Disponible sur: http://www.europarl.europa.eu/news/expert/infopress_page/052-11590-284-10-41-909-20061011IPR11564-11-10-2006-200 6-false/default_fr.htm .
[56] La plus parlante démonstration de l'efficacité de son action était le rejet par le Parlement européen de la proposition de directive concernant la brevetabilité des inventions mises en oeuvre par ordinateur (Com. (2002) 92 final).
[57] Voy. le discours de Ch. McCreevy prononcé à l'occasion du sommet, réf. SPEECH/06/786, disponible sur le site www.europe.eu . La dernière avancée dans cette matière - la Communication de la Commission européenne au Parlement et au Conseil "Améliorer le système de brevet en Europe" (COM(2007)165 final) - date du 3 avril dernier. Le texte est disponible sur le site: http://ec.europa.eu/internal_market/indprop/patent/index_en.htm .